Pages en Sicile, été 2018 (1)
Samedi 28 juillet 2018, Milo et Castiglione di Sicilia
Les techniciens s’appliquent doucement à préparer la scène. Une petite table, un guéridon, trois chaises, une banquette, plusieurs tableaux encadrés posés à l’envers contre les bas des panneaux unis et clairs du fond de scène. Devant l’estrade, des rangées de dizaines de chaises vides en plastique. A gauche et derrière la scène le bleu intransigeant du ciel et de la mer, sans horizon qui les sépare. A droite le volcan, l’Etna, le cratère sommital à trois mille mètres ; des nuages blancs le rognent. Sur la vaste terrasse des Cinq Tilleuls, à Milo, à mille mètres d’altitude devant la mer ; et loin par là-bas au fond du fond de la scène la rive de l’Afrique, non-dite non-jouée non-prédite, où des foules attendent d’embarquer sur des embarcations pourries de trafiquants. Sur la terrasse de Milo, encore aucune tirade, aucune réplique, aucune envolée qui soient prêtes. Qui va s’asseoir sur les trois chaises, entre volcan et masse compacte des eaux et des airs, qui va monter en scène, qui va ouvrir le sillage de la parole ?
*
Longue lente route dans des collines du piémont nord-est de l’Etna, prés brûlés de soleil, murets de pierres de lave partout pour tenir les pentes, maisons sombres basses entre genêts et oliviers trapus. Enfin une bosse élevée et la route plonge dans une pente rapide et dans un virage fait jaillir le coup de théâtre. C’est le bourg de Castiglione di Sicile. Bourg serré sur un piton rocheux au centre d’une sorte de large caldera dont le bord circulaire, colline à colline serrées, pliées, têtues, boisées, est largement plus haut que le piton central du bourg. Ici pas d’horizon, pas de mer ni de ciel qui se lèchent. Le clos, le dur, le sans pitié : le piton du bourg fait le moyeu immobile d’un grand manège géologique qui tourne sur lui-même en aveugle. Maisons cubiques serrées, ruelles très étroites, passages en escaliers en tous sens partout, maisons serrées, en galets de rivière, en briques cuites, en grès tendre, quelques maisons signalent leurs habitants féodaux par des frontons en lave noire. L’espace est serré, violent, tendu, avant l’enclenchement d’un drame à jouer et qui pourrait être fondateur.
Sur le tronc d’un gros platane d’une placette devant le vide, face à la gorge profonde où une rivière coule et où se serre un autre bourg modeste, on a sculpté dans des nœuds du bois qui ont éclaté et laissé affleurer l’aubier. On a sculpté en bas-reliefs simples et presque naïfs des têtes de profil : Dante, le très populaire Padre Pio, Jean XXIII, Mussolini. Je les regarde. Un vieux appuyé sur sa béquille s’approche et dit du dernier profil : « celui-là, c’est un con ». Les têtes de profil sortent du cœur de l’arbre du cœur du bourg du cœur du cirque du cœur de la Méditerranée. « C’est moi qui ai sculpté cela ; j’ai quatre-vingt-trois ans ; suivez-moi ». Il ouvre à vingt mètres une large porte de bois et fait entrer dans un atelier ; un mur est couvert de sculptures en bois ; art naïf, animaux mythiques, profils humains variés. Face à ce mur un gros établi usé par les mains et les outils des générations. « C’est notre établi d’ébéniste ; il a trois siècles, je suis la septième génération. Je sculpte les têtes des papes et des chefs d’état, même les cons ; il y a plein de têtes chez moi. » Alors ce sont des décennies de coups de burin et de gouge dans le bois et une humanité docile (ou pas très docile) est née sous ses doigts et veille sur son sommeil chez lui et sur le vide devant Castiglione en contrepoint du grincement du grand manège du cercle des collines qui tournent. « Je m’appelle Nino Petit Pont. Et vous ? quoi, Yves Petit Berger ? Vous êtes quoi ? Poète ! alors vous taillez aussi dans la matière des mots ? » Nino est petit, très vif, sobre, la parole brève, dense et courte comme celle d’Erri De Luca qui a un souffle et une économie d’escaladeur d’altitude.
Nino : « mais dîtes donc, vous marchez très mal. – Oui ma jambe détruite est vraiment douloureuse aujourd’hui. – Prenez ce bâton que j’ai sculpté, c’est une seule pièce de hêtre. – Ah merci c’est sûr qu’il va m’aider ». Car je vois la tête de la canne sculptée en forme d’une sorte de crocodile qui tourne le dos à un chien aboyant ; plus bas se succèdent des marguerites (selon Nino ; moi, j’aurais dit des edelweiss, mais il n’y a en a aucun dans ces reliefs volcaniques) et des losanges avec point central. Je marche tout de suite beaucoup mieux.
Il y a quinze ans les peintres de Koyo m’avaient sculpté dans un bois très rare et très dur (il y en a extrêmement peu dans le désert) un court bâton de marche, bien sûr rituel, noirci et encore plus durci au feu, dont la puissance animiste est renforcée par la figuration des mêmes losanges mais à deux points centraux : masques des génies qui habitent ce bois et voyagent avec moi pour soutenir mon courage dans les dangers. Un jour, que je grimpais avec un peintre-paysan, en pleine escalade d’une fissure profonde dans une falaise verticale de grès orange ce bâton rituel a été l’instrument de la capture inattendue d’une petite panthère puis de son sacrifice animiste suivi de la consommation de sa viande par tous les enfants de Koyo. Nino n’a sculpté qu’un point vide, dans ses losanges : oeils de cyclope.
