Archive | mars 2017

L’Eau (4), Nageur, avec Francesco Marotta

Poèmes et traductions de Francesco Marotta & Yves Bergeret

*

Récit créé en trois exemplaires par Yves Bergeret du 18 au 21 décembre 2016 à Paris sur quatre quadriptyques horizontaux de format 21 cm x 48 sur Fabriano bistre 250 g, avec collages et gestes d’encre de Chine, lavis et acrylique. En contrechant ces poèmes s’enrichissent des strophes de Francesco Marotta. 

Celui-là, son bateau s’est disloqué

dans la tempête. A une planche s’accrocha.

Puis nagea vers là où le soleil se lève.

Et c’est déjà trois jours qu’il nage.

Tête gardant hors de l’eau. Sans aucun poisson

dévorer cru. Sans aucun cadavre détrousser

de ses compagnons matelots qui alentour

le premier jour flottaient.

 

Et ses os brisés par la chute du mât

il ne chercha pas à les recoller

car après tout moulin aux ailes folles

donne plus belle encore la farine de la parole.

Le cinquième jour à midi depuis le sud

une montagne aux racines rognées

en flottant s’approcha de lui.

Mais de plus près il vit que deux câbles sanglants

la retenaient tout juste à l’eau, qu’elle ne flottait pas,

qu’elle glissait comme un nuage à mi hauteur du désespoir.

Et que ses sept crêtes avaient pour substance

et semences les rêves des hommes agités dans leurs villes d’esclaves.

 

Dans l’après-midi du sixième jour

la montagne l’atteignit et vint se caler

dans le creux de sa paume gauche.

Alors il serra sa main. Et quand il la rouvrit, ils firent

ensemble un bond si grand

qu’ils dépassèrent le gouffre où chaque matin naît le soleil

et beaucoup plus loin trouvèrent enfin un socle lisse

où vivait tel un enfant chaque mot.

Et chaque mot croissait

et s’apprenait pour lui-même irrémédiablement la beauté du monde.

 

La sua barca andò distrutta

nella tempesta. Aggrappato a una tavola

si mise a nuotare in direzione del sole nascente.

E’ da tre giorni ormai che nuota.

Tiene la testa fuori dall’acqua. Non un pesce

da divorare crudo. Nemmeno il cadavere da depredare

di qualcuno dei suoi compagni che il primo giorno

galleggiavano tutt’intorno.

 

Non cercò di sistemare le sue ossa

fratturate dalla caduta dell’albero

perché ogni mulino dalle folli ali

rende ancora più bella la farina della parola.

 

Il quinto giorno, verso le dodici, da sud

una montagna dalle radici tranciate

gli si avvicinò galleggiando.

Quando fu meno distante, vide che due cavi insanguinati

la trattenevano a pelo dell’onda, che non fluttuava,

ma scivolava a mezza altezza come una nuvola disperata.

E che le sue sette creste avevano per sostanza e semi

i sogni degli uomini irrequieti nelle loro città di schiavi.

 

Nel pomeriggio del sesto giorno

la montagna lo raggiunse e venne ad appoggiarsi

nel cavo della sua mano sinistra.

Allora serrò la sua mano. E quando la riaprì, fecero

insieme un salto così grande

da superare l’abisso da cui ogni mattina nasce il sole

e molto più lontano approdarono in un luogo pianeggiante

dove viveva, simile a un bambino, ogni parola.

E ogni parola cresceva

imparando a conoscere per sempre la bellezza del mondo.

*

Come ogni notte, attendo l’arrivo dell’alba
soffiando via dagli occhi
il sale che l’onda impietosa
deposita a strati sul mio volto.
Tra le mie mani che annaspano
sento crescere e avvampare
il fuoco arcuato della morte.
Nell’aria che preme all’altezza dello sguardo
rivedo il deserto bianco
dove sono nato, la pozza limpida della mia infanzia
gli anni prosciugati dalla mia assenza
il tempo inabitabile del mio migrare
il sangue fertile col quale tracciavo segni
sulla mappa del mio ritorno.

