Archive | août 2017

Radoub, en Sicile, août 2017

Cet article se lit en italien, dans une traduction du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2017/08/25/carenaggio/

 

 

 

 

Des heures de voyage par-dessus les Alpes dures et sombres, la péninsule italienne aux collines mouvantes, la mer, les volcans jaillis en pleine mer au nord de la Sicile, un bref survol du centre chaotique de l’île roussie par la sécheresse : il est bon de s’arrêter avec les amis retrouvés, Carlo, Pia, Anna, Francesca, au bar populaire juste à côté de l’aéroport de Catane. Un rond-point. Au milieu, peint en rouge et couvert de poussière, un petit avion d’entraînement militaire, posé de biais sur trois étais. Il ne vole vers rien. Dedans, les sièges pour deux personnes. Vol vers rien. Elan pourquoi, pour quoi, pour qui ? Les cars qui partent vers toute l’île font un tour rituel autour du petit avion.

 

Au bar, récemment agrandi dans le kitsch le plus brillant pour afficher la prospérité, le faux marbre, la réussite qui se goinfre, une clientèle seulement sicilienne ; aucun étranger. Et toujours, sur le trottoir, des buveurs de bière parlant fort, en dialecte, hommes de la quarantaine, gros, aux gestes puissants et intimidants, tous bravaches, démonstration théâtrale. Tatouages et moustaches, testostérone débordante. La patronne tient la caisse, femme généreuse au parler fort et au regard royal.

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Dès le lendemain de mon arrivée, Ankindé, migrant malien arrivé en barque il y a trois ans, veut me voir. Il me présente aussitôt un mineur ivoirien, arrivé il y a peu, de la même manière, Abdou D.. Abdou veut absolument me voir puis me parler. Nous nous asseyons à une table de bar. A voix basse, lente, parfois presque inaudible, se tordant les mains, Abdou me dit ceci : il n’a fait aucune étude, sauf un tout petit peu d’école coranique pour apprendre à dire la prière. Avec un ami de trois ans son aîné il s’est enfui par idéal du football afin d’intégrer un club professionnel au Maghreb. Leur fugue les conduit dans des groupes de « jeunes espoirs » au Maroc puis en Algérie, où, logés et nourris, ils s’entraînent, mais ne sont finalement pas retenus. Ils vivent plusieurs mois dans la rue à Oran. Décident d’aller en Lybie, persuadés d’y trouver facilement du travail pour financer une entrée en club. Les voilà à Tripoli maçons au noir chez un patron. Un jour tous les trois tombent sur un barrage d’hommes armés. Le patron est emmené à part. Les deux jeunes sont enfermés avec des dizaines d’autres assez jeunes Africains noirs dans une grande pièce. On les nourrit une fois par jour. Les gardiens apportent de temps à autre des téléphones portables pour que leurs prisonniers soutirent de l’argent à leurs familles, tandis que certains d’entre eux, battus, hurlent. Quand la récolte n’est pas suffisante, les gardiens tuent quelques prisonniers au hasard.

 

Un soir on dit à tous les prisonniers de monter sur un camion, qui les conduit à la mer. Au bord de la plage, un gros canot pneumatique. Aucun des prisonniers n’avait demandé d’aller en Europe. Ceux qui refusent de monter sont tués tout de suite. Dans la nuit le canot est poussé loin au large par des petites barques qui, elles, ont des moteurs puissants. Puis il est abandonné. Dès l’aube les gens voient que le canot prend l’eau, s’enfonce lentement. Ils crient. Un cargo passe sans s’arrêter. Un navire militaire italien s’approche enfin. Un mouvement trop vif de ces dizaines d’hommes renverse le canot, la moitié d’entre eux meurt noyée. Voici Abdou en Sicile, en Italie, en Europe, ce que comme ses compagnons de « voyage » il n’a jamais désiré.

 

Ankindé et Abdou me disent immédiatement qu’ils veulent poser leurs mots à côté des miens sur un quadriptyque ; comme je l’ai fait tant de fois dans les années précédentes avec Ankindé, Alaye l’homme si intelligent et si humain, Husséni, Kanil… Nous allons à la boutique de matériel artistique puis, en effet, créons aussitôt un quadriptyque. Avec difficulté Abdou écrit un aphorisme en dioula, sa langue, et en français ; Ankindé le fait en soninké et en français, moi en français seulement. Abdou maintenant sourit. Je l’ai revu une fois à Catane. Depuis il communique fréquemment avec moi par Whatsapp.

