Transmission du Stran’ yézidi, avec Hussein Shamo Roto (2)
Yves Bergeret
Cet article, ainsi que l’article précédent sur le Stran’bèg, sont traduits en italien par le poète Francesco Marotta ; ils sont accompagnés d’une introduction historique en italien. On les trouve à cette unique adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/09/30/echi-di-un-genocidio-dimenticato/

Hussein Shamo Roto, jeune auteur-compositeur yézidi que l’on connaît depuis l’article de mi-août dernier ( https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2020/08/23/chant-poeme-yezidi-a-die-avec-hussein-shamo-roto/ ), vient me rendre visite ce dimanche 27 septembre. Il veut me parler. Il y a cinq jours il m’a dit au téléphone qu’il avait des choses très importantes à m’énoncer. Il est vrai que nous nous étions quittés à la mi-août en nous promettant de poursuivre traduction de ses propres « Poèmes yézidis de haute parole », qu’il appelle ses Stran’, en forme courte, qu’il a déjà composés et qu’il chante dans les réunions yézidies. Mais je perçois qu’il veut parler au-delà de ce projet. Il s’installe devant la grande fresque (on lit en italien ce qu’elle est et dit, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/08/17/una-pittura-murale-a-die/), fresque qu’Hamidou Guindo, de Koyo, a peinte en juin 2005 et où ce dernier transmet la pensée ontologique et éthique de son peuple, les Toro nomu, et où il crée un lien performatif entre la parole en acte de Koyo et celle qu’il perçoit à Die. La coïncidence est particulièrement notable : la tête de Hussein, qui va chanter, se découpe sur la figuration dansante de la mer salée dont les Femmes aînées de Koyo allaient, par un chant nocturne chorégraphié, rendre réelle un mois plus tard l’existence. Palimpseste intense de transmissions que poète je reçois et vous transmets, lectrices et lecteurs, à votre tour.

Nous partageons un bref repas et aussitôt Hussein se saisit de son saaz à trois cordes et chante un Stran’ suivi sans transition d’une chanson rythmée. Puis me redit qu’il a tenu à venir me voir pour me parler. Il a beaucoup réfléchi à la décision qu’ainsi il prenait. Il veut me parler d’un acte de parole et geste qui lui a été décisif à tous points de vue et, dit-il, pour toute sa vie. Et dont il n’a jamais complètement jusqu’ici parlé à personne. Voici cet acte : le 3 août 2014, dès le premier jour du génocide des Yézidis à Sinjar, en Irak, sa famille et lui réussissent à s’échapper. A marche forcée ils gagnent la montagne à dix kilomètres de là, l’atteignent à deux heures du matin, s’y cachent. Survivent. Il a quatorze ans, il est le plus petit de la famille. Il demande à sa mère où est le lit. Frères et sœurs dorment sur des rochers ou à même la terre. Il s’endort sur un rocher. Le froid est glacial, la journée sera torride. Au réveil il rejoint sa mère ; elle est là, à une quinzaine de mètres. Elle pleure. Le voyant elle essuie ses larmes. « Maman, il n’y a pas de petit-déjeuner ». En larmes elle répond : « non, il n’y en a pas ». Il ajoute : « j’avais quatorze ans, je n’y comprenais rien. Un peu plus tard ma mère m’a appelé, m’a bercé dans ses bras, elle m’a dit des paroles entrecoupées de larmes que je me rappelle chaque jour. Je suis en train de créer le Stran’ de ces paroles. Et maintenant j’ai décidé de venir te voir pour te les chanter, dans leur première construction en Stran’. Tu es le premier à les entendre, je veux que cela soit toi. Car j’ai compris après notre première conversation du mois passé que je devais et pouvais enfin construire ce Stran’. Je pourrais l’intituler « conversation avec ma mère » ; mais je crois que le titre sera plutôt : « le bruit/son/murmure qui bourdonne dans mon corps et me réveille sans cesse ». Hussein chante alors l’ébauche très avancée de ce Stran’, splendide, d’une haute et claire noblesse épique, avec un accompagnement raffiné et assez complexe au saaz. Je prends en notes la traduction :
« Mon fils, il y a des gens qui ne nous aiment pas
et qui veulent nous tuer.
Tu as déjà vécu soixante-treize génocides,
le soixante-quatorzième est aujourd’hui.
Tu es là, toujours en vie.
N’oublie jamais que tu es yézidi.
-Maman, oui je sais que je suis fils yézidi de Sinjar,
cela fait des millions d’années
et soixante-quatorze génocides.
Je n’ai jamais oublié ma langue
et jamais je ne l’oublierai.
-Reste toujours yézidi,
n’oublie ni ta culture ni ta religion.
N’oublie pas que tu es toujours seul.
Nous n’avons jamais eu quelqu’un pour nous aider… »