 

Negli specchi della solitudine
visito la dimora delle mie piaghe, lo spazio
lacerato tra sogno e sogno, l’aspra vertigine
del rimpianto che recide parole alla mia voce.

 

Mormoro in silenzio
il nome dei compagni annegati
alla stella malata che sul mio sentiero
costruì il suo nido. Chiedo alla notte
che sciama insieme alle sue ombre
di restituire alle mie pupille
la speranza di un approdo
senza dolore, il respiro dell’orizzonte
che si colora di suoni
come una madre in attesa che cova nel grembo
la parola che cura ogni ferita.

 

In queste acque ho ritrovato me stesso
la mia memoria, il mio coraggio, il mio futuro.
Sostenuto dal coro dei naufraghi
ora nuoto sicuro verso la terra
degli uomini, là dove da sempre si coltiva
l’arte fraterna dell’incontro.

 

Comme chaque nuit j’attends l’arrivée de l’aube

d’un souffle chassant de mes yeux

le sel que sans pitié la vague

a déposé sans fin sur mon visage.

Entre mes mains qui se démènent

je sens croître et brûler

le feu arqué de la mort.

Dans l’air qui me presse le regard

je revois le désert blanc

où je suis né, la mare limpide de mon enfance,

les années que mon absence assécha,

le temps inhabitable de ma migration,

le sang fertile avec lequel je traçais des signes

sur la carte de mon retour.

 

Dans les miroirs de la solitude

je visite la demeure de mes plaies, l’espace

déchiré entre rêve et rêve, le vertige âpre

du regret qui prive ma voix de tout mot.

A l’étoile malade qui sur mon sentier

construisit son nid

je murmure en silence

le nom de mes compagnons noyés.

Je demande à la nuit

profuse en ses ombres

de rendre à mes pupilles

l’espoir d’accoster

sans douleur, le souffle de l’horizon

qui prenne la couleur des sons

comme une mère en attente couvant en son sein

la parole qui soigne toute blessure.

 

Dans ces eaux je me suis retrouvé moi-même,

j’ai retrouvé ma mémoire, mon courage, mon avenir.

Soutenu par le chœur des naufragés,

sûr, je nage à présent vers la terre

des hommes, là où depuis toujours se cultive

l’art fraternel du dialogue.

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Rosée, épiderme – église San Giovanni Evangelista, à Piazza Armerina

Dans le tortueux resserrement médiéval du centre ancien de Piazza Armerina, au cœur de la Sicile, le ciel s’efface. Dans ce quartier, parmi les ruelles étroites, les façades ocres, les balcons ornés, les frontons à la grecque, voici : un seuil de quelques marches. Si on franchit ce seuil, on entre dans l’extraordinaire nuée de couleurs de l’église San Giovanni Evangelista ; j’ai déjà parlé de son doux tumulte. Il porte finalement vers un chant choral féminin tout le mouvement de cette église dont l’intérieur est complètement couvert de fresques. Cet article se lit sur ce blog à cette adresse :  https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2016/10/20/limage-et-la-parole-trois-elans-de-piazza-armerina-en-sicile/

Sombre, le bas des murs de la nef et du chœur pousse le regard vers le haut, clair, lumineux, orangé. Tout ici est peinture. Ce baroque tardif, en général du dix-huitième siècle, prolifère par peinture et non pas sculpture ni stuc. La peinture est partout veloutée, même dans le sombre du bas des murs, qui presse vers la voûte. Le bas dit la contraction, souvent dramatique, du monde qui s’efforce de remonter vers une vision libérante. Les fresques de la voûte ouvrent cette vision : celle de l’Apocalypse de Jean. A la voûte depuis le fond de la nef en allant vers le chœur les fresques posent explicitement d’abord le « je suis l’alpha et l’oméga » puis Dieu le père puis une vision que Jean décrit ainsi : « j’ai vu une femme vêtue de soleil avec la lune sous ses pieds ; et j’ai vu la chute du diable sous la lance de l’archange Michel » ; enfin la fresque de la coupole du chœur est une adoration de l’Eucharistie. La peinture suit et paraphrase ce grand récit explicite. Or elle le fait, si je puis dire, juste un temps avant lui : et c’est ici toute la puissante originalité de cette église.

