Luc dort, à Notre-Dame du Travail, à Paris
à Notre-Dame du Travail, à Paris, quartier Plaisance-Montparnasse, tableau de Giuseppe Uberti, 1900.
Tout ici est de l’artefact. L’espace est ici entièrement recomposé. Les rails de la gare Montparnasse fusent du bâtiment de la gare à trente mètres de là. Les TGV filent vers la Bretagne et l’Aquitaine, avalant l’espace comme le boa sa proie. Dans les années 1980 l’architecte Ricardo Bofill a recomposé le quartier autour de sa Place de Catalogne avec ses éléments décoratifs, gracieusement désinvoltes, empruntés au néo-classique, des piliers à cannelures, des chapiteaux. Un siècle avant ont afflué ici les Bretons assoiffés de trouver du travail. Au début du siècle passé ont aussi afflué de toute l’Europe des jeunes gens passionnés d’art, et Modigliani, et Mondrian, et Apollinaire, et les cubistes et ensuite les premiers surréalistes et tant d’autres. C’est Montparnasse.
Le quartier était jusqu’alors quartier d’ouvriers et d’artisans ; pour eux un bon prêtre a bâti Notre-Dame de Plaisance en 1848. En 1884 après la Commune un autre bon prêtre, à l’esprit « social », convainc de reconstruire plus grande l’église avec les matériaux, fer et bois, de récupération du Pavillon de l’Industrie de l’Exposition Universelle de 1855 ; la nouvelle église est bâtie de 1898 à 1902. Un plan simple en basilique, une nef, deux bas-côtés ; du fer partout. Tout comme, dans cette période de vigoureuse expansion industrielle européenne, on a construit les cathédrales de Fort-de-France à la Martinique, de Saint-Denis à La Réunion et de Port-au-Prince en Haïti.
L’extérieur de l’église : un historicisme banal. Mais l’intérieur est saisissant. Pas tant par le mobilier liturgique que par la puissante et à la fois légère architecture de fer. Un splendide nouveau hall de gare ou hangar d’aviation : l’air et l’espace, libres, légers, légers. Les motifs décoratifs Art Nouveau sont peints un peu partout, végétation stylisée en couleurs non insistantes, vert pâle, beige, bleu clair. Tous les piliers, arcs, voûtes de fer : gris clair.
Une dizaine de chapelles latérales très peu profondes. Six sur le bas-côté nord. On voit non pas leurs volumes en creux, mais de curieuses peintures : toiles tendues sur châssis demi-circulaires de 3,9 mètres de diamètre. Six paupières géantes. Toutes fardées de scènes bibliques, en style raide mi réaliste mi symboliste, cousines de Henri Le Sidaner et de Maurice Denis, en somme une atmosphère Nabis. Giuseppe Uberti, d’origine romaine, parti ensuite vers 1910 peindre à Québec, ici assisté d’Emile Desouche, les a peintes entre 1899 et 1902. L’une, d’Uberti seul, est d’une fertilité que rien n’arrête.
Voici comme elle est, de gauche à droite. Trois anges musiciens dont deux debout, violon, petite harpe, guitare : ils jouent. Un brave vieux peintre s’est assoupi sur une chaise, sa palette encore à la main. A ses pieds un énorme encensoir, qui fume. Puis une porte ouverte dans le mur du fond par où afflue une brume très lumineuse avec à peine discernables des anges. Puis un ange debout finit de peindre sur un chevalet la tête d’une Vierge à l’enfant. Tout le monde va vers la droite du tableau, sauf un dernier ange agenouillé sur un genou, qui semble bénir la scène.
La composition remue des souvenirs profonds. Ceux d’un des plus puissants et énigmatiques grands tableaux de Velasquez au Musée du Prado, les Fileuses. Même atelier au premier plan avec les divers instruments des trois femmes, assises. Même porte ouverte en arrière-plan d’où afflue une lumière dorée ; par elle on devine une scène théâtrale mythique, mise en scène de princes, de héros et de dieux remuant oniriquement le destin du monde, tandis que devant, réalistement, les artisanes avancent de manière têtue leur labeur. Les Parques, peut-être. Plutôt celles qui engendrent sans désemparer le réel.
La légende de Saint-Luc dit ceci : « patron des artistes et ouvriers d’art », comme l’écrit tout en majuscules Uberti au bas de son tableau, Luc s’endort en peignant une vierge à l’enfant. Des anges viennent finir de peindre le visage de la Vierge.