Hussein pose son saaz et sans chanter reprend son récit : « nous sommes restés six jours dans la montagne ; je n’avais que les feuilles des arbres pour manger. J’ai vu les gens qui mourraient de faim ou de soif autour de moi. Ma mère m’a dit : « Mon fils, tu pourras dire tout cela plus tard et surtout ces paroles que je t’ai transmises le premier matin, car moi je vais peut-être mourir ». Hussein ajoute : « Et j’ai décidé de dire maintenant, six ans après, toutes ces paroles de ma mère ». Bouleversé, Hussein observe un très long silence. Puis se lève. Sort un moment dans l’air froid de la ruelle.

Réfugiée comme toute sa famille, la mère d’Hussein vit dans une petite ville à une trentaine de kilomètres en aval d’ici. Hussein vit et travaille à Valence, à soixante kilomètres de Die. « Voici un Stran’ complet, poursuit Hussein. Ce Stran’ pourrait, concède-t-il, s’intituler Portrait de ma mère ; son titre exact est Je me suis réveillé ce matin ». La tonalité est mineure, la relation de l’instrument à la voix est d’une grande délicatesse. La voix, de ténor, paraît juste posée comme un souffle léger sur le sens des mots. La voix est une caresse glissant sur chaque syllabe. Et conclut comme une berceuse, se retirant dans un soupir.
« Je me suis réveillé ce matin
comme tous les matins.
Elle n’était pas là
elle n’était pas là.
Je t’aime maman
je t’aime maman.
Mes yeux te cherchent
mais tu as disparu.
Je crie le nom de ma mère
mais le son de ma voix ne sort pas.
Maman tu me manques beaucoup dans ce monde.
J’espère te revoir encore une fois,
je me vois comme avant dans tes bras.
Je ne peux remettre le passé au-devant du présent,
tu me manques beaucoup maman.
J’ai vu les jardins pleins de fleurs
mais je n’ai pas vu ma fleur.
J’ai vu les couleurs des fleurs
mais ma fleur n’a pas de couleur.
Les parfums des fleurs me touchaient beaucoup
mais il n’y avait pas le parfum que je cherchais
parce que tu n’étais pas là maman.
Je t’aime maman
je t’aime maman ».

Puis Hussein chante le Stran’, dit-il, de Shabass. Ce titre est en fait le prénom d’un ami très cher de ses frères aînés. Shabass a été tué à Sinjar par une bombe en 2015. Tonalité principalement majeure, les versets alternent en registre de ténor et en registre de baryton, selon qu’il s’agit plutôt de récitatif ou plutôt d’adresse directe au personnage de Shabass ; la pression dramatique est forte, le rythme ferme et allant. En écho lointain mais inversé j’entends la chevauchée du drame, aussi en alternance de récitatif et d’adresse directe, du Roi des Aulnes de Goethe et Schubert.
« Le temps, les jours et les ans
passent, sont passés et tu n’es pas revenu.
J’ai eu besoin de toi
mais tu es toujours absent.
J’ai eu des moments de grand besoin de toi
mais tu n’étais pas là.
J’étais anxieux
mais tu n’étais pas là.
Mon frère, mon ami Shabass
tu es la lumière de mon peuple.
Les étoiles et la lune et le soleil
pleurent sur toi.
Mais voici, montagnes et vallées,
se mettent à verdoyer, elles fleurissent
avec ta voix, avec ta voix.
Une fleur et le jardin fleuri donnent leur parfum.
De tes yeux mariés au parfum des fleurs
naissent les rayons du soleil.
Mon frère, mon ami Shabass
tu es la lumière de mon peuple ».

