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Mains solides

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Voici la splendide version italienne de ce poème, par le poète Francesco Marotta : https://rebstein.wordpress.com/2022/12/31/lo-sguardo-che-ascolta/ (en deuxième partie de cette publication italienne)

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1

Entre la paume et le dos de ta main

l’étranger glisse la lettre qu’il n’ose t’écrire.

Alors tu ouvres tes doigts.

Aussitôt l’océan t’incruste le sel qui a mangé son frère noyé.

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2

Au troisième barreau de mon corps

se repose l’enfant martyr.

Au cinquième la parole devient plus fidèle que le granit.

A quoi nous fera accéder ce corps-échelle, nul ne sait.

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3

Chaque expiration mienne te répond.

Je n’ai pas de contour privé.

Les montagnes sont mes talons.

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4

Dans la nuit de la ville,

sois ma bougie,

dans le souterrain du port

où tous crient à la fois.

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5

Tu as cherché au creux de tes coudes

et à l’arrière de tes genoux

le meilleur visage de ceux qui s’accrochent

désespérément à toi.

Mais ils sont toujours partis,

tombent ailleurs, dans le pré bruyant,

dans l’atelier mécanique où on dépèce

la parole et ils n’ont plus ni père ni mère.

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6

Plus je monte

moins je vois que l’on verrouille les portes.

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7

As-tu écouté l’ombre et son pas tremblant

au bord du vide ?

Ce qu’elle dénie, l’as-tu relevé

et en as-tu mis au soleil le sourire ?

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8

J’écarte la menace, son sabre, son insulte.

Je remonte l’avalanche à son surplomb.

Tout l’espace est humain à présent.

Ni borne ni enclos.

Juste la ronde du rire.

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9

Les montagnes se sont mises en route.

Les torrents remontent les pentes.

Il ne reste de neige que dans ma gorge

mais derrière la crête tu chantes avec mon fils,

ta main calleuse trouve le chemin de ma main calleuse.

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Yves Bergeret

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Aujourd’hui lire, suivi de L’Homme

Aujourd’hui lire se lit en italien dans une traduction aussi précise que vivante du poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/09/03/leggere-oggi/

 

 

La réalité et la pensée animistes sont universelles. Dans celles-ci le bourdonnement du continuum immanent du monde et l’échange incessant entre la communauté des personnes humaines et la communauté des êtres invisibles s’orientent toujours et partout autour de la vocalité de la parole dense : une de ses modalités les plus fréquentes est le poème oral en acte[1]. Cette parole dense constitue un corpus que le vocabulaire contemporain peut parfaitement définir littéraire : car ce corpus est éthique, mémorisable grâce à des mises en forme spécifiques, raffiné et respecté de tous. (Misérables et infantiles, les âneries racistes osent encore affirmer l’inculture des « primitifs »…)

 

La variété et la complexité des relations de parole dense entre les esprits invisibles eux-mêmes d’une part et d’autre part entre esprits invisibles et personnes de la communauté humaine sont analysées de manière aussi précise que profonde par l’ouvrage collectif qu’ont dirigé en 1995 Marcel Detienne et Gilbert Hamonic ; ils en ont synthétisé le propos en intitulant l’ouvrage La Déesse parole, la parole dense dont je parle étant considérée dans cet ouvrage au rang des instances invisibles qui mettent en dynamique agissante le monde. Ce livre passionnant montre toute la richesse de la parole dense en Grèce antique et en quatre lieux actuels : chez un peuple montagnard en oralité de la Géorgie du Caucase, chez les Amérindiens Cuna du Panama, chez un peuple des Célèbes-Sud et, avec l’écriture, dans l’Inde du Sud.

 

 

 

 

Cette parole dense indique et valide les comportements ; elle oriente les actions, les gestes, les décisions. Elle donne sens. Orale, elle n’appartient à personne, sait se glisser hors du temps immédiat sans pour autant le quitter. Elle a son parcours par une gorge indéterminée et plurielle, comme celle de la Sybille de Cumes, et en amont d’elle-même par d’autres gorges encore. Afin que se déploie le dialogue entre communauté et esprits invisibles elle est véhiculée par les gorges possédées des initiés souvent en transe : Jean Rouch dans ses films songhaï aussi bien que Virgile dans le début du sixième chant de l’Enéïde le montrent en toute clarté.

 

La parole dense constitue un corpus, mobile et aux limites variantes, depuis de simples phrases axiomatiques jusqu’à de vastes strophes volontiers narratives. Ce corpus est considéré et vécu comme présent. Il soutient toute la relation utilitaire immédiate au monde, voire se substitue à elle et aide à vivre et penser cette relation et ce monde ; ainsi en va-t-il des Chants des femmes aînées de Koyo, ainsi en va-t-il de l’aède grec qui chante un passage d’une épopée pour le village assis ce soir autour de lui.

 

Un corpus de textes mémoriels existe chez tous les peuples, y compris chez les peuples matériellement les plus démunis ; la collection L’Aube des Peuples chez Gallimard donne maintenant accès direct à trente-cinq de ces corpus ou éléments de corpus, dans leurs transcriptions écrites. Je recommande en particulier le volume consacré en 1996 à la communauté Orokaïva de Nouvelle Guinée-Papouasie, sous le titre Parle, et je t’écouterai : le bruissement violent de la forêt se vit puis se gère par les récits que ses esprits soufflent aux hommes initiés et qu’ils transmettent dans d’extraordinaires formes tressées. Je recommande également toute la collection de CD Ocora-Radio-France, issue de l’inestimable collection Ocora que dirigeait à Paris au Musée de l’Homme Gilbert Rouget, auteur du livre essentiel La Musique et la Transe. Il n’est de communauté dont la relation au monde ne se fonde par la parole dense, enfant mi des esprits mi des initiés, corpus de poèmes fondateurs et régulateurs ; et, à l’occasion, un instrument à vent, à percussion ou à corde s’adjoint comme modalité explicitement complémentaire de la parole dense. La langue de chaque corpus est en effet ornée d’une manière spécifique afin d’accroître son efficacité, son pouvoir et sa performativité. De plus si le texte oral est un peu long, afin d’aider la mémoire du diseur ce texte s’appuie sur des rimes et des scansions particulières.

 

 

 

 

L’universalité et la variété de la parole dense, c’est ce que montre le poète américain Jérôme Rothenberg dans Les Techniciens du sacré, sa grande anthologie, enrichie dans sa version française de 2015. C’est ce que montre en ce moment le poète martiniquais Monchoachi dans sa suite de publications qu’en créole de son île il intitule Lémistè, autrement dit les éléments rituels de parole dense à l’œuvre oralement en toute communauté actuelle et passée.

