Outils, empreintes, vache
Ecrit le 16 juin 2022, avec trois dessins que Soumaïla Goco Tamboura a créés à Nissanata, dans le Sahara au nord du Mali, sur papier ordinaire de format A4, sauf un en format A5, en février 2007.
*
Cet hommage à Soumaïla Goco se lit aussi dans un traduction italienne splendide et d’une grande fermeté, du poète Francesco Marotta. La voici : https://rebstein.wordpress.com/2022/06/20/la-mano-che-canta/
*
Ta vie est sable, grains de sable, sable, servitude. Sur ta peau sèche des guenilles ; à tes mains des bouts de bois arrachés à une fissure dans le rocher. Avec les bouts de bois que tu frottes et polis et frottes et tailles tu fais béquilles que tu donnes à la vie, à ta vie et tu la fouettes, cette vie d’âne, cette vie sous étoiles piquantes et dans sable grinçant sous tes paupières.
.
Tu prends la feuille à petits carreaux, c’est ton radeau sur le sable, ta table de vie, ton calendrier de rites et de navigation dans le continuel naufrage, le naufrage que tu trimballes sur tes épaules et relèves sur ton visage si se lèvent le vent de sable et la tempête qui va accabler encore tant des tiens et les mettre à genoux dans l’esclavage. Pauvre feuille de papier frêle, tu ne sais comment l’approprier ni à qui. Tu as demandé des crayons de couleur et deux stylos à bille. Tu poses leurs pointes sur la feuille, ils sont des poteaux de tente, la tente qu’immédiatement au dessus de la feuille tu dresses contre le ciel, contre le soleil et contre les étoiles qui ne savent pas t’indiquer un sentier où se dissolve le mystère.
.
Tu grattes le papier, tu grattes au stylo, au crayon. Tu attrapes la tente du ciel, tu attrapes les vents brûlants et sauvages et tu mets tout cela à plat sur la feuille. Ta vie sur la petite feuille, à plat, à plat comme la peau du lézard que tu écrases près de la mare asséchée.
.
Ta population d’objets ligneux allongés les uns à égale distance des autres, c’est ton cimetière aimé, la foule des bras de ta colère, la paix de la terre en son sommeil de brute où vont, parallèles, tes deux pieds nus.
*
Après la nuit, la nuit dure comme tes omoplates posées contre ton sommeil et comme ta peau tendue en vrai cri entre deux montagnes, tu prends la deuxième feuille et commences à la partager d’un axe central de petits carreaux dont tu croises les minuscules diagonales rouges, rouges comme autant de crachats au milieu de l’incantation quand gonflée de tant crier ta gorge crache salive mêlée de poussière et de sang. Tu craches. Ton crachat répété sans fin coud les deux parts de la vie, une part par jambe, par œil, par main.
.
En plein centre de la feuille tu colores au crayon en cinq couleurs le damier ; tu le bornes en forme de losange, tu le poses sur la pointe. Tu creuses dans le cœur plat de la feuille le puits de ta pensée. Il est profond le puits. Il n’a aucune profondeur. Tu es son fond où grouille l’eau de la liberté. Il n’y a aucune eau qui se reflète car la liberté n’existe pas. Les petits carrés colorés, tu tournes leur ensemble de 90 degrés, la terre chavire, tu ne chavires pas, tu laisses aller comme chiens fous ton stylo à bille rouge et le stylo à bille bleu, en tous sens ils courent, ils bondissent sur place, ils ont attrapé en plein milieu de ton sommeil toutes les étoiles qui sont là haut la nuit et sont les racines desséchées des noms de ceux qui ont peuplé ta terre depuis toujours, avec chèvres et vaches, bouts de bois, guenilles sales et somptueuses. Elles courent, elles bondissent sur place les empreintes de tous. Jamais ne se heurtent. Jamais ne se piétinent.
.
Où flottent les empreintes, sur ta deuxième feuille, petite mare sèche, océan nouveau-né par-dessus tous les sables de ta vie ?
.
Tu dresses deux échasses immenses, de part et d’autre de l’axe central, deux échasses, est-ce que ton grand oiseau sans tête est tombé à plat, à son tour, sur la feuille, du levant au couchant, du sous-sol au zénith, ces deux pattes palmées écrasées à plat en bas de la feuille, mais alors le losange-puits du centre de la feuille est le corps, le cœur palpitant. Ton oiseau acéphale, c’est toi, battant des ailes pour l’envol qui ne vient jamais. Tes deux ailes sont minuscules, mon pauvre, tout là-haut, bichromes, ta tête est infime, car elle t’a échappé, mon pauvre, non, elle flotte là au dessus de la feuille, à trente centimètres d’elle tandis qu’à bout de souffle tu dessines, pauvre acéphale, enivré d’avoir perdu le sens.
*
Alors sur la troisième feuille qui a jeté le quadrillage, qui est démente, qui est demi feuille, qui est monde coupé en deux, qui est un seul de tes poumons, qui a fini la gémellité de ton souffle et de ton battement de cœur, alors voici le noir. Un noir. Seul. Tu le haches et hachures et reprends et ressasses comme, je crois, une contre-pluie, une pluie. Ici tu dessines ta montagne, on dirait.
.
En bas quelques arbustes, du bois desquels tu tailles tes outils que tu ranges à plat sur la première feuille. Puis la masse de ta falaise. Puis à droite l’aiguille creuse où vit le grand génie impitoyable qui harcèle quiconque ne le vénère pas ; puis, juste à sa gauche, en six petites dents les restes du village des ancêtres auxquels tu penses sans cesse, mais toujours en silence ; puis tout à gauche les trois hautes pointes de ta montagne sur lesquelles a grimpé en 2000 un poète ayant l’écriture, ayant aussi la lecture de la montagne même la plus étrangère.
.
Tu as attrapé certaines étoiles et a aligné leurs empreintes depuis tout en bas, tournant autour de la montagne, allant à l’engorgement entre l’aiguille creuse du génie féroce et les ruines des ancêtres. « Voyez, allez, apprenez, c’est le chemin de la vie que vous devez mener, bâtir, terrasser, inventer. Moi, je broute ma vie autour de mon rocher. Mais c’est ma vie-empreinte que je veux vous donner, recevez ces pierres aussi vides que les étoiles, recevez. »
.
La petite feuille, comme les deux premières, est à plat sur le sable. Voilà, on la change de sens. Le haut en bas. L’aiguille creuse du génie mortel pend à gauche, c’est la queue géante de la vache. Tellement puissante qu’après cette queue elle a six pis, quelques-uns maigres, six pis, oui. Tout à droite sa tête baissée broute l’herbe qui n’existe pas dans le sable. Elle broute. Elle est tenace, têtue. Elle invente. L’herbe poussera. Elle crée. Le flot des gouttes de son lait file de l’engorgement entre sa queue et ses pis, flot de son lait – récit qui file aux étoiles vides, récit-empreintes en file que pas à pas tu parcours, crées et nommes de ta main, de ta main dans laquelle ta gorge se ramasse et va chanter.
*
Yves Bergeret
*****
***
*
Parure et parole, avec Soumaïla Goco Tamboura [7]
Yves Bergeret
Il a pris la décision de se jeter sous le train de midi lors de son arrivée en gare. Sur cette ligne de montagne les trains roulent lentement ; et encore plus lentement en entrant en gare. Il n’est donc pas mort. Dorénavant il boîte et gère avec difficulté son bras droit. Mais son cerveau est peut-être encore plus alerte qu’avant.
Il n’avait déjà rien à perdre ; encore plus lucide, il ose maintenant dire tout haut ce que ses yeux lui montrent. Il voit que dans ce pays-ci qui se trouve moderne les personnes existent par le vêtement qui les vêt. Quant à leur complexion, elle n’a plus aucune consistance. Les personnes se glissent dès la petite enfance dans des tissus raides à motifs répétitifs ; il est d’ailleurs plus exact de dire « sont glissées ». Le corps à neutre complexion pousse comme une plante à l’intérieur des tissus qui s’agrandissent aussi : personne ne doit jamais sortir de sa parure qui est armure en tissu rigide. Je dis armure car colonne vertébrale et squelette ont fondu pour se reminéraliser dans ces tissus durs. Les personnes vivent debout ou assises à même le sol, immobiles et pâles. D’ailleurs il est difficile de savoir si parfois elles ne se sont pas tout simplement enfuies de leurs vêtements car ce sont ces derniers qui se tiennent, solitaires et braves, mutiques et martiaux, plats et lisses, sans relief ni modelé. La plupart du temps les vêtements ne touchent pas le sol mais restent suspendus ; ils composent des figures d’oiseaux exotiques dont le grand vol migratoire est immobile, n’a aucune notion de nid d’envol ni d’océan à traverser ni de terre à rejoindre. Certains composent des cerfs-volants. Mais il n’y a pas de vent. C’est ainsi que proposer à un train, pas trop violent, de bien secouer son corps est salutaire.

