Poèmes calligraphiés : exposition & lecture-performance, Bibliothèque de Châtillon-en Diois
.
Dans la Bibliothèque de Châtillon-en-Diois (au rez-de-chaussée de la très belle Mairie, tout juste restaurée), à côté de Die, de ce jour au 4 février 2024 exposition de six très grandes calligraphies (215 cm de haut par 65) créées en juin 2023 en pleine montagne dans les parages de Briançon et de deux polyptyques horizontaux créés devant le Lac de l’Eychauda, entre Vallouise et Briançon fin octobre 2023.
.
.
Vendredi 2 février à 18 heures, dans la vaste Salle des Mariages au dernier étage de cette Mairie présentation et lecture (par Yves Bergeret) de onze autres très grandes calligraphies verticales, de 4 quadriptyques et deux très grands Leporello à 24 volets, œuvres toutes créées ces derniers mois dans les montagnes entre Die et Briançon.
.
.
.
Merci à la Bibliothèque de Châtillon-en-Diois et toute son équipe ;
merci à la Mairie de Châtillon-en-Diois.
On peut au sujet de cette exposition et de cette lecture écouter l’interview d’Yves Bergeret par Yves Glorian sur Radio dwa : https://rdwa.fr/interview/exposition-poetique-par-yves-bergeret/
Le voyage en Islande, 1987
Eté 1987 : je pars avec 5 alpinistes en Islande, en bateau depuis le Danemark ; traversée de 5 jours. L’île : désert impressionnant et très inhospitalier de cendre et lave, glacier, vent constant à dix degrés, pas de nuit. Chaque jour j’écris un poème sur mon carnet. Une nuit blanche, où je marche seul au centre de l’île, je rencontre un Mérens, impressionnant. Je publie peu après mon retour ce Journal ( dans Le voyage en Islande puis ailleurs, édition Alidades, 1989).
Début 2024 je reprends ce Journal, un peu allégé, sous la forme que voici.
On lit ce cycle de poèmes dans une splendide traduction italienne du poète Francesco Marotta : https://rebstein.wordpress.com/2024/01/10/il-viaggio-in-islanda/
.
Portrait du voyageur, esquisse
1
Comme le jour glisse sur le jour
et le vent sur la mer,
il dérive à la surface de lui-même,
mouette bienheureuse
qui effleure les crêtes des vagues.
Mais son bonheur est court
de vague en vague
dont il goûte vite l’écume légère ;
le fond l’effraie, sombre et froid.
Et lui-même sait qu’il n’a pas de fond.
2
Il est la voile légère
avec une couleur claire
qui s’agite au bout du chalutier
et ne sert à rien.
La vie avance comme ronfle le moteur
et vibrent les câbles et grincent les tôles ;
lui est l’élégance rêveuse là-haut
que le vent chahute et chérit,
lui est l’excuse et le sourire
de tout ce qui s’efforce et souffre
sans lumière dans la cale.
3
Il est une plume d’Icare
au vol indécis ; et nulle décision n’est à prendre.
Il vole et va, virevoltant entre air et mer
et son vol crée une sorte de brume lumineuse,
un lac blanc suspendu dans les airs
au bout du monde.
Mais le monde n’a pas de bout
et jamais ne laissera se poser la plume.
L’arrivée noire
Enfin il débarque sur l’ultime Islande ;
elle est rude, tendue dans sa carapace
sous le grand ciel froid
auquel elle se heurte
comme elle se heurte
aux butées de l’océan
et chaque heurt dresse une montagne nouvelle
qui repousse un peu plus l’océan
et agrandit l’île sous le ciel
comme un miroir noir.
Terre en cours
1
Traversant un désert de lave et de cendre
le vent cogne
et accroche encore son front
aux écailles extravagantes de la lave.
Baiser de bête qui sue
et dont l’haleine est terreuse.
Toute la force rauque
qui tordit et moula les formes de la lave
dort en plein jour
d’un sommeil sourd.
2
Sur les volcans mornes et brutaux
sur les immenses dômes glaciaires
dont les lentes courbes
enragent et désolent les vents
passent les nuages, passent
l’inattention rogue des nuages sombres
et sur le marécage au soir
le vol des oies sauvages.