 

Certains de ces textes, soufflés par les esprits aux initiés, sont figurés, peints voire gravés par les premiers poseurs de signes puis inventeurs de l’écriture sur la paroi au fond de l’auvent rocheux, comme dans la montagne de Koyo le fit Ogo Ban il y a un demi millénaire sur la paroi du fond de sa grotte Danka komo, (je le présente dans mon livre Le Trait qui nomme) ou sur le fronton de la maison-temple consacrée à la réception et à l’audition de la parole dense. Et ailleurs on raconte même que d’un doigt de feu un dieu grava dans la pierre dix lois qui commandent les comportements humains entre personnes et avec le divin : cela s’est par exception fait, dit cette légende, en haut d’une montagne, le Sinaï. Au sujet de l’émergence de l’écriture je propose au lecteur de se reporter à mon article L’Image au mur agit, sur ce même blog et repris dans mon livre bilingue franco-italien L’Image en acte, aux éditions Algra editore en décembre 2017.

 

Il se trouve que les trois monothéismes se créent une transcendance hors justification, hors continuum, hors lien. Ils déploient leur propre parole dense en textes qu’en conséquence ils définissent « révélés ». Le divin n’étant plus tactile ni, s’il semble s’écarter, retrouvable par des sacrifices animistes ordinaires, les textes deviennent de nature sacrée intangible et forment un corpus serré, exclusif et bien sûr « un » pour toute la communauté. Ses clercs avec des fortunes variées s’occupent de leurs exégèses ; mais dogmatisme et intolérance sont secrétés immédiatement par le fait même de la transcendance et la prise en possession de la relation de parole humaine avec elle par une caste de lettrés.

 

A ce corpus écrit de référence tous se rallient, doivent le faire ; dans ce corpus et dans les gestes qui en découlent, tels que prières, positions rituelles du corps, pèlerinages, tous dans la communauté trouvent la justification de leur identité, de leur destin, de leur personne.

 

 

 

 

En Europe, à la Renaissance cependant les exégèses approfondies de la Bible, grâce à la redécouverte des textes originaux en particulier en grec, déstabilisent le corpus unique des clercs ; la communauté se dispute et se scinde. Sa branche la plus active, protestante en ses diverses écoles, développe l’examen solitaire voire critique des textes communautaires. La relation intime et privée au texte prend alors tout son essor.

 

A peine après la Renaissance, suscité par elle, naît aussi en Europe le texte dense écrit que des aristocrates alphabétisés lisent en silence dans leur chambre, isolés : tels L’Astrée d’Honoré d’Urfé ou le Roman comique de Scarron. Plus besoin de diseur ni d’aède, ni de comédien interprète sacré. L’invention de l’imprimerie permet de multiplier les exemplaires d’un texte en assez petit format. Outre les Bibles portatives et autres Missels de voyage, le nouveau texte écrit reste pourtant performatif et fortement sacralisé, car il indique au lecteur comment agir dans la turbulence du monde ; le héros du quotidien ou son jumeau de contrejour, le anti-héros quichottesque, naissent, conducteurs de conscience émotionnelle et-ou pensante ; le décor du monde décrit dans le texte est un miroir simplificateur de l’épaisseur trouble du monde. Le héros se débrouille avec cela. Cet avatar de la parole dense de référence de toute communauté est simplement un accident local, dans l’Europe. Il s’appelle le roman.

 

Le roman se diversifie peu au fil des quatre ou cinq siècles de son existence locale. Le personnage principal est l’initié qui s’est glissé à demi mort dans cette quincaillerie artificieuse, pantin vaguement articulé, pantin enflé de gaz avant tout émotionnels. Ce pantin permet au lecteur, de plus en plus détaché de sa communauté et renvoyé à une solitude morose et impitoyable par les ruses du salariat, par des maîtres castrateurs, par une religion de châtiment et de rédemption individuelle, ce pantin permet donc au lecteur d’interroger l’opacité du monde. L’initié-pantin exhibe dans la narration du roman son destin, au fil d’une éducation et d’épreuves faites pour impressionner et éduquer. Au lecteur d’en juger et d’en tirer leçon.

 

Ce curieux texte romanesque, c’est la gloire, le pouvoir et le prestige que s’attribue la littérature européenne. Le romancier est le maître tout puissant ; la volonté du destin pleine de pénombre, la Tyché, l’inspiré caprice des génies et des esprits de l’animisme se dissolvent en se déplaçant jusqu’entre les mains de l’écrivain romancier, démiurge court qui se fond en fait dans la louange magistrale de l‘instinct de propriété : il s’y complait. Il peut même se produire cet errement déconcertant que l’écrivain et le professeur de cette littérature soient les épigones vétilleux de l’académisme.

 

 

 

 

Bien sûr ailleurs dans le monde, hors Europe et Amérique du nord, perdure de manière brillante la vie du texte oral, voire écrit, comme le Ramayanna ou le Maharabatta ; personne de la communauté ne peut vivre sans interroger, dans sa vivacité polysémique et polycentrée, la voix des êtres peu visibles qui agitent le monde et le sont. Et de même la chanson, qui par la parole mise en musique densifie la relation active au monde est partout inépuisable et je ne connais personne, où que ce soit, qui ne chante, ne se chante à soi-même un texte, n’écoute chanter.

 

Pourtant, ailleurs, donc, dans le monde, les colonialismes européens ont apporté les scolarisations à l’occidentale pour les « fils de chefs » afin de former des élites capables d’aider les puissances coloniales à exploiter les peuples et les terres soumis. Se considérant elles-mêmes d’avant-garde et salvatrices, ces scolarisations apportent comme outils de relation active au monde non seulement les langues d’Europe mais aussi les formes du texte moderne qui fédère les communautés colonisantes : le roman. Or le roman d’avant-garde de la fin du dix-neuvième siècle est celui du réalisme et du naturalisme français ; leur diffusion est fulgurante partout, ainsi que leur succès auprès des jeunes élites dont les colons ont acheté l’âme. Les littératures savantes écrites en langue aristocratique s’estompent partout. Tandis que la parole dense orale perdure. Flaubert, Zola et Maupassant sont partout dévorés par les jeunes « éduqués ». Dostoïevski pour sa dimension réaliste aussi. On les imite à tours de bras. Ainsi naissent, parfois immédiatement anticolonialistes en raison des leçons imprévues du réalisme, les Lu Xun, Yachar Kemal, Naguib Mahfouz etc. (Je renvoie ici à mon article Le réel et la langue de l’écrivain dans le catalogue de l’exposition Face à L’histoire 1933-1996, au Centre Pompidou en 1996).