La prolifération des fresques, sur la moindre surface basse ou sommitale à l’intérieur de l’église, ne laisse dominer aucune couleur. Tout est en transformation, en variation de luminosité. L’ensemble est brumeux, mobile, enveloppant, quasiment sans distance ni transcendance. La peinture enveloppe tout, presque tactilement. Mais basé sur la transcendance le dogme chrétien s’oppose à cette immédiateté tactile et reconduit le peintre vers l’impérieuse nécessité du grand récit mythique, sur les voûtes.

Ce qui rend sensible et sensitivement perceptible ce mouvement du tactile au transcendant, ce sont quelques personnages étranges, a-chromes : seulement en camaïeu de gris clair. Ils sont présents-absents. Font une sorte de moment en creux dans la peinture chatoyante. S’avancent à l’avant-plan de la fresque ou fuient au loin mais vers un lointain dont le sens est inaccessible ; et qui n’est pas le seul lointain ici possible, celui de la vision apocalyptique. Quatre personnages a-chromes, très nets, deux en voûte, deux sur les murs du chœur. Ceux de la voûte, dans un geste déconcertant, portent à bras tendus la fresque de couleurs ;

 

ceux dans le chœur, sur les murs qui se font face de part et d’autre du maître-autel, annoncent, juste avant elles, les scènes des fresques : une adoration des rois mages et une adoration des bergers. Chacun de ces quatre êtres a-chromes, éventuels anges, recule le temps peint en couleur, s’en écarte, s’en dispense. Et justement ils rendent encore plus perceptible le mouvement spécifique de l’immense peinture de cette église.

 

De plus les siècles qui passent, les intempéries et sans doute des négligences dans le passé font aussi bouger, mais d’autre manière, ce qui a été peint sur la pierre ou rarement sur la toile : la peinture, au fil du temps, se desquame. L’image devient ainsi un être vivant, qui a son temps de vie et les naturels vieillissements de l’âge. Deux desquamations sont ici spectaculaires. L’une, au-dessus de la petite porte d’entrée de cette église – qui n’est pas de grande taille -, montre une scène horrible de décollation d’un martyr agenouillé ; tout comme sa tête roulera au sol, par écailles les pigments de la fresque s’en vont et disparaissent.

Sur le mur opposé et donc face à la porte d’entrée, la première peinture, elle sur toile, qui se voit quand on entre dans l’église est celle du martyr, selon une légende, de saint Jean l’évangéliste. Une décoration baroque l’entoure, quasiment la seule en relief dans l’église. Peinte par Corradini vers 1600, la toile figure la mise à nu du saint qui va être plongé dans une cuve d’huile bouillante à l’arrière-plan à gauche, mais sa peau nue restera insensible. C’est encore un dévoilement, un dénudement.

Enfin sur ce même mur nord une autre peinture anonyme de retable, sur toile, du dix-septième siècle montre une sombre crucifixion du Christ ; certes la toile avait été longtemps oubliée, roulée sous un escalier du couvent des Bénédictines cloîtrées à qui appartient l’église. La peinture, restaurée il y a deux ans, s’était abimée. Or c’est justement la peinture figurant la peau du Christ qui se desquame. Logiquement. Logiquement dans le processus de retrait du jeune dieu hors de son corps humain, hors de son incarnation passante. Et la peinture elle-même se révèle alors comme peau, comme enduit temporaire, baume à temps limité, habillant puis se desquamant : la peinture est instable.