3
Ah ! Terre non formée
qui te déplaces et vas
et qui piétines et ne vas pas,
comme ta poussée obscure et belle
rend le drame de vivre lent
indifférent et respirable !
Plus creuse ici et plus ronde
et plus vaste est la blessure
où le désir et la mort précipitent leurs pas,
leurs pas comme un cheval noir
allant dans le désert.
Le voyageur parle
.
(Mérens, à Mensac, janvier 2024
cf justement :https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2023/12/30/mitaines-et-scierie/ )
.
1
« Je suis le sabot et le crin
du cheval noir qui va dans le désert,
sans cavalier, sans but ;
le cheval est l’ombre d’un petit nuage
mélancolique et têtu
dont je suis aussi l’ondée.
Quelques fleurs minimes entre les pierres
m’espèrent ; je suis bref, je passe. »
2
« Je suis le sabot infidèle, trépignant,
je piétine, j’arrache lichens et fleurs.
J’ignore où l’on va ».
« Il doit y avoir du feu en moi,
qui m’expulse de moi-même ;
je suis ma cendre,
je vis à ma périphérie ».
3
« J’aime cette Islande, qui bouge et va,
qui vient à la vie et se détruit,
qui n’a pas de corps
et n’est qu’une respiration
de marécage et de neige,
de soufre et de lave,
une lente respiration qui fuit
et qui s’accroît immense sous le ciel dur.
Elle et moi sommes la même haleine. »
.
.
Mouvement
1
Sans cesse mobile
le voyageur croit aller vers le paysage
mais ne fait que tomber,
sans fin, à l’avant de lui-même,
traînant derrière lui le paysage
comme une écharpe battant dans le vent ;
montagnes gravies, gués franchis,
immenses plaines traversées, venus se serrer
dans le couloir étroit et peu clair de sa mémoire ;
il bouge, le voyageur, il va parce qu’il s’éloigne
et se quitte, et l’écharpe s’effiloche
dans le vent vide.
2
Devant le voyageur les choses s’écartent,
nobles, indifférentes, glacées,
lointaines toujours.
Lui se presse
mais elles s‘écartent
et bientôt s’effacent
comme des ombres pâles.
Hélas il ne sait pas qu’il est Orphée
remontant à reculons.
3
Un nuage violet au dessus du soleil de minuit,
une chute d’eau dans le désert,
la courbe d’un glacier dans la brume
sont dans le lointain des sourires
de ce qui maudit le voyageur ;
et le voilà glissant hors de lui-même
vers ce qui n’est pas ; homme vide, vide,
il se disperse vers un vide plus grand
par lequel il voudrait être aspiré tout à fait,
dans lequel il voudrait entendre les soupirs et les cris
de cela qui n’existe pas, ou qui respire peut-être
amoureusement derrière le monde.
.
*
Yves Bergeret
*****
***
*
Mitaines et scierie
Cette marche dans la montagne glacée mais sous une inspirée vigilance lapono-bretonno-australienne se lit, grâce au poète Francesco Marotta, comme un chant espiègle en italien : https://rebstein.wordpress.com/2024/01/08/salmodie/
.
.
1
Après mon long périple dans les plaines à fleuve lent
revenant ce trente décembre à ma grotte d’altitude
complètement glacée,
la première nuit, la plus hostile,
eh bien, sous six couvertures je dors comme un loir.
.
.
2
Sur le seuil en arrivant hier soir j’ai découvert
serrée dans une psalmodie lapone
une paire de mitaines en laine australienne
.
.
3
A l’aube qui suit pour ne pas geler je marche
et file au loin à la scierie familiale
au fond d’un vallon hérétique.
.
.
4
D’abord je croise un Mérens solitaire.
Lapon, pas de doute.
Il a entendu mes pas sur les cailloux,
il rumine me regarde rumine cette psalmodie.
.
.
5
Une heure de marche après, entre gel et givre,
la scierie. Personne.
Seules, les psalmodies du torrent
et du menu canal dérivé
qui meut la rotation de la scie.
L’eau psalmodie (en langue peu claire :
veuillez me traduire ce qu’elle enseigne).
.
.
6
Grumes et planches soupirent sur la boue givrée,
murmurent nez dans la boue, murmurent debout
appuyées aux murs en galets de torrent.
.
.