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Après avoir fait son tour rituel autour petit avion rouge le car gagne le centre de l’île et monte vers Piazza Armerina. Relief assez fort, quelques échines calcaires. Tout est déboisé depuis des siècles, trop de chèvres dès l’Antiquité. Rares arbres, figuiers de Barbarie, cyprès. Immenses ondulations beiges, blanches, dorées, la terre en sa sécheresse, en sa misère, en sa solitude. On peut s’amuser à faire des photos esthétisantes, certes. Mais c’est le labeur de la terre, dans toute sa tension, son désespoir et son irréductible espoir qui se montre ici. Labeur impudique, fier, cru, nu. Très peu de cultivateurs se voient. Un vieux tracteur. Une vigne desséchée au flanc d’un coteau. Les collines brûlées de soleil, presque sans tapis végétal, écorchées vives ; vivantes d’une résistance intense.

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Derrière quelques bourrelets de collines monte verticalement dans le ciel vide une énorme masse nuageuse blanche, brune sur un côté. Le car ralentit. Le chauffeur hésite. Puis reprend notre montée. La masse de fumée est épaisse. Les plantations récentes d’eucalyptus et de pins autour de Piazza Armerina brûlent. Neuf incendies dont certains sont tout sauf spontanés. Dans des virages avant Piazza des automobilistes à pied devant leurs voitures, des carabiniers, des pompiers. Les flammes se tordent jusqu’en haut des arbres. A travers la fumée le soleil brille rouge. Des cendres volent en tous sens, des feuilles longues d’eucalyptus, calcinées.

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Au grand marché de Catane on vend fruits, légumes, viandes, poissons, à grand renfort de cris et de litanies en dialecte. La canicule d’août fait déployer des parasols rectangulaires blancs partout.

Marchands de toute sorte d’objets aussi. Les marchands étrangers, Arabes, Chinois, Africains noirs, sont cantonnés sur les bords de la place. Echanges très intenses, bruit humain en tous sens, foule lente. Quelques bars de plein air, des « kiosques », avec trois ou quatre tables en plastique. Près d’une profusion de bouchers de viande de cheval, un kiosque parmi les déchets, les cageots, les vespas. Cinq ou six fauteuils en plastique, universels dans le Tiers-Monde. De vieux hommes s’y affalent. Plaisanteries viriles en dialecte. Gestes provocants, insultes théâtralisées et, hop, une bière. A nouveau affichage pathétique de virilité dans des cris et des moulinets de bras et des rejets de tête. « Ah, du temps de Mussolini, nous avions tous du travail ! ». Des hommes jeunes, tatoués, aux visages tailladés, aux mines de lutteurs, vendent trois oignons et du raisin, crient en dialecte. Assis, les vieux rient avec eux.

La semaine dernière une rixe très violente a éclaté entre des fils de paysans qui viennent vendre leurs courges et des Sénégalais qui poussent leurs minuscules étals à roulettes couverts de chaussures de pacotille. La police municipale reste sur place pour empêcher que l’incendie de la rixe ne reprenne.

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Le quatrième soir de ce séjour d’août se réunissent dans la banlieue nord de Catane, au pied du volcan silencieux ce mois ci, une douzaine de personnes autour d’Anna Di Mauro, la metteuse en scène qui adapte et prépare la création théâtrale de Carène pour la fin de l’année en ville. Carène, épopée en cinq actes des migrants arrivant en Europe par la Sicile. La nuit nous enveloppe vite. Aucune question lente, aucun de ces errements compassionnels qui entravent la pensée et l’action, aucune lourdeur fusionnelle. Les participants sont non pas des acteurs professionnels mais des amateurs éclairés, de haut niveau, tous lucides et conscients de l’indispensable rencontre de civilisations, salutaire et tragique, qui se produit ces années-ci sur les côtes et les collines de la Sicile. Ils sont médecin, assistant social, secrétaire de direction, professeures, sculpteur, historienne de l’art, costumière, vulcanologue, photographe, cinéaste, psychologue… Ils sont une haute conscience sicilienne, vigilante, agissante. Jusque très tard nous parlons abondamment du sens, des orientations de Carène, de la forme poétique et théâtrale de cette œuvre, loin de l’instinct de propriétaire qui trop souvent guinde le récit romanesque, forme européenne s’il en est.