 

 

 

 

Mais déjà le large texte, maintenant principalement écrit et romancé, auquel toute la communauté se réfère pour interroger le monde en ses inquiétantes menaces, s’éparpille. En Europe les avant-gardes futuristes russe et italienne, vorticistes, expressionnistes, dadaïstes, surréalistes, etc. du début du vingtième siècle déstabilisent fortement le roman d’éducation (même si en sa veine commerciale il continue jusqu’à présent à satisfaire un lectorat considérable et constamment en quête de consolation) ; en Europe et en Amérique du Nord naissent également anthropologie et ethnologie, d’abord colonialistes sans scrupule, puis autonomes. L’interrogation du monde opaque ne se fait plus seulement par l’usage du corpus textuel oral immémorial ou équivoquement écrit ; elle se fait aussi par les sciences humaines, elles-mêmes sans cesse en exégèses, crises et reformulations.

 

De la sorte il s’est récemment créé une nouvelle et vaste zone de parole à présent plus écrite qu’orale, entre la personne et le monde : cette zone n’est pas unifiée, soudée par une révélation ni des dogmes ; elle ne se modèle pas sur l’instinct de propriétaire. Cette zone flottante met à l’écoute, justement flottante, du monde en ses énigmes.

 

 

 

 

Elle a créé la personne contemporaine et étrange du « lecteur ». C’est de sa propre initiative qu’il se saisit des livres dont les textes non dogmatiques disent le monde, l’interrogent, cherchent à le comprendre. Le « lecteur » est solitaire. Il accoste où il veut car la lecture considère que tous les ports sont ouverts. La personne du « lecteur » est volontiers un individu. Individu peu situable dans la communauté, souvent mal utilisable dans les fonctions rituelles traditionnelles de la communauté. Il va et vient. Il en arrive même parfois à consacrer un temps considérable à la lecture ; dans sa vie elle est le rituel majeur de sa relation au monde. Dans son significatif et vivace Carnet du sédentaire Romain Eric-Marie, jeune historien, philosophe et écrivain, fait apparaître ses itinéraires personnels dans des continents entiers de lecture, continents créés par la sédimentation de textes profonds et puissants, cependant tous de la culture européenne ; puis Romain Eric-Marie s’approche des falaises abruptes qui bordent cette culture et atteint aussi les livres de Franz Fanon : et il met alors en turbulence la lecture elle-même. Le corpus de textes dont le « lecteur » Romain Eric-Marie cultive la surabondante pratique, le met en relation avec le monde dans son histoire et simultanément fertilise l’initiation de sa personne individuelle. Cette initiation ne se parachève pas ni ne se replie sur des certitudes ou des propriétés archivistiques ou matérielles mais s’ouvre sans fin sur des rebonds d’interrogations, des doutes et des excavations toujours plus libératrices de ce que sont la personne humaine et le monde polyphonique.

 

Entre le monde bruyant et le lecteur s’est élaborée une couche atmosphérique étrange, celle de la « lecture », vaste corpus de textes écrits ou même transcrits de l’oralité. Lire est devenu ainsi la grande pratique rituelle animiste contemporaine qui interroge l’épaisseur du monde ; elle est onéreuse, car un livre coûte cher ; financer une bibliothèque publique coûte cher. La « lecture » mange du temps. Avec une autorité décisive elle dégage un espace de liberté intime de jugement et de destin, tout comme le couteau du sacrificateur animiste en versant le sang de l’animal sacrifié ouvre temporairement une brèche de liberté vertigineuse et visionnaire dans la soif intarissable des morts et des vivants.

 

Finalement cette « lecture » qui aurait pu sembler fuir le contact tactile avec le continuum foisonnant et dangereux du monde instaure une instance, la couche atmosphérique rebelle et immaîtrisable du corpus lu : « lecture » comme domptage de la transcendance meurtrière et retour à la mobilité animiste.

 

 

 

 

***

 

 

L’Homme

 

Dans chaque épaule il a une montagne.

Attention, une montagne ça s’effrite.

Or les montagnes vont par chaînes et massifs.

 

L’effritement, c’est le son

ou plutôt deux effritements qui se rejoignent

en fond de vallée créent ainsi le son.

 

Le vent qui passe dans le son et l’ébouriffe

crée le mot en sa forme,

en sa fuite têtue vers l’oreille loin

et en son sens jamais circulaire.

 

Dans chaque épaule il a une montagne,

c’est un poumon.

Le couple, le village, la foule

c’est des massifs et des chaînes.

 

En haut entre épaules et poumons

il y a les têtes.

Elles tournent les unes là les autres ici

cherchant les mots clairs.

 

Les mots clairs s’effritent peu :

ce sont des falaises entre forêts et torrents

à mi-hauteur des pentes,

en somme pointes de seins,

parfois côtes flottantes

où même hanches saillantes.

 

Qui ne soufre pas se tient droit.

Qui se tient droit a des mots clairs

et l’aube est claire sur les montagnes.

 

Mais tous souffrent

et cherchent contre les ravages

contre les pillages contre les avalanches

de meilleurs mots clairs

pour mettre d’aplomb les épaules

et pour alléger soulever dans un récit long

le poids des montagnes par massifs.

 

 

 

***

 

 

[1] Plutôt que sonore et vocale, ce que j’appelle la « langue-espace » est une sédimentation d’éléments physiques déposés dans tel lieu par les générations successives, qui font signes visuels actuels. A la différence de ce que j’appelle ici la parole dense dont la cohérence interne est intrinsèque, ces signes visuels ne sont pas forcément cohérents entre eux; ils aboutissent à un tramage signifiant de l’espace, même si ce tramage est parfois chaotique. On est toujours confronté à la langue-espace, de manière passive voire obéissante ou de manière dynamique voire créatrice. De même est-on toujours confronté à la parole dense.

 

YB

 

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Les Têtes (et un préliminaire), juin 2018

Ce poème, précédé de son préliminaire, se lit dans une traduction limpide et dense en italien par le poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/07/17/le-teste/

 

 

Ce mois de juin 2018, nausée infecte et insupportables souvenirs historiques nous serrent la gorge : à la suite de sa campagne électorale très agressive et de multiples violences racistes qu’il attise contre des migrants, allant jusqu’à des ratonnades et des meurtres, un parti populiste partage le pouvoir en Italie avec un parti « anti-système », pour le moment balayé par d’incessantes annonces haineuses du premier : fichage des Roms, expulsion des clandestins, fermeture des ports aux navires de sauvetage des ONG, etc. Dans mon livre Carène (publié en italien et en français en novembre 2017, immédiatement porté à la scène en Italie et en France) je dis l’arrivée dramatique et épique des migrants, essentiellement africains, accueillis avec générosité par une bonne part de la population sicilienne. C’est la guerre ou l’extrême pauvreté qui ont chassé du Sahel ces héros aux vastes et profondes cultures. Les voici, attirés par un continent qu’ils savent actuellement en paix, ils ont raison, et prospère, ils se leurrent car cette prospérité est gravement inégalitaire. Mais dans Carène je disais aussi l’«ambiguïté» envers eux de certaines «familles féodales» de l’île, trop heureuses de les asservir.

