Discrétion de la montagne, ou pas
Poème écrit et calligraphié à Briançon les 20 & 21 avril 2022 à l’encre de Chine et gouache sur quatre diptyques 224 g de Clairefontaine, au format déplié de 24 cm de haut par 32 de large.
Le poète Francesco Marotta en propose une version italienne, aussi sensible que ferme ; la voici : https://rebstein.wordpress.com/2022/04/22/discrezione-della-montagna-forse-no/
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1
Elle est venue s’asseoir sur tes genoux,
la montagne presque muette.
Agée ? non. Juste un peu ridée.
Long a été son chemin.
Elle apprend l’humilité en te parlant bas.
Elle t’écrase un peu.
Hanches et genoux te font mal
mais les guerres effroyables à l’est et au sud
ont appris à elle et à toi qu’il existe des souffrances
beaucoup plus lourdes que les siennes.
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2
Qui s’assied sur l’autre ?
Elle ou toi ?
Tu ne peux t’asseoir au sommet,
à peine le visites-tu au vol ;
tu t’assieds sur le rocher du torrent
si bien que le rocher c’est toi
et que tu es la rotule de la montagne.
Ou bien son crâne vague.
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3
La montagne et toi ne savez pas bien
qui vous êtes.
Echo l’un de l’autre.
L’un, nid de l’autre
avant les envols somptueux dans
la famine ou la gloire.
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4
Elle est venue s’asseoir sur tes genoux.
Elle finit par t’irriter. Tu te lèves,
une partie d’elle dégringole
jusqu’à l’estuaire ;
mais l’autre gratte dans ta gorge,
t’acère cordes vocales et verbes,
vous voici volcan et le ciel est rouge.
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Yves Bergeret
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Lecture, avec Mariam Partskhaladze
chez Chloé, au Savon de chez NOU,
13 rue du Viaduc, 26150 Die
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samedi 2 avril 2022, de 10 heures à 12 heures
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à l’occasion des Journées européennes des Métiers d’art,
dans le cadre de l’exposition de Mariam Partskhaladze, feutrière dentellière,
avec entre autres deux bannières (env. 130 cm de haut par 45)
qu’elle a feutrées en y incluant deux aphorismes
d’Yves Bergeret calligraphiés par lui à l’encre végétale
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lecture d’Yves Bergeret
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Sur ce blog on lit cet article sur le magnifique atelier de Mariam : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2019/04/17/dans-latelier-de-mariam-partskhaladze-creatrice-textile-a-die/
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Ce qu’est « L’arête Puiseux », mail du 1 mars 2022 à Francesco Marotta
Le poème L’arête Puiseux : L’arête Puiseux | Carnet de la langue-espace (wordpress.com)
et la traduction splendide de Francesco Marotta, du 2 mars 2022 : https://rebstein.wordpress.com/2022/03/01/punta-puiseux/
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Et cette prose-ci est traduite, elle aussi et de manière très dynamique, par le poète Francesco Marotta : https://rebstein.wordpress.com/2022/03/02/nota-dellautore-su-il-crinale-puiseux/
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Cher Francesco,
j’avais sans doute 18 ans, sûrement pas plus de 20 ans. J’étais ce jeune alpiniste complètement sauvage et, je m’en rends compte maintenant, prenant des risques énormes dans des entreprises alpines particulièrement audacieuses. Ma famille était un désastre, par ailleurs sans aucun patrimoine. Je faisais tout pour partir en montagne, seul, depuis toujours me semble-t-il. Ce sont les jeunes grimpeurs, de très haut niveau, que je rencontre depuis quelques années, qui me montrent l’audace assez folle de ce que je faisais, je ne m’en étais jamais rendu compte : encore un jeune couple, de la trentaine je crois, que j’ai longuement rencontré à Luc en Diois samedi dernier.
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Donc vers 18 ans j’ai trouvé un « topo de voie d’alpinisme » décrivant l’arête nord de la pointe Puiseux, au Pelvoux, dans le massif des Ecrins, près de Briançon. Mon esprit s’est cristallisé sur cet itinéraire ; j’en étais sans doute capable. Mais cette fois il fallait un second de cordée. Là j’ai été stupide et tout à fait naïf : j’avais un camarade de classe qui était d’origine savoyarde, donc, ai-je cru, alpiniste. Je l’ai convaincu de faire cordée avec moi pour grimper cette arête nord.