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Sur la petite place du centre de Catane où se trouve la boutique de matériel artistique, je dîne un soir de trois fois rien. La serveuse, jeune, chantonne devant quatre célibataires misérables, machistes, hommes durs, grands buveurs de bière, chômeurs. Les remugles sexistes et racistes surgissent. La serveuse les fascine. Ils accèdent à une sorte de bonheur. Ils ne font pas attention à la forme ni à l’orientation de ce bonheur.

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Face à la colline où se déploie le quartier le plus médiéval et labyrinthique de Piazza Armerina, se dresse derrière un stade le couvent capucin San Ippolito et son église. Mes amis me conduisent y voir un très étrange retable de maître autel, du début du dix-septième siècle, du peintre Paolo Piazza : sur un plat orné la ville de Piazza Armerina est portée en offrande par plusieurs saints personnages, genou au sol, à la Madone. Celle-ci occupe la moitié supérieure du retable et tient sur un autre plateau, sur ses genoux, un Christ enfant. L’œuvre est d’une surprenante originalité, et d’une composition puissante : un vaste cercle est suggéré dans la moitié supérieure du retable par des angelots en haut, des palmes en bas. Ce cercle n’a pas de centre net, hésitant entre l’infans allongé sur les genoux de la Madone et la ville dressée sur le plateau du bas. Ville comme préfiguration d’un dieu, encore jeune et dont le destin tragique et salvateur ne se joue pas encore ? Dieu-homme en devenir dont la racine est non pas en un arbre de Jessé, mais le remuement d’humanité, de parole, de roc et de pierres d’une ville médiévale qui était un intense foyer intellectuel dans la Sicile passée, complètement en opposition à certaines situations féodales dont souffre mainte cité sicilienne actuelle ? Forme générale d’une possible autre carène ?

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Et justement Piazza Armerina, petite ville au cœur profond de l’île, contrairement à certains bourgs proches enfoncés dans l’obscurantisme et l’oppression, manifeste une vie intellectuelle, culturelle et artistique comme j’en ai rarement connu en Sicile. Professeurs, théologiens, prêtres proches de la théologie latino-américaine de la libération, historiens, urbanistes, architectes, que de personnes modernes, affranchies, courageuses ! L’exact opposé d’une puissante famille d’un bourg proche qui sous un maquillage républicain détourne et privatise le patrimoine, oppresse, se place en dehors de toute loi, asservit par dizaines des migrants arrivés de peu en les faisant rémunérer d’à peine une bouchée de pain.

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De tels contrastes humains et sociaux m’étonnent. J’en parle par mail à Antonio Devicienti ; écrivain, une des consciences italiennes les plus aiguës, les plus cultivées et les plus vigilantes dans le cœur même du travail littéraire. Originaire de l’extrême sud de l’Italie, il vit dans l’extrême nord du pays depuis des décennies. Il rentre d’un bref séjour à Matera dans les Pouilles et me répond par mail ceci le 18 août, le lendemain de l’attentat de Barcelone :

 

« Bonjour, cher Yves; …et ce qui s’est passé à Barcelone confirme que beaucoup de poètes européens sont aveugles – la poésie pure c’est une forme d’indifférence et de mépris envers l’humanité. Par exemple, Pasolini qui tourne son Evangile selon Mathieu à Matera (la ville est située dans une région à l’ouest du Salento) réfléchit sur la douleur des hommes et sur la distance énorme entre l’idée de Dieu et la condition humaine (comme l’a nommée Malraux). La situation sicilienne n’est pas tout à fait « pittoresque », mais tragique et inacceptable parce qu’il s’agit d’un état de féodalité et d’illégalité au coeur de l’Europe; ça veut dire que les jeunes Siciliens eux-mêmes sont obligés à vivre dans une situation d’illégalité et de féodalité s’ils ne décident pas d’abandonner l’ile – peu entre eux ont le courage de rester et de s’opposer, mais leur vie est très difficile et ils doivent lutter aussi contre une mentalité très diffusée qui appartient souvent à leurs familles mêmes qui ne les comprennent pas. Il y a eu une période dans laquelle l’espoir a traversé toute l’Italie, pas seulement la Sicile, c’est à dire les années dans lesquelles Giovanni Falcone et Paolo Borsellino ont lutté contre la mafia pas seulement avec les moyens de la loi, mais aussi de la culture: ils parlaient d’une « culture de la légalité ». Ils croyaient que les jeunes gens devaient apprendre cette culture – mais ils ont été tués et la désillusion s’est emparée des esprits; la Sicile est une terre en soi, mais elle est aussi l’Italie qui ne veut pas changer. Résignation et présence très forte de l’illégalité bloquent le progrès; Tomasi di Lampedusa explique très bien cette situation dans son roman « Il Gattopardo« , mais il est mieux de lire Leonardo Sciascia, Danilo Dolci, Ignazio Buttitta pour mieux comprendre cette terre merveilleuse et hostile. »