Certaines personnes, opiniâtrement dociles, accomplissent de grands efforts pour prolonger leurs tissus raides à motifs répétitifs au moyen d’accessoires coûteux : des écrans plasma de grande dimension pour chambre à coucher, des grosses voitures SUV à pneus épais, des smartphones en corne de rhinocéros. D’autres au prix de longues études et d’efforts neuronaux méritoires articulent des sons qui peuvent même faire phrase ; mais il est très rare que plus de deux phrases de suite soient émises. Si on arrive à faire venir un archéologue des sons, celui-ci finit par remarquer que ces phrases sont raffinées et délicates : elles composent de légères volutes à lignes sombres, mèches folles de la perruque que chaque personne biphrasiférante porte avec élégance et laisse retomber sur ses épaules en accroche-cœur et c’est tout, car ces phrases alambiquées ont un sens infime.
L’homme qui s’est jeté sous les roues du train articule de manière inhabituelle. Il me semble qu’il a laissé entre rail et bogie une partie de sa mâchoire inférieure. Mais justement il en a élaboré une étrange capacité d’aller jusqu’à la quarantième phrase. Et même un peu au-delà certains matins. Cette capacité est rare dans notre pays moderne. J’arrive parfois à percevoir le déroulé de ses phrases, une sorte d’eau qui court entre les décombres et même entre les plis des vêtures rigides, mais qui la voit, qui l’entend ? Dans le rustique bégaiement de sa voix, sans que pourtant je sois archéologue, je saisis parfois des phrases surprenantes. Elles ne me surprennent pas seulement par leur beauté solaire ; elles me réveillent. Et elles font tomber de mes épaules les bouts de vêture à motif sclérosé qui cherchent à faire greffe dans ma peau. En comparaison je me rends compte que les bruits de gorge des personnes dociles et bien vêtues sont un bredouillis extrêmement léger d’avant-phrase, une sorte de brouet transparent où surnagent, peut-être pour faire joli, quelques mots de peu de syllabes dont le sens s’est presque complètement évaporé : liberté, conscience, fraternité, solidarité, droit, loi, démocratie…en somme des petites pépites salées, bien sûr vidées de leur sens, pour relever, comme on dit, la sauce sucrée qui a presque fini de stériliser les personnes aux beaux atours. Des petites pépites désuètes propres à chatouiller une certaine nostalgie dans la bouche des biphrasiférants. Parmi ces bribes vieillottes deux sont très exotiquement incongrues, les mots parole et pensée.
A la fin de l’hiver une pandémie inconnue s’abat sur nous tous. Faute de médicament adéquat et de vaccin il ne nous reste qu’un sévère confinement de deux mois afin de freiner la contagion et la mort certaine des faibles. Deux mois et demi après, ni traitement ni vaccin n’est encore trouvé : la prudence envers la contagion ne devrait pas être difficile à comprendre. Mais soudain dans les vêtures rigides, il y a quelque chose qui s’agite, bouillonne, proteste, grogne, pour signifier : « après deux mois et demi d’abstinence j’exige immédiatement mon cornet de glace au chocolat (ah ici les intentions sont très claires), j’exerce ma liberté (ah soudain sept syllabes audibles) et exige un nouveau smartphone. C’est très urgent. On va mourir, ça brûle, révoltons-nous, osons, ma liberté passe avant tout… » : beaucoup d’impulsions et de cris d’un seul coup ! Mais voilà bien le drame, car la pensée et la parole ici sont si faibles que le sens du mot liberté est perdu dans des sables obscurs ; il ne s’agit pas de liberté, mais d’irrépressible caprice intime devant un cornet de glace au chocolat, devant une marchandise à acquérir et surtout à afficher. On n’est, croit-on, personne vivante que si on jouit de la marchandise et qu’on le montre, que si on se précipite en piétinant les pieds de son voisin et la protection de la santé de chacun, que si on fonce vers le plaisir de marchandise. Et vite on se drape avec superbe dans les tissus aux motifs répétitifs. On se drape en haussant le menton.
Ah, certaines circonstances rappellent à l’attention ce que sont parole, pensée, dialogue, solidarité. Les nazis occupent la montagne et la vallée. On avait commencé à déplacer vers la marchandise l’adoration sacrée, certes ambiguë, dévolue à quelque dieu transcendant et, ce qui est encore plus grave, aux valeurs démocratiques ; on a donc accepté sans aucune difficulté de collaborer avec les nazis car ce qui compte c’est, n’est-ce pas, le confort et la thésaurisation marchands et non pas le cœur constitutif de la femme et de l’homme, qui est la parole, c’est-à-dire le dialogue, l’écoute, le respect réciproque, le penser-ensemble. Les BOF et autres collaborateurs ont de splendides tissus bariolés sur leur peau pâle. Les plus habiles ont des armures brillantes et s’il est nécessaire de porter un masque sanitaire en raison d’une pandémie inconnue dont il faut protéger soi-même et les autres, on refuse le masque en l’appelant muselière et en le jugeant mal seyant avec les morceaux de l’armure et les pans du tissu amidonné sur le torse bombé.

