Le Seul chant des hommes seuls
Poème créé à Veynes les mercredi 21 et jeudi 22 novembre 2018 par Yves Bergeret, dont les trois strophes finales à l’acrylique sur trois quadriptyques Canson 200g de 27 cm de haut sur 78 de large, en deux exemplaires.
Ce poème se lit également en italien, dans une traduction aussi ferme que sensible du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/11/27/lunico-canto-degli-uomini-soli/#more-92470
On voit photographiés ici des instruments de travail de Pierre Jancou, à Châtillon-en-Diois. Également le torrent du village, en crue le 24 novembre après deux jours de pluie intense. Et en ouverture de ce poème, une œuvre de Soumaïla Goco Tamboura qu’il a peinte pour le poète en juillet 2009 à Nissanata, sur une plaque de ferraille de 29 cm de haut sur 26,5 avec la peinture de petits pots pour raccords sur carrosserie de voiture qu’il avait trouvés au marché de l’oasis de Boni, dans le Nord du Mali, où il vivait et travaillait avec le poète ; l’œuvre incarne un « génie » invisible particulièrement puissant qui porte au dessus de sa tête une montagne (en forme d’échelle blanche horizontale à points bleus) avec à sa droite une ceinture rituelle à grelots pour les danses de possession et à sa gauche un serpent sacré. L’œuvre ne peut se comprendre sans le pouvoir talismanique immédiat qui irradie d’elle. La deuxième photographie de ce poème, après la plaque peinte, est la hache de Soumaïla Goco lui-même, manche qu’il a taillé lui-même dans le bois très dur d’un arbre particulièrement rare du désert et tranchant fait par un forgeron de son village .
Marché, il a marché,
il a marché dans la plaine et le sable
portant à son épaule la hache
née de main divine de forgeron.
Son manche : une branche
de l’arbre sacré du désert
dont rêverait tout luthier.
Son métal : la lueur minérale
de la parole claire.
Il la brandit s’il le faut.
Et frappe. Dans le vide. Il veut vivre,
on l’oppresse, on l’attaque,
il doit se défendre,
frappe l’air dur,
frappe l’arcade sourcilière de l’oeil unique,
frappe la bouche gueularde,
frappe le géant menton monstrueux.
Et reprend sa marche,
posant sa hache sur l’autre épaule.
Un filet de sang frais coule
– c’est sûrement le sien –
entre ses omoplates,
dans le creux de son regard,
dans l’ombre de sa mémoire.
Cette ombre, il l’a déjà perçue
en traversant la mer tueuse
sur une barque pourrie ;
autour de lui onze sont morts.
Alors il brandit encore la hache
et cogne la menace
qui s’amasse quinze pas devant lui.
*
Il vit seul.
Il croit qu’il va seul.
La nuit pleut sa vie,
la nuit pleut la montagne aux strates courbes
que l’aube laisse entre ses mains.
A l’aube, des torrents beiges filent,
à l’aube, des cascades tombent dans chaque pli
de la montagne vagissante.
Il prend la petite lame de fer dans son sac.
Il souffle dessus. Elle grandit et devient beau
tranchoir à la lumineuse simplicité et aux deux faces
ciselées comme en courbes de niveau.
Le soir il ne sait jamais
de quel côté poser le tranchoir
sur son ventre vide pour dormir.
Une face c’est la lune aux cratères impudiques,
l’autre face c’est la montagne aux strates courbes
que l’aube a laissée entre ses mains :
cette montagne est sa fille, née de la pluie de la nuit.
Le tranchoir grandit encore.
Puis encore. Couvre comme une cuirasse
son torse et puis ses jambes.
Mais lui n’est déjà plus là,
parti de nouveau avec sa hache à l’épaule,
marchant, toujours marchant,
en route vers la face vierge de la lune
aux cratères impudiques.
A sinué
en soulevant en roulant l’un sur l’autre
les galets,
a sinué
en poussant devant lui les nuages vers la mer,
en poussant devant lui le Chant à l’Hippopotame
pour lui demander de donner sa force
en acceptant d’être sacrifié,
a sinué entre les collines, la boue et les morts,
a chanté le Chant dit-chanté ;
il a même accepté qu’un godet d’encre de la presse
verse le Chant sur le papier,
et le papier s’est plié. Et après mille tours
et cent mille vents est venu sur ma main
se poser le papier.
*
Il dit : « je ne vois qu’une lumière
dans la nuit où ici je vis.