7
De part et d’autre de la cour de la scierie
deux longs séchoirs à planches et bardeaux
sous leurs toits étroits à double pente
gardent, fine vigilance, les enluminures
qui virent retournent virent
dans le sillage en creux des psalmodies.
.
.
8
Fils dorés fils écrus fils bruns des enluminures
c’est eux qui tous en parallèle
ont tissé cette nouvelle peau de laine
pour la paume et la main
qui écoute les psalmodies et écrit ce poème.
.
.
9
Car mitaine féérique amadoue
gel autant que feu de l’impitoyable vie
laissant dernières phalanges comme dix libres yeux
pour aider à chercher tout cela
et, j’espère, à le calligraphier.
.
.
*
Yves Bergeret
*****
***
*
Hommage à Xavier Thoyer
.
Xavier Thoyer est mort à 87 ans le 2 décembre 2023 à Nîmes.
.
Christophe Gagnant, Pascale Calvetti, Clémence Sirvente et moi-même lui rendons ici hommage.
.
Psychiatre et pédopsychiatre il a accompagné pendant longtemps dans leurs chemins abrupts de souffrances des enfants du département de la Seine-Saint-Denis au nord de Paris ; récemment certaines des victimes rescapées du massacre du 13 novembre 2015 au Bataclan à Paris.
.
Il s’était engagé dans les associations de soins psychiatriques en zone de conflit intense et était allé prendre part aux soins très difficiles des victimes des guerres civiles au Liban puis au Kosovo.
.
Il était un remarquable pianiste virtuose du répertoire classique et romantique ; il affectionnait particulièrement Bach, Schubert et Brahms qu’il interprétait avec autant de clarté d’analyse que d’intelligence sensible sur le grand piano Steinway de sa maison.
.
Dès sa jeunesse il a été un alpiniste complet. Il a parcouru les plus grandes voies de la haute montagne rocheuse et glaciaire dans le massif du Mont-Blanc, dans celui de l’Oisans et en Suisse. Jadis nous avons gravi ensemble plus d’une montagne, haute et sauvage, en Europe, en Afrique, dans les Antilles.
.
Xavier Thoyer était un homme d’une immense qualité d’écoute, d’une très vaste culture, d’une intelligence particulièrement fine et profonde et d’un humour tout en délicatesse.
*
Nous lui dédions tout spécialement ces strophes de mon poème La Pierre du Luthier ; il l’aimait. Il avait parcouru à plusieurs reprises les arêtes mythiques de la Meije, quasiment quatre mille mètres, une des plus belles et des plus élégantes ascensions difficiles des Alpes. C’est de ces arêtes que me sont venues ces strophes
.
La pierre est haute de trois mille cinq cents mètres et plus.
Son poids est celui de ma vie.
.
La pierre amasse tes ombres et les miennes.
Ainsi grandit-elle. Elle atteindra quatre mille mètres.
.
La pierre ne se voit jamais en entier.
Impossible de trouver le profil de ma vie.
Je n’y arrive pas.
Toi non plus.
.
La pierre émerge entière au huitième acte de la pièce
mais je suis mort bien avant. Nous tous aussi.
.
Un étranger débarque,
sa propre pierre posée sur son épaule comme un faucon brun.
Il me semble que la mienne ne repose sur rien.
Je cherche son nom.
.
Ma pierre dérive dans le ciel.
Je m’en rends compte aux ombres.
.
Quand le soleil s’en va, ma vie s’éteint.
C’est ma pierre qui continue, à sa propre altitude.
.
A cette altitude, ma pierre joue de la pierre,
instrument qui chante entre moi et vous tous.
Ici ma pierre invente l’art. Merci à elle.
.
Ma pierre m’échappe.
Dans le désert minéral elle fut merveilleuse.
Elle fut claire.
Mais nous ne pouvions rester.
Elle et moi avons besoin d’eau.
.
Il me semble n’avoir jamais quitté ma pierre.
.
*
Yves Bergeret
*****
***
*
Eau, vent, roc – édition de bibliophilie
Ce « poema » ( https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2023/02/21/eau-vent-roc/) calligraphié à l’acrylique et à l’encre de Chine du 14 au 16 février 2023 à Veynes sur un grand Leporello chinois à vingt-quatre volets au format déplié de 25 cm de haut par 408 ; ce « poema » a été écrit dans les deux mois qui ont précédé à Crest, Paris, Die et Veynes. Depuis ce 25 octobre sa vie se multiplie grâce au talent d’un éditeur de bibliophilie en Bretagne, Philippe Miénnée.