 

« Une Italie qui ne veut pas changer » ; mais la formule ne vaut-elle pas aussi pour toute l’Europe, du Nord comme du Sud ? Europe du consumérisme et de la « société du spectacle ». La réflexion intense de la Mittel-Europa de langue allemande avant la catastrophe nazie ne parvient pas encore à se trouver un second souffle. Celan ni Bachman ni le Groupe 47 ne nous ont redonné vraiment un élan essentiel. Malheureusement René Char reste trop souvent solitaire, Pasolini aussi. Carène peine à se construire. Mais se construit. Nous avons ténacité, vigilance, volonté, créativité pour la construire.

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Tôt le dimanche matin et chaque soir de la semaine la place du grand marché de Catane est vide. Le chantier naval de la Carène à venir est vide, le bassin de radoub est vide, le grand amphithéâtre est vide. De très rares passants traversent en diagonale la place. Elle est silencieuse. Le dialecte est remonté dans les faubourgs sous le volcan, les migrants qui tentent un peu de commerce se sont repliés ailleurs. Pourtant la marée haute de la parole, même confuse, même polluée, reviendra demain. Ne sont pas les meilleurs porteurs de cette parole à venir les nostalgiques de 1922, les amoureux esthétisant de l’art pour l’art, les voyous ni les petits voleurs, les machistes ni les violents.

Et pourtant à côté d’eux, maigres et désorientés arrivent et vivent les migrants actuels qui sont allés à la pointe extrême de leur humanité, de leur énergie, de leur volonté ; eux qui viennent de cultures très souvent orales d’une profondeur animiste et d’une culture non individualiste considérables. Dans le Sahara, en Lybie, sur la mer ils viennent de subir une succession d’épreuves initiatiques effrayantes, tel Abdou kidnappé dans son rêve de football. Ils ont survécu. Ils sont devenus très grands dans une dignité et une résistance que nous aimerions connaître pour nous-mêmes. Les voici, au comble de leur capacité humaine, à la pointe de la forme de la parole qui a re-germé en eux ; ils se trouvent sur la place du marché, sur le sol de l’Europe, sol trop souvent sorte de marécage, sol fangeux où on ne parle pas, mais on fuit, on élude, on esquive.

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A nouveau toute l’équipe catanaise de travail pour Carène se réunit peu avant mon retour en France. Dans une maison plus proche du centre de la ville. Ses murs sont couverts d’œuvres d’art contemporaines siciliennes, propositions par dizaines pour le grand débat contemporain ; les œuvres sur toile et papier sont sur le point chacune de libérer quelque chose de la parole. Matériaux pour la Carène à construire. Nos propos, futurs acteurs, costumière, metteuse en scène, auteur, loin de toute sentimentalité, cherchent à construire. Ensemble.

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Pendant ce séjour d’août en Sicile chaque matin et chaque soir que je passe à Piazza Armerina je m’arrête devant la grande fresque anonyme du Jugement de Caïphe, dans le cloître de San Pietro. (Sur ce blog j’ai plus d’une fois écrit au sujet de cette fresque). Oui, « le jeune dieu-fils d’un dieu-homme » incline la tête et attend ce qui va sortir du grand débat humain sur la place grouillante où les arguments s’échangent. Oui, le peintre ou les peintres anonymes du seizième siècle juxtaposent les à-plats de couleur, les visages variés, les phylactères de latin en majuscules ; c’est le bruit du chantier de la Carène qu’ici la fin de la Renaissance a entrepris de construire. La Sicile peine à s’extraire de la féodalité, brûle de douleur, et pourtant des esprits ouverts et libres font tout pour excaver la parole de son sol meurtri. Certes, juste de l’autre côté du détroit de Messine, la vieille Europe a édifié des nécropoles de suave littérature écrite et d’esthétisme individualiste. Mais la fresque du Jugement de Caïphe, y compris avec ses lacunes actuelles, montre que la parole n’est pas nécrosée, qu’elle est plurielle et que l’apport des migrants en est une inespérée sève vive.