Je suis seul. Je marche.
Je ne comprends pas cette lumière.
La nuit noire dit que c’est l’espace resserré
dans le seul chant des hommes seuls.
Je ne comprends pas. Je marche. »
Trois flammes de bougie,
le plafond tremble,
les montagnes autour préfèrent l’insomnie.
Nous marchons vifs entre mèche et flamme,
c’est là que les montagnes nouent leur serment
d’être libres à jamais,
et libres,
et nous avec elles.
Trop de brume.
La pleine lune est faible.
Seule rumeur dans le noir, la rivière
qui comprend parfaitement
le seul chant des hommes seuls
qui là-bas sur la crête passent pieds nus
dans le noir la frontière enneigée.
*
*****
***
*
L’Apprenti
Poème en deux parties créé à Veynes le mardi 13 puis le mercredi 14 novembre 2018 par Yves Bergeret à l’acrylique sur quadriptyques Hahnemühle ivoire 250g de 27 cm de haut sur 78 de large, en deux exemplaires.
On lit ce poème recréé en italien par le poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/11/19/lapprendista/
*
Sur une grosse pierre du bord du chemin
elle a laissé tous ses vêtements du haut
et une partie du langage.
Un pagne autour de la taille, elle est entrée dans l’eau.
Complètement. L’eau est profonde.
Elle n’est jamais ressortie.
Cette partie du langage qu’elle a laissée sur la pierre
est respectée de tous. Elle reste claire
pour certains, même pour beaucoup d’entre nous.
On sait la lire. Ces mois-ci la parler est urgent.
A l’instant même où, refusant toute violence,
la mère s’en est allée
son fils s’est retiré du langage.
Mais il nous écoute, ses yeux le disent.
La partie du langage laissée sur la pierre
est la partie féminine.
Les rapides de la rivière, les remous,
les brochets, cela s’accorde très bien
à la bêtise des mâles.
Le fils entré pour le moment en mutisme
sait parfaitement les deux registres.
Il n’a pu suivre dans l’eau sa vieille mère.
De colère il se change en brume.
La brume ne parle pas.
Elle grince jusqu’en haut des falaises
et enduit de douleur,
de douceur la montagne.
Le fils donne à la montagne
la force de s’abaisser à l’aube,
la joie de laisser chemin au jour.
Peu après la brume peut s’en aller.
La montagne a des nageoires.
Elle va sans heurt de la mère au fils
et du fils à la mère.
Elle va dans les deux âges du langage
et dans ses deux genres
que la mère sait
et que peu à peu le fils traverse.
Il apprend la lutherie.
Il apprend la parole.
Le fils n’existe nulle part.
Il est mouvement.
Il est la poigne qui rend après la nuit
la couleur à la montagne
et qui rend l’espoir aux humiliés.
Il remonte le courant jusqu’à la source
où la montagne entre dans le ciel.
La montagne est son ombre, parfois, s’il s’allonge.
*
*****
***
*
La Pierre du Luthier, avec Francesco Marotta
du 20 octobre au 12 novembre 2018
_
Le poème La Pierre du Luthier, est né de mon retour à la Meije et à sa face nord, fin septembre 2018, cinquante ans après que j’en parcourais follement les arêtes et les cimes ; à présent je ne peux plus que rester à sa base. J’ai écrit ce poème en dix-sept « versets » peu de jours après, alors que j’arrivais à la lagune mouvante et opaque de Venise.
Dès sa publication La Pierre du Luthier a traversé les espaces et les langues. Grâce à Zhang Bo il est arrivé dans la langue chinoise, de l’autre côté de l’Himalaya. On le lit sur ce blog : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2018/10/28/la-pierre-du-luthier/
Voici que le poème arrive dans la langue italienne, grâce à Francesco Marotta. Qui est poète aussi.
Or, outre mes dix sept « versets » de départ, arrivés dans cette langue sœur juste de l’autre côté des Alpes, la Pierre du Luthier s’est mise en plus à parler directement en italien, à entrer en longue résonance, à nous écouter tous : voici, dans cette publication-ci, ce que, par la main de Francesco Marotta, elle crée en plus en italien, là-bas depuis la plaine du Pô.
Alors, à mon tour, j’ai traduit ici dans ma langue française des Alpes ce que, selon Francesco Marotta, la Pierre du Luthier, par cercles concentriques, par épurement, par exigence, par rebonds, ne cesse de nous redire et rappeler.