En 2005 Soumaïla Goco Tamboura me donne en plein désert au nord du Mali mais non loin de son village de maisons de boue séchée et de paille un dessin sur un papier quadrillé au format horizontal A4, aux stylos à bille rouge, noir et bleu et aux crayons de couleurs. Soumaïla Goco était un diseur abondant et véhément ; sa fonction de tisserand lui rappelait l’usage d’une certaine stabilité aussi dans les élocutions. Sa fonction de devin, grâce aux lancers de cauris, lui enjoignait une gravité responsable à peine commençait-il à parler. Mais aussi sa fonction d’esclave griot auprès de ses maîtres Peul l’élançait parmi les hyperboles somptueuses de la flatterie et les inondations de la mémoire généalogique de ses maîtres ; et alors il chantait ce qu’il décidait de transmettre.
Les poseurs de signes toro nomu dogons qui étaient sans cesse avec nous m’aidaient également à comprendre sa très abondante oralité. Tous vivaient dans un dénuement matériel radical et dans la plus grande pauvreté. La parole en ses diverses modalités était la substance de leur propre personne.
Les petits dessins de Soumaïla Goco en format vertical 15 cm par 10 que je viens d’accompagner de mes poèmes du cycle Les Veilleurs (on le lit juste ci-dessus dans ce blog : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2020/07/22/les-veilleurs-avec-soumaila-goco-tamboura-6/ ) présentent en 2003 des personnages de face, en pied, dont j’identifie les fonctions par le moyen de mes courts poèmes. Et ce dessin magistral de 2005 est radical. Soumaïla Goco en 2005 ne me dit rien, lui-même, sur ce qu’il insuffle dans ce nouveau dessin horizontal. Mais ma tête est pleine encore maintenant de ses propres paroles par ailleurs. L’armure de façade ou, si l’on veut, le tissu extrêmement rigide n’ont pas absorbé et gommé deux personnes et pris leur place. Au contraire. « L’armure et le tissu » convoquent à gauche un tisserand-cultivateur (il tient à main droite sa houe), lui aussi esclave, voisin de Soumaïla dans son village, et lui adjoignent au centre droit de la feuille toute la force monumentale de son génie protecteur, bleu sombre, noir et rouge (il tient à main droite un accessoire de danse de possession ; à main gauche peut-être un flacon, mais je n’en suis pas sûr). A l’extrémité droite du dessin, l’une renversée au dessus de l’autre, Soumaïla figure deux maisons d’esclave aux toits de paille et pleines de cercles et surtout de carrés qui sont des paroles en séquence de germination, en somme deux greniers. Si Soumaïla me remet ce dessin c’est pour me signifier que cette personne et son double visible-invisible m’attendent et m’accueillent au village. « Hâte-toi, arrive, la germination de la parole a commencé ». Et probablement : « hâte-toi, viens verser l’eau spécifique à la parole qui fait la vie de ton poème : ainsi la germination va atteindre son accomplissement ». Soumaïla Goco a été tué il y a quelques années dans les insupportables violences djihadistes et interethniques qui ravagent le nord du Mali. Et maintenant c’est à vous, lecteurs et lectrices de cet article, que je transmets la parole performative dont est gonflée et vibre, dont est splendidement traversée la double parure du double personnage, la parole performative que porte vers nous Soumaïla Goco.
Yves Bergeret
Les Veilleurs, avec Soumaïla Goco Tamboura [6]
Poèmes écrits à Briançon, Veynes et Die, du 8 juillet au 20 juillet 2020 par Yves Bergeret et calligraphiés par lui avec acrylique et lavis d’encre de Chine sur quadriptyques horizontaux en double exemplaire de Fabriano Rosaspina 280 g au format déplié de 12,5 cm de haut par 70, en accompagnement de huit dessins au stylo à bille et crayons de couleur que Soumaïla Goco Tamboura a créés et donnés au poète dans le désert au nord du Mali en 2003, sur fiche de Bristol quadrillé de 15 cm de haut par 10.
*
On lit la version italienne de ces poèmes dans une traduction d’une tonique vitalité, due au poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/07/24/i-guardiani/
*
Les grands veilleurs sont arrivés un matin très tôt
dans notre vallée. Les gens qui étaient déjà levés
n’ont pas été vraiment surpris. Et même ont été
contents, sauf les racistes.
Il est probable qu’ils aient voyagé de nuit
dans les corps de grands oiseaux sombres.
Ou peut-être ont voyagé allongés sur des feuilles
portées par le vent.
Ou bien en bribes de récit immémorial,
bribes minéralisées mais très légères.
Puis ils ont choisi par ici une demeure,
un point d’ancrage en quelque sorte,
non pas la bibliothèque du bourg
mais la mémoire du village.
Et là, comme des bateaux dans un port,
ils se sont amarrés sous la forme,
discrète et terriblement efficace,
de petites fiches cartonnées
avec chacune un dessin géométrique coloré :
en somme des portraits.
Des portraits agissants.
Les fiches sont vingt au total.
Je dois dire avant tout
que les grands veilleurs sont très étranges.
Plats et lisses.
Des petits draps colorés tendus.
Des planches sur l’eau.
Des radeaux.
Des tapis.
Des cartes à jouer.
A jouer quoi ?
Ni plats ni lisses.
Ils sont des ventres-torses.
Leur tête : on dirait un bouchon de carafe
avec deux yeux qui nous fixent.
1
Divination de veilleur

L’un veille à l’entrée du tunnel.
Qui a creusé le tunnel ? Qui en sort
en arrivant de l’autre bout de la jalousie ?
Ce veilleur lit les destins.
Il y a des destins qui aboient ;
il les interprète,
il ne cherche pas à les calmer.

2
Vision de veilleur

Un autre veilleur discerne quel lac
bouillonne dans le torse du terrassier
qui s’arrête pour la nuit au village.
Terrasser, c’est sentir les citernes naturelles
et les naissances.

3
Pouvoir de veilleur

Un veilleur a une clef du vent
et aussi la maîtrise des chiffres
pour dompter le fauve de la montagne.
Le vent, c’est la patte de velours du fauve dans la neige.

4
Sexualité de veilleur

Un autre veilleur a toujours dans son ventre
la tension du ciel se liant à la terre
pour engendrer et plisser
s’il le faut encore cinq ou six fois
des montagnes.

5
Consistance de veilleur

Dans le pré de ce veilleur l’herbe est sèche.
Elle pique la plante du pied.
Le vent barbare envahit le pré.
Dur brin sec qui résiste : c’est tête
coupée après viol.
Dans le pré il n’y a que sang et récit
qui sont chair du veilleur.

6
Damnation de veilleur

Dans chaque main ce veilleur tient
un miroir.
Princes et gueux s’y font piéger.
Mort violente et aussi mort par absolu.
Le veilleur n’arrive pas à mourir.

7
Enigme de veilleur

Le veilleur n’a ni père ni mère
ni enfant. Comme tous les veilleurs.
Une planche sur eau noire,
du tissu teint, de la mémoire, une pilosité rare.
En somme esclave. Donc homme.
Juste des cordes vocales.

8
Puissance de veilleur

Veilleur est éventail.
Mais n’évente rien.
Ville, ouvre les bras.
Fleuve, ouvre les bras.
Montagne, ouvre les bras.
Ah, personne ne répond au veilleur.