J’ai eu un doute, d’abord je l’ai donc emmené dans une voie de difficulté moyenne, dans les Ecrins, mais assez longue : dès le premier tiers il a eu tellement peur qu’il s’est effondré et j’ai dû l’aider à tout redescendre, et avec très grands efforts. Il a définitivement renoncé. Plus tard il est devenu un homme de l’institution académique, un homme très conservateur et un poète catholique reconnu par les gens de ce monde là : un poète en chambre et, je peux te le dire, un lâche dans la vie.
Donc pas d’arête nord de la pointe Puiseux, mais j’y pense parfois. Soudain, pour une raison que je dirai probablement cet été, elle m’est revenue extrêmement présente ces jours derniers à Briançon.
(ceci dit, j’ai fait, jeune, d’autres très grandes voies au moins de cette difficulté ; et ce que je faisais avec les poseurs de signes de la montagne de Koyo, dans un style rocheux évidemment différent, demandait autant d’audace et d’ « engagement » comme disent les alpinistes).
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Représente-toi un très gros contrefort d’abord en rocher peu solide, qui naît d’un glacier très sauvage vers 2500 mètres d’altitude, puis l’arête elle-même se dégage très raide avec le vide quasi vertical à gauche et à droite de son fil, et arrivant au sommet de la pointe Puiseux du Pelvoux à 4000 mètres quasiment. Côté nord, donc assez peu de soleil, avec des passages en glace et en neige, et si une intempérie arrive c’est immédiatement verglacé voire couvert de neige fraîche et devient vraiment extrême ; mais dans les Alpes il faut savoir lire le ciel aussi, qui est très changeant.
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Représente-toi aussi que l’alpinisme est plus sauvage et finalement plus difficile dans les Ecrins qu’à Chamonix, car le rocher est moins solide et les montagnes sont plus massives, plus larges avec beaucoup de difficultés de repérage et de lisibilité pour trouver son itinéraire.
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Alors le titre de ce poème, pour moi, ne peut être Pointe Puiseux, car cela indique un sommet où s’asseoir pour contempler un paysage, voire pour (ce qui est pire et renvoie au puritanisme anglo-saxon qui imprègne encore fortement l’alpinisme) le « dominer ». Parcours de l’arête nord de la pointe Puiseux serait beaucoup trop long et assez descriptif ; c’est pourquoi j’ai choisi L’arête Puiseux, car cette formule désigne le mouvement d’ascension tout du long de ce très grand dénivelé.
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Cette voie d’alpinisme n’est pas très connue ; mais elle est quand même presque mythique. Allez, il y a du mythe un peu banal là-dedans, ce « jardin de légendes » du vieux classicisme grec ; mais déjà à mes 18 ans cette mythologie me paraissait un peu frêle ; sauf le mythe de Prométhée ; je relis encore maintenant très souvent le Prométhée enchaîné d’Eschyle et admire le héros archaïque à la parole claire, puissante (son extraordinaire première longue strophe quasiment au début de la tragédie), ce héros révolté ( la récupération christique qu’on fait parfois de lui me paraît une fourberie honteuse) qui donne feu, science, astronomie, etc… aux hommes que les dieux au contraire voulaient punir.
Mais finalement le dépouillement du jeune grimpeur qui monte sur cette arête (le poids du sac à dos est un obstacle majeur, donc quasiment rien dedans, à peine de la nourriture pour deux jours, un peu d’eau, un ou deux vêtements de secours, tout le matériel technique d’escalade étant en bandoulière autour du torse…), le dépouillement psychique surtout car la concentration doit être totale, et la volonté de même, ce dépouillement fait que l’on est entièrement geste sur la pierre et avec la pierre, souffle, poumon, yeux, mains touchant le rocher ou la glace… eh bien, laissons tomber bien évidemment les vieux accessoires des héroïsmes mythologiques antiques, oublions même Prométhée car nous sommes un jeune et nouveau Prométhée hors tout châtiment. Nous sommes la respiration du lieu vertical, nous sommes quelque chose de la montagne, nous sommes ce qui va. Animisme total. Animisme du mouvement. Nous sommes dans la même genèse que la surrection des Alpes. Ce que nous éprouvons alors c’est un bonheur d’aube du monde et de la personne. Le corps est léger. Le diseur n’a qu’à dire en écoutant le rythme du mouvement de l’ensemble. (cantastorie, cantore va très bien).
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Mais je pense que le poème doit se terminer sur le vers du bonheur actif qui construit la personne disante-grimpante et le monde, et non pas sur la métaphore (assez réelle d’ailleurs, on s’écorche beaucoup les mains en grimpant ce type de voie) des christiques mains en sang.