 

Comme je le voyais à Prague au début de ce mois de juin, comme en Autriche, Hongrie, Pologne, Slovaquie, comme partiellement en France, le populisme raciste brasse ignorance et manipulation. Il malmène tout. Majoritaire il est encore plus dangereux. Jamais nous ne laisserons cette violence dégradante ruiner la parole ni ravager le chantier de la Carène, que, charpentiers de tout continent, ensemble nous construisons.

 

L’Europe dont presque tous les pays ont eu des avant-gardes littéraires et artistiques aussi brillantes que variées au début du siècle passé, l’Europe pourtant terre de rencontres, pourtant si riche de multiples langues et de multiples cultures, l’Europe à présent s’essouffle. L’Europe a trop pris le risque mortel de racornir presque toute son âme dans la marchandise, dans la télévision commerciale au rire gras, dans la frilosité ricanante, dans l’individualisme morose. La langue-espace du continent devient terne. Créer en dialogue avec elle n’est pas fluide. Trop de créateurs contemporains perdent horizon et s’enferment dans la solitude d’un hermétisme esthétisant, hédoniste ou intellectualisant. Mais justement l’Europe, dans ces années de grandes migrations, a à portée de main la chance de pouvoir se rouvrir et de pouvoir redevenir fertile et jeune, grâce au métissage et grâce au dialogue. Si du moins elle sait comprendre l’apport considérable des gens jeunes qui arrivent d’autres continents. Car ils sont riches de cultures millénaires et d’anthropologies polysémiques, complexes, dynamiques. Car le cœur de leur anthropologie n’est pas la marchandise mais le lien humain.

 

Yves Bergeret

 

 

 

Le torrent descend

par mon côté droit

dans mon oreille droite.

 

A cette oreille

le torrent roule des pierres froides

roule des têtes tranchées.

 

Le vent remonte le vallon,

le torrent descend le vallon,

c’est un escalier.

 

En bas de l’escalier

le torrent trouve une mer,

des os humains blanchis par les tempêtes

et des assassins fiers

qui ont remplacé les mots d’accueil

par des insultes et des haches.

 

Le vent remonte le vallon,

frais vent libre

par bourrasques et bonds il remonte

les têtes que tranchent les meurtriers racistes,

têtes d’Orphée à mille bouches,

têtes noires africaines ou roms

ou de mille autres sangs.

 

Tête tranchée

jamais ne se tait.

 

Par mon côté gauche

à mon oreille gauche la vie afflue

qui n’est vie que si tout ouïe

mon corps et ton corps et l’inconnu corps

sont le son les mille sons

de la vie des vivants

et des tués qui voulurent migrer

et qui ne meurent jamais.

 

A chaque bruyant gradin du torrent

à chaque marche du grand récit de l’eau

roule en bruit sourd une tête

une pierre.

 

Mes deux oreilles entourent

la pierre qui dans l’eau roule.

 

Tête qui roule tête étrangère

toujours me réapprend

en roulant dure et têtue

la vie de la parole,

notre grande simple tête

dont chacun est le corps,

dont chacun est une phrase libre,

un fraternel mot.

 

Et si violence brute

se glisse un soir

aussi dans la course du torrent

 

et si un soir violence brute

en plus arrache jeune mélèze de la rive,

poutre future de notre carène,

le brise le broie,

mes frères, et d’Afrique et d’ici, et moi

à l’aube le replantons,

mélèze frère de tous mes frères.

 

Torrent, pourquoi un soir

as-tu donné place

au poison du monstre populiste ?

 

Mélèze, arbre des gens de parole claire et fidèle.

 

 

 

 Poème créé en deux exemplaires par Yves Bergeret, à l’acrylique et l’encre de Chine sur polyptique horizontal de Rosaspina, Fabriano, 280 g, en format 17,5cm de haut par 100cm, dans le lit de galets du Buech, à Lus-le-croix-haute, le lundi 25 juin 2018.

 

 

 

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Nouveaux Poèmes de Prague (juin 2018)

Ayant vécu et travaillé à Prague d’août 1988 à septembre 1990, comme le présente l’article juste précédent de ce blog, et selon mes engagements de poète qui dialogue, j’y suis retourné par la suite assez souvent. Et ces derniers jours.

Pourtant portée par des idéaux démocratiques, la Révolution de Velours de novembre 1989 a été rapidement occultée par des réformes ultra-libérales brutales. Le consumérisme a réussi à séduire beaucoup d’esprits jadis indépendants. Racisme virulent, xénophobie, antieuropéisme, et bien d’autres prurits d’extrême-droite ravagent actuellement la société tchèque. Comme celles de pays voisins. Cependant des sursauts d’indignation, des résistances et des prises de conscience se manifestent.

 

Yves Bergeret

 

Dej si pozor, vládo,

Praha nenè stádo !

Fais attention, gouvernement,

Prague n’est pas un troupeau de moutons !

 

Inscription relevée le samedi 9 juin 2018 par Jiri Pechar sur une vitre dans un wagon du métro de Prague et ici traduite par lui.

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Les premier et quatrième de ces poèmes se lisent dans une traduction italienne ferme et très dynamique du poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/07/01/nuovi-poemi-di-praga/

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1

Il est allé au bout de la ligne du tram 17

qui monte qui monte sur la colline.

Il a trouvé une bonne table verte en bois,

s’est assis dos à la ville

qui s’enfonce dans le paysage en bas,

a commandé une bière, a ouvert son gros livre.

 

Pour sa lecture silencieuse

les martinets se sont écartés,

sont eux aussi montés montés montés

pour s’adosser aux cumulus préparant

l’orage du soir.

 

L’encre sur les pages du très gros livre

qu’il a ouvert sur la table verte

pèse un poids extrême,

comme une sueur de plomb,

traverse le papier,

ruisselle jusqu’au carrelage, jusqu’à la cave,

à la nappe phréatique, à la plage

de l’autre côté de la mer,

là où les trafiquants d’esclaves s’affairent sur le sable

pour gonfler le canot pneumatique.

 

Puis il lève les yeux de son livre,

boit un peu de bière,

lève ses yeux jusqu’aux cumulus

dont très sombre est la base

puis regarde ce qu’en volant à tire-d’aile

essaient d’écrire les martinets si hauts

que presqu’invisibles.

 

A cinq mètres du sol incliné

les fils électriques du tramway

quittent leurs pylônes,

cherchent mieux, beaucoup mieux.

 

Le lecteur dos à la ville

pose ses mains sur ses cuisses,

plonge de nouveau dans son très gros livre.

Les fils du tram se glissent dans les menus tunnels d’encre

que forment les lettres noires, tout abasourdies,

endolories, orphelines, désorientées.

Non, le lecteur relève la tête, recommence à déchiffrer

sous le nuage noir les lignes à l’encre blanche

et personne ne sait plus qui a écrit en blanc

ce dont la mémoire ne se départit jamais.