En effet il fait l’objet d’une édition de bibliophilie très raffinée, au même format et à tirage limité, aux Editions Les Ateliers de Lanouée, donc par les soins de Philippe Miénnée, auprès duquel on peut se procurer l’ouvrage (miennee.philippe@orange.fr ; téléphone : (33) 06 42 80 99 31 ; adresse postale : Les Ateliers Miénnée de Lanouée, Les Salles, 56120 Lanouée, France).
.
Une présentation élogieuse du travail d’édition de Philippe Miénnée pour cet ouvrage se lit en italien sur le site La Dimora del tempo sospeso, site faisant autorité en Italie pour la littérature, la poésie, la critique littéraire et la philosophie : https://rebstein.wordpress.com/2023/11/16/acqua-vento-roccia-2/
.
Dissident – hommage à Jiri Pechar –
A Jiri Pechar (1929-2022, philosophe et traducteur tchèque), qui n’a jamais trahi
.
Ce poème et ces aphorismes saluent fidélité et rendent hommage aussi en italien grâce au poète Francesco Marotta : https://rebstein.wordpress.com/2023/10/19/dissidente/
.
Dissident
A
Poème en deux strophes, créé et calligraphié sur des très grands papiers robustes de 215 cm de haut par 60, à l’acrylique et à l’encre de Chine, très haut dans la pente nord-ouest de la Roche du Grand Galibier, vers 2700 mètres, le 13 octobre 2023
.
.
.
Mes yeux sont des ailes.
Le vent d’altitude les bat à cœur rompre.
Même dans la ruade des océans et des monts
je perçois
la rosée de la pensée
qui offre l’enfant à sa vie
et à la parole son empan de mille lieux.
Mes yeux sont des ailes.
.
.
Si je pars
océans et monts s’écartent avec moi,
le ciel s’endeuille.
Mais alors la parole multiplie le grand théâtre
où je campai le duo
du doute solaire et de l’allégresse têtue.
.
.
.
.
Dissident
B
.
Six aphorismes créés et calligraphiés, encre de Chine et acrylique sur papier 180 grammes de 42 cm de haut par 59,4, au bord du très virulent torrent du Vénéon, à Lanchatra, grâce à Bernard Teiller, juste à l’aval de Saint-Christophe en Oisans, le 14 octobre 2023
.
.
1
.
Cascade,
je suis mère et fille.
J’ai mille ans : je nais.
.
.
2
.
Eboulis,
défroisse le drap
de mon franc sommeil.
.
.
3
.
J’étends mes bras,
l’eau me tresse :
merci, frère torrent !
.
.
4
.
Mon artère
souffle le silence
dans la pierre.
.
.
5
.
Ecarte-toi, falaise,
pour ma danse et mon talon vierge.
Sous ton rideau voici mes six bonds.
.
.
6
Pour l’aigu chant du monde
chaque rebond
est mon nécessaire masque.
.
.
.
*
Yves Bergeret
*****
***
*
Guépard ambidextre
.
Poème en 9 strophes créé à Châtillon-en-Diois, Die et Veynes du 19 au 22 août et calligraphié à Veynes le 23 août 2023 sur un Leporello chinois à 24 volets, au format déplié de 42 cm de haut par 720 cm, à l’encre de Chine, au crayon noir, aux pastels et à l’acrylique.
Le poète Francesco Marotta par sa traduction d’une grande sensibilité fait vivre en italien ce « guépard » agile des deux mains : https://rebstein.wordpress.com/2023/08/25/ghepardo-ambidestro/
.
.
1
De quel limon
de quel socle
limon où vaquent ci puis là
les grandes fougères dont la sève claire
suit les chemins du ciel où s’attardent cirrus
et vaguent stratus accrochés aux crêtes…
*
.
2
En tous sens furent pères et mères
jetés contre les falaises où les cognent
les vagues noires de la mer
que les courants de la violence et des guerres
agitent,
mille, ils ont été mille, les ancêtres,
mille, les cousins, or jamais dépouillés
ni de l’âme ni de la parole
que depuis des siècles a moulées modelées
adornées l’absolu besoin de toute humaine dignité.
