Douki
L’homme à la grande paume, Dembo Guindo (nous le connaissons déjà ici : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2020/02/26/paume/) monte avec moi le 14 août 2004 sur une autre montagne que la sienne dans son désert. A plusieurs heures de marche par la plaine de sable. Il l’appelle Douki. Plus personne ne l’habite depuis des siècles. Le lendemain il dessine sur un petit « Cahier de dessins » de 22 cm de haut par 17, à l’encre de Chine et au pinceau, ce que je montre ici dans l’ordre où il l’a fait. Il me donne ce Cahier et me dit « d’écrire ce qu’il a écrit » ; en ce difficile 3 avril 2020 je le fais ici.
YB
On lit en italien ce poème dans une traduction lumineuse du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/04/05/sulla-montagna-di-douki/
1
Nous sommes montés par le tracé du milieu.
Le haut est un plateau.
La paroi est presque verticale.
A gauche c’est le tracé de notre volonté.
A droite c’est celui des ancêtres nés à Douki.
Ils ont accompagné notre montée.
Ils nous regardaient sans avoir encore décidé
s’ils nous accepteraient là-haut.
*
2
Quand même à mi paroi
nous avons bien fait de nous asseoir
dans un abri d’ancêtre sous un surplomb.
Au centre les trois pierres pour poser
une marmite de terre sur des braises.
Autour cinq yeux écarquillés.
D’ailleurs ce sont cinq oreilles.
On nous observait et nous écoutait.
Et nous aussi écoutions et observions.
Dans le vent violent les oiseaux faisaient
grand effort pour rester en planant
à notre hauteur. Soudain ils ont plongé
vers le bas de la paroi. Les ancêtres
les avaient libérés en leur disant
que nous pouvions continuer l’ascension.
*
3
Ce sont les pierres plates au sommet
que nous avons choisies, peintes et dressées.
Nous avions décidé de donner salut
à la force de la vie de Douki.
Toi tu as peint tes lettres
qui font germer tes mots.
Moi j’ai inventé des signes que j’ai peints.
Ces pierres font germer notre pensée
et jaillir l’eau de la parole dans le désert.
Nous avons bien installé et calé les pierres.
Elles enjambent la mort.
Elles font arc par-dessus la peur.
Très légèrement courbes parce que
nos arrière-petits-enfants
viendront y boire.
*
4
Les oiseaux sont revenus.
Heureux de nos pierres.
Ils sont allés planer très haut.
Vraiment très haut.
Ici j’ai tracé ce que les oiseaux ont vu
du haut du ciel : les très profonds ravins dans
la montagne de Douki et dans celle de Koyo
se sont mis en parallèle
car ils allaient soulever nos montagnes
et les faire danser ensemble,
chacune dans son pas,
dans la germination et la gestation
de la parole qui soulève tout.
*
5
La parole est un arbre.
Nous sommes les fruits de l’arbre
qui croît dans les exhalaisons du vent
et dans les strates de la montagne.
*
6
C’est le sommet de Douki.
Avec nos pierres. Qu’il a avalées.
Le sommet est une coquille,
sa bouche s’est refermée
sur nous qu’elle mange.
*
7
Partout à Douki, des singes.
Ils nous ont observé férocement.
Bienheureux. Amis féroces.
*
8
C’est toi ou moi.
La personne humaine.
L’axe vertical de la parole, tronc
plein de sève, depuis un talon
jusqu’à l’œil unique
qui voit tout,
depuis ce même talon jusqu’à la bouche
qui dira tout
quand toute oreille sera ouverte.
Nous avons deux bras qui sont
des feuilles de la parole.
Nous avons une jambe facultative,
liane nerveuse pour
bondir dans la paroi.
*
Yves Bergeret
*
***
*
3 réponses à “Douki”
Rètroliens / Pings
- 05/04/2020 -
Merci Yves ; magnifique! Quel beau coup de talon pour ce temps de confinement !!! De toute façon dans une ascension on ne peut que continuer, aller plus haut ,jusqu’à la dalle plateau. C’était une métaphore de notre grand ami chinois Peng Shige en rapport avec la recherche mathématique. Je t’embrasse Maya
« C’est toi qui m’as appris à faire d’un mot une magie, d’une phrase une partition et d’un chapitre une saga » – Yasmina Khadra