Contrepoint et fugue des langues et du poème, dialogues avec l’espace et répliques des langues ce jour-là en scène, ainsi s’entend plus nette et plus claire, plus ouverte la parole.
Voudrait-on la brimer, la piétiner, l’étouffer ? Allons !, nous la relevons, nous l’ouvrons encore et encore.
Comme en son temps, en 1965, pour le sept-centième anniversaire de la naissance de Dante, Luciano Berio compositeur lançait avec Edoardo Sanguineti poète, et avec des citations de Dante, Pound et T.S. Eliot, l’extraordinaire polyphonie chorale et instrumentale de son Laborintus 2 et annonçait la puissante émancipation de la parole en Europe et en Amérique trois ans plus tard.
Comme en son temps, en 1610, Monteverdi jeune inventait de dédoubler en écho sur les tribunes de la Basilique San Marco à Venise certains passages de ses Vêpres de la Vierge. Comme en son temps, en 1638, Monteverdi âgé ouvrait dans son Huitième Livre de Madrigaux la parole amoureuse ou guerrière jusqu’à une polyphonie si neuve qu’elle élançait la personne humaine sur des terres rarement aussi fertiles.
*
Voici que le 22 avril 2020 La Pierre du Luthier, simple pierre d’un luthier, mais diamant parmi les plus sauvages des Alpes, franchissant encore et encore les frontières, dans la l’irridation de la langue italienne où Francesco Marotta l’a amplifié, puis dans la langue chinoise, est à présent traduit en allemand grâce à Stefanie Golisch ; on lit cette traduction allemande, et des poèmes de Francesco Marotta et des miens, à cette adresse pour la première partie : https://rebstein.wordpress.com/2020/04/22/der-stein-des-geigenbauers-der-stein-spricht-1-9/ et à cette adresse pour la seconde partie : https://rebstein.wordpress.com/2020/04/26/der-stein-des-geigenbauers-der-stein-spricht-10-17/
YB
1
Dans l’eau
j’ai trouvé la pierre.
Nell’acqua
ho trovato la pietra.
Nuoto a ritroso
nell’acqua del tuo sguardo.
Sono il cristallo senza tempo
dal quale attingi luce.
Je nage à reculons
dans l’eau de ton regard.
Je suis le cristal sans temps
dont tu puises lumière.
2
Dans l’eau ou le ciel ? il est minuit…
Nell’acqua o nel cielo ? E’mezzanotte…
Tu bevi dai miei pori
un silenzio gravido di voci.
Il giorno rifiorisce
dalla linfa con cui nutro
la tua ombra.
Tu bois à mes pores
un silence engrossé de mille voix.
Le jour refleurit
de la sève dont je nourris
ton ombre.
3
La pierre est haute de trois mille cinq cents mètres et plus.
Son poids est celui de ma vie.
La pietra è alta tremilacinquecento metri e più.
Il suo peso è quello della mia vita.
Di fronte alla sera
come un uccello lacero
cerchi il riparo delle mie valli.
Le mie rupi ti rivestono di piume.
Con la mia pelle ti copri
per inoltrarti nel buio
senza patire il morso dei suoi artigli.
Seul, face au soir,
comme un oiseau miséreux
tu cherches l’abri de mes vallées.
Mes roches t’habillent de plumes.
De ma peau tu te couvres
pour t’aventurer dans la nuit
sans pâtir de ses griffes
qui te déchirent.
4
Je l’ai trouvée dans l’eau, dis-je,
lac, lagune ou mer ; ruisselante d’ombre et de nuit.
L’ho trovata nell’acqua, dico,
lago, laguna o mare; gocciolante d’ombra e di notte.
Farsi simili all’acqua –
è questo l’antico legame
a cui aspira ogni vita al suo apparire.
Esistere in uno con la propria durata –
come le mie sorgenti.
Parole necessarie
che offro alla sete dei tuoi giorni.
A l’eau s’assimiler-
c’est le lien très ancien
auquel aspire toute vie dès l’origine.
Exister entier
dans la plénitude de sa durée-
comme mes sources.
Paroles nécessaires
que j’offre à la soif de tes jours.
5
Une certaine lumière, anecdotique, tombe des fenêtres
dans l’eau, donnant des faces à la pierre.
Les faces sont publiques.
Mais c’est sur les arêtes entre les faces
que ma vie s’est construite.
