Rue-regards, rue du Faubourg saint Denis, Paris
Cycle de dix poèmes écrits et peints par Yves Bergeret du 16 au 19 avril 2016 à Paris, rue du faubourg Saint Denis, sur un cahier de 20 cm de haut sur 16 cm de large, avec encre, acrylique et collages
1
Immobile en plein trottoir après la pluie
les mains dans les poches
les pieds écartés
faire viril.
Une flaque de lâcheté brille sous les pieds.
Dans ce miroir ne jamais regarder.
2
Les rides au coin des yeux
pour propulser plus vite plus vite
le regard et sa flèche
vers le parfum aux longs cheveux blonds
qui fuit en face.
3
Avec sa très grosse monture de lunettes
il accommode le monde
à sa leste main. Il le croit.
Aïe, le monde qui se heurte au verrou
ne plonge jamais dans ses yeux.
4
Il laisse marcher son enfant
devant lui dans la foule du trottoir
parmi poubelles , affiches décollées,
lampadaires morts.
Il ne tient plus son fils par la main,
garde les yeux sur ses petites épaules.
Aux épaules le fils n’a pas encore froid.
5
Veste usée à capuche grise
il glisse vers le bas de la rue,
ses yeux si enfoncés, si éteints,
encore si loin dans sa mémoire
que son esprit ne le suit qu’à distance
très grande, et peut-être son corps aussi,
oiseau maigre avant de tenter
une nouvelle migration.
6
Lever les sourcils, cogner
le goudron d’un martial talon
puis de l’autre. Cambrer le bas du dos,
plisser le front. Avoir des yeux gris
et observer par dessus les toits
ricaner le dieu stupide
qui l’abandonna.
7
Et la rue, manchote, que voit-elle ?
Avec ses yeux crevés jamais crevés
avec ses yeux encroûtés de larmes beige
elle perçoit, comme une vache énumérant
l’herbe par brins, ce qui tombe
en pluie bruyante d’entre les dents de la foule
et d’entre les pas pressés des fugueuses ;
elle perçoit et tait ces phrases noires
qui se heurtent violemment
et n’ont jamais de réplique.
8
Rentrer la tête dans les épaules,
coller l’oreille sur le cellulaire
appuyé sur la clavicule,
enrouler les yeux sur le fil
de la conversation avec Marseille,
rectifier la rue puis la couder
dans une poche trouée.
9
Au lieu d’images, de volumes, de lignes,
de couleurs, d’écritures
elle identifie du bout de sa canne blanche
les marées hautes et basses de la rue
et les fuites radicales de son humanité
aux pieds percés.
10
Jetant les yeux à gauche et à droite
et encore trois fois
elle s’apprête à traverser
mais elle est vraiment folle
car on ne sait jamais ce qu’on coupe
dans un fleuve hurlant.
*
*
Ruisseau incrustant, avec Soumaïla Goco [3]
Poèmes d’un livret (20 cm de haut par 21 ; en quatre exemplaires) avec chacun onze dessins de Soumaïla Goco Tamboura faits en février 2007 à Nissanata, dans le nord du Mali : Yves Bergeret lui avait donné deux cahiers d’écolier de 48 pages de papier quadrillé avec marge, comme il en demandait sans cesse. Peu de jours après il les rend au poète, une feuille sur deux étant dessinée. Il s’agit de « génies » invisibles, de tortues sacrées, de grenouilles, de lézards géants, de pintades, d’ânes, de chauves-souris et aussi de signes orthogonaux abstraits qui selon le besoin sont des figurations de parcelle cultivée près d’un puits dans le désert ou d’un jet de cauris pour la divination ; poèmes écrits à Die par Yves Bergeret du 7 au 10 avril 2016, peintures, encres et collages étant faits par lui aussi en même temps.
On peut lire ce cycle de poèmes traduits en italien par le poète Francesco Marotta, et dans une mise en page bilingue qu’il a réalisée, à cette adresse : https://rebstein.files.wordpress.com/2016/04/yves-bergeret-ruisseau-incrustant1.pdf
***
Voici ce que cloué à sa terre lointaine
le chroniqueur nous dit.
Ecoutez-le
car il taille sa pensée dans un matériau
qui entrerait bien dans la carène que nous élaborons.
*
« Je suis esclave, dit-il.
Je ne sais même pas de quel maître.
Voyager m’est impossible, interdit,
incongru. Je broute ma vie
autour de mon rocher.
*
Mon rocher est impossible, interdit,
incongru, invisible. Il est pure mémoire.
J’ignore à qui tient cette mémoire.
Elle est de vous comme de moi.
*
Je l’explore et je la dis.
En la disant je lui donne le jour.
Mon beau rocher, tu es vaste et creux
et vibres de ma voix.
*
Des esprits effroyables, des génies,
des monstres des divinités sans bouche
habitent les étages intérieurs de mon rocher.
Ma voix les caresse,
ils me concèdent des pactes.
*
Aux esprits et aux dieux de mon rocher
je rends visite. Je monte dans ses étages
m’acquittant en péage de chevreaux, de poules,
de certains chants que je rythme
en battant de mes pieds nus la roche écarquillée.
*
Mon ascension est mon récit qui va.
Si je grimpe dans le rêve de ma mémoire
je grandis hors esclavage. J’ai assez de vie
pour remonter le cours d’un ruisseau sec
au cœur de mon rocher.
*
Vous me suivez vers le haut de mon grand rocher
écoutant le rythme de mes pas sonores
sur les concrétions que laissa l’eau :
nous voilà tous parole, musique et eau.
*
Nous voilà tous parole ferme comme roc,
claire musique comme résonance du lit sec du ruisseau,
eau sauvage enfuie comme le cœur libre
qui bat en contrepoint de mon chant.
*
L’eau enfuie est légère comme la vie libre
que jamais je ne broute.
Du verbe migrer j’ignore l’usage
mais cherche toujours au cœur de mon rocher
une pierre philosophale.
*
Je chante infatigable mon chant minéral
qui dans l’immense roche de ma mémoire
creuse toujours le lit du ruisseau incrustant
qui nous dessine une colonne vertébrale,
creuse colonne nous portant tous
vers l’utopique carène
dans le rond de la mémoire,
dans le mouvant chaos salé. »
*
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