 

Les fils du tram creusent explorent des galeries

dans l’épaisseur du sens vieux

qui s’est agrippé à la peau du sol,

qui s’est embourbé près de la nappe phréatique

sous la voûte de cavernes sans lumière.

 

Est-ce qu’ici sur la colline au nord de Prague

vols de martinets, fils débridés du tram

assez se croisent pour offrir à lire

au lecteur qui a laissé le fardeau de son alphabet

lui brouiller la cervelle ?

 

Si le lecteur solitaire veut lire, trouve-t-il bien le bon alphabet,

l’humain alphabet, celui que justement remue

et brasse sur le sable

de l’autre côté de la mer l’esclave enfui

(et d’ailleurs encore un esclave puis un autre

et un autre…) qui veut venir s’installer

sur la marge du livre ouvert mais dont

l’encre est en passe de s’effacer ?

*

 

 

2

Arrivent par le fond de la petite galerie commerciale vide

la mère en robe rouge et la fille en robe rouge.

Ou la sœur et la sœur.

Chargées de cabas de courses.

Cabas au bout de chaque bras.

Jambes lourdes. Décolletés profonds pour l’été.

Remontant du sous-sol

la malédiction des péchés

qu’elles n’ont jamais commis.

Rapportant de l’arrêt du tram derrière les commerces

le verdict céleste qu’en secouant leurs épaules nues

elles annulent et font tomber

comme une bouffonnerie de plus

dans leurs cabas saignants

et le rouge déteint partout.

Et même la langue qu’elles parlent

est la flamme agitée rouge intense

où j’aimerais reconnaître la forme et l’élan

d’une pensée libre.

*

 

 

3

Ils attendent dans le noir le tram.

Tous étrangers ils ne lisent pas

l’affichette en tchèque qui annonce quelques travaux

fermant justement leur ligne cette nuit.

Ils attendent dans le noir sur la colline.

Dans le noir la ville s’en va.

Dans un marais noir la ville

sans saluer s’en est allée.

Parmi eux un ivrogne allemand.

Personne n’a de perche pour sonder le marais noir.

Personne n’a d’esquif pour glisser dans la nuit.

 

Soudain un tram passe sans bruit

mais en sens contraire, dedans en pleine

lumière des visages chinois et tchèques

tous muets, vaguement souriants.

 

*

 

 

4

Jamais si fleuris n’ont été les tilleuls,

chaque après-midi l’orage éclate ou menace.

L’herbe est déserte, courte, piquante.

Vastes les pelouses rases jaunies

et les terrasses en arc de cercle autour du château.

Fut gloire d’une famille féodale il y a cinq siècles,

est maison de retraite, palais lent et silencieux.

Au dessus de la porte close à jamais de l’écurie

le blason crispé sculpté aux huit heaumes,

personne plus ne le déchiffre.

 

Zavolej mi ! le cri sidère alouettes et martinets

très haut sous les cumulus.

 

Zavolej mi. A nouveau. Jailli de sous

le grand tilleul dont toutes les feuilles frémissent

puis se redressent et se figent dans l’air chaud.

Du côté sud du mouroir : opéra sans voix / statues

de Braun se tordant au fond de leur grès sombre.

 

Zavolej mi crie à nouveau sous le tilleul

un très vieil homme enfui de sa chambre.

La moitié de son cerveau est une boue blanche et lourde.

 

Zavolej mi crie très fort et lentement le vieil homme.

Le tilleul ouvre ses ailes.

Les statues tordues au jardin sont matière

blanche et grise et noire.

Le vieux, avant de s’endormir sous l’arbre,

le vieux crie encore une fois

Zavolej mi !

Appelle-moi !

*

 

 

5

L’Europe, c’est de l’eau, ce sont des eaux internationales.

Cernées de terres à définitions criardes

et à fonciers rudes, où empaler ceux qu’on attrape

et qu’on appelle les pirates parfois, les migrants souvent.

Les terres autour de cette mer, oui, terres :

la Baltique salée comme une morue séchée, comme

un lit calviniste mis debout,

l’Atlantique rougi du sang précolombien

et de celui du commerce triangulaire,

la Méditerranée tricheuse de théâtre catholique,

l’Oural herse de fer dont les tsars de jadis

et de maintenant déchiquètent leurs peuples.

 

L’Europe, ce sont des eaux internationales

où Platon lança son radeau d’ivoire, Elytis son soleil,

Cendrars son train sifflant, Beethoven son cyclone,

donc des algues excessives, des courants,

du plancton amoureux,.

 

Au centre des eaux batailleuses, une île souple.

Son nom : Prague. Sans rive escarpée ni falaise

ni écume ni récif ni grotte à pirates.

Une île flottante et qui revient sans cesse au centre.

Son humus et son sédiment en langues variées, c’est la parole.

Son poteau-mitan et le lest d’or de son âme,

c’est la parole. La parole éventuelle et sans maître.

 

Ici s’affrontent deux qui se disent parlants,

créatures amphibies.

 

L’un se reconnait dans la forme, toute en pointes

et en creux, d’un prophète maigre

que Braun sculpta comme un bateau échoué :

un prophète s’étant trompé de dentier, bégayant.

 

L’autre a la forme sans contour qui est

le mouvement sans fin divergeant de la parole ouverte :

cet autre parle plusieurs langues.

 

L’un possède la lueur aigre qui émane du fossile

au fond du torse sculpté en grès brun.

Voilà, c’est la cynique boussole qui clignote ; les apeurés,

les amers, les tueurs la regardent souvent

pour vérifier que la chasse aux migrants est situable et ouverte

et pour jauger leur propre pureté académique.

Ces violents ne s’aperçoivent pas qu’autour

Braun a sculpté dans le grès des guenilles moussues

pour vêtir le torse maigre du prophète

car Braun savait très bien que les hommes

sont frêles et doivent s’asseoir ensemble

pour manger et se parler : le prophète ne précède

aucune vérité, mais ouvre des parloirs et des débats.

 

Mais celui-ci a si peur des autres

qu’il lui faut à tout prix tripatouiller les os de grès,

autopsier le prophète et se rassurer avec ce squelette

qui devient le sien,

car il pense que là est la vérité unique,

qu’elle s’appelle l’académisme

et que ça le sauve des rudes tempêtes

de notre mer l’Europe.

Académisme, trompète-t-il, c’est rameaux de corail,

arcades de platine, racines de titane.

Hors académisme, trompète-t-il, c’est déluge,

charabia étranger.

 

L’autre en souriant

fait passer l’Europe aux tumultueuses eaux

sur des tamis de grains de sable,

trie, lave, écoute pour trouver le chant des eaux,

entend la pluie humaine, larme, baiser et bain,

soif et regain de vie

sur des tamis de grains de pensée,

entend l’Europe en ses eaux

être à son tour aussi l’humaine pluie, ocre ou brune,

beige ou rose, souple comme sa propre peau

en tous langages,

tendant au loin verres et carafe.