Le Seul chant des hommes seuls
Poème créé à Veynes les mercredi 21 et jeudi 22 novembre 2018 par Yves Bergeret, dont les trois strophes finales à l’acrylique sur trois quadriptyques Canson 200g de 27 cm de haut sur 78 de large, en deux exemplaires.
Ce poème se lit également en italien, dans une traduction aussi ferme que sensible du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/11/27/lunico-canto-degli-uomini-soli/#more-92470
On voit photographiés ici des instruments de travail de Pierre Jancou, à Châtillon-en-Diois. Également le torrent du village, en crue le 24 novembre après deux jours de pluie intense. Et en ouverture de ce poème, une œuvre de Soumaïla Goco Tamboura qu’il a peinte pour le poète en juillet 2009 à Nissanata, sur une plaque de ferraille de 29 cm de haut sur 26,5 avec la peinture de petits pots pour raccords sur carrosserie de voiture qu’il avait trouvés au marché de l’oasis de Boni, dans le Nord du Mali, où il vivait et travaillait avec le poète ; l’œuvre incarne un « génie » invisible particulièrement puissant qui porte au dessus de sa tête une montagne (en forme d’échelle blanche horizontale à points bleus) avec à sa droite une ceinture rituelle à grelots pour les danses de possession et à sa gauche un serpent sacré. L’œuvre ne peut se comprendre sans le pouvoir talismanique immédiat qui irradie d’elle. La deuxième photographie de ce poème, après la plaque peinte, est la hache de Soumaïla Goco lui-même, manche qu’il a taillé lui-même dans le bois très dur d’un arbre particulièrement rare du désert et tranchant fait par un forgeron de son village .
Marché, il a marché,
il a marché dans la plaine et le sable
portant à son épaule la hache
née de main divine de forgeron.
Son manche : une branche
de l’arbre sacré du désert
dont rêverait tout luthier.
Son métal : la lueur minérale
de la parole claire.
Il la brandit s’il le faut.
Et frappe. Dans le vide. Il veut vivre,
on l’oppresse, on l’attaque,
il doit se défendre,
frappe l’air dur,
frappe l’arcade sourcilière de l’oeil unique,
frappe la bouche gueularde,
frappe le géant menton monstrueux.
Et reprend sa marche,
posant sa hache sur l’autre épaule.
Un filet de sang frais coule
– c’est sûrement le sien –
entre ses omoplates,
dans le creux de son regard,
dans l’ombre de sa mémoire.
Cette ombre, il l’a déjà perçue
en traversant la mer tueuse
sur une barque pourrie ;
autour de lui onze sont morts.
Alors il brandit encore la hache
et cogne la menace
qui s’amasse quinze pas devant lui.
*
Il vit seul.
Il croit qu’il va seul.
La nuit pleut sa vie,
la nuit pleut la montagne aux strates courbes
que l’aube laisse entre ses mains.
A l’aube, des torrents beiges filent,
à l’aube, des cascades tombent dans chaque pli
de la montagne vagissante.
Il prend la petite lame de fer dans son sac.
Il souffle dessus. Elle grandit et devient beau
tranchoir à la lumineuse simplicité et aux deux faces
ciselées comme en courbes de niveau.
Le soir il ne sait jamais
de quel côté poser le tranchoir
sur son ventre vide pour dormir.
Une face c’est la lune aux cratères impudiques,
l’autre face c’est la montagne aux strates courbes
que l’aube a laissée entre ses mains :
cette montagne est sa fille, née de la pluie de la nuit.
Le tranchoir grandit encore.
Puis encore. Couvre comme une cuirasse
son torse et puis ses jambes.
Mais lui n’est déjà plus là,
parti de nouveau avec sa hache à l’épaule,
marchant, toujours marchant,
en route vers la face vierge de la lune
aux cratères impudiques.
A sinué
en soulevant en roulant l’un sur l’autre
les galets,
a sinué
en poussant devant lui les nuages vers la mer,
en poussant devant lui le Chant à l’Hippopotame
pour lui demander de donner sa force
en acceptant d’être sacrifié,
a sinué entre les collines, la boue et les morts,
a chanté le Chant dit-chanté ;
il a même accepté qu’un godet d’encre de la presse
verse le Chant sur le papier,
et le papier s’est plié. Et après mille tours
et cent mille vents est venu sur ma main
se poser le papier.
*
Il dit : « je ne vois qu’une lumière
dans la nuit où ici je vis.
Je suis seul. Je marche.
Je ne comprends pas cette lumière.
La nuit noire dit que c’est l’espace resserré
dans le seul chant des hommes seuls.
Je ne comprends pas. Je marche. »
Trois flammes de bougie,
le plafond tremble,
les montagnes autour préfèrent l’insomnie.
Nous marchons vifs entre mèche et flamme,
c’est là que les montagnes nouent leur serment
d’être libres à jamais,
et libres,
et nous avec elles.
Trop de brume.
La pleine lune est faible.
Seule rumeur dans le noir, la rivière
qui comprend parfaitement
le seul chant des hommes seuls
qui là-bas sur la crête passent pieds nus
dans le noir la frontière enneigée.
*
*****
***
*
Bégayer
On peut entendre, dit par l’auteur, cet article avec toutes ses illustrations musicales et ethnomusicologiques sur le site et la webradio du Festival 2018 Printemps des Arts de Monte-Carlo, dans l’émission intitulée Nuit du bégaiement (du vendredi 23 mars, 23 heures, au samedi 24 mars, 5 heures ; disponible à la réécoute) et produite par David Christoffel. Voici : https://soundcloud.com/la-webradio-du-printemps-des-arts-de-monte-carlo/yves-bergeret
*
Cet article arrive dans la langue italienne grâce à une traduction belle et dynamique du poète Francesco Marotta, que l’on peut lire ici : https://rebstein.files.wordpress.com/2018/03/yves-bergeret-bc3a9gayer-2018.pdf
***
L’espace bourdonne : terre et ciel bourdonnent. A cet incessant bourdonnement on peut répondre en posant le signe graphique qui met soudain à distance le bruit et ouvre la brèche du silence par le premier trait qui nomme. C’est ce que j’analyse dans l’article L’Image au mur agit qu’on peut lire par ce lien : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2017/04/16/limage-au-mur-agit/
Mais aussi on peut répondre à ce bourdonnement en restant dans l’oralité et en osant comprendre ou élancer quelque chose avec ses cordes vocales.
1
Le nom qui trébuche
Il habitait à Nissanata, dans le nord du Mali, au pied d’une montagne du Sahara. Malgré ce que dit la Constitution du pays, il restait, comme tout son village d’ailleurs, esclave d’un maître Peul invisible. La guerre actuelle l’a tué, lui, Soumaïla Goco Tamboura. Il était au bord, toujours au bord d’un autre état du réel. Ainsi était-il devin : en lançant en l’air les cauris il traduisait au consultant ce qu’à sa question inquiète les esprits invisibles répondaient par la disposition des cauris retombés à terre. Il était aussi griot pour la louange et la mémoire de la famille du maître, donc mémorialiste et généalogiste enjoliveur, mais sa psalmodie et son chant dans sa langue, le Peul, étaient si belles et si puissantes qu’il atteignait d’étranges terres de liberté par sa parole propre, bien ailleurs que dans la louange. Il ne savait ni lire ni écrire ; mais dans son village et sa région où quasiment personne ne dessinait il inventait sur papier des dessins pour transmettre, des dessins pour m’initier et me faire apprendre les esprits et les rites du lieu ; puis il me donnait chacun de ces dessins en insistant pour me le « lire », nous faisant ainsi lui et moi retourner plus vaillants dans l’oralité. Puis il abandonna le papier et me « dessina-inscrivit » des choses sur des plaques de métal qu’il trouvait un peu plus loin, à l’oasis, le jour du marché. Sur celle photographiée ici il m’a dit qu’il a écrit le nom de son village, pour le fixer dans le réel de la nomination et m’en transmettre la clef du mot qui incarne, stabilise et pérennise. Voyez comme il a écrit. Il était le grand bégayeur de son village.
***
2
Cap Chassiron à marée basse, à l’île d’Oléron
Fin février, vent du nord, glacé. La marée basse a découvert le cap nord-ouest de la longue île d’Oléron. Loin de bégayer le phare de Chassiron par éclats brefs donne le rythme de la nuit et de la sûreté d’orientation dans ces parages sableux aux nombreux écueils où tant de naufrages au fil des siècles tuent les marins par dizaines. La marée basse dégage les couches géologiques sédimentaires au très faible pendage. Loin, à des centaines de mètres de la petite falaise du phare, la ligne de la vague déferlante. Entre elle et la falaise, les courbes, les sinuosités dans un rythme insistant et répétitif des strates minérales. J’ai d’abord cru à un impossible labour du socle rocheux par je ne sais quel dieu bégayant ivre à la charrue. En fait le labour est celui du travail incessant d’érosion des vagues, des courants, des marées et des tempêtes sur le socle minéral. Finalement difficile de savoir qui crée ces striures haletantes gigantesques : la roche en ses soubresauts à l’échelle du temps géologique, ou l’eau salée en ses rognements hors toute mesure, ou un destin aveugle ? Difficile de savoir, car tout dans ce pendage très faible reste quasiment horizontal, et la strie rocheuse, et le ciel, et l’océan. Immense bégaiement de qui pour dire quoi. Bien sûr sans aucune réponse qui puisse être formulée.