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Yves Bergeret
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L’arête Puiseux
Poème écrit à Briançon le 19 février 2022 et calligraphié, encre de Chine et acrylique, sur quatre diptyques de Clairefontaine 300g en format déplié de 24 cm de haut par 32, en pensant à une ascension rêvée il y a cinquante-cinq ans, l’arête nord de la pointe Puiseux, au Pelvoux.
Le poète Francesco Marotta propose cette version italienne vivante, ferme et limpide de ce poème : https://rebstein.wordpress.com/2022/03/01/punta-puiseux/
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1
Tu es poumon sans maître,
tu es aspiré dans le sillage de ton souffle,
en plein ciel plume noire sur la crête blanche,
ongle striant la crête,
ongle tournant la Terre, la vie.
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2

En haut des marches géantes
de vertigineux escaliers
voici, on dirait jardin aux légendes :
poteries ornées, oliviers noueux,
banquets dorés, petites fontaines…
en retournant un à un chaque épisode
tu arrives à Prométhée enchaîné.
Et il veut te parler ; tu chasses l’aigle pacotille
qui lui mange le foie.
Tu jettes au précipice le maigre jardin.
Plus de chaînes.
Maintenant te voilà légende, diseur.
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3
Diseur, tu ouvres l’oreille de la montagne.
Sa membrane vocale
est ta gorge.
Une pierre est ton œil.
La montagne t’entre par l’oreille.
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4
Au sommet le vent change la rotation de la Terre.
Sous la double pierre-œil
tu enfouis deux talismans
que très ému l’aïeul t’a donnés,
deux petits genoux en fer, creux et noirs.
Dedans : la phrase nouée, une question, une réponse,
d’où en pleurs de joie s’élancera le bonheur
pour, de tes mains calleuses, en sang,
construire ta vie et le monde.
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Yves Bergeret
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Les mains, la roche
Poème écrit à Briançon le 16 février 2022 ; grâce au poète Francesco Marotta, le voici dans une très belle traduction italienne (dans la deuxième partie de ce « post ») : https://rebstein.wordpress.com/2022/02/22/trascinarsi-sulla-schiena-in-mezzo-al-cielo/
1
Qui veut gravir écoute.
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2
Dans notre conversation naît la pleine lune
écoutant le bruit sourd de la marche des montagnes
dans ton avenir
et dans ma mémoire.
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3
La montagne t’offre sa longue fissure.
Tu lis sa page gauche sa page droite.
Ton corps est leur lien.
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4
Un nuage a posé ta montagne sur la mer.
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5
La montagne flotte sur ta vie.
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6
Tu plonges plus profond que la montagne
et du fond remontes entre tes dents
une joie d’or.
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7
La montagne ne choisit pas.
Elle est.
Fruit tombé du ciel,
fruit de joie.
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8
Le servile et l’empressé se trompent.
Bien trop libre
la montagne regarde leur talc
et le laisse.
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9
La face solaire de la montagne
est l’arc, la voute de ton rêve profond.
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10
La face salée de la montagne
est le balancier de tes épaules,
l’une puis l’autre, tu nages ainsi.
Dans ton sillage nage la montagne.
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11
La montagne t’écorche les mains.
Tes mains portent la montagne
à l’incandescence.
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12
Une prise rocheuse ne prend rien.
Elle délivre la joie.
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13
Elle attend tes mains, la montagne,
pour chanter.
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14
Tes mains donnent forme au vide vertical,
au destin hermétique de la montagne
qui entre dans le tien.
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15
Qui chante dans les pas de l’autre,
la montagne ou toi ?
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16
Tes mains s’enracinent
dans les racines de la montagne.
Chaque prise est votre fleur gémellée.
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17
Qui prend le devant
sur le désert de l’incompréhension,
la montagne ou toi ?
Qui va devant
sur la mer omnisciente,
la montagne ou toi ?
.
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Yves Bergeret
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Ramper sur le dos en plein ciel, à Céüse
En regardant une photo (d.r.) montrant Harold Bruce en pleine ascension de la « rampe de Natilik » le 15 janvier 2022, sur la face est de la falaise sommitale de la montagne de Céüse, près de Gap.
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Céüse est une montagne conique sans la pointe.
En haut de la montagne une couronne calcaire.
Un cou
pour y poser le ciel.
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Cou moulin à prières.
Couronne à tourner, à visser, à entendre.
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Roue à engrenage du temps des terres.
***
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Qui veut gravir écoute
.
Gravir Céüse en hiver :
quand la terre se refait
et quand l’eau gèle, neige ou glace,
pour au dégel s’offrir
au fond de la nappe phréatique.
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Gravir en hiver
quand on ne sait si la montagne
serre ou desserre les mâchoires.