 

*

Y B

 

*****

***

*

 

 

 

 

 

 

 

Prague, Poésie 1988-1990

Cette prose se lit en italien, traduite par le poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/06/18/memorie-praghesi/

 

 

J’arrivai à Prague fin août 1988. Le pays était encore sous obédience soviétique et le Mur de Berlin ne tomberait que seize mois plus tard. Le Ministère français des Affaires étrangères m’avait embauché pour contribuer à réactiver les relations culturelles entre nos deux pays. Je portais une casquette d’attaché culturel. Mais en fait je disposais d’un budget autonome de directeur d’institut et travaillais avec une secrétaire-interprète et avais un bureau inséré dans le service culturel de l’ambassade de France. J’informais directement le ministère à Paris et avais pourtant, pour la galerie, un patron local, le conseiller culturel ; à mon arrivée celui qui occupait le poste était un personnage mesquin et intoxiqué aux teintures du stalinisme ; en somme c’était un « collaborateur » comme on disait du temps de Vichy. Le ministère à Paris a fini par le renvoyer. Son successeur était un homme ouvert, débonnaire.

 

Poète et diplomate j’avais fait cette analyse : ne disposant ni de personnel d’animation ni de salles j’œuvrerai « en ville » dans trois domaines. La musique contemporaine, très brillante en France mais opprimée voire réprimée par le régime à Prague, alors que la musique classique remplissait les salles de concert. J’invitais donc compositeurs et interprètes français que je mettais en contact avec leurs collègues tchèques pour quelques rencontres officielles mais surtout pour des ateliers non officiels, y compris dans mon appartement ; ainsi vinrent Henri Dutilleux, Pierre-Yves Artaud, Dominique Merlet, Jean-Luc Menet, etc.. Le deuxième domaine était celui des arts plastiques contemporains ; j’exposais « en ville » Bram van Velde, Tal Coat, beaucoup de jeunes créateurs français et avec ou sans eux agissais abondamment dans les ateliers d’artistes tchèques dissidents et même de très actifs lieux clandestins d’exposition à la campagne.

 

Le troisième domaine était la poésie contemporaine. Si la génération française extraordinaire née au début du siècle, Char, Ponge, Michaux, Frénaud, Tardieu… était en train de s’éteindre, dans celle qui lui succédait de grandes voix étaient nées, Lorand Gaspar, Philippe Jaccottet, Jean-Claude Renard, Jacques Réda, Yves Bonnefoy… comme je connaissais personnellement ces auteurs je les invitais à Prague et les accompagnais un peu partout, des chaires officielles de l’université Charles, des salons des sourcilleuses Unions des Ecrivains aux logements de traducteurs semi-dissidents et de poètes tchèques brimés ; et je recevais beaucoup à la maison. Du côté tchèque l’oppression affaiblissait la création romanesque, Hrabal mis à part, mais faisait prospérer la poésie, dans la lancée peut-être de Seifert mais surtout de Vladimir Holan, sûrement un des plus grands poètes d’Europe centrale du siècle passé ; son intransigeant retrait de toute vie publique pendant la période stalinienne faisait l’admiration de tous. On admirait aussi Jan Skacel, à Brno ; et tant d’autres. Les puissantes maisons d’édition officielle piétinaient sur place dans le réalisme et les rééditions de grandes œuvres du passé ; mais toute la vie de la poésie indépendante se passait dans l’édition clandestine, non sans risques sérieux pour auteurs, éditeurs et même lecteurs ; cette édition non officielle était extrêmement active tant sous le manteau en Tchécoslovaquie qu’ouvertement à Paris, à Vienne et au Canada.

 

Dès que je commençais à parler aux poètes français de l’invitation que j’allais leur adresser je les informais précisément de cette situation. Nous étions totalement d’accord que le cœur de l’Europe ne pouvait cesser de battre librement, en particulier dans la densité la plus indépendante et la plus profonde de la langue, la poésie. Et quant aux Tchèques, ceux qui sont vite devenus mes amis se rappelaient les contacts de la Première République tchécoslovaque avec Breton, avec le Grand Jeu, avec Karel Teige, avec Devetsil, avec tant d’autres. Je ne me suis jamais adressé aux poètes staliniens français qui frappaient à ma porte ; je me méfiais en particulier de trois d’entre eux que le parti communiste français avait sélectionnés jeunes et envoyés à Prague dans les années soixante pour apprendre la langue et être des passeurs actifs, via la traduction, des écrits de la « fraternité des peuples » ; l’un de ces trois là, fort âgé à présent, a été un tyran sectaire dans le petit monde français de la poésie et de son édition.

 

Or ces apparatchiks de l’« amitié entre les peuples » et du contrôle strict des esprits, côté tchécoslovaque, ne se cachaient pas et dirigeaient et signaient des traductions voire des anthologies que les éditions du parti communiste en France et du parti frère à Prague publiaient régulièrement. Grand lecteur de poésie et en particulier de poésie étrangère, je connaissais bien leurs noms. Peu de jours après mon arrivée à Prague l’un d’entre eux, Vladimir Brett, est venu me rendre visite à mon bureau avec des phrases pleines de miel. Je savais bien qui c’était. Je l’ai écouté puis l’ai reconduit poliment à ma porte, qu’il n’a jamais refranchie.

 

 