***
3
Katajjayt inuit
Plate et blanche la terre ici. Le vent souffle sans fin. Neige couvre tout. Congères parfois se hérissent. Températures extrêmement basses. Distances immenses entre les villages. Les Inuit vivent ici avec et dans le bourdon de l’espace blanc, la note continue : le vent qui souffle sans rencontrer d’obstacle sur les étendues immenses.
Quand bien même on peut à présent se déplacer en moto-neige et même, si les énormes moyens financiers en sont disponibles, en hélicoptère, l’espace reste immense. Espace couvert de glace que couvre la neige au plus long de l’année. Faible relief ; ses longues formes étirées se répètent hors des limites de la perception humaine.
Très faible est la population. Très rare, la flore. La faune aussi, quelques grandes oies sauvages, quelques oiseaux de mer ; de rares ours, des phoques, quelques mammifères. Tous endurants au très grand froid.
La lumière est longuement constante et l’alternance rapide des jours rythmée en cycles d’une douzaine d’heures n’existe pour ainsi dire pas. A la nuit blanche ininterrompue de l’été succède la nuit polaire ininterrompue de plusieurs mois.
***
Là on se réunit. Pour des joutes vocales. Deux femmes assises ou debout approchent extrêmement près leurs visages, leurs bouches. En inspirant à voix de gorge très rauque l’une lance un groupe de deux à cinq syllabes ; en face l’autre lance une répartie de souffle sonore, émis avant que la première ne reprenne, sans la moindre seconde d’attente, son groupe de syllabes. Aussitôt après la seconde fait entendre son souffle d’expiration. Alternance extrêmement rapide. Ces exercices portent le nom de katajjaït ; le sens et l’étymologie de ce nom, ici au pluriel, se sont perdus.
Les syllabes expirées ont eu une signification, perdue elle aussi. Juste un langage résiduel dans le chant, sans syntaxe, sans récit ni intrigue ni personnage, peut-être sans action. Ni le mouvement de la prose ni la densité du poème. Mais langage : en lutte avec lui-même.
Les femmes qui pratiquent ces joutes parlent parfois de jeu et même de compétition. Jadis deux équipes de femmes s’affrontaient, disent-elles, en duels successifs. La perdante était celle qui la première perdait le souffle ou riait. Perdre par le rire… La perdante était remplacée par une autre femme de son équipe. L’équipe perdante était celle qui s’épuisait la première à force d’éliminations. On ne sait plus ce que l’on perdait ni d‘ailleurs ce que l’on gagnait. Ces joutes katajjaït, alors que leurs pratiques étaient sur le point de disparaître, ont soudain repris il y a une vingtaine d’années, dans tout le Nord-Est canadien, et connaissent succès, engouement, efficacité (je le pense) chez les Inuit. Actuellement la joute vocale à chants de gorge importe.
Si l’on entend le chant les yeux fermés sans voir les deux chanteuses presque accolées, on a l’impression d’une course effrénée. Alors on nie l’espace. On va si vite que la distance n’existe plus. Mais une course finit toujours par un épuisement progressif et une baisse de la vitesse. Or rien de tel ici. Le rythme du chant de gorge est constant, extrêmement rapide jusqu’au moment précis de son arrêt brusque.
De quelle course s’agit-il ? De celle du vent, auquel les chanteuses s’égalent et que même elles tutoient, accoudées à lui, le temps de la joute ? De celle d’une paire d’esprits jumeaux invisibles que l’on accompagne dans un parcours fulgurant sur ces terres blanches où le chamanisme est familier ?
Avant tout il s’agit de vocalité humaine. On dit parfois que ces petits groupes de syllabes s’inspirent du cri des grandes oies sauvages. Une oie sauvage en terre animiste n’est pas un gros oiseau robuste à long cou mais la forme emplumée d’un esprit puissant, bénéfique ou maléfique selon les circonstances. Cherche-t-on dans certaines de ces joutes à rejoindre un dialogue primordial avec les oies ?
L’alternance entre le son rauque de gorge et celui de l’expiration est toujours perceptible, même les yeux fermés. Il fait parfois penser au halètement du coït. Mais il ne fait entendre aucune montée jusqu’au paroxysme d’un orgasme ni aucun relâchement de tension ensuite. Si le halètement sexuel est dans un arrière-plan sonore de ces joutes, c’est plutôt afin de faire apparaître ce halètement comme un mouvement rythmé inaccompli où les deux partenaires s’épuisent sans trouver de permanence rythmique. Ou plutôt elles halètent à la recherche de cette permanence dont seul le katajjaït, chant de deux gorges, donne la figuration.
Or le katajjaït se pratique généralement à deux femmes, visages quasi accolés. Ce sont elles qui ont le pouvoir de réjouir la communauté, de la passionner, de la ressouder, de refaire le monde indéterminé, monochrome et, immesurable par le moyen d’une extrême densité vocale, densité de l’accompagnement des grues sauvages et de l’installation du beau halètement dans une éternité blanche. Le chant de gorge se révèle frère gémellé du vent, un frère qui a souveraineté sur lui, et pose dans la vocalité humaine, en toute proximité de la phrase, l’aube du mot, lui-même acte de mise à distance et de séparation par nomination, ce qui est le propre de la parole. Bégaiement salvateur. Le théâtre peut naître.
***
4
Hésiode, les Travaux et les jours, engendrement d’Aphrodite en écume par vagues
Il y a trois mille ans Hésiode reprend à partir de l’oralité et fixe dans l’écriture de sa Théogonie les épisodes de la création du monde. Voici ce passage que traduit Jean-Louis Backès, des vers 154 à 198 :
« Tous les enfants qui étaient nés
de Terre et de Ciel,
enfants à faire peur,
avaient de toujours grande haine
pour leur père. Lui,
dès le premier moment où ils naissaient,
il les faisait tous disparaître
-leur fermant tout chemin vers le jour-
dans les replis de la Terre.
La méchanceté lui faisait plaisir,
à lui, Ciel. Et Terre l’immense
en ses entrailles gémissait,
resserrés. Elle inventa une ruse,
astucieuse et méchante…
| …d’une pierre très dure elle fit une grande serpe
et son fils Kronos lui dit qu’il l’utiliserait… ]
Terre l’immense
éprouva une grande joie en son cœur.
Elle le plaça en embuscade ;
elle lui mit en mains
la serpe aux crocs durs,
et lui expliqua toute la ruse.
Voici qu’arrive le grand Ciel,
traînant après lui la nuit,
dans la fureur du désir il s’étend
sur Terre, il la couvre
entière. Le fils alors, de sa cachette,
étendit la main
gauche ; de la droite il saisit
la grande, longue serpe
aux crocs durs, et bondissant,
les couilles de son père
il les trancha ; il les rejeta
vite pour qu’elles tombent
derrière lui. Sa main les lâcha vite,
mais elles laissèrent des traces.
Toutes les gouttes sanglantes
qui s’éparpillèrent partout,
Terre les reçut. A mesure
qu’allaient et venaient les années,
en naquirent les Erinyes
et les immenses géants […]
Dès qu’il les eût tranchées,
avec la pierre dure, les couilles,
il les jeta du haut de la terre ferme
dans la mer aux fortes vagues.
La mer les transporta pendant longtemps
et une écume
blanche sortit de cette chair
qui ne meurt pas. Une fille
en naquit. Et tout d’abord vers Cythère,
l’île inspirée,
elle vogua ; puis elle aborda
à Chypre qu’entourent les vagues.
Elle sortit de l’eau, belle et pudique
déesse, et l’herbe
poussait sous ses pieds délicats.
On l’appelle Aphrodite,
déesse de l’écume […], formée avec de l’écume. »
Autrement dit : de la terrible violence originelle du dieu Kronos qui dévore tous ses enfants, on se libère par la violence mais contre lui seul et alors castratrice ; et le geste violent libérateur crée un nouveau dieu répétitif et éphémère, l’écume à la crête des vagues, toujours re-née, inaboutie et reprise : ce dieu est Aphrodite, perpétuel bégaiement marin qui émet et impulse le désir, onde bégayante à jamais sur les strates au littoral d’Oléron.