Et aussi dans les fissures.
Una qualche luce, episodica, cade dalle finestre
nell’acqua, regala volti alla pietra.
Volti visibili a tutti.
Ma è tra le asperità dei volti
che la mia vita si è costruita.
E anche tra le crepe.
Tu vedi il sangue del mattino
scorrere silenzioso
lungo i miei fianchi.
E’ nelle tue pupille
la ferita da cui esce a fiotti –
come luce.
Tu vois le sang du matin
s’écouler en silence
au long de mes flancs.
Il y a dans tes pupilles
la blessure dont, comme lumière,
fuit par vagues ce sang.
6
Ma vie orne la pierre ou la creuse-t-elle
comme le requin cogne la barque et la renverse ?
La mia vita decora la pietra o la squassa
al modo in cui lo squalo colpisce la barca e la rovescia?
Tu mi sfreghi col palmo
per raccogliere dal suono delle mie parole
la semina di giorni
che il vento trascina
dal mio sguardo al tuo.
Nella mia voce rinasci.
Nella tua mano rinasco –
scompare ogni distanza.
De ta paume tu me frottes
pour recueillir du son de mes paroles
les semailles des jours
que le vent traîne de mon regard au tien.
Dans ma voix tu renais.
Dans ta main je renais-
disparaît toute distance.
7
La pierre amasse tes ombres et les miennes.
Ainsi grandit-elle. Elle atteindra quatre mille mètres.
La pietra ammassa le tue ombre e le mie.
E’ così che cresce. Raggiungerà i quattromila metri.
Solo chi guarda da vicino
l’occhio del cielo
sente la stretta materna della terra –
il respiro della sua parola muta.
Io intreccio le ombre
in una vertigine che sale
ino a sfiorargli la fronte.
Perché fiorisca nell’aria
tra creature di voci
il desiderio delle mie radici.
Seulement qui regarde de près
l’œil du ciel
entend l’étreinte maternelle de la terre-
le souffle de sa parole muette.
J’entrelace les ombres
en un vertige qui monte
jusqu’à en effleurer le front.
Parce que fleurit dans l’air
parmi les créatures des voix
le désir de mes racines.
8
Un conquérant débarque et propose à ma pierre de vie
des couleurs que je ne connais pas.
Alors les ânes et les gens pressés inventent le mot art.
Un adulatore arriva e propone alla pietra della mia vita
colori che non conosco.
Asini e impazienti inventano allora la parola arte.
Non temo
la nebbia accecante della parola opaca.
Il dire che lascia nell’aria
vuoti simulacri di voci.
Riconosco il chiarore della tua lingua
dai suoni senza alfabeto
che annunciano la tua presenza
e il tuo destino.
Dalle impronte di linfa
che nel passaggio semini
attraverso le labbra.
Je ne crains pas
l’aveuglant brouillard de la parole opaque.
Le dire qui dans l’air laisse
de vides simulacres de voix.
Je reconnais la clarté de ta langue
aux sons sans alphabet
qui annoncent ta présence
et ton destin.
Aux traces de sève
qu’en passant tu sèmes
par les lèvres.
9
La pierre ne se voit jamais en entier.
Impossible de trouver le profil de ma vie.
Je n’y arrive pas.
Toi non plus.
La pietra non si vede mai interamente.
E’ impossibile scorgere il profilo della mia vita.
Io non posso farlo.
Tu nemmeno.
Io sono indivisa sostanza di vento.
Niente di quanto si stacca dal mio corpo
va perduto.
Cercami nel senso che accade
sotto i tuoi occhi.
Nell’ombra notturna
che la luce cancella e feconda.
Nei deserti sottomessi
all’ordine immutabile dei tuoi passi.
Poi apri le tue dita
e guardami –
sono la distesa inesplorata
degli astri sepolti nella tua mano.
Je suis substance indivise du vent.
Rien de ce qui se détache de mon corps
ne se perd.
Cherche-moi dans le sens
qui te tombe sous les yeux.
Dans l’ombre de la nuit
que la lumière annule et féconde.
Dans les déserts soumis
à l’ombre immuable de tes pas.
Puis ouvre tes doigts
et regarde-moi-
je suis la distance inexplorée
des astres ensevelis dans ta main.
10
Qui trop flatte ne trouve qu’un écueil.
Chi troppo lusinga non trova che uno scoglio.
Io sono la dimora delle origini.