En me donnant sa canne de hêtre Nino me dit dans un métissage de dialecte et d’italien cet axiome aussi noble que direct (je crois que Nino est un Transparent des Matinaux de René Char) : « Se lo gode con mille auguri di saluti ». Impossible à bien traduire : « avec mes mille vœux de santé, qu’il vous rende heureux ».
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Plus haut dans le piton du bourg, l’église baroque presque toute blanche de Sainte-Marie de la Chaîne. On a déposé trois grands tableaux de retable. La peinture s’écaille sur la toile. Ils sont apposés au mur dans un transept. Le décor de la dévotion s’effrite, le dieu et ses acolytes animistes, les saints, sont épuisés. Savent-ils même encore leurs rôles pour la grande pièce à jouer ? Qui s’occupe de restaurer ces répliques et ces tirades ? Quel étranger apporte son récit et le rebond de ses utopies ?
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Il vit dans la gueule du loup.
Les loups, est-ce qu’ils nous encerclent ?
Lui, avec un petit burin
face aux pentes où rodent les loups
crée martèle sur un tronc de platane
des têtes grossières, signes convoqués
pour effrayer les loups.
Quelles têtes ? celles d’hommes braves ou de brutes.
L’important c’est de creuser les signes
et de lancer chacun comme un petit pont
par-dessus le vide et la crainte.
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Hurlez, loups !
La parole ne dort pas.
*
Je salue le louvetier
à l’ironique burin,
percussionniste dans le creux du vacarme
il arrache les crocs de la menace.
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YB
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Des Masques
Poème écrit et peint en deux exemplaires à Paris le 24 juillet 2018 par Yves Bergeret sur petit carnet Clairefontaine de 48 pages, 90 g, de format 11 cm de haut par 17 de large.
Ce poème se lit en italien, dans une traduction très inspirée qu’en donne le poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/07/29/maschere/#more-90408
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1
Un bateau,
un masque sur la mer
2
Dans le sillage
l’odeur du nom perdu
de ce que l’on a laissé filer au fond
3
Cent bateaux, au grand large
est-ce déjà la forêt finale, elle crie en levant ses bras,
masques brandis, oui, à bout de bras
4
Reprenons souffle, mes amis,
la terre est encore loin
5
Reprenons souffle, les dieux
se sont dissous dans l’écume,
la terre est à créer
6
Cent bateaux ou un,
bien inspirés sommes-nous d’avoir creusé masque
dans le ligneux rêve humain,
bienheureux d’avoir su protéger nos yeux,
cent ou un, égal charisme
pour la grande pièce à jouer
faute de terre
7
Nos sillages se croisent
nous nous saluons, tous étrangers.
Hors racisme collision ne se peut
8
Aussi voudrais-je
n’être qu’une syllabe, qu’une lettre
pour le masque posé sur mon front
ou sur le récit formulable
ou sur une vague
9
Loin à tribord
la formule lointaine et opaque
que ton masque d’étranger
laisse dans son sillage comme une odeur,
c’est le levant
10
S’évitent et s’approchent
les masques et nos corps ;
et nos mains loquaces
sont les vagues de la mer
qui entre les répliques
vite
courent
11
Les masques ne touchent pas l’eau salée.
Les masques flottent devant
par là, face au vent,
face au levant nous jouons la grande pièce
12
C’est l’odeur de terre humide,
notre haleine entre les nuages
entre les masques
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Le Frère du tigre
Poème écrit et peint en quatre exemplaires par Yves Bergeret, dans le lit de galets du Buech, à Lus la Croix haute, les 9 et 10 juillet 2018 sur polyptique horizontal Hahnemühle 280 g de format 20 cm par 107 cm.
On lit ce poème dans une dynamique et très ferme traduction italienne du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/07/13/il-fratello-della-tigre/
La crue arracha les arbres,
les a couchés sur les bancs de galets blancs
mais lui, petit frère du tigre,
il remonte le cours du torrent.
Giclées de cris confus, là en aval.
Cris aigus que le vent
broie mêle.
Est-ce que ce sont seulement des enfants ?
Se baissent sur des remous,
dans leurs casquettes prennent
de l’eau qui aussi crie,
la portent, la versent sur l’argile du bras mort,
le vent gonfle les chemises ouvertes.
A deux heures la balle orange de Jupiter
a traversé le bas du ciel par le sud.
A quatre heures la lune s’est levée à l’est,
a éteint les étoiles,
a dressé l’aube
et le ciel a été la voute ivoire
où lui, petit frère, tire la nostalgie
comme le rideau de la scène
dont il nous cache ou prédit le sens.
Par dizaines les voix crient sous le vent,
ne peuvent que crier
crier sans phrase
crier courts souffles piquants
ne savent ici que crier
et sur leurs notes les plus aiguës
la montagne se pose
et remonte à la racine du ciel.
Il y arrive aussi
moins essoufflé
plus silencieux
ayant affadi la dissimulation ou l’arrogance,
apprenti à la maçonnerie
de la parole et du don clair.
Le ciel n’arrive jamais à rester voute ivoire.
Le ciel est toujours le simple retrait des cris
maintenant que l’étiage s’approche
et que le dénouement de la tragédie
semble inévitable.
Mais à la crête sur un rocher
qu’en rouge les cris de tout temps badigeonnent
et que la lune, Jupiter et le vent ont évité,
est assise la femme qu’il aime
et qu’il ne voit que dans les soirs
où la source du torrent tarit.
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