Le tableau, de gauche à droite, vit ainsi : la musique douce des trois instruments à cordes a engourdi le peintre fatigué. Non, elle l’hypnotise, l’endort et lui offre la vision qui chamaniquement s’échappe de son corps ou l’aspire. Puis le corps de Luc : il est le centre de gravité de toute la scène, ocre sombre et bleu-vert sombre, devant lesquels les autres couleurs s’effacent, à moins qu’elles ne cherchent à les rejoindre. Tout est ici mouvement centrifuge et-ou centripète de la densité de la couleur.
Puis au centre exact de la scène l’énorme encensoir ; puissants jets de fumée. Sa drogue enivre, endort, révèle, convoque la vision.
Au-dessus de l’encensoir, par la porte afflue la brume aveuglante ; d’ailleurs la toile face au sud dans l’église génère constamment un reflet lumineux gênant, sorte d’embue qui offusque la vision réaliste ; non, il est logique que la vision humaine se brouille devant la porte de l’au-delà.
Puis l’ange bien droit devant le chevalet de Luc peint à bras tendu le visage de la Vierge à l’enfant dont la forme canonique flotte dans l’air juste au-dessus de l’épaule de cet ange. Enfin l’ange bénisseur, genou droit à terre, est en fait le chef de cette sorte d’orchestre devant lui et le metteur en scène de tout ce qu’il en advient.
On a demandé à Uberti de peindre pour les artisans et ouvriers du quartier en 1900. Et ici il a peint l’évanouissement de la peinture symboliste et même impressionniste sept ans avant l’émergence fracassante du cubisme en ses Demoiselles d’Avignon sur l’autre colline, celle-là au nord de Paris, Montmartre.
Il a peint aussi cette tension fondamentale et fécondante entre d’une part la vision onirique, hors rationalité, dans l’élan même de la pensée symbolique, et d’autre part la couleur, irrationnelle monstruosité informe : drapé massif sur les genoux de Luc, blouse lourde sur son torse affaissé.
Il a peint dans cette sinuosité hors toute linéarité eschatologique la synesthésie animiste que Baudelaire avait si bien pressentie entre musique, parfum et vision. L’aperçu visionnaire, j’emploie ici l’adjectif de Rimbaud, n’a pas besoin de contours détaillés et tranchants ; l’individualisation clivante disparaît, la vision est pur jaillissement de mouvement visuel dans des densités lumineuses variables, par la porte centrale. Le parfum en ses vapeurs non représentables est ici le pivot de la scène, son poteau-mitan. La musique n’a pas besoin de tonitruer, les cordes pincées et frottées suffisent, comme celle du godyé que l’initié songhaï du Mali fait vibrer pour ouvrir dialogue avec le hole, l’« esprit », dont il est le porte-parole et le tutoyeur pour la communauté.
Uberti a peint la brèche qui troue la peinture, la brèche par où afflue l’élan qui précède la nomination, la brèche dans l’épaisseur de la figuration, de la toile, du mur de l’église, du quartier, de la langue-espace de Montparnasse, et où tout commence par la sédimentation de la couleur.
Le grand grumeau d’humanité qui fédère du destin, du sens à venir, de la pesanteur historique est la couleur gémellée, entre musique et parfum ; gémellée entre ocre sombre et bleu-vert sombre, car elle contient déjà le principe du souffle, inspiration-expiration, le principe du silence et du mot, de l’écoute et de la profération, enfin le principe du dialogue, le principe au cœur de tout acte humain.
Yves Bergeret
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Le Cadran solaire de Saint-Véran
Cet article se lit traduit en italien par Francesco Marotta grâce à ce lien : https://rebstein.wordpress.com/2016/12/17/il-pittore-di-meridiane/
En 1840 après la fonte des neiges, vers juin, Giovanni Francesco Zarbula franchit encore une fois le col frontalier au bout d’interminables heures de marche. Il s’installe quelques jours au village de Saint Véran. Haut dans l’alpage, au dessus des derniers mélèzes.