Madre dell’acqua e della sete.
Dai miei deserti alle tue labbra
nessuna regola di artificio.
Nessun dire apparente.
La mia soglia
è abisso e cima.
Matrice di ogni segno.
Di ogni desiderio
che si fa parola vivente.
Presagio e materia di futuro
Je suis la demeure des origines,
mère de l’eau et de la soif.
De mes déserts à tes lèvres
aucune règle artificieuse.
Aucun dire de façade.
Mon seuil
est abysse et cime.
Matrice de tout signe.
De tout désir
qui se fait parole vivante.
Présage et matière à venir.
11
La pierre entière émerge au huitième acte de la pièce
mais je suis mort bien avant.
Nous tous aussi.
La pietra emerge intera nell’ottavo atto dell’opera
ma io sono già morto da tempo. Tutti noi lo siamo.
Essere nel tempo
l’azzardo che incrina
gli specchi del visibile.
Respirando un’unica notte
tra silenzio e stupore.
Chiamando a raccolta parole e distanze.
Io sono natura
che insieme a te si lacera
quando cadi come un’ombra
tagliata di netto
dal richiamo smeraldino di una fonte.
Io sono la fonte
che ripete da millenni
il canto che dal fango
risuona nell’alveo del tuo nome segreto.
Être dans le temps
le hasard qui fendille
les miroirs du visible.
En respirant une unique nuit
entre silence et stupeur.
En rassemblant paroles et distances.
Je suis nature
qui tout comme toi se déchire
lorsque tu tombes comme une ombre
taillée net
par la lumière émeraude d’une source.
Je suis la source,
je répète du fond des millénaires
le chant qui né de la boue
résonne dans le lit
de ton nom secret.
12
Un étranger débarque,
sa propre pierre posée sur son épaule comme un faucon brun.
Il me semble que la mienne ne repose sur rien.
Je cherche son nom.
Uno straniero sbarca,
con la sua pietra posata sulla spalla come un falco bruno.
Mi sembra che la mia non poggi da nessuna parte.
Cerco il suo nome.
Tu che ogni giorno navighi
in mari di ceneri e furore
porti incisa sulla pelle
la mappa del naufragio e la speranza.
Nelle tue mani albeggia
il miracolo della pazienza
che impari dal racconto
di ogni grano di sabbia.
Una memoria dalle mille ali.
La terra che cerchi
è nei miei occhi di vedetta insonne.
Dalla cima scruto l’orizzonte
in attesa della luce
che porta a riva
l’eco del tuo primo passo.
Toi qui chaque jour navigues
sur des mers de fureur et de cendres
ta peau incisée porte
la carte du naufrage et de l’espoir.
Dans tes mains loge
le miracle de la patience
qui apprend du récit
de chaque grain de sable.
Une mémoire aux mille ailes.
La terre que tu cherches
est dans mes yeux de vigie sans sommeil.
De la cime je scrute l’horizon
en attente de la lumière
qui porte à terre
l’écho de ton premier pas.
13
Ma pierre dérive dans le ciel.
Je m’en rends compte aux ombres.
La mia pietra va alla deriva nel cielo.
Me ne accorgo dalle ombre.
Ti insegno ad abitare l’ombra
che dura sotto il sole.
La pagina mai scritta
dove il tempo immobile si guarda.
Si conosce.
Ti insegno ad ascoltare
il mio respiro di madre
nella carne.
Je t’enseigne à habiter l’ombre
qui sous le soleil dure.
La page jamais écrite
où le temps immobile se regarde.
Où il se connaît.
Je t’enseigne à écouter
mon souffle de mère
dans la chair.
14
Quand le soleil s’en va, ma vie s’éteint.
C’est ma pierre qui continue, à sa propre altitude.
Quando il sole tramonta, la mia vita si spegne.
E’ la mia pietra che prosegue, alla sua altitudine.
In me riposano
generazioni di uomini trasparenti.
Le loro parole limpide
si intrecciano
come steli rampicanti
sulle cui scale di note
io cresco inviolata
tra sponde sonore
e colate di notti.
Per diffondere nell’aria
nel racconto interminabile
dei secoli
il profumo che il loro chiarore
cova nel mio ventre
En moi reposent
des générations d’hommes transparents.
Limpides leurs paroles
s’entrelacent
comme des tiges grimpant les unes sur les autres ;
par les gammes de leurs notes
je m’avance et grandis
intègre
entre berges au son clair
et coulées de nuits brutes.