***
5
Sibylle de Cumes au balbutiement chamanique, Enéïde, chant VI
Mille ans après, à Rome dont Auguste vient de stabiliser le pouvoir impérial sur tous les pourtours de la Méditerranée, Virgile offre son épopée fondatrice, l’Enéide : Enée fuit Troyes en flammes pour la refonder dans le Latium et ainsi créer Rome. Comme Ulysse malmené par les vents divins contradictoires, Enée navigue, dérive, s’égare ; mais pour retrouver sens à sa longue errance il se rend en consultation auprès de la plus grande prêtresse d’Apollon, le maître de l’ordre du monde : dans une caverne embrumée de fumerolles sulfureuses dans la caldera des Champs Phlégréens, faubourg actuel de Naples, la Sibylle de Cumes lui indique la route de son destin de fondateur de civilisation. Virgile écrit ceci au sixième chant de l’Enéide : « L’énorme flanc de la roche euboïque est taillé en forme d’antre, où cent larges avenues conduisent à cent portes, et d’où sortent autant de voix, réponses de la Sibylle. On était arrivé sur le seuil, lorsque la vierge dit : « c’est le moment d’interroger les destins : le dieu ! voici le dieu ! » Comme elle prononçait ces mots devant les portes, tout à coup, son visage, son teint se sont altérés, sa chevelure s’est répandue en désordre ; puis sa poitrine halète, son cœur farouche se gonfle de rage ; elle paraît plus grande, sa voix n’a plus un son humain : car elle a déjà senti le souffle et l’approche du dieu. « Tu tardes à offrir tes vœux et tes prières, Troyen Enée, dit-elle, Tu tardes ! » [ Ici s’engage le dialogue halluciné entre le consultant, Enée, et la chamane d’Apollon, qui était sans doute la plus grande devineresse du bassin occidental de la Méditerranée ; alors Enée présente son récit et sa requête, espérant la prédiction d’Apollon Phébus ; la transe de possession de la Sibylle commence .]
« Cependant, rebelle encore à l’obsession de Phébus, la prêtresse se débat monstrueusement dans son antre, comme une Bacchante, et tâche de secouer de sa poitrine le dieu puissant ; lui n’en fatigue que plus sa bouche enragée, domptant son cœur sauvage, et la façonne à sa volonté qui l’oppresse. Déjà les cent portes énormes de la demeure se sont ouvertes d’elles-mêmes et portent par les airs les réponses de la prophétesse. » Ainsi traduit Maurice Rat. Et alors les révélations apportées par la bouche de la Sibylle sont capitales et permettent à Enée d’aller dans les Enfers, l’au-delà de l’Antiquité gréco-romaine, dialoguer par-dessus la mort avec ses ancêtres et les grands héros mythiques qui lui indiquent avec précision le chemin de son destin futur.
L’épisode est central. C’est par le bégaiement divin que non seulement l’Empire romain trouve comment se fonder, mais aussi que l’histoire d’un peuple dégage son sens millénaire. Le bégaiement de la prophétesse est le point de contact entre d’une part la plus profonde volonté du divin et la plus pénétrante vision prospective de ce dernier et d’autre part un groupe d’hommes allant à tâtons dans leur vie de chaque jour et cherchant courageusement le sens de leur destin. Le bégaiement par lequel se manifeste un effroi sacré est infiniment respectable.
***
6
Chant chamanique bouriate : le bégaiement hypnotique piége le dieu
En août 1991 en Mongolie des parents inquiets pour leur fille hospitalisée viennent consulter le chamane bouriate Tseren. Il a soixante-dix ans. Dans sa petite pièce de torchis et bois, il frappe son tambour de peau tendue pour convoquer l’« esprit » adéquat tout en secouant de nombreux petits accessoires métalliques dont le son écarte les « esprits » ici maléfiques. A voix monocorde il prie et invoque l’ « esprit » nécessaire ; pour l’obliger à venir et se saisir de ses cordes vocales afin de répondre aux parents inquiets, le chamane a besoin du bégaiement. Sa voix monocorde se précipite, balbutie, trébuche sans répit sur deux syllabes. Ainsi piégé, ainsi hameçonné, l’ « esprit » prend en possession le chamane et le dialogue thérapeutique commence. On entend ce rite sur la plage 2 du disque Ocora-Radio France C 561059.
***
7
Moïse et Aaron, de Schoenberg : Moïse face au buisson ardent
En 1932 Schoenberg compose, texte et musique, son opéra Moïse et Aaron, basé sur le quatrième chapitre de l’Exode dans la Bible. Le sacré, en train de s’éloigner dans la transcendance inaccessible d’un invisible dieu unique, enjoint aux deux frères, Moïse le bégayeur et Aaron au verbe fluide et fleuri, de guider le peuple juif asservi hors d’Egypte à travers Mer Rouge et désert du Sinaï jusqu’à la Terre promise. Pour que les esprits synthétisés en ce dieu unique s’adressent à la communauté, la fonction de chamane est dissociée entre les cordes vocales hésitantes de Moïse en son Sprechgesang et celles claires et raffinées d’Aaron au chant presque baroque. Or le dieu garde quelque distance et exprime sa volonté dans la masse sonore mobile du Buisson ardent auquel Schoenberg donne la polyphonie de six voix. Aaron reste du côté de l’animisme donc du Veau d’or, tandis que Moïse bégayant reçoit en haut du Mont Sinaï l’inscription dans la pierre des dix commandements qui vont orienter toute la vie du peuple. C’est le bégayeur qui reçoit la nouvelle mise en forme de la vie humaine. Dès le début il proteste de sa vieillesse, de sa fatigue, de son infirmité. L’opéra se conclut par cette réplique anônnante de Moïse : « Oh mot, toi mot, que je manque ! ».
***
8
Les avant-gardes : Schwitters, Khlebnikov, Luca
Parallèlement à l’expérience du bégaiement en sprechgesang du bègue Moïse de 1932, lassées du glacis de maîtrise académique des langues européennes les avant-gardes de cette époque et d’un peu après ont tâtonné vers quelque chose qu’un bégaiement volontaire et en quelque sorte programmatique pressentait mais qui ne soit sans doute pas un sacré diffus ou transcendant. La Ursonate que, dadaïste, compose et dit Kurt Schwitters en 1932 essaye par une succession de « sons primitifs » de rendre une dynamique centrale du monde ou de la personne. En Russie les futuristes vingt ans plus tôt cherchent un langage « zaoum », littéralement « derrière l’intelligence », qui rejoigne une autre réalité au moyen de jeux de sonorités vocales, de redoublements de syllabes, d’onomatopées, de néologismes en bredouillement : son accomplissement est probablement l’extraordinaire Zanguezi de Velimir Khlebnikov en 1922. Dans les années 1960 Ghérasim Luca, roumain devenu apatride, écrit et dit à Paris ses longs poèmes volontairement bégayant dans le souci de trouver seul accès à une autre réalité.
Leur processus d’une certaine manière est l’inverse de celui par lequel la communauté interroge un sacré varié et turbulent, mais intensément existant, pour trouver un sens dans les moments de doute ; ici le sacré en turbulence n’existe plus et a même plutôt cédé place à un vide face auquel ces poètes seuls creusent le langage pour trouver dans l’épaisseur de sa sonorité un espace encore possible, s’il en est.
***
9
Mozart sait trébucher
En sens inverse le plus bel accomplissement occidental du souffle humain dans une linéarité mélodique s’entend dans les œuvres de Mozart. Par l’effet de l’écriture musicale le rythme de l’émission du souffle et de la reprise de souffle met en ordre de charme lustral, apaisant et refondateur à chaque volée de phrases la personne et le monde où elle vaque. Les dieux et le sacré se sont endormis, l’espace est calme même si quelque ombre remue près d’un bosquet. La personne chante ou écoute le déroulement de la concorde. Sauf quand quelque chose grippe dans le vernis social : dans les ahurissants contrats ou promesses de mariage de Cosi fan Tutte et des Nozze di Figaro les supposés notaires bégaient atrocement. Lorsque Leporello reçoit de son maître l’ordre d’inviter à dîner la statue du Commandeur que ce dernier a assassiné au premier acte de Don Giovanni, le domestique refuse de provoquer la mort en ses rites funéraires dans le mausolée même du Commandeur. Don Giovanni menace de le tuer s’il ne transmet pas l’invitation. C’est alors que soumis à l’injonction contradictoire Leporello bégaie l’invitation.
***
10
Bégayer pour toucher une énergie surnaturelle : Pérotin, le Pansori et le Ketchak