 

Ces desquamations aident à comprendre que tout dans cette église prend un sens original. C’est ainsi que l’entre-tissage de ces couleurs veloutées dont aucune ne s’affirme en dominant les autres est l’équivalent d’un balbutiement des langues humaines. Avant qu’elles ne se réunissent et s’unissent dans une prière ou un chant. Cette église est « avant » quelque chose, avant quelque parole unique. La couleur de la peinture y frémit partout ; la couleur est la rosée de l’aube d’un jour à venir. Les nuées colorées, les voûtes en brumes vaporeuses répondent aux scènes des murs dramatiques de la nef et aspirent regard et sensibilité vers le haut qui annonce une aube de jubilation et d’allégresse, par jeu de couleurs.

C’est alors que la couleur, c’est-à-dire la peinture du sombre vers le clair, est légère « humeur » du sacré, en quelque sorte la sueur du divin, son excrétion humide, vraie rosée, la sueur douce du sacré, ou sa sève, ou sa salive. Et d’ailleurs tous ces « ou » participent à l’hésitation et au basculement volatil de l’église-œuvre peinte.

 

La couleur en ses changements subtils est ce qui se dépose sur ces murs et ces voûtes lorsqu’un souffle divin humide, une haleine joyeuse effleure des objets, ici des profils humains, des formes humaines en mouvement. La couleur est cet embrun qu’une mer sacrée dépose sur des écueils, sur des îles Eoliennes. Les îles surnagent dans la grande vague d’une création indéterminée, d’une création mobile et en devenir, comme la mer, continuum en création permanente.

 

La couleur dans cette église est identique au chant choral des religieuses bénédictines assemblées derrière les claustras du fond de la nef, dont ensemble les voix variées accompagnent épisodiquement le bourdon perpétuel du dieu originel et le récit mythique indiqué à la voûte et célébré rituellement au maître-autel.

 

Les fresques de San Giovanni Evangelista de Piazza Armerina ont peu à voir avec la chapelle Sixtine au Vatican où la peinture est la scansion rythmée, puissante et confiante, de l’homme de la Renaissance. Elles ont peu à voir avec Saint Ignace à Rome et sa maîtrise scénique de la théâtralité. Elles ont peu à voir avec l’église du Gesu à Rome qui met en scène un vaste mouvement de contrebasses et de violoncelles de cette réalité symphonique que gère la Compagnie des Jésuites. Elles ont peu à voir avec Saint Nicolas à Prague où les fresques des murs et surtout des voûtes sont la partie haute du chant de l’architecte mélancolique de l’Europe centrale.

 

Ici la couleur-peau qui croît et passe, naît et se renouvelle, comme l’épiderme du corps humain, qui hésite et va son simple chemin de vie, enrobe le peintre flamand, Guglielmo Borremans. Né à Anvers en 1672, corps et regard formés par les plaines, les brumes et les polders de la Flandre maritime, dès son jeune âge il développe longuement son travail en Campanie, Calabre et enfin Sicile. Le voici immergé à Piazza Armerina dans cet espace archétypal et mythique des collines lourdes, solaires et secrètes, souvent dénudées, argileuses et gréseuses du centre de l’île au centre de la mer.

 

Borremans a été agrippé par ce peu de parole du centre de l’île, parole de pudeur ou d’omerta, de drame et de fierté, peu de parole qui se réconcilie peu avec elle-même, mais imagine au loin sa permanence, ses embruns sur quelques récifs, ses éclats de révélation et, ici, d’Apocalypse. Par son travail de peintre, c’est-à-dire, d’artisan de la lumière et de la couleur, il en montre ici le cheminement, en cours d’accomplissement.

 

Et d’ailleurs certains esprits contemporains libres et puissants, mes amis de Piazza Armerina même, portent de l’avant ce mouvement de révélation, hommes-récifs. Hommes-rocs de modernité où la mer, mer désaltérante enfin, déposerait un jour son sel pour devenir notre grand dévoilement, notre dénuement, notre dénudement. Autrement dit une parole claire. Divinement claire. Ethiquement claire. Une parole qui n’appartient à personne : c’est le paradoxe somptueux de Piazza Armerina, ville de contrepoints et d’espoirs.