Pour répandre dans l’air
dans l’interminable récit des siècles
le parfum que leur clarté
couve dans mon ventre.
15
A cette altitude, ma pierre joue de la pierre,
instrument qui chante entre moi et vous tous.
Ici ma pierre invente l’art. Merci à elle.
A quell’altezza, la mia pietra fa risuonare la pietra,
strumento che canta tra me e voi tutti.
E’ qui che la mia pietra inventa l’arte. La ringrazio.
Il mio canto
è il respiro della terra.
Il fruscio d’ali della rondine
e il grido dell’insetto
che stringe dentro il becco.
Dal cuore delle mie fratte
dalle labbra delle mie piogge
dal fuoco che ristagna nelle mie vene
si leva il coro
di un’eternità che muore
ogni istante –
ogni istante rinasce.
Ascoltami nel volo
di uno stormo migrante.
Ripercorri la rotta di quel grido.
Io sono il grido – il tuo.
Mon chant
est le souffle de la terre.
Le bruissement des ailes de l’hirondelle
et le cri de l’insecte
qu’elle serre dans son bec.
Du cœur de mes broussailles,
des lèvres de mes pluies,
du feu qui patiente dans mes veines
se lève le chœur
d’une éternité qui meurt
à chaque instant-
à chaque instant renaît.
Ecoute-moi dans le vol
d’une bande d’oiseaux migrateurs.
Reprends la route de ce cri.
Je suis le cri – ton cri.
16
Ma pierre m’échappe.
Dans le désert minéral elle fut merveilleuse.
Elle fut claire.
Mais nous ne pouvions rester.
Elle et moi avons besoin d’eau.
La mia pietra mi sfugge.
Nel deserto minerale era una meraviglia.
Uno splendore.
Ma non potevamo restarci.
Io e lei abbiamo bisogno dell’acqua
Universi d’acqua
negli alfabeti dell’incontro.
Nelle mani che portano in dono
il respiro di voci future.
La vita è parola albeggiante
in un paesaggio di occhi
che si cercano
liberi dall’oltraggio del rifiuto.
Sono figli del desiderio eterno
delle sabbie – grani di linfa
nell’abbraccio del vento
che non teme confini.
Che aggiunge memoria
a memoria
seminando nei giorni
il colore delle sorgenti.
Des univers d’eau
dans les alphabets de la rencontre.
Dans les mains qui portent en offrande
le souffle des voix futures.
La vie est parole d’aube
dans un paysage d’yeux
qui se cherchent
libres de l’outrage du refus.
Ils sont les enfants du désert éternel
des sables – grains de sève
dans l’étreinte du vent
qui ne craint nulle frontière.
Qui joint la mémoire
à la mémoire
en semant dans les jours
la couleur des sources.
17
Il me semble n’avoir jamais quitté ma pierre.
Credo di non aver mai lasciato la mia pietra.
Io sono il volto
che la tua voce sogna
el suo estremo svanire.
Io sono la nascita e il limite.
Il profilo limpido di un grido
che da millenni cresce
e sale verso il cielo.
Per strappare spazi alla morte.
Je suis le visage
que ta voix rêve
en son dernier souffle.
Je suis la naissance et la limite.
Le profil limpide d’un cri
qui depuis des milliers d’années grandit
et monte au ciel.
Pour arracher des espaces à la mort.
*****
***
*
Lagune
De ce poème le poète Francesco Marotta a réalisé une splendide version italienne, où légende, mythe, récit et vision poétique se conjuguent dans un élan constant. On lit cette traduction ici : https://rebstein.wordpress.com/2019/04/28/laguna/
***
Où le luthier, arrivé au marché de Mestre, à Venise,
voit que l’Homme de grès, venu de l’autre bout du monde,
est son frère.
Cycle de sept poèmes créés et calligraphiés dans la lagune de Venise par Yves Bergeret du 20 au 29 octobre 2018, en trois exemplaires sur quadriptyques de Rosaspina 285 g de Fabriano en format 25 cm de haut par 70 de large, avec divers collages dont des dessins d’Alguima Guindo qu’il a faits en août 2004.
1
Peu de vos récits actuels sont clairs, chères montagnes.
Peu de vos vols ce matin ont été clairs, chers oiseaux.
Qui m’aidera sur le chemin du sens
à flairer comme un chien perdu où donc
est la parole claire, car je le sais, je le sais,
elle ne cesse jamais de résurger ?