***
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Allant
Poème créé par Yves Bergeret le 25 septembre 2020 à Veynes en triple exemplaire sur deux quadriptyques de Montval Canson 300g au format déplié de 25 cm de haut par 65 cm, avec des collages.
*
Ce poème se lit en italien, dans une traduction d’une dynamique quasiment théâtrale due au poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/09/29/in-cammino/
1
Avec un vieux chapeau ou un béret ou tête nue.
Affairé. Allant. Un peu voûté.
Tout du long du cimetière.
Grand. Maigre. Barbe de huit jours.
Avec un cap, croyez-moi, mal perceptible
mais, croyez-m’en, certain.
*
Autos et camions tournent en carrousel,
avec clouées aux volants des mains,
tournent tournent.
Mais lui va. Sa voie va. Va droit.
*
Repoussant vers un marigot saumâtre
un terril de grisâtres compromis.
Marchant dans la flaque des couardises sans ciller.
Asseyant sur une orque visqueuse la pandémie.
Traçant, un peu voûté, le chemin.
Allant.

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2
A califourchon sur l’oiseau-prophète au nom clair
il y a bien des années il était arrivé.
Et il a soulevé avec des aphorismes le volcan tueur.
Et a radoubé avec des strophes
la coque de la pirogue de haute mer.
Et de la falaise orange du désert
a décloué avec des poèmes
la parole haïe par la malédiction féodale.
Et a ouvert avec des aphorismes la trappe
de la liberté adolescente avant toute castration marchande.
*
Sur ses épaules il porte la colonne
qui sépare le ciel et la terre, le sel et l’eau,
le sommeil et la joie.
Il ne se fatigue pas d’aller.
La vague des turpitudes et des guerres
crie contre le mur du cimetière
se heurtant à la vague et à la vague.
Lui ne se fatigue pas d’aller,
vieil oisillon perpétuel de l’oiseau-parole
allant droit un peu voûté mais droit,
son cap est certain.

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Sortie de terre, de Stéphanie Cailleau

Cette prose se lit en italien dans une traduction italienne dynamique que vient de publier le poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/09/23/uscita-dalla-terra/
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La grotte est lumineuse. Sa voute est blanche. Aux murs sont accolés des pieds et des têtes de lit d’il y a deux siècles, en bois sombre de noyer je crois. Pas de sommier. Les éléments des lits se sont écartés sur les bords de la salle. Au milieu lévitent verticales trois robes vides ; elles gardent la forme des corps. Une quatrième robe, brune, vide aussi, verticale aussi, s’appuie sur le sol ; de l’herbe pousse sur ses épaules et son encolure. Cela se passe dans la Cave viticole Girard à Die, en fait une ancienne draperie, bel espace vouté maintenant voué à des manifestations d’art contemporain.

Les falaises calcaires du flanc sud du Vercors sont toutes proches. Les grottes y foisonnent. A peine de l’autre côté du col du Rousset, principal passage pour accéder aux hauts plateaux depuis Die, dans les bois humides les Résistants avaient organisé un hôpital clandestin pour leurs blessés dans la Grotte de la Luire. Les Nazis l’ont découverte et ont tué sur place dix-sept blessés et soignants, puis ont déporté sept infirmières. Soixante-seize ans après le massacre Stéphanie Cailleau présente son groupe de quatre robes ; elle intitule l’œuvre Sortie de terre.
*

Sous le tapis végétal va le travail puissant permanent de l’enfouissement et de la surrection géologiques. Grottes, sédimentations, poussées, contrepoussées. Le tapis végétal est la peau de la vallée et de la montagne. Dans le tapis végétal va le travail puissant permanent de l’enfouissement et de la surrection botaniques, humus, destruction, fermentation, germination, floraison pour la reproduction. Sur les crêtes, par les grottes et les bois vont les femmes et les hommes, attelés tous au travail rude de vivre ; sur leur peau, ils portent la peau du tissu, seconde peau nécessaire tant le travail de vivre rabote la peau du corps. Stéphanie Cailleau choisit quatre robes de coton imprimé, précisément aux motifs simples de fleurs. Elle les renforce de coutures en polyester. Puis les enterre entre trois et huit semaines dans des bacs en extérieur avec du terreau de la déchetterie de Die mêlé à du compost, parfois à de l’humus des sous-bois du Diois. Tel un corps enterré, le coton se décompose. L’artiste exhume les robes, rince ce qu’il en reste puis à nouveau les enfouit dans d’autres bacs en intérieur, terreau sur le dessus, en ajoutant des graines de blé. Le blé s’enracine à partir des fonds des bacs. Puis elle exhume une seconde fois les robes transformées.
C’est ainsi que Stéphanie Cailleau s’appelle aussi Cérès ou Déméter ; elle enfouit non pas vraiment quatre femmes, dans leurs simples robes d’appel floral à résurger, mais leurs linceuls moulés sur le vide des corps absents et dont l’image, la fleur à foison, clame à loisir la volonté de vivre, de fleurir, d’égrener, d’ensemencer. Or les quatre bouches absentes, que durent emplir terre et humus, ne clament rien, sont inaudibles. Stéphanie Cailleau, d’un geste divin, restaure la clameur étouffée et la parole par la graine du blé. Germant, développant racines et brins, le blé redonne fermeté à la robe, lui redonne corps, c’est bien le mot. Lui redonne vie.