Yves Bergeret

 

 

 

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Etranger, à Piazza Armerina, en Sicile

Poèmes écrits par Yves Bergeret à Piazza Armerina, au cœur de la Sicile, du 7 au 9 août 2017, tandis que les forêts d’eucalyptus de l’île brûlaient autour de la ville.

Le premier de ces poèmes se lit en italien traduit par le poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2017/08/17/colui-che-passa/

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Celui qui passe

à Piazza Armerina, 7 août 2017

 

Il est arrivé en pleine nuit.

En feu les forêts d’eucalyptus

allaient avaler la pleine lune et la ville.

 

Il aurait pu être une feuille calcinée

portée par le vent de minuit.

Sa nervure centrale : sa liberté aiguë.

 

Il est le vent

qui rappelle qu’il faut choisir

et qu’on ne se réfugie pas dans la face cachée du vent.

 

Il parle un peu,

salue, pleure, plante sa rame et son chant

en plein nuage,

en plein visage du monstre,

salue, écoute et s’en va

en ayant rehaussé la colline des hommes.

 

 

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La Traversée de la place

à Piazza Armerina, 8 août 2017

 

Ton mollet griffé,

quelle ronce étrangère as-tu méprisée ?

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La main pendant à la portière…

Pourtant personne ne la prend,

pieuvre indulgente,

insoupçonnable orpheline.

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Avec un port de reine

traverse la place

l’exilée vêtue d’amples monologues sceptiques.

Pourtant ce n’est pas une langue morte qu’elle parle.

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Les martinets sont repartis très tôt cet été

nous laissant un ciel brûlé

où la détresse ne trouve plus personne à qui s’affilier.

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Sous ton maillot

tes côtes saillent.

La mer t’a tout pris,

même le contrejour onctueux

entre ton prénom et ton voyage.

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Tu aurais dû t’arrêter à temps

avant la retombée du sable

que tu creusais pour trouver la sortie.

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Ombre

à Piazza Armerina, 9 août 2017

 

Des images lui poussent aux épaules

mais elles croissent étrangement,

feuilles sans nervures, pétales incolores.

 

Il traverse la nuit

sans paupières,

comme il a traversé la mer,

les poings nulle part.

 

La foule lui projette son ombre

mais il n’y a pas de sol pour la recevoir.

 

Son ombre est blanche.

On devrait connaître ce point cardinal inconnu

au centre du bruit de la place.

 

Il n’est que sa propre ombre,

un aliment et un sommeil

pour les fauves et les affamés variés.

 

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Au Bar L’Etape, à Montrouge, avec Nicolas Hilfiger

Dessin à l’encre de Nicolas Hilfiger, 2017, intitulé La Lettre, (31 cm x 23),

& poème d’Yves Bergeret

 

 

 

 

1

Il ne renverse rien.

A pas vifs il passe entre les tables.

Il n’est renversé par rien,

si fin si émacié

que le vent aime être reconnu par lui.

 

2

Il est dans l’art du fil :

on tire le fil,

on noue et dénoue l’amarre,

il est déjà de l’autre côté du détroit.

 

3

Si on tire plus sec le fil

il tinte entre le nuage d’altitude

et l’horizon raboteux.

 

4

Rien ne le décompose,

il danse bien au delà du décor,

de toute panoplie il se rit en arpège,

par exemple de celle du douanier.

 

5

Il serait la lettre

qu’il n’envoie ni ne reçoit.

 

Il tremble avec le bras

qui en tremblant aussi soulève le monde

afin de distribuer la fraternité

en la déposant sur chaque table.

 

Puis s’échappe de la violence, semble-t-il,

en glissant entre nos tables.

 

6

Dans le grand miroir du fond du bar

reste juste le contour de nos têtes soudain évidées

et nous voyons la tristesse de la fugue à trois voix

de l’étranger qui apporte à boire

en regardant les barques

que la tempête projette en l’air.

 

Tandis que parmi nous le peintre qui le dessine

garde le vieux bras d’Atlas

et un rebond sans cri de lui

ou est-ce de la carène

avant la toute première lettre de l’alphabet ?

 

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