2
Qui à l’écart des îles privées aura l’idée de plonger
avec un sac de livres généreux et d’images intenses,
de le déverser dans le coeur des courants
qui atteignent les villes ravagées de violence là-bas
sur la côte désorientée du continent ?
Qui en nageant à ces profondeurs les yeux ouverts
à longs battements de pieds aura l’idée d’aller çà et là
pour emplir de poèmes encore incolores ce sac
et de remonter avec lui là où justement il plongea
et où il découvre à présent une ville.
Avec une place ouverte et belle.
Où finissent de s’assécher le vinaigre et l’acide.
Où se réunissent celles et ceux
qui tiennent le futur ouvert comme un cormoran
séchant sur un récif ses ailes au vent ?
3
« Nous voilà, nous arrivons de très loin »,
dit l’homme tout en grès.
Même ses os sont de grès.
Son cerveau se compose de millions de grains de sable,
beaucoup plus minutieux qu’une mosaïque de banquier.
Son cerveau : l’extrême fond de la lagune,
que vous imaginiez sans sable,
extrême fond de la lagune pourtant si peu profonde,
extrême fond qui ne se peut voir sous l’eau
ni sous la vase contemporaine.
Il ne se peut voir : il s’entend.
Personne ne sait comment les grains s’assemblent
mais la congruence appartient à notre volonté de vivre.
Personne n’écoute comment le grès se désagrège
mais l’émiettement, la multiplicité, c’est notre nécessité
de ne pas laisser populisme ou académisme broyer vie.
4
A vidé son sac sur la place le plongeur
et les poèmes du sac sont tombés sur les dalles du sol.
Dans le bruit et le froissement des poèmes
grésillent aussi des couleurs, des pinceaux,
des brosses et d’autres choses encore sans nom.
Tout cela, le plongeur l’a aussi trouvé vers le fond,
joie intime des courants, couleurs et mots.
Couleurs et mots grimpent sur des murs de briques,
grimpent dans la gorge rauque des mythes
et la gorge tousse tousse tousse en
crachant en expectorant en soufflant
l’humaine splendeur qui remercie ce qui
dans le sédiment boueux foisonne,
plein de sève et de vie future. Ce sédiment,
ce sont les hommes de grès qui l’ont fait,
ce sont les hommes, tous, qui l’ont fait.
5
De chaque grain de sable sous la vase
vient une graine
germant dans l’image verte ou jaune
ou même bleue ou grise,
selon les heures et les vents.
A chaque grain sous la vase
une image flottant avec l’ombre des poissons
sûre et fuyante, argentée et sombre,
un léger virage de l’espace, et sa buée rose.
6
Ciel très agité, bourrasques retournant les tentures
comme des feuilles presque mortes,
ciel très agité, encore plusieurs prières,
plus des cris pour sauver son au-delà,
sa liberté, sa survie. Ciel très agité.
Est-ce que la haine va l’emporter ?
Mais sur les murs de briques qui s’assemblent
là-haut en coupole, mais sous le grand plafond
en forme de carène inversée,
l’image et encore l’image se tendent et luttent
et l’image, et les figures peintes rient.
Mon cher, les mythes s’embrouillent,
mon cher utopiste, mon cher enfant.
Et les gens ne désespèrent pas ?
Non, sur les murs, sous le plafond
les images se débattent toujours
réclament les grains de la parole,
parole mon beau sable fluide
qui déplace les vérités des puissants,
sable mystérieux qui file
par ses couloirs opaques
au fond de l’eau de la lagune.
7
Cet homme de grès, lui aussi sait sortir
de l’eau opaque par un matin de brume
et son fils aussi et sa fille aussi
et ses frères et les mères aussi,
tous sont de grès, de la tête au pied.
L’eau de la lagune les traverse en silence
et n’en détruit rien, n’en efface rien.
Eux donnent à la lagune l’autre pensée,
comme une pluie scintillante, la pluie
qui apaise l’horizon en guerre.
La pluie qu’ils donnent est le lien cristallin
qui enlace les mythes et les images,
même jusque vers les bords épineux de l’âme,
puis qui se dénoue de soi-même par un matin de brume
tandis qu’à mi-hauteur de l‘eau et de l’espérance,
blancs, des oiseaux migrateurs
emportent et apportent encore d’autres grains
d’un sable inconnu.
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