René Char mourut le 19 février 1988. Je décidais de lui rendre hommage au cœur de l’Europe à rouvrir, pour le premier anniversaire de sa mort. Je rencontrais ses rares traducteurs en tchèque ; curieusement la morgue de l’un d’entre eux, semi-dissident, était la même que celle d’un de ses traducteurs à Moscou que je connaissais et avais quinze ans auparavant fortement aidé à échapper au goulag : c’était désolant, un vrai contresens sur le sens de l’œuvre de Char qui n’était en aucune manière l’affirmation d’un hermétisme méprisant et sombre mais bien au contraire une vigilance permanente d’une éthique lumineuse et résistante toujours en lutte. Jamais d’amertume hautaine chez Char. J’exposais le magnifique ensemble des vingt-sept lithographies de Georges Braque pour son cycle de poèmes La Lettera amorosa. Avec un jeune ensemble de musique contemporaine français, Alternance, je réalisais la création en Tchécoslovaquie du Marteau sans maître de Pierre Boulez de 1953 sur des poèmes surréalistes de Char d’avant-guerre. Le ministère à Paris soutenait totalement mon projet. Les freins locaux furent multiples, la mauvaise volonté massive des officiels, la grogne envieuse de mon patron local, mais j’allais de l’avant. En fait des gens commençaient à parler à Prague de ce poète français qui venait d’arriver, qui avait fait deux mois après son arrivée créer par Pierre Chabert La Dernière bande de Beckett, auteur vivement réprouvé, dans un théâtre officiel en ville, ce qui avait été un pari fou et était presque un crime de lèse-majesté. « On » avait pris contact avec moi, alors que les administrateurs des grands orchestres symphoniques refusaient de louer les volumineux instruments de percussion nécessaires, et « on » me conduisit dans une brasserie où je rencontrai un dissident, Marek Kopelent, puni et reclus dans une MJC de lointaine banlieue de Prague comme pianiste de répétition pour un cours de jeunes ballerines en tutu. Kopelent est sans doute le plus grand compositeur tchèque contemporain, et tout le monde le savait. Nous avons sympathisé ; il a soutenu le projet et ouvert mainte porte, trouvant sans difficulté les instruments jusque là inaccessibles. Les musiciens français vinrent quelques jours à l’avance ; j’avais obtenu, en partie grâce à Kopelent, une salle splendide au centre même de la vieille ville, la « Chapelle des Miroirs » à la Bibliothèque nationale : c’était parfait pour de la musique de chambre et/ou de la musique contemporaine. Malgré l’obstruction officielle de toute communication, de toute publicité, de tout affichage, la salle fut archi-comble et, non officiellement, un grand camion de régie de la radio d’état vint pour enregistrer et diffuser en différé ce concert historique. Char en modalité boulézienne, la poésie, la vigilance et l’éthique de la résistance et de la beauté avaient franchi tous les obstacles et tout le monde à Prague le sut immédiatement.

 

Quelques semaines après mon arrivée à Prague on me transmit trois dossiers tchèques de candidature à des bourses françaises de traducteur littéraire, dossiers passés par le tamis de la censure locale. Il y avait bien sûr deux apparatchiks, dont celui que je disais plus haut. Mais le troisième candidat mentionnait

qu’il avait traduit et publié… la Chanson de Roland ! et sollicitait une bourse pour préparer une traduction d’Yves Bonnefoy : c’était complètement inattendu. En bas de sa lettre de motivation le candidat indiquait son numéro de téléphone. C’était Jiri Pelan. Je l’appelais, trop heureux de pouvoir discuter de chanson de geste et de Bonnefoy que j’appréciais alors.

Quelques jours après je recevais ce candidat, timide mais évidemment à l’aise dans la libre réflexion et l’analyse profonde et vivante de la littérature (j’avais déjà entendu en ville beaucoup de langue de bois en guise de pensée littéraire) ; nous nous sommes très vite revus dans des brasseries sans risque de microphone dissimulé, puis chez moi puis chez lui. Les échanges avec Pelan ont été considérables. Il a en outre facilement obtenu sa bourse de traducteur et est ainsi parti trois mois en France, à Paris et Arles ; il a rencontré Bonnefoy. Plusieurs mois plus tard j’invitais à Prague ce dernier en famille une semaine. Son séjour connut le succès. Je ne suis pas persuadé que ce succès fut vraiment fertile. Même si Pelan a abondamment publié cette œuvre en tchèque dans les années qui suivirent. Le classicisme marmoréen qui donne de la splendeur au vers de Bonnefoy et la songerie plotinienne déambulant lentement dans son œuvre installent avec une pateline majesté une sorte de centralité universelle d’une pensée poétique européo-française, post valéryenne ; et je pense que Prague multilingue, magique, athée, ironique, contournée, cœur complexe de l’Europe auquel on n’accède jamais que par un jeu de coulisses sournoises et de labyrinthes volontiers rustiques, Prague mérite beaucoup mieux qu’un phénomène littéraire français fidèle enfant de l’impérieux classicisme de Versailles. Bonnefoy a pu fasciner certaines personnes à Prague, parce que son oeuvre leur a offert de commodes avenues sur les landes de la nostalgie, mais je suis sûr que Prague mérite beaucoup mieux.

 

Pelan et moi nous nous parlions beaucoup. Il m’aurait semblé paradoxal de ne pas faire vivre le feu de la poésie dans les deux langues, aller et retour. De manière débridée puis organisée nous nous sommes mis à co-traduire (je connais le russe, langue slave très proche du tchèque, langue slave aussi) et à publier en France Vladimir Holan, la seconde partie de son Mozartiana et surtout son grand recueil Toscana. Puis Ancien Millet de Jan Skacel, puis les poèmes en principe anonymes que Janacek a mis en musique dans son admirable cycle de mélodies Journal d’un disparu.

C’était de longues, très longues et très nombreuses séances de travail que nous avons poursuivies bien après mes années de travail à Prague ; nous passions pour cela une grande partie de nos vacances ensemble avec nos enfants, dans les Alpes françaises du Sud.

 

 

Peu de temps après mon arrivée à Prague j’invitais Lorand Gaspar qui avait publié presque dix ans plus tôt son admirable Sol absolu. Je préparais avec lui soigneusement son séjour et, bien sûr, ses rencontres. L’une fut capitale. L’expérience humaine de Gaspar, polyglotte, médecin et chercheur, profondément engagé dans les douleurs et les grandeurs des pays où il a vécu, dans les Balkans, au Proche-Orient, en Tunisie et en France même, peut rappeler la quête exigeante de Segalen, médecin et poète lui aussi, mais dans un monde alors sans guerre, au tout début du vingtième siècle. En 1996 j’organisais d’ailleurs au Centre Pompidou sous le titre Chines Arabies une exposition de mise en parallèle de ces deux poètes-médecins-photographes. Peu avant la venue de Lorand Gaspar à Prague j’avais fait la connaissance, fort loin des cercles officiels, de Jiri Pechar. Il avait traduit toute la Recherche du temps perdu, mais aussi Wittgenstein et Freud, et bien d’autres. Il avait échappé de peu à l’arrestation par la police politique. Gaspar dans son œuvre de cette période là interroge le monde contemporain et les formes du langage qui y émergent ; il avait lui-même traduit alors Rilke et Seferis. J’organisais donc la rencontre entre Gaspar et Pechar. Leur entente fut immédiate. De plus Pechar vivement intéressé par les évolutions de la psychanalyse trouvait en Gaspar un chercheur de premier rang aussi dans ce domaine. J’ai toujours pensé que l’œuvre poétique de Gaspar est, dans la langue française, une de celles qui font honneur à la conscience européenne, ici non repliée ni sur elle-même ni sur le lyrisme du moi ; elle sait traverser les frontières à l’intérieur du continent et bien au delà, elle évite toute posture et tout académisme. Pechar a aussi ce genre d’esprit polyglotte, d’une profonde exigence et d’une constante humilité souriante et est sans aucun doute un des esprits comme l’Europe en connut dans la Mitteleuropa avant la catastrophe nazie, comme Canetti, Thomas Mann, Broch, Musil. Et justement Pechar se dit d’abord philosophe. Toutes les semaines j’allais passer une soirée chez lui, dans un quartier très excentré ; nous parlions essentiellement de poésie, puis de littérature, enfin de la situation politique sur laquelle il a toujours été d’une clairvoyante lucidité. Pechar et moi passions aussi une partie de ces soirées à travailler à des traductions poétiques.