Maintenant les dieux variés et capricieux du tumulte sacré sont morts ou cristallisés dans une inaccessible unique transcendance. J’entends cependant la nostalgie de cette urgence de toucher le feu de l’origine, la violence de Kronos, le blizzard congelant cisaillant, la force effroyable du destin derrière les balbutiements de la Sibylle. Alors revient et revient encore, encore et sans cesse le bégaiement.
C’est celui du hoquetus médiéval que l’Ecole Notre-Dame et Pérotin enflamment pour toucher ce dieu invisible, dans par exemple le Viderunt omnes. C’est celui par lequel la chanteuse coréenne de Pansori hâte et à fois énerve le récit pour le rendre épique et incandescent auprès de la violence originelle. C’est le choeur Ketchak d’hommes de Bali faisant claquer à rythme très rapide quelques syllabes pour signifier l’ardeur et l’impatience de l’armée des singes du dieu-singe Anuman, qui a la grammaire du monde entre ses mains, alors que le combat pour libérer la femme enlevée du dieu Rama est imminent : impatients bégaient les singes, impatients de faire éclater dans le Ramayana la violence larvée du monde afin de le refonder.
***
11
Xenakis : Aïs hennit
En 1980 Iannis Xenakis crée Aïs pour chanteur baryton amplifié et grand orchestre. Toujours attentif aux syllabes originelles, en particulier celles que scandent les chœurs de la tragédie grecque antique, il se saisit ici de vers de l’Illiade et de l’Odyssée et de poèmes de Sappho pour explorer dans un au delà impossible le contact glaçant de la mort ; le chanteur-diseur clame, psalmodie, avance vers le halètement de la scansion hallucinée dans tous les étages de timbre de la voix et finit par un long hennissement, hyperbole du bégaiement. Du bégaiement, qui résiste à la puissance de l’orchestre, qui surnage à l’immersion dans le vacarme de l’orchestre. Bégaiement comme marque sonore humaine primordiale.
***
12
Britten : Billy Budd, par la pendaison du bègue la foule bégaye
En 1964 Benjamin Britten crée sur une nouvelle de Melville son opéra Billy Budd. Sur un navire de guerre britannique les officiers redoutent la contagion de la Révolution française en cours et une mutinerie de l’équipage. Parmi les matelots, un homme jeune singulier par sa beauté, par une sorte de pureté diaphane qui n’est pas sans rappeler le Parsifal niais de Wagner. Il combattrait s’il le fallait mais il a la tête dans les nuages. Il s’appelle Billy Budd. Il est populaire parmi l’équipage. Il bégaye. Sa pureté irréelle fascine et agace le lieutenant qui n’obtient aucune faveur du matelot. Le lieutenant, faute d’accéder à lui, le provoque et le dénonce comme mutin au capitaine. Le capitaine, homme d’une certaine expérience éthique, lui demande se défendre. Mais Billy Budd bégaye. Face à l’énormité de l’accusation sa bouche se paralyse. Mais il frappe et tue d’un coup de poing l’accusateur. Il est arrêté, jugé, et pendu immédiatement devant tout l’équipage. Son corps en agonie ne se convulse pas. Dans un extraordinaire choeur final l’équipage se lance dans un immense bégaiement dont on ne sait s’il annonce une mutinerie décisive ou une réprobation du condamné. Le microcosme du bateau, sur une mer de violence et de guerre, ne peut supporter la présence d’une incarnation de la beauté idéale qui de toute façon est hors langage usuel ; l’officier fourbe fait tout pour l’exécuter, mais est tué d’abord, et quand l’incarnation de la beauté s’évanouit dans la mort, la totalité des marins s’enflamme dans un bégaiement choral dont le sens est inaccessible.
***
13
Monteverdi : Orfeo et le nom qui trébuche
Après cet opéra visionnaire où le bégaiement passe de l’individuel au collectif, j’en reviens aux mythes fondateurs qui cherchent toujours à poser du sens sur le monde en énigme. Et en particulier sur la mort, toujours révoltante ou incompréhensible.
En 1607 Monteverdi crée son Orfeo en reprenant le mythe antique, en particulier dans la formulation de Virgile. Pour faire revenir à la vie Eurydice qu’un serpent a tuée il descend sous terre, là où Grecs et Romains situent l’au-delà. Avec le seul pouvoir de sa parole incantée que soutient sa lyre il brave et enfreint tous les rites et interdits de la mort. Arrive le moment décisif selon Monteverdi, où il doit convaincre de son chant le passeur Charon sur sa barque, gardien implacable de l’accès à l’au-delà. Monteverdi diffracte ici le récit, le mettant en écho de lui-même ; enfin Orphée doit se nommer aux oreilles de Charon. L’acte de se nommer devant la violence absolue de la mort est héroïque, épique et suicidaire. « Je te jette en pâture mon nom, ma peau sonore, le coeur de ma vie » pourrait aussi bien dire le personnage. Simplement Monteverdi le fait bégayer dans un splendide hoquetus « Orfeo sono io » : Orphée je suis. [ Je recommande l’interprétation de Niggel Rogers, dirigé par Jurgen Jurgens ]. Quatre fois la voyelle « o » est nécessaire, des dizaines de fois les interprètes lancent à la gueule de la mort ce « o » de plénitude, surtout le tout premier, l’initiale du nom. A Orphée Charon ouvre les portes de la mort, le bégaiement l’a envouté.
***
Yves Bergeret
*****
***
*
Hommage aux tués du 25 janvier (marché de Boni, nord du Mali, 2018)
Le jeudi 25 janvier 2018 une mine explose sous un camion arrivant au marché hebdomadaire de Boni, au Mali, oasis entre les villages de Nissanata (où Soumaïla Goco Tamboura habitait avant sa mort au début de la guerre) et de Koyo, deux villages où j’ai travaillé avec les « poseurs de signes » au long de mes très nombreux séjours pendant dix ans. Quelques jours plus tôt l’armée malienne avait « accroché » dans les parages un groupe de rebelles touaregs islamistes. Ce 25 janvier, 26 personnes ont été tuées, dont femmes et enfants, qui étaient montés sur ce camion pour se rendre au marché.
YB
*
Voilà, la montagne
s’est retournée sur la pointe,
d’une seule explosion est entrée
par leurs bouches dans leurs corps,
ils ont entièrement brûlé.
La montagne, l’immense voix chorale
de la montagne a bondi
et est venue les épouser
au moment où ils mouraient brûlés.
Des nomades, intégristes racistes,
avaient dissimulé sous le sable de la piste
une mine.
Centaines de tonnes de grès
vingt-six tués
milliers et milliers de mots,
c’est notre dignité absolue
du mot, de la parole, que nous portons,
que nous reprenons, transmettons,
ouvrons, élargissons.
Vingt-six bouches,
centaines de milliers de grains de sable,
tonnes et tonnes de grès remuées,
c’est la très grande voix de nous tous
qui sous les coups sous l’explosion
refuse tout mensonge toute violence
tout dogme toute féodalité.
Si vingt-six bouches et la mienne
et la vôtre sous le choc ont été déformées,
aussitôt la parole nous revient,
plus claire que le feu, plus calme que le cri féodal
car la parole ne brûle ni ne se disloque.
Si la violence et la bêtise lui font perdre l’équilibre,
toujours la parole se reprend et retrouve
le mouvement de la vie, de la mer,
des roches et des sables
car toujours l’un d’entre nous
intrépide, ingénu et coriace
donne salive et sang
pour le mot la phrase
que la parole, c’est-à-dire l’humanité,
lui souffle.
*****
***
*
Les grandes images, à Naples, septembre 2017
Poème créé par Yves Bergeret en deux exemplaires du 21 au 25 septembre 2017 à Naples sur sept quadriptyques verticaux (100 x 35 cm) de Rosaspina 225 g de Fabriano, à l’acrylique et à l’encre de Chine, avec en collages cinq dessins que Soumaïla Goco Tamboura a faits pour le poète dans le désert au nord du Mali en juillet 2008, et avec par ailleurs deux petites gravures de 1880 et un élément d’une page d’un cahier de comptes que tenait en 1907 un charbonnier à Crest, près de Die.
Ce poème en sept quadriptyques est splendidement traduit en italien par le poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2017/09/30/le-grandi-immagini/
1
Voilà qu’on a voyagé sur la mer en tous sens
et même jusqu’à la zone des grands meurtres.
On est parti de son village dans les terres
et voilà qu’on cherche le vrai nom de son village,
de sa propre personne et de la vie elle-même.
Des naufrages, des tempêtes, des îles.
On rebondit de rive en rive.
On écoute des contrechants de sirènes.
Chacune dit une syllabe aux ornements fatidiques.
2
On s’est approché des volcans
qui fondent la violence
et la recrachent en lave vers la mer.
On a vu certains s’allonger, l’oreille collée à la cendre.
Certains parmi nous
ont jeté sur des parois