***
Très haut, en pleine paroi
se glisser dans l’interstice
incliné sous l’énorme surplomb
entre les deux mâchoires surgies là
et alors entendre le très grave récit
ourdi dans l’œsophage de la montagne.
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Ramper dans l’interstice, sur le dos ramper,
avancer ramper,
entendre en son travail
l’estomac de la montagne.
***
Sur la mâchoire inférieure
s’appuie le dos qui rampe. Tu rampes
en plein vide
avant de reprendre escalade verticale,
au dessous tu entends tout le bruit du vide,
du vide immense
qui donne sur les forêts que l’hiver givre,
qui donne sur les champs, sur les villages,
sur l’horizon là-bas infini,
qui tous, du proche au lointain,
attendent la phrase qui va sortir
du long frottement de ton dos
sur la bouche, sur le très haut bas
de la bouche de la montagne,
tes trente-trois vertèbres,
ses trente-trois dents, trente-trois syllabes
de la montagne ta mère née au fond des mers
et déjetée en plein ciel
quand un sursaut nous jeta tous dans le sens.
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Et si la montagne ouvrait la bouche,
tu tomberais.
Mais une montagne ne braille pas.
*
Yves Bergeret
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Poème à Douarnenez
créé à l’encre de Chine, au lavis et une pointe d’acrylique bleu, sur cinq diptyques de Clairefontaine 180 g au format déplié de 24 cm de haut par 32, à Douarnenez le 20 janvier 2022.
Le poète Francesco Marotta le propose ici avec vigueur, clarté et luminosité en italien : https://rebstein.wordpress.com/2022/01/31/poeme-a-douarnenez/
Il fend la brume,
il libère le ciel,
le voyageur affamé.
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Fougères dorées
désobéissantes fugueuses
sauvages.
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Persévérante main
sur les cordes du violon
sur le crayon sur le pinceau
qui ne vibrent
que si l’air est libre.
.
*
Poussant ses racines sous le plomb
le chêne,
le soulevant, l’inclinant,
« prends mon bois », te dit le chêne.
.
*
Crevassées mains
sur la corde et la barre,
tavelées mains.
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Amarres moussues,
proue rouillée,
chalut cent fois recousu,
algues à la quille,
on se forge comme on peut.
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*
« Allonge la carène,
déploie la charpente,
te dit le chêne.
Jamais assez beau ne sera le navire,
assez belle la demeure
pour accueillir tous nos frères voyageurs. »
.
Elle fend la brume,
elle libère le ciel,
la pleine lune
qui baise les joues salées des voyageurs.
*
Yves Bergeret
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La découverte infinie
Le poète Francesco Marotta, dans sa langue ferme, sensible et musicale, propose la traduction italienne de ce poème, ici : https://rebstein.wordpress.com/2021/12/29/la-scoperta-infinita/
*
Devant marche l’un, un peu voûté :
comme un dernier voyage.
L’autre le suit, s’attarde,
découvre collines et vallons de la vie,
salue les passants.
Puis ils viennent s’asseoir à la table voisine.
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Chacun est un arbre
aux branches noueuses,
remuantes jusqu’à leurs extrémités,
écartant en silence l’espace.
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Aux fourches des branches :
des nids tièdes, des mousses,
des pumas somnolents,
des nuages allant à leur pluie.
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L’un replie comme voiles fatiguées
ses coffres de mélèze, sa maison en roses des sables.
N’a nulle idée de les emporter avec lui
en bas de la cascade quand il sera temps d’y être jeté.
Seuls, ses os et sa tête s’y fracasseront.
Personne ne les ramassera
et il est très bien qu’il en soit ainsi.
Tout simplement coffres et maison,
il les donne.
.
L’autre refuse.
Ses yeux noirs sont la lune de midi,
le soleil de minuit.
Refuser c’est tendre le miroir rond
où l’un, secret, découvre,
courbé, accepte
que coffres et maison aient des cœurs,
aient des souffles.
Et courent. Jeunes pumas
qui n’ont nul besoin de chasser et tuer.
.
Chaque nuit les branches grossissent
et poussent ; l’écorce étriquée craque.
Chacun est un arbre qui s’éloigne de l’autre.
Sans lui tourner le dos
car aucun arbre n’a de dos.
Les pumas aux fourches observent
sans crocs : les pluies les leur ont limés.
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Les nuages infertiles sont feuillage
d’automne aux branches.
Mon carnet reçoit mortes les feuilles dorées.
Les sèches feuilles craquantes
sont les ocelles des pumas.
Car leurs pumas se découvrent splendides.