*
.
3
Des galets
des galets que portent les rivières et les ressacs
.
ainsi mus par grandes pelletées
galets mes rotules mes vertèbres ou de qui
.
galets furent de mes ancêtres
et de moi vertèbres deviennent
.
vertèbres serties de tant de mots de respect et
de mots de salutations de l’intelligence et de la fraternité
*
.
4
Et si
sur mes jambes je tiens debout
et un poisson dans chaque main,
le poisson de l’océan froid de mes noirs divorces,
le poisson à longues nageoires de cette mer
où la souffrance salée se partage en deux,
à quoi tant s’emploie notre oncle le soleil…
*
.
5
Et ce matin ce ne sont plus poissons dans chaque main
mais courts piolets à tête de titane
dont par dessus le vide je m’ancre
dans le miroir de la glace bleue
où parfois je jette ma vie comme un pari
et comme un total rebond de poisson d’argent
devant l’abîme aveuglant de la pensée à venir
mais aveugle point ne suis-je
et je vois.
*
.
6
Je vois qui tu es
et qui tu seras,
assis un peu déséquilibré, crois-tu, au zénith
sur le câble bleu qui distribue son bleu
dans les champs du ciel suspendus à l’envers.
*
.
7
Or déséquilibre point n’existe
car supposant quelque équilibre
qui est lubie bizarre sans once d’existence
car pensée se construit mobile et fluide
en tourbillon de patience et rebonds de joie.
*
.
8
Mais quelle pierre de parole
à mon tour apporterai-je
dans une ou deux décennies
car l’humain édifice en toute saison
demande renforts, étais et pilastres neufs
pour que nous y habitions sereins
et hébergions recevions ce qui humain destin
constitue, fertilise, nourrit.
*
.
9
D’un vélo de feu,
d’une nage de dauphin
de la foulée de ma course scindant les forêts
je porte mon corps,
je me propulse dans le sillage de ma pensée,
hypothèse incarnante,
arcature hissant par-dessus les fronts
cette joie de couleurs, sons et large verbe
qui s’habille ici dans le mot art
ou là dans le mot théâtre
tandis que, sans habit tel ou tel,
cette joie tisse une montagne honnête
sombre et mystérieuse comme tombe nacrée
dont tout naît.
*
.
.
*
Yves Bergeret
*****
***
*
Petits damiers urbains
17 petites strophes en trois ensembles sur « Canson C à grain » 224 g, au format déplié A3, ici plié en six, créés à Malakoff et Paris les 10, 11, 13 & 14 août 2023 ; toutes strophes parvenues dans un italien d’une grande émotion grâce au poète Francesco Marotta, et voici : https://rebstein.wordpress.com/2023/08/17/scacchiere-urbane/
*
4 mouvements plus ou moins tristes et 1 élan
.
.
Il traverse en diagonale la place vide,
le vélo taiseux
avec, crispé sur la selle et sans yeux,
l’homme ductile.
*
.
Sous le soc de la sifflante soumission
un sillage saignant,
père, mère, deux enfants,
huit roues de vélos noirs.
*
.
Il reste debout dans le train,
le frileux marbrier contemporain
qui perd sans cesse ses outils et craint les puces.
*
.
Sitelles et lotus sous la laque
patientent à l’étage
où la vieille dame et ses meubles rêvent d’épiphanie.
*
.
Il balance en avant en arrière ton pied,
le nuage confiant avec qui tu flirtes sur l’horizon.
*
.
Dédiant
.
.
A l’œil anxieux qui crie d’ôter le ciel de l’horizon
je dédie la vague successive
que granit au rivage n’effraie pas.
*
.
A la pâleur du front pourtant jeune
je dédie l’ardente affection du soleil
dont vivaces répliques ne sont plus entendues.
*
.
A la fleuriste d’âmes déshydratées
au bout de l’allée noire
je dédie clair vent écartant
les branches obèses des platanes.
*
.
A l’ultime rabais du fripier
s’adjoint salut bouleversé de la vie
qui ne veut délaisser le vieillard éreinté
à qui total respect je dédie.
*
.