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Autre métaphore possible : l’église peinte de San Giovanni Evangelista est l’intérieur d’une nuée volcanique dont la cendre est la couleur variante, s’assombrissant lorsque retombant elle s’approche du sol. Se déposant alors en lambeaux de peau, qui sont autant de personnes humaines, voire simples bribes d’épiderme desséché. Des peaux qui se font elles-mêmes personnages. Et ne peut se savoir si la personne est vêtue de peau qui se desquame ou s’il ne s’agit pas simplement de peau sur peau sur peau, longue histoire, long récit d’un dévoilement, d’un écorchement, d’une révélation ; et ici le christianisme a inventé la fin des perpétuels sacrifices des boucs émissaires en un seul sacrifice ascensionnel.

Yves Bergeret

 

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Carène, les migrations, la Sicile, par Antonio Devicienti

La version originale italienne de cet article d’Antonio Devicienti se lit ici : https://vialepsius.wordpress.com/2017/03/08/yves-bergeret-le-migrazioni-la-sicilia-carene/

ou ici : https://rebstein.wordpress.com/2017/03/08/carena-approda-a-teatro/

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Yves Bergeret revient en Sicile pour réaliser un projet non seulement ambitieux, mais qui immerge de manière définitive et irréversible son écriture et celle de tous dans la réalité contemporaine : porter au théâtre à Catane (en collaboration avec l’excellente metteuse en scène Anna Di Mauro) son grand poème épique Carène, encore inédit sur papier – mais dont Yves lui-même dans son espace Carnet de la langue espace et Francesco Marotta (remarquable traducteur en italien du poète français) sur le site Dimora del Tempo sospeso ont offert d’amples extraits.

 Carène est une Odyssée contemporaine. Ses héros-Ulysses sont des personnes en chair et en os qui vivent encore maintenant, encore dans ces instants-ci leur réalité de migrants. Les noms des héros de l’épopée rappellent par assonance les noms réels des migrants avec lesquels Yves est entré en contact en Sicile ; il a reçu le récit de l’histoire personnelle de chacun. Il a travaillé avec eux à ses poèmes-peintures typiques. Il est resté en contact aussi avec eux lorsque périodiquement il s’est éloigné de la Sicile pour périodiquement y revenir, en écrivant comme en prise directe Carène. Et ces Ulysses-migrants, Ulysses-marins-de-la-vie sont de très jeunes migrants maliens et sénégalais et en même temps des hommes très anciens qui portent dans leur chair et dans les stratifications de leur mémoire des millénaires de civilisations et de migrations.

C’est ainsi que Alaye, un des protagonistes, s’appelle en réalité Ali et Husséni Séni, deux jeunes migrants qui, dans leur vie quotidienne loin d’être facile possèdent une volonté inflexible d’étudier et de trouver leur propre voie. Ils ont en plus des fonctions de médiateurs culturels auprès de leurs propres compagnons de migrations et au sein de la très compliquée réalité sicilienne et italienne dans laquelle ils sont arrivés (réalité, il convient de le souligner, pas toujours bienveillante dans les échanges qu’ils ont avec elle, mais parfois – et j’emploie en toute connaissance de cause ces paroles – raciste et esclavagiste) ; autrement dit ils essaient d’être des esprits capables d’observer, d’analyser, de comprendre et de faire comprendre la migration dans chacun de ses aspects, dans chacun de ses retournements géographiques et politiques : et les flux migratoires sont aussi, dans de nombreux cas et dans certaines situations, un pur commerce de personnes, un achat et vente d’êtres humains (peu importe leur provenance, âge, sexe) réduits en marchandises soumises à tarifs, rançons, menaces si nécessaire.

2 Alaye au marché aux poissons de Catane, 6 mars 2017

Au projet en cours de montage Ali collabore, au sein de l’équipe ; son rôle est celui de conseiller culturel, car il a la capacité de développer une réflexion articulée sur la réalité migratoire et sur ses rapports avec les populations locales, tandis que Séni est particulièrement attentif aux rapports entre territoires de départ et territoires d’arrivée.