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Leurs pumas sautent de joie, en cris d’enfants
comme quand lui, le père, essayait de crier
aussi fort que le fils
qui s’éclaboussait dans les vagues de minuit
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et le fils brisait la pleine lune en reflet
dans les vagues bruyantes
et le père voit dans les yeux du fils
le soleil de minuit la lune de midi
tendant d’affectueux et virils messages
et le père se voûte un peu plus pour les comprendre.
.
*
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Yves Bergeret
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Le grimpeur sur la mer
La montagne est posée sur la mer.
La montagne ne touche pas la mer.
La montagne flotte dans l’air.
L’air la souffle.
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Sa face est verticale. Tu grimpes sur elle.
Tes talons à des centaines de mètres de haut
surplombent la surface des eaux.
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Tes voûtes plantaires te portent
par dessus le sel, l’air, l’eau tout en bas.
Deux petites arches d’os, de peau, d’un peu de muscle,
c’est ta vie par la gauche, les mots,
par la droite, le regard.
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Va, grimpe, écoute la roche chanter
et la mer respirer.
Le moment le plus beau est de grimper
en traversant horizontalement
de la gauche à la droite la face de pierre.
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Toujours des centaines de mètres au dessus de l’eau,
toujours talons dans le vide,
tu es l’aiguille qui tire le fil de la vie
d’un bord du monde à l’autre,
du levant au couchant.
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Tu tires le fil de la vie
de la naissance perpétuelle
jusqu’au grain rugueux du calcaire
qui fait tes os, tes chevilles, ton front.
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Tu es le léger fil de chair, os et ligaments
qui supporte la montagne
qui suspend la montagne
pour qu’elle ne s’enfonce pas dans la mer ;
la volonté absolue d’être libre
tu la couds à l’air où la parole cherche
ses plus claires gorges, ses plus fines oreilles.
*
d’une voie d’escalade non facile, entre ciel et mer, face à l’horizon, à la Calanque de l’Oule, près de Marseille, que Harold Bruce, grimpeur néo-zélandais, a réalisée avec Cédric Meaux le 11 décembre 2021 ; et moi aussi, mais il y a cinquante ans. [Photos Cédric Meaux, grimpeur et photographe : https://www.flickr.com/people/mox2013/ ]
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Dans cet enregistrement je dis le poème : https://www.dropbox.com/s/vxhhoox64yuz83c/AUDIO-2021-12-21-09-09-53.m4a?dl=0
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Yves Bergeret
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Ce poème se lit en italien, dans une traduction dynamique et ferme, aérienne, du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2021/12/20/lo-scalatore-sul-mare/
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A propos de LA RIEUSE, une lecture de Sandrine Péricart
Sandrine Péricart, dans un mail ce matin, fait part de sa lecture et relecture du poème publié sur ce blog la veille : La rieuse | Carnet de la langue-espace (wordpress.com)
Yves,
C’est un beau poème, un impressionnant poème, dont les vingt et une strophes toujours relancent le rythme, toujours étonnent, et ce de vers en vers jusqu’à la presque fin sanglante : un rire, qui comme un sacrifice animiste, tuerait ou se mutilerait pour maintenir la continuité du monde.
Dans la force de ce rire grave, et presque indécent, me marque d’abord une oscillation entre haut et bas, nuage et terre ferme ou eau écumante, jouissance et impuissance, baume et sel. J’hésite : se méfier des créatures extraverties, aux cheveux dépeignés, ces gorgones. De mes propres clichés, de mes jugements aussi, que ce poème me révèle.
Le rire me semble d’ici et surtout d’ailleurs.
D’ici : l’énergie extravagante d’une vieille femme opposant au monde la force de sa volonté, de son délire.
D’ailleurs : le rire crée un autre monde, peuple ce monde de ses manques, ouvre d’autres horizons, des perspectives et des abysses, s’en échappe et y revient, semblable et différent : continuité et rupture.
Les hommes d’abord, en sont comme privés de parole ou sourds, rivés au sol.
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Puis, aux relectures suivantes, haut et bas se réconcilient ; le rire est moins hirsute, les hommes rêvent aussi, le rire est un cheval de proue sur le bateau des migrants, le rire est leur rêve et son renoncement.
Enfin, mère, la femme accomplit-elle les rites de la vie, donnant naissance et veillant les morts, aussi ?
Car elle accomplit inconsciemment quelque rite de refondation du réel, n’est-ce pas ?
Je pense aux femmes aînées qui chantent.
Quoi qu’il en soit le poète nous ouvre un monde derrière ce rire, le décline, lui donne généalogie, descendance, grandeur épique, harmoni(qu)e.
Oui, c’est vraiment très beau, à relire, encore.
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Sandrine Péricart
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