Tant d’années
.
.
Tant d’années hors le corps
qui s’est désarticulé pour suinter
dans une autre grange
mais il veut encore courir et nager
*
.
Tant d’années hors le son
qui s’est démobilisé
vers un autre glissement de l’atmosphère
inaudible à l’humaine oreille
mais quelqu’un sûrement y chante.
*
.
Tant d’années hors le troc
qui s’est recroquevillé doigts gourds yeux blancs
loin de la Fête de Paix du poète
mais l’échange, on le quiert.
*
.
Tant d’années hors la chambre
qui s’est pliée dans le moisi
où s’engloutissent tes propres parents
à pathétique bégaiement
mais piétinant piétinant ils essaient.
*
.
Quatre mal-urbains
.
Photo 04
.
Se teindre cheveux au henné de feu,
rire à fendre des vitres au bout du boulevard,
et vite, vite avant qu’elle ne fonde
photographier dans la banquise noire
un profil de l’amour.
*
.
Mon corps c’est un bout de granit,
moi en ville si rêveur car j’y songe sans cesse
à mes pentes, aux chamois et aux neiges.
Ici granit rouge n’est qu’aux marches du métro.
Qu’en ville on me piétine m’indiffère.
*
.
Si maigre qu’à peine habiter ses pantalons,
oublier que chemise se boutonne,
regarder à travers les crânes
et alors se voir posant ses deux pieds sur la grève
de l’île où seuls les unijambistes cessent de souffrir.
*
.
Debout devant la table d’alu
couper baguette en trois,
y étaler camembert entier,
au fils de quarante ans cent cinquante kilos,
visage lisse, yeux grand ouverts sur le vide,
donner sa portion,
donner à la mère toute petite sa portion,
visage en cerneau de noix,
yeux hameçonnant le moindre pigeon,
debout devant la table d’alu
regarder sa propre portion,
la jeter dans le puits
puis s’y jeter pour le boucher
afin que personne ne l’y suive.
.
*
Yves Bergeret
*****
***
*
Crise, impasse ou épaule
Ce Poema pourrait aussi bien s’intituler Fable de l’épaule. Il appartient au grand cycle Guépard, du milieu de l’année 2023.
.
On le lit en italien dans une splendide traduction du poète Francesco Marotta ; la voici : https://rebstein.wordpress.com/2023/08/06/favola-della-spalla/
*
Ici c’est phase d’opiniâtreté, même au moment d’un rabotant et passager doute d’un guépard ; phase, avant tout, de vigilance sur ce qu’est la pensée, dont le visage possède double face, l’une est la parole, l’autre est la personne. La pensée, et donc ensemble la parole et la personne, assument, sans la moindre béquille métaphysique, leur chemin éthique en toute lucidité. La pensée ne classifie ni ne domine ; elle chemine. Elle n’est pas carcan, elle n’est pas errement ; elle est mouvement.
.
Ce Poema a été écrit du 23 juillet au 2 août 2023 ; il existe à ce jour en trois versions calligraphiés (dont deux réservées dans des collections particulières) au lavis d’acrylique et encre de Chine, au crayon noir et pastels, et enfin avec collages de divers papiers rares à la main, chaque version sur Cahier « Venezia book », de Fabriano, de format 30 cm de haut par 23 de large, en 48 pages à 200 grammes.
Les photos ci-dessous sont du troisième Cahier, réalisé le 1er août 2023 à Paris.
*
.
Il traverse un océan, un continent,
un autre océan encore
en s’imaginant arriver à trouver un lieu
où résurgeraient les dieux.
.
Voilà, il trouve l’épaule immense.
S’articulent sous elle un bras, deux bras et trente bras.
L’épaule cuivrée osseuse minérale
émergeant du marécage gris
non loin d’une mer très salée
où l’aube réunit ses lueurs
avant de projeter le jour dans le ciel.
Il n’y a strictement que cela.
.
L’épaule lentement monte.
Des brumes jeunes et fraîches s’accrochent à elle.
Des coulées de magma glissent sur son dos.
Et devant, la poitrine, est-elle d’homme ou de femme ?
L’épaule monte.
.
Il trouve immense l’épaule.
Haute de plusieurs milliers de mètres.
Des aigles tournent dans ses nuées.