Yves, quant à lui, radicalement aux antipodes du type de l’intellectuel européen sédentaire et satisfait tant de soi que de sa propre érudition, est un écrivain migrant, incapable de rester immobile en un lieu, encore moins entre les murs asphyxiants d’un atelier : la haute montagne, la mer, le désert, l’espace qui se dilate habité tout à la fois par le vent-lumière, par l’œil infiniment curieux de l’être humain, par les appels des oiseaux et l’imagination illimitée du poète, par la mort violente de si nombreux frères en humanité et en culture, et par le désir de compréhension et de rencontre, ces espaces très vastes accueillent Carène et en restituent l’écho nécessaire qui, violent et imparable,  frappe aux portes de la conscience européenne.

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Et il n’y a pas à s’étonner, alors, que des mots écrits à l’encre sur la page veuillent se faire personnages qui agissent et parlent avec des voix d’êtres humains, personnes qui se montrent elles-mêmes (leurs corps, leurs passés, leurs présents) à d’autres personnes – les mots du grand poème épique sont enflammés et solennels, doux et désespérés, courageux et profondément humains : la Sicile, terre des contradictions les plus profondes et des élans les plus inattendus, vraie région de frontière entre un monde poussé au désespoir et un autre plus souvent fermé et incapable de compréhension, accueille ce poème épique-en acte qui n’appartient pas à la mode, pourtant répandue, d’une certaine littérature européenne qui se penche, avec condescendance et pitié, sur la réalité des migrations : Bergeret non seulement vient parler et vivre avec les migrants mais aussi crée concrètement avec eux poèmes et peintures, dialogue avec eux aussi en vers et en peinture, cherche et sollicite l’essence profonde d’hommes jeunes assoiffés aussi de beauté et de connaissance – car il y a cela aussi dans Carène et dans tout le travail d’Yves, la démonstration ni théorique ni velléitaire, mais factuelle et vérifiable dans la réalité que celui qui traverse d’abord le désert en risquant constamment sa vie et puis la Méditerranée sur une très frêle coque de noix ne cherche pas seulement à trouver la paix et un travail qui lui donne du pain mais également, en tant qu’être humain, nourrit et porte en soi aussi des aspirations et des valeurs plus hauts par rapport aux besoins de base pour survivre.

C’est ainsi que le mot culture réacquiert sa propre dignité, souvent perdue ou trahie, et sa propre signification qui est celle de cultiver ce qui en chacun de nous est humain ; c’est ainsi que les personnes migrantes font entendre leurs voix, que dans le grand poème épique d’Yves elles trouvent aussi des mouvements de litanie et de chant communautaire, d’élégie et de rébellion, de tradition et d’élan vers de nouveaux horizons, en arrivant à créer une culture métissée, c’est-à-dire riche d’élan et d’imagination, de beauté et capable, et ce ne sont paroles en l’air, de vraiment construire la paix.

Antonio Devicienti

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Le Peintre à fresque, à Piazza Armerina

Poème en quatre triptyques horizontaux de format 21 cm x 59,4, sur papier Disegno Accademia de Fabriano, de 220 g, créé par Yves Bergeret à Piazza Armerina, au cœur de la Sicile, du 7 au 9 mars 2017, avec collages et gestes d’acrylique

1

Le grès, le pin et le vent me conjurent :

« sur ces briques voici le drap nuptial, l’enduit blanc ;

en travers de la peur et de la misère

jette la couleur

pour notre embarquement ! »

2

La couleur qu’au mur je jette

ouvre sa bouche

et souffle l’épopée des siècles que je découds.

J’ouvre ses poumons.

3

A mains nues les collines et le vent s’amadouent

sur le sein de la couleur.

Plus rien ne saute dans le vide.

4

Dans sa langue la pierre chante.

Puis en quatre tons la pierre s’étreint

en quatre épaules en quatre bustes

d’une foule de collines

qui porte la houle.