On lui a demandé de peindre des cadrans solaires, c’est son métier. Il sait mesurer la marche du soleil, il sait créer l’ombre du gnomon, il sait lire et écrire. Il sait peindre. Il a la trentaine. Il sait du latin et même du beau latin classique. Pour ce chalet en larges planches de mélèzes juste en contrebas de la rue principale où chantent les fontaines il pose un enduit blanc au dessus de la porte de l’étable, un emplacement carré de deux mètres de côté, un peu décalé à gauche. Autour, un bord rouge et rose-orangé, avec des gros motifs décoratifs répétés où il figure peut-être le marbre qu’on dégage par blocs dans une carrière en amont du village. Dedans, un deuxième carré, jaune d’or, où il peint les nombres de 1 à 11 en gros chiffres noirs avec des pleins et des déliés ; puis au milieu en bas un M majuscule. Mais un décalage en bas entre le premier carré peint et ce second laisse la place pour les lettres, belles, pleines et déliées, d’une devise. Dedans et décentré vers le haut de l’espace carré, il peint les rayons ondulants qui irradient d’un soleil blanc où il trace en plein et délié les trois lettres I H et S. Les rayons, il les peint en ocre-orangé, vert pâle, gris et noir : les couleurs des hauts mélèzes dont l’ocre-orangé à l’automne ou le vert pâle l’été rythment puissamment, avec toute la vertu magique de la couleur brute, les saisons du Queyras.
Dans la bande blanche en bas, entre les deux cadres l’un rouge, l’autre jaune d’or, il peint en majuscules pleines et déliées une devise qu’il invente :
UNAQUAEQUE HORA INVENIAT
TE PINGENTEM AETERNITATEM.
De la belle langue dans le latin classique de Cicéron. Qui dit ceci :
QU’ABSOLUMENT TOUTE HEURE TROUVE
TOI EN TRAIN DE PEINDRE L’ ETERNITE
Au dessus du cadran il peint deux “ oiseaux de paradis ”, de profil, affrontés l’un à l’autre, forts et fermes, gros jouets d’enfant. Mais je les retiens à peine, saisi par la devise, comme par un coup de tonnerre : ici qui parle à qui ? Qui tutoie qui et lui donne au subjonctif un tel ordre ?
D’abord dans la situation concrète, celle du commanditaire du cadran solaire, le sens est : “ moi, Zarbula, je te souhaite à toi, paysan de ce chalet de planches de mélèze, que le moindre instant de ta vie te trouve en train de forger une éternité de prospérité pour toi et toute ta descendance ; je te souhaite que ton étable soit tous les hivers pleine de belles vaches, d’un puissant taureau, de gras moutons et de chèvres nerveuses ”.
Je pense aussi à quelqu’un qui enjoint ceci à Zarbula, le peintre : “ qu’absolument toute heure, que le moindre moment (c’est toute la force de l’adjectif indéfini unaquaeque) te trouve en train de créer par la peinture l’éternité ”.
Ou, plus simplement, est-ce exhortation d’auto-persuasion où Zarbula se parle à lui-même à la seconde personne du singulier : “ je souhaite toute ma vie et sans le moindre répit peindre (et c’est là le paradoxe magistral, peindre non pas le temps qui fuit, non pas l’approche de la dernière heure et de la mort, mais) l’éternité, le temps “ d’après ”. ” Ou le temps d’à côté. A côté du temps des saisons rudes de la haute altitude, – le village est bâti à deux mille mètres d’altitude – gel, neige et glace, dégel, alpages d’estive exubérants, tout ce qui subit la brutalité du rythme des saisons violemment opposées. Mais, moi Zarbula, par mon acte de peintre, je crée un temps éternel.
Et voici, cette devise que Zarbula a offerte au cultivateur du chalet prend un sens performatif au cœur de la pensée symbolique. L’acte de poser la couleur et de poser le signe coloré sur une surface jusque là muette stabilise un monde en fuite et sans contour. Par le geste de poser la couleur je nomme, dit le peintre, et j’installe le temps dans la permanence. Pingere, Peindre est dire, donc nommer dans la pérennité de la parole.
Mais je peux comprendre aussi que Zarbula s’adresse doublement au soleil lui-même et au gnomon, ce stylet oblique dont l’ombre sur le cadran indique le moment de la journée : à tous les deux il enjoint de savoir pour toujours figurer l’heure en posant, comme une couleur, la fine ombre allongée sur le cadran. Mais le soleil est trois lettres, trois petits instruments de la pensée et de la parole humaines, I, H et S, donc le dieu des chrétiens, le dieu de la religion locale. Et ce dieu, montre Zarbula, ne peut trouver l’éternité, voire la créer, qu’en s’alliant au gnomon, et, plus gravement, au peintre de cadran solaire, Zarbula. Dieu, employé de Zarbula et de son gnomon.