C’est alors que se dressent, presque seules et sans la main de l’artiste, non pas les quatre hautes marionnettes que cette main manipulerait, mais quatre êtres majestueux, quatre femmes présentes-absentes, quatre corps sans tête ; voilà en pleine présence la Sortie de terre, comme la résurrection des morts le jour du jugement dernier à la base du tympan roman de la cathédrale d’Autun. La personne humaine est fragile, d’une matérialité friable mais elle renaît sans cesse car le geste conscient d’enfouir et de semer le blé comme une parole indestructible, imputrescible est d’une fermeté définitive. Démiurgique.

Or la quatrième robe ne lévite pas. Elle se dresse du sol, phalliquement comme un champignon vigoureux ; et si vivace que, grâce à un second geste démiurgique volontaire de Stéphanie Cailleau, cette robe brune et lourde comme une bure porte à son encolure et à ses épaules de drus et vivaces brins d’herbe verte. La quatrième robe vient certes d’un même terreau, mais voici que son aura est mythe et profondeur. Profondeur fauve et rauque. Difficile de décider qui elle est. Une cendrillon… l’esclave des trois anges qui lévitent à côté, la mère fourbue des trois filles volant extatiques, la conscience terrienne du triple battement d’ailes insonores qui propulse les absentes dans une éternité impudique ? la source même de la vie, la source herbeuse et saline où se décompose et se recompose la parole féminine qui chante le monde et lui donne forme…

Les quatre robes sont pleines de vide, sont pleines d’attente, de refus et de repli, sont pleines d’élan et de questions : plénitudes-vides chaque fois paradoxales, voire provocantes car follement mouvantes et inachevées ; nous qui entrons dans la salle voutée nous voici saisis par les questions murmurées et lancinantes. Stéphanie Cailleau ne nous donne pas ici une œuvre à contempler ; elle nous dresse, du sol jusqu’au vide à mi-hauteur de la voûte, une dramaturgie profondément humaine où Cassandre nous interroge en fermant ses yeux, déjà tuée par Clytemnestre ; mais la femme-devin nous interroge de toutes les fibres de sa peau végétale – une dramaturgie où les trois Dames de la Flûte enchantée attendent nos répliques, où les Erynies d’Eschyle acceptent de s’apaiser et de renaître en Euménides, où les grandes Résistantes, les grandes Vigilantes nous murmurent avec certitude et confiance : « allez, maintenant, dans notre époque où la parole pourrait s’affaisser sous les coups de la violence, il est grand temps qu’en répliques alternées nous parlions et dialoguions».

Depuis un sol minéral, avec le matériau pérenne de la pierre claire, les Korè grecques du -6ème siècle dressent la certitude apollinienne de l’équilibre du cosmos ; sur le drapé régulier et rythmé comme les vagues de la mer calme, régulier et rythmé comme le déroulé des heures du jour et de la nuit, repose le cou puissant, se dresse droite la tête aux nattes symétriques abondantes, se dresse la tête immobile dont les larges yeux apaisent toute inquiétude et apprennent à mourir heureux.
Les sculptures du portail royal ouest de la cathédrale de Chartres, du douzième siècle, étirent verticalement les drapés de l’aube du chant polyphonique de Pérotin et de l’Ecole Notre-Dame, pour porter une foi où la foule pieuse inindividuée se réunit sous l’égide d’un seul et même élan rythmé de la pierre ascensionnelle ; mais l’étirement de la figuration humaine tant dans les visages que dans les irréalistes drapés manifeste avec autant de force la jubilation peut-être même narquoise des tailleurs de pierre, l’indépendance rustique de la virtuosité des artisans.