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***

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Vers la parole, église de San Pietro, à Piazza Armerina, en Sicile

L’église San Pietro, à Piazza Armerina, au cœur de la tumultueuse et énigmatique Sicile, a été restaurée très récemment, après de multiples dégradations, vols voire pillages au fil des siècles. Restauration remarquable. L’église elle-même avait été reconstruite au début du dix-septième siècle. Elle appartient à l’ordre franciscain des Frères Mineurs Observants. Dans le cloître qui la jouxte sur son côté Nord, a été dégagée il y a à peine deux ans la fresque anonyme extraordinaire d’un Jugement de Caïphe ; elle date de la reconstruction de l’église. J’en ai déjà proposé deux « lectures » complémentaires (liens sur ce même blog :   https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2016/05/06/le-jugement-de-caiphe-a-piazza-armerina-en-sicile/https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2016/10/20/limage-et-la-parole-trois-elans-de-piazza-armerina-en-sicile/ ).

 

On entre dans l’église par l’Ouest. Immédiatement on est frappé par la paix et le calme qu’inspire son plan en basilique. Murs blancs, plafond plat à caissons réguliers de bois sombre. Un parallélépipède. Transepts quasi invisibles, chœur à peine marqué par une sorte de retable et par une coupole qui est loin de s’imposer. Les murs blancs sont percés chacun trois fois par des chapelles latérales ouvrant en creux des volumes vides encadrés de sortes de colonnes plates et d’un fronton à l’antique, tous en marbre clair et souvent ouvragé avec le raffinement de la Renaissance ou du maniérisme. Ces chapelles, toutes blanches soient-elles, font dans les grands murs des trous, des bouches d’ombre, des cavernes allant vers quelque chose de mystérieux. En particulier celles de gauche, sur le côté nord de l’église.

 

Jadis chapelles et autels latéraux étaient plus nombreux, les murs plus décorés. L’équipe d’architectes, d’historiens et de théologiens qui a réfléchi à cette restauration et veillé à son exécution a développé un art tout extrême-oriental du vide et du plein qui comble de paix et de joie le regard. Plus on avance vers le chœur plus les trois chapelles de chaque côté manifestent de l’élégance décorative et de la subtilité théologique. Les traces des cénotaphes aristocratiques y sont parfois visibles. Suivons la progression du mur Nord. D’abord et en déséquilibre créatif un énorme élément supplémentaire : accolé au mur blanc un autel de bois sombre, haut et rectangulaire, identique en proportions à celles de la nef en basilique. Il a été créé par un artiste de Syracuse, Mario Minniti, un compagnon du Caravage.

 

 

Puis, en creux, une chapelle où persiste un Christ saint-sulpicien mais entre deux colonnes assez frustes où des angelots naïfs en stuc rivalisent avec des sirènes charnues issues de légendes de la Préciosité.

 

 

Puis en creux encore une chapelle dont les demi-colonnes renaissantes citant Rome, appuyées au mur blanc, montrent avec une éloquence ferme un monde en attente, avec une solennité humble et respectueuse. A sa base chacune de ces quatre colonnes en marbre est portée par des têtes jeunes, bouches ouvertes, à un mètre du sol. De ces bouches descendent des rubans doubles sculptés ; on pourrait croire des bras pliés stylisés dont les mains sont avalées par les bouches. Plutôt flux de parole sortant des bouches sur des phylactères de raide tissu minéral dont toutefois l’écriture est invisible.

 

 

 

La plus à gauche de ces têtes à phylactères vides est sculptée dans un marbre plus sombre. Elle dissimule dans le creux entre sa mâchoire gauche et le fond un croisement d’entailles qui font signes, une sorte de signature du tailleur de pierre ou du sculpteur, ou ébauche d’alphabet, ou balbutiement à peine audible de la tête figurée ou de celui qui sculpta.

 

 

Puis les colonnes montent verticales, jaillies des crânes, portant le monde réel, ses souffrances et ses énigmes vers un ciel auquel croire.