Mais encore un autre sens : Zarbula fait prophétiquement parler son dieu. Celui-ci enjoint au peintre et à sa main talentueuse et à son petit gnomon de métal, de créer la figuration du temps. Mais pas du temps qui fuit. Au contraire, de créer la figuration du temps éternel : celui de la fermeté décisive et performative de l’acte de poser la couleur et de tracer, donc l’acte de peindre.
Le torrent court près du village. Je le remonte. Je gagne la frontière au bout de plusieurs heures de marche, là où les nuages vite levés dans le Piémont buttent contre les vents de crête du Queyras. Les nuages se hérissent en tourbillonnant plus haut, toujours plus haut jusqu’à se dissoudre dans la très haute altitude. Les nuages se rebroussent comme des chants ré-entonnés depuis la fin.
Je descends dans la pente italienne, dans le brouillard frais. Puis, comme Zarbula le fit il y a bientôt deux siècles, je remonte une pente vers l’ouest, franchit encore la frontière et entre dans le massif de la Haute Ubaye. Et le vent de crête retourne encore comme des gants les nuages piémontais. Le grand ciel bleu de l’Ubaye n’a plus de haut ni de bas, pur horizon dans la plus intense proximité, éternité d’air, de ciel et de bleu. Les hauts sommets ici, largement au dessus de 3 000 mètres, s’ourlent d’eux-mêmes, sobre et puissant mouvement minéral, ample geste mobile ; ils se ré-entonnent eux-mêmes en se rebroussant par synclinaux, failles, aiguilles exaltées, érosion des falaises et glissement des glaciers. Les hauts sommets cherchent la forme du gnomon et de leur propre ombre profonde que je dirai dans la parole de mon poème en le peignant.
Yves Bergeret
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Poèmes d’Oléron, de Xavier Lemaître
écrits sur l’île d’Oléron, dans l’Océan Atlantique ; photographies d’Anne-Marie Lemaître ; encres, lavis, acrylique et collages d’Yves Bergeret sur quadriptyques horizontaux d’Etival Aquarelle 200g de Clairefontaine, 30 cm x 40.
1
Le Château d’Oléron, la Citadelle, 25 octobre 2016
Dans l’antre de l’ancienne poudrière,
les beaux arts ont chassé les cruels guerriers :
« Cœur éclaté » et « cascade apparue » de Char,
plan-relief de l’île en exposition,
meurtrière enchâssant l’icône argentique d’une jeune muse,
voix grave psalmodiant Suzanne.
Ici, se redessinent cartes marines et cavalières.
Une tour du treizième siècle resurgit au fil de la plume et du pinceau.
Par la photographie, corps et visages d’autrefois s’animent.
Un masque de Pierrot verse une sempiternelle larme.
Là, le divin regard du mime Marceau ouvre la voie de l’éternité.
Fragilité du sensible est force de l’Etre.
*
2
Saint Denis d’Oléron, le port, 26 octobre 2016
Haut dressé sur le rocher,
un grand cormoran scrute
la vague nourricière.
Son bec effilé pique
un pâle soleil noyé.
Ses ailes écartelées
volent le souffle océan.
L’oiseau d’ébène
rêve Outre-mer.
*
3
Océan atlantique, île d’Aix, à l’est de l’île d’Oléron, 27 octobre 2016
Inlassablement érosions et laisses
redessinent l’île.
Jour après jour, l’homme
plante la haie,
dresse la digue,
creuse le chemin,
cultive la vigne,
élève le cheval,
éduque l’enfant.
Toujours l’île résiste à l’océan
qui la détruit, la nourrit
et la façonne.
*
4
Le Château d’Oléron, 28 octobre 2016
Ici le furieux océan se mue en paisible étang,
havre d’une flore et d’une faune d’un autre temps.
Au loin, le cachot communard
n’est plus que divertissement.
Toponyme devient patronyme.
L’horizon esquisse un triste sourire.
Le pâle tronc chauve allonge son ombre.
Un trait d’écume paraphe le ciel.
D’un seul élan, le millier d’oiseaux
répond à l’appel du large.
*
5
Chenal d’Ors, à l’estran, 29 octobre 2016
Bernaches cravants
rient aux zostères offerts,
migrateurs heureux !
*
Le Château, île d’Oléron, 30 octobre 2016
La reine blanche
sur l’échiquier des marais,
redresse l’aigrette.
*
Ile d’Oléron, la Giraudière, 31 octobre 2016
Happé par la vague,
le nageur seul s’en extirpe :
île, premier souffle.
*
***
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