Il approche. Il retient son souffle.
Il touche de son index l’épaule,
sa pierre la plus basse,
et elle chante.
.
Au pied de l’épaule il cherche
et cherche l’entrée de la caverne des dieux.
Des petites grottes lui offrent leurs échos profonds :
c’est juste son cœur qui résonne dans des gouffres.
Il appelle cela les dieux.
.
Au pied de l’épaule dorée il cherche.
Sans voir que les frayeurs et les folies et les joies
de tous ses mères et pères se sont déposées
en sédiments brûlants glacés
qui sont devenus chair, nerfs, veines et os
de l’épaule surhumaine humaine.
.
Quelque part sur l’épaule il appuie sa joue.
Puis de ses deux lèvres lui pose un baiser.
.
L’épaule répond à voix claire :
« les dieux, le dieu n’ont jamais existé ;
c’est une vieille blague, tout juste rêvée
dans les cauchemars de gens fiévreux.
Arrête ! et maintenant prends-toi en mains ».
.
L’épaule escarpée bouge et enfle,
c’est la matrice de la mer en tempête
et si haut enfle la houle que l’eau se fait nuit
et le ciel mosaïque brillante d’étoiles noires
où il voit marcher à l’envers les bœufs et les êtres châtrés.
.
Il décide que l’épaule qui tremble ne lui fait pas peur.
Il touche de son index la clef de voûte de son aisselle.
.
Le sable bouillonne avec fureur.
Renversement, éclaircissement.
Le monde est creux.
L’air est creux, il asphyxie par aspiration.
L’espace est colère creuse,
en forme d’épaule céleste creuse, immense,
une sorte de dôme vu de l’intérieur ;
et lui téméraire mais frêle
cherche en tous sens les pierres de l’escalier
de la pensée par où monter
afin de naître personne et parole,
c’est-à-dire pensée, cela qui a double face
et qui fait retourner dans leurs cages peur et colère.
.
Est-ce que les marches de l’escalier
naissent du sable brassé vrillé
en enragé tourbillon creux ?
.
Est-ce que l’escalier existe ?
Si oui, est-ce qu’il tourne et vrille
ou bien est-ce qu’il se hisse par volées de marches
et sera l’irréel quadrilatère d’une pensée définitive
qui répartit la paix aux quatre points cardinaux ?
.
Est-ce que l’épaule est le seul angle émergé, le seul sommet
du rectangle, les trois autres noyés dans le noir,
est-elle le palier où l’on s’assied ou s’accoude
avant de reprendre une piètre ascension brutale
et cinglante comme un châtiment archaïque,
ascension de volée de marches à volée de marches
comme sans ouate ni feutre volées de coups
à même le crâne ou à même le ventre ?
.
C’est là que nichent les dieux, qu’il invente
dans précisément la cruauté des coups.
.
Le sable bouillonne avec fureur.
Poser un baiser sur l’épaule cuivrée
agite le tourbillon jusqu’à la cécité.
.
Le voici aveugle à lui-même et à tout,
allant à tâtons dans les pentes vertigineuses
de l’épaule minérale osseuse,
.
tâtonnant criant, enfin balbutiant
une litanie morose, cherchant parole claire,
pressentant lumière sur le monde, sable, mer et lagune
océans et continents
et de cette lumière peut-être naîtra quelque pensée
dont double est la face, d’un côté une personne,
de l’autre une parole seule, libre et claire.
.
Sans l’une ni l’autre il n’est rien
que caprice et violence.
.
Qui veut gravir écoute.
.
.
.
.
.
.
.
.
*
Yves Bergeret
*****
***
*
Guépard interstices
Ce nouvel ensemble fait suite au premier cycle de très grandes calligraphies créées à la fin du printemps 2023 : 6 très grandes calligraphies de Guépard | Carnet de la langue-espace (wordpress.com)
Cette publication ici, introduction et poème, se lit en italien dans la limpide et vigoureuse traduction du poète Francesco Marotta : https://rebstein.wordpress.com/2023/07/07/interstizi/
***
L’ensemble de ces six nouvelles très grandes calligraphies, 4 de 215 cm de haut par 60, 2 de 150 cm de haut par 50, à l’encre de Chine et à l’acrylique, a été créé le mercredi 28 juin 2023 au Plan du Carrelet, à 2 100 mètres d’altitude, non loin de La Bérarde, au cœur même du massif de l’Oisans (où jadis je grimpais tant et tant de voies d’alpinisme non simples) ; c’est un confluent de virulents torrents. Au dessus de lui, la mythique face nord-ouest d’Ailefroide occidentale, culminant quasiment à 4 000 mètres d’altitude, s’érige en gigantesque mur de théâtre antique.