 

Voici la dernière chapelle latérale, nettement aristocratique ; le burin et le ciseau du sculpteur et décorateur, le célèbre Gagini, est beaucoup plus sophistiqué. Les figurations de grotesques maniéristes et baroques exaltent la limpidité aérienne du marbre.

 

 

 

Dans le fond de cette chapelle apparaît avec une aura toute particulière une Madonne à l’enfant. La peinture délicate et légère ouvre une fenêtre paradoxale dans le maniérisme du marbre tout alentour. On la date de 1300 ou 1400 ; elle est la copie d’une Madonne à l’enfant, dans les mêmes poses, antérieure de deux siècles, mais nettement plus sévère et sombre, puissamment byzantine, qui trône à la Cathédrale de Piazza Armerina. Lorsqu’il a fallu reconstruire sur place la première église franciscaine, cette nouvelle Madonne a été l’axe de piété, le pôle de la ferveur populaire, à côté de et à égalité avec le maître-autel où se rejoue à chaque messe le rite du grand sacrifice du dieu. Un ivrogne désespéré lui jette un jour une pierre ; sous le coup l’image peinte se met à saigner. Depuis on l’appelle en dialecte de Piazza Madonna du mercu, la Madonne à la pierre jetée.

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Beaucoup plus douce et fine que celle de la cathédrale (tout comme Cimabue adoucit cette figuration), la tête de la Vierge s’incline vers celle de l’enfant-dieu dont le sacrifice sauvera l’humanité et dont la parole apprendra aux hommes violents un autre type de lien. L’enfant est infans, c’est-à-dire nourrisson avant qu’il ne sache parler. Le souffle de la bouche de la mère moule le crâne et le cerveau de l’infans. La tête de l’infans s’incline sous et dans le souffle murmurant de la mère. Les mains de la mère répètent et soulignent ce que son souffle moule et module. Les plis des tissus aussi. Or cette figuration est peinte ici avec une telle légèreté que tout est à la limite de la couleur, à la limite du trait, à la limite de la ligne. L’image ne s’affirme pas vraiment et a abandonné tout byzantinisme. L’enfant ne parle pas encore. La parole cherche sa voie, cherche sa voix.

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Et c’est justement de l’autre côté de ce mur Nord qu’est peinte à fresque la grande scène du Jugement de Caïphe, ce moment final du parcours humain du Christ ou devant le tribunal religieux juif se met en débat la vie et la mort de celui qui s’affirme un dieu et fils d’un dieu, celui dont le destin doit parvenir à son terme mortel et sacrificiel pour qu’il devienne complètement dieu, pour que ce dieu s’accomplisse dans sa divinité. La fresque au dos des chapelles bouches d’ombre, au dos des chapelles où balbutient et étrangement bégaient prophétiquement des élancements de parole, cette fresque déploie de manière magistrale le grand bégaiement des hommes, le grand débat, l’erratique et somptueuse liberté de la parole.

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Il apparaît alors que l’église en forme basilicale est à l’intérieur d’elle-même la peau qui va se retourner et se renverser, comme on retourne un gant. L’église est le lieu de gestation profonde et lentement tenace de la parole qui, sur son autre face, au mur du cloître, accouche d’elle-même, hors d’elle-même et lâche les hommes à leur devenir adulte.

 

La forme en basilique de l’église, si bien restaurée, est dominée par son grand plafond horizontal à caissons de bois sombre. C’est un ciel où se prépare un orage dont tombera une pluie nourricière. Au centre de ce ciel de bois un octogone, puissant. Il a pivoté de quelques degrés : il intrigue. Il aspire le regard. Il est la septième bouche d’ombre, encore close. Et voici qu’il est le trou du mât géant de la nef des hommes. Le plafond horizontal de bois sombre est le pont d’un bateau. A l’envers. Ce pont regarde non le ciel, mais nous, au sol. Derrière l’octogone se verra la cale puis peut-être la quille. Ce plafond de bois indique la carène que les hommes en parole se doivent de construire.

 

Yves Bergeret

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