La Sortie de terre de Stéphanie Cailleau pose les mêmes questions centrales : que dire de la personne humaine, que montrer de la femme qui ici sombre jaillit du sol et là aérienne danse trois fois en tressages de fleurs fanées revigorées ? La personne humaine de notre temps occidental est un vide, son corps n’a pour intériorité que l’air qui souffle et passe, visité d’une lumière hésitante et secrète, hésitante du peu de secret que l’intériorité enfuie lui a laissé. La personne moderne est féminine, elle se regroupe, se rétrécit, se réfugie et finalement renaît dans une peau végétale en devenir, putrescible et inépuisablement renaissant, une peau constamment entremêlée de fils de vie et de mort, apparence complexe et non essentialiste dans une société du spectacle où la fluidité enragée des apparences gesticule. Mais Stéphanie Cailleau, à mon avis, n’a ni le désespoir ni le ricanement d’une nihiliste. Car la femme qu’elle rythme en quatre peaux végétales et tissées est la parole en appel, la réplique primordiale qui appelle, qui élance, qui initie la dramaturgie contemporaine où rien n’est acquis ni assuré d’avance mais où, oui, il est grand temps que nous parlions et dialoguions.

Yves Bergeret
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Prométhée caillou
Poème en quatre parties, créé en double exemplaire avec collages et encre de Chine par Yves Bergeret à Briançon du 12 au 16 septembre 2020, sur quadriptyques de Fabriano Rosaspina 280 g en format déplié de 17,5 cm de haut par 100 et de Canson Montval 280 g en format déplié de 25 cm de haut par 65 cm.
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Ce poème se lit en italien dans une version très active et tonique, que l’on doit au poète Francesco Marotta et que l’on trouve à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/09/18/prometeo-pietra/
*

1
Je dors dans la chambre des trois Titans.
J’ai choisi le lit près de la fenêtre.
La montagne entre par la fenêtre.
« Va dormir de ton côté, lui dis-je.
Je ne suis pas un Titan.
Un caillou farouche, voilà ce que je suis. »
*
Du temps présent je suis un fils,
en somme une ombre rocailleuse.
La montagne appartient certes au temps présent
mais nourrit les temps mythiques
au moins par ses veines de quartz.
*
Elle sait marcher sur deux jambes asymétriques
avec un bruit menaçant d’os d’ivoire qui se froissent.
Elle sait voler la nuit en silence.
**
A l’autre bout de la sixième chaîne de montagnes
Alaye dort devant la mer dans la chambre d’Ulysse.
Il n’a pas encore d’Ithaque.
La violence entre par la fenêtre.
« Va dormir de ton côté, lui dit-il.
Esclave je n’ai jamais été et jamais ne serai. »
La violence pue. Putréfie. Contamine.
*
Une pirogue insubmersible, c’est Alaye.
Du temps présent lui aussi est un fils.
La violence meut ses tentacules depuis le passé
jusqu’au présent. Ulysse usa de la ruse
et de la lance contre elle.
Qu’insubmersible soit la pirogue à proue-parole.
*

***
2
La montagne remet les dieux à leur place,
dans un trou sous le glacier.
Ils s’y chamaillent puis congèlent.
Quant à nous, il est grand temps que nous parlions.
*
La montagne scie en long et en large
les âneries et les dogmes.
Le vent en scie en long et en large
troncs et branches.
*
La montagne est le nom moderne de Prométhée.
Quant à nous, il est grand temps
que nous le remercions à nouveau,
le vigilant à la langue bien pendue,
et dégagions nos mains
aussi libres que les siennes.

***
3
Des forêts envieuses
assiègent la montagne.
Elles moisissent.
Le torrent les fend de son incendie de joie.
*
La rancœur grogne à midi.
Le torrent l’avale la dilue.
Pluie sera.
Humaine.
*
Nuage, merci
et à son petit frère le torrent
qui tire la vie du côté de la compréhension.
Joie gicle.
A Prométhée sur la cime
mon beau, mon fier nuage porte la clef.

***
4
Combien de langues sont parlées
dans la chair de ma montagne ?
Douze.
*
Je dors dans la chambre des trois Titans.
Un vent glacé passe sous la porte.
Ile cherche la treizième langue,
la langue solaire des Titans
dont Prométhée génère la syntaxe.
*
Les Titans dorment ailleurs depuis une minute éternelle.
Et moi, caillou farouche, je donne au vent
les récits courts, les fracassantes métaphores,
les petits cristaux aussi irréductibles
que la volonté de Prométhée.
*
Moins glacé le vent retourne vers les étoiles.
Chaque étoile est un cœur humain
qui répond des vigilants dormeurs éveillés de la chambre
que visitent la montagne volante et le vent cisaillant.