.
.
Cette immense face, sans cime aiguë dominante, rectangle abstrait dans sa perfection de roche et de glace, parle, écoute, réplique à qui sait écouter et voir. Paul Cézanne dialoguait sans fin avec le triangle incliné de la Montagne Sainte-Victoire. Ici le dialogue est avec ce mur qui est tout sauf plat et monotone. Piliers, gorges verticales, glaciers suspendus, arêtes droites, en font une gigantesque construction de mythes, d’enluminures, de taxinomies farouches, d’éléments multiples d’un damier hors temps sans origine ni fin où tout est à dire et à bâtir.
.
.
Le geste épique du grimpeur-guépard s’y élance, y trace sillage de destin et de rire et de pensée et de mystère clair-opaque et de question rebondissante sans fin.
Or dans cette énorme masse minérale et glaciaire, de pensée, d’ombre et de lumière, ce qui articule avant tout l’espace, la vue et la pensée c’est le réseau géologique des fissures verticales, horizontales, obliques, c’est-à-dire les interstices de l’intuition, de la parole, de la pensée, les perpétuels reprises de souffle et rebonds de l’intuition, de la parole et de la pensée, qui sont les étapes et répliques de la création.
.
.
L’équipe : ce mercredi 28 juin sont montés à ce Plan du Carrelet avec moi Catherine Reeb, chercheuse botaniste à l’Université Sorbonne nouvelle, pour une création personnelle de calligraphies, et Attila et Candice Gaigher avec Yohan et Géraldine Gaigher, pour un travail d’anthotype photographique (on connaît bien l’admirable travail de restauration des frères Gaigher dans une maison très ancienne de Crest : Bouquets au mur de la Maison Bru-Gaigher, à Crest | Carnet de la langue-espace (wordpress.com) ). Chacun soutenait chacune et chacun dans l’équipe, dans une toute originale polyphonie de créations croisées et partagées devant le mur titanesque d’Ailefroide occidentale. Mur titanesque, polyphonie des actes humains de création. En somme nous développions ensemble, nous six, le chœur contemporain qui rebondit sur les fulgurantes transmissions du Titan Prométhée.
.
Prochainement sera publié le compte-rendu de notre polyphonie à six voix.
*
*
.
Les unes sur les épaules des autres
les parois savent s’élever
surlignant les cicatrices
qui sont rotations de vie
.
toujours respectant entre elles les interstices
de parturition, de pardon, de réplique sidérante
et de fraternel abri.
.
.
C’est l’interstice de l’amitié sans question que je préfère,
celui où les guépards s’accouplent.
Ils feulent : c’est mon poème.
.
A l’interstice de la fraternité
se suspend un petit glacier rebelle
qui refuse soleil et fonte :
c’est le meilleur bivouac en pleine face.
.
.
Guépard discret
assis sur le vide, son corps noueux
juste accroché en paroi par les doigts
à deux toutes petites prises,
certains soirs parle.
.
.
Dans l’interstice du reflet profond
deux grimpeurs encordés s’allongent
pour laisser filer l’avalanche ;
après quoi l’ivresse du grand large vertical
les projette en miettes mythiques.
.
Par l’interstice du tacite amour
guépard échange vigoureuse poignée
avec la personne qui jamais n’acceptera.
.
.
Mille mètres au dessus du glacier de départ
sur miroir noir vertical
guépard touche à vingt doigts le mythe dans la roche,
décloue à chaque souffle les esclaves aux paumes trouées.
.
.
Interstices en tous lieux de la paroi,
en tous sens, ce sont rides et éclats de la pensée,
arcades en creux du grand visage.
.
*
Photographies : Catherine Reeb, Attila & Candice et Yohan & Géraldine Gaigher, Anne-Marie Poncet, YB.
*
Yves Bergeret
*****
***
*
Commentaires récents