 

A Prague[1], poète ne renonçant en rien à mon travail de création et de dialogue de création avec ce que j’appelle la langue-espace du lieu où je me trouve et vis, je ne pouvais rester aveugle à la sève énergique qui parcourait les milieux non officiels aussi dans le domaine de la poésie, poètes et éditeurs de samizdat. Mon premier patron local, « collaborateur », leur était hostile avec une agressivité primaire. Tout le monde le savait. Lorsque, malgré son interdiction, je pris dès l’automne 88 contact à Paris avec certains de ceux qui s’engageaient totalement dans le soutien à ces activités clandestines, par exemple la secrétaire de l’association Jan Huss qui fournissait une aide concrète aux séminaires clandestins, par exemple avec le directeur de la revue Lettre internationale, Antonin Liehm, tchèque exilé très actif, j’ai d’abord et logiquement suscité leur méfiance : « comment, un adjoint de ce conseiller culturel traître demande à nous voir… » ; j’ai dû d’abord répondre à leurs multiples questions. Je les ai convaincus rapidement. Mon passeport diplomatique a été fort utile pour que je fasse passer toute sorte de matériel, et pas seulement des livres interdits, et pas seulement Lettre internationale par dizaines d’exemplaires ; j’allais aussi accueillir ostensiblement au poste frontière à l’aéroport de Prague les philosophes français que parfois même j’hébergeais chez moi et qui ensuite rejoignaient pour quelques jours les réunions clandestines. Cela eut parfois des effets directs dans mon travail de création. Lettre internationale se mit à publier, et sans user d’un pseudonyme, des poèmes que j’écrivais à Prague, inédits. Lorsque la Révolution de Velours éclata fin novembre 89, cette revue publiait immédiatement mes poèmes qui de manière métaphorique mais transparente disent le soulèvement populaire ; d’ailleurs dans la grande presse hebdomadaire et quotidienne, florissante pendant quelques mois dès la réussite de cette Révolution, mes poèmes traduits en tchèque et inédits étaient sans délai publiés. J’ai repris certains de ces poèmes, dans leur version originale en français, dans la partie finale et conclusive de mon livre Poèmes de Prague, que j’ai publié en France en 1991.

 

Après le succès total de la Révolution de Velours je faisais ce constat que la vitalité de la poésie tchèque, était portée par son samizdat qui sortait de la clandestinité et que ce fourmillement de dizaines de petites éditions avait beaucoup plus de possibilité de survie que les grandes maisons d’édition, après l’effondrement de l’économie planifiée et de ses énormes structures culturelles. Ces petites maisons, l’avenir littéraire tchèque, voire européen, était entre leurs mains. Mais elles devaient, sans fusionner, s’organiser entre elles. Or à la suite de loi Lang sur le prix unique du livre la publication de la poésie en France, délaissée de manière lamentable par les grandes maisons d’édition, connaissait un regain splendide chez les petits éditeurs partout dans le pays, remarquablement soutenus par les Centres Régionaux des Lettres qui venaient de naître et dont le plus actif alors était celui du Languedoc-Roussillon. En mars je réunis donc dans Obecni Dum, la Maison municipale, vaste et splendide palais Art Nouveau du centre de Prague, une Rencontre sur la poésie, sa traduction et son édition où dialoguèrent des dizaines de personnes agissant dans ces trois domaines inséparables. Cette Rencontre fit date[2].

 

 

 

Prague pour le poète que je suis ne peut se réduire à une succession de cartes postales sépia sur la Ruelle d’or, les statues baroques qui se penchent des parapets du pont Charles sur la Vltava, et autres séductions pittoresques. Prague est le lieu apparemment faible soumis aux vents de tempêtes d’invasion variées, germanophones, russophones, maintenant de celle de l’acculturation massive de l’ultralibéralisme mercantile, Prague est le lieu au centre de cette Europe qui s’est imaginé criminellement dominer le monde de 1800 à 1960 et qui a engendré des monstruosités totalitaires au siècle passé ; Prague est au centre de tout cela et bienheureusement sans frontière vers un lointain d’évasion ou de conquête, vers quelque Eurasie ou vers quelque outremer. Prague subit les violences mais ne sait pas être violente. Les ouragans des occupations guerrières et économiques, les tsunamis des cultures et des langues invasives font plier la langue et la culture tchèques. Et pourtant elles ne plient pas et ne disparaissent pas. Ce n’est pas qu’une affaire de résistance nationaliste. Il y a dans l’esprit des lieux de Prague, donc dans sa langue en ce qu’elle a de plus dense, la poésie, une sève tout à fait particulière, une vigueur intériorisée et à la fois exprimée vers le plein vent de la place publique avec les costumes de l’ironie et de la lucidité amère et rayonnante, une vigueur où crudité et réalisme se conjoignent de manière simple ou complexe sans avoir le besoin académique de se calfeutrer dans quelque sublimation mystique parachrétienne. Est-ce une voie possible de la pensée européenne actuelle ?

 

Cet esprit des lieux si curieusement rétif est sans doute dû au fait que Prague est un point d’indétermination (et de cette ouverture totale à ce que Segalen pourrait aussi appeler le Divers) entre la Kakanie raillée par Musil, le rationalisme kantien, entre la tension eschatologique du protestantisme banquier et l’interminable théâtralisation du catholicisme. On pourrait aussi employer la métaphore de l’œil du cyclone. Ou dire : Prague est comme une toile tendue au dessus d’un gouffre de liberté absolue. Le fond obscur de ce gouffre reste inconnu. Prague est la toile élastique et souple sur laquelle rebondissent non pas les doctes trop poussifs mais la parole impertinente des foires, des avant-gardes artistiques et des tavernes, des argots dialectaux des paysans chanteurs qu’aime et transcrit Janacek, parole proche d’une oralité dont l’Europe centrale et septentrionale, Europe de l’écriture par excellence, tend à oublier la Diversité oraculaire, performative, mantique, animiste : autrement dit le flux du poème, que Char entend dans la bouche des Matinaux, et qui se sent si bien au bord du labour, dans la selva oscura où l’Europe sent son égarement, là où le jeune paysan a abandonné son cheval et sa charrue, a disparu, lui qu’au dessus du vide Janacek fait chanter.

 

 

Yves Bergeret, mai 2018

 

 

 

 

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[1] Je travaillais à Prague avec bien sûr d’autres personnes tchèques ou françaises, poètes, traducteurs, directeurs de revue et éditeurs.

[2] En août 1990 je rentrai en France.

 

 

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