*
***
**
*
Poèmes de Poyols, avec Xavier Lemaître
Poèmes créés dans le lit du torrent de la Béous, à Poyols, près de Die le mercredi 9 septembre 2020 par Xavier Lemaître et Yves Bergeret, avec des collages de ce dernier sur des quadrityques en double exemplaire de Rosaspina Fabrinao 280g au format horizontal déplié de 17,5 cm de haut par 100 cm.
Ces poèmes se lisent en italien grâce à une traduction limpide et lumineuse du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/09/11/poemi-di-poyols/
*

1
A dix doigts du ruisseau,
boue grise porte les empreintes
du chevreuil assoiffé.
Eau folle emporte l’appel.
Feuilles frémissantes du jeune peuplier
dégrafent le corsage bleu du ciel.
De tous la libellule présuppose
l’accord et le mouvement
et porte à chacun le paraphe de tous.
*
La peau fripée de l’éléphanteau
je la reconnais dans l’écriture des pierres,
des pierres que certains aux époques de foi fiévreuse
tranchent et taillent aux tympans
des chapelles pour que le barrissement réveille tout.
YB
*
La pyrale du buis
Orion sacrifie bois sacré.
La chrysalide filée par la chétive chenille est brisée.
Le papillon spectral a brûlé le buis nourri d’eau, de terre, de soleil.
Le métamorphosé vit, tue, se reproduit …
XL

2
L’empreinte
La trace pose et pèse, nomme et raconte l’animal.
Une femelle chamois et son petit se sont désaltérés.
Un sanglier s’est vautré.
Un carnassier a passé le gué.
*
Le pas, la bauge font signes.
*
Le ruisseau nourricier ouvre ses marges aux récits de la nuit.
*
**
Dans la nuit des temps, des mains inversées
inventent l’art pariétal.
XL
*
La peau fripée de l’éléphant
– ou le savoir géologique que le vent
tâte de ses doigts gantés dans le creux des falaises.
*
La peau fripée de l’éléphant
– ou la partition nerveuse
que la libellule inlassable reprend
à ras de la boue grise.
*
**
Vent d’altitude avec rage cherche
ce qu’à la même heure vent de fond de vallon
cherche en sens inverse,
tous deux vents flaireurs cherchant à l’odeur
où gratte démange la ride-mère
de la peau fripée du jeune éléphant.
Démange pour dire quoi ?
*
Ses rides sont tes portées, chant des pierres !
YB
*

***
3
Par temps de forte humidité
voilà que la peau de l’éléphant bourgeonne
en masses bavardes de nuages.
*
Par temps d’après pluie où l’air est limpide
voici que nos montagnes ne cachent plus
qu’elles sont la peau ridée de l’éléphant
qui traverse les mers et les guerres
en laissant traces aux genoux et aux coudes
des non-endormis qui arpentent les crêtes
et sculptent les tympans des chapelles.
*
**
Je dors sur mon lit de galets.
Le peuplier en frémissant rit de moi.
Un nuage minuscule s’évade par la gauche.
La falaise et la crête enfoncent sous mes vertèbres
la racine de leur altitude héroïque.
YB
*
Polissages
Des arbustes plongent leurs racines dans l’eau et offrent leurs feuilles à la lumière.
Les racines font refuge, les feuilles chantent aux vents.
*
Des percussions cristallines sur les pierres polies en galets battent le rappel des résurgences d’altitude.
Un crescendo ou un simple soupir du débit modifie la mélodie et réécrit la partition.
*
Comme la libellule sillonne la surface de l’eau pour en contrôler le cours, d’autres insectes la brassent pour le ralentir.
*
Les trilles des mésanges prédisent le nouveau cycle vespéral.
*
Le soleil s’incline lentement derrière un rideau d’arbres sur la montagne.
*
D’ultimes rayons se glissent pour caresser le haut des galets façonnés et déposés par l’eau.
Les pluies ont ravivé le ruisseau presque tari.
Les prochaines crues rendront au petit pont de fer, légitimité et dignité.
*
Au fil de l’eau, chaque être vit et s’affranchit !
XL
*

***

***
**
*
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