les mesures du ciel et du souffle
qu’ils avaient prises dans leurs grandes traversées
et ils ont envoûté le rouge, le blanc et le noir
pour recomposer par images des bribes de récit
que les volcans dilapident.
3
Au cœur de la ville au cœur de la mer
l’un a déployé par images sur des voûtes
les maillages sacrés qui vrillent
la tête de trop de gens
puis les a dédoublés dans d’autres ésotérismes
puis les a cisaillés dans des traits géométriques
noirs, coups de hache dont résonne
l’arbre au centre du monde.
4
Coups de hache,
coups frères de ceux de ta hache, vieux chroniqueur tué
et qui ne meurt jamais,
coups de ta hache dans l’arbre,
heurts de ta voix dans le creux du ciel,
coups dans le grognement archaïque de la mer,
secousses dans le rien.
5
Chaque coup ouvre donne une trace noire nette,
jambage de la lettre à venir,
gueule qui lance le son dans la voyelle de paix claire
puis lance la coquille de la consonne et de l’adjectif.
6
Coup, trait qui nomme et trace.
Ici balbutie la grande mère sans âge.
Chante à syllabes claires tranchées
la grande mère qui écarte les eaux.
Chante juste derrière les épaules du volcan
celle-là que les coups du peintre,
que les coups du chroniqueur
réveillent et refondent.
7
De la mer aux vagues écartées
émergent les épaules ruisselantes
des grandes images, celles et ceux qui se sont attelés
à la parole, qui se sont attelés à un nom,
Moïse qui bégaie, Billy Budd qui tombe,
David qui tend sa harpe, Char qui claque par éclairs,
le chroniqueur esclave qui porte le monde,
splendides étrangers.
*****
***
*
Terre claire, à Die, juillet 2017
1
Céramique
Poème en trois quadriptyques verticaux de 100 cm de haut par 35 sur papier Tiepolo blanc 100 % coton en 285 g de Fabriano, qu’Yves Bergeret a créé, peint à l’acrylique et calligraphié à l’encre de Chine sur un bord du torrent de Châtillon en Diois le 5 juillet 2017. Les éléments de collage, sauf deux découpes dans une feuille de comptes d’un charbonnier de Crest en 1907, sont des dessins à l’encre de Chine créés au piquant de porc-épic sur les revers de bouts de carton de boîtes de médicaments par Belco Guindo, Dembo Guindo et Hama Alabouri Guindo à Koyo, dans le nord du Mali, le 14 juillet 2005 ; tous ces éléments dessinés parlent d’un ancêtre mythique, Barka, qui créa et entretint un four lent à poterie à trois cent mètres du village dans le piémont du plus haut sommet, Issim Koyo, particulièrement dense en capacité surnaturelle animiste.
1
L’eau du torrent roule du feu.
Par paliers c’est la joie, rustique et fauve
aux mains pétrissantes.
Voilà, l’amnistie
qui met la montagne sous tes pieds.
*
2
Dans le calcaire et la marne
dans l’argile et le grès
un volcan gronde.
Chaque galet du torrent
garde l’odeur d’un amour
ou d’un meurtre animal.
Dans la terre et la marne
la parole aux mains pétrissantes
reprend l’épopée au départ.
*
3
Sous les mains pétrissantes
l’eau, la terre, le feu
choisissent une âme d’ancêtre :
c’est la forme, tombée du ciel,
humble météorite,
un poème, signature aux mains pétrissantes.
*
***
2
Petite suite
24 très courts poèmes écrits par Yves Bergeret à Die le 16 juillet 2017 ;
on les lit en italien dans une traduction limpide et musicale du poète Francesco Marotta, ici : https://rebstein.wordpress.com/2017/07/29/il-flauto-e-il-tiglio/
1
Tu jettes des cailloux dans le torrent,
l’eau te surprend et rit aux éclats.
2
Tu amasses des brindilles
contre le bassin de la fontaine.
Le jardin chérira ton feu.
3
Tu portes en dormant
une moitié du ciel par paupière.
4
Tu écoutes les oiseaux invisibles.
5
Tu acceptes une plume
de l’oiseau de proie sans nid.
6
Tu regardes le tilleul
étayer tes ancêtres.
7
Tu apprendras avec ta mère
un autre alphabet.
8
Tu glisses au long du bois de la table.
9
Tu vois sous la capuche du vent
les longues phrases non tressées.
10
Tu étais pourtant arrivé au premier sommet
sans peine.
11
Tu souhaites que le ciel
embrasse la fontaine.
12
Tu comprends le boiteux
qui choisit pour s’asseoir et mourir
le rebord de la fontaine.
13
Tu écoutes le ciel chanter
dans le fond de la fontaine.
14
Tu prends la frontière
pour un fond de lac de montagne
qu’on outrepasse au galop d’un mythe.
15
Tu sais rigidifier des fils,
tresser des brins d’osier
quand la parole est l’eau de ton moulin.
16
Tu aimes le vent qui chante avec toi
et les pas de l’étranger
dans l’ombre du tilleul.
17
Tu entends qu’on te répond oui
et tu descends dans la vallée.
18
Tu adosses le joueur de flûte
au tronc du tilleul.
Sa flûte est en bois.
Quelle liesse chez les ancêtres !
19
Tu fais confiance au torrent,
à la porte sans clef du jardin,
à ta meilleure syllabe.
20
Tu manges avec soin
le récit salé de la montagne.
21
Tu reprends l’ombre
que la brindille laissa dans l’herbe
et lui offres une lagune.
22
Tu lies la crête au vent,
la flûte au tilleul.
23
Tu es la paupière du ciel.
Tu es la feuille verte,
estivale et sombre,
jeune tambour infime
dont l’ancêtre et le vent jouent.
24
Tu glisses et pétris.
En somme tu es le son de la flûte
sous le tilleul.
***
3
Hôte au village
Deux quadriptyques verticaux sur Montval 300g de Canson (de format 108 cm par 37,5 ) calligraphiés et peints par Yves Bergeret à Romeyer, près de Die, le 14 juillet 2017
1
Sautant crête, frontière et mer
l’étranger vient rendre à notre village
l’élan
qu’orage et violence bloquaient.
*
2
Sourds nous tremblions dans l’oreille de l’orage
qui couard ne sait que fondre.
L’étranger s’est assis dans la paume de l’orage,
la parole est enfin notre grande éclaircie.
*
***
4
Lézard
Deux poèmes écrits et calligraphiés par Yves Bergeret sur quadriptyques verticaux Rosaspina 220g de Fabriano, suivis d’un poème, créés à Lus la croix haute le 17 juillet 2017, le tout avec une peinture sur plaque de fer créée par Soumaïla Goco Tamboura dans le nord du Mali en juillet 2009.
Cet ensemble-ci, Lézard, se lit dans une remarquable traduction de Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2017/07/25/lezard-lucertola/
1
La montagne est mon lézard impertinent,
seuls des marionnettistes illuminés aux jambes de vent
en savent tirer les fils.
2
D’un lit de galets,
d’un lit de pierres usées que nous jetèrent
les dieux monstrueux,
je fais surgir la couleur d’un poème.
Le poème est notre lézard impertinent.
3
Je peins au sol dans le lit sec du torrent,
la montagne s’enfuit vers le ciel.
Je peins et trace le poème
apaisant la montagne marionnette
farouche et vierge
qui ne veut plus rentrer en scène.
Je peins et trace le poème
qui attrape la montagne par la jambe.
Ce n’est pas le poème qui crée l’action dramatique.
Non plus la montagne, figurante ou actrice,
funeste et mutique, frivole et dure.
C’est l’entrechoc, l’éboulis, le mouvement
qui crée la pièce, l’arrivée haletante
de l’étranger aux pieds en sang,
l’entrée en scène de la parole autre, échevelée.
***
5
Ivoire et quartz
Deux poèmes écrits et calligraphiés par Yves Bergeret sur quadriptyques verticaux Rosaspina 220g de Fabriano, suivis d’un poème, créés à Lus la croix haute le 21 juillet 2017
1
Notre poème donne cap à l’eau sous la terre
et boit le ciel par-dessus l’orage.
Poème, joyeux lézard, donne-nous tes écailles,
elles seront nos sceaux pour nous reconnaître.
Triste lézard, viens manger dans ma paume.
2
Le lézard qui gronde, c’est l’orage,
ah, notre poème avec la tête en bas,
et nous sommes la foule des dents
qui claquant finiront de déchiqueter
la violence dans tant d’ans.
3
On hennit et souffle derrière les frênes.
De nouveau nuages d’orage grossissent,
le vent les pousse du sud
par-dessus les montagnes mauves.
Ivoire des dents, à jamais reste.
Même déchiquetée, la violence
comme chiendent pousse entre les frênes.
Ivoire et quartz,
l’os même des mots du poème,
c’est nature de la parole.
Constance
dont mon vieux corps en se délabrant
se retire, tandis que le cheval invisible
hennit face à l’orage.
Les nuages clairs voire blancs
gravissent avec distinction féroce
ivoire et ciel,
nuages écueils pour rattraper
ce qui de la parole se dilapide
et pourtant certains poètes furent
constants et vigilants
sur les branches des frênes.
*****
***
*
L’Eau (3), Navigation, avec Francesco Marotta
Poèmes et traductions de Francesco Marotta & Yves Bergeret
*
Cycle de douze poèmes d’Yves Bergeret créés à Paris du 12 au 24 décembre 2016 sur un cahier cousu de papier vergé ivoire de 180 g, de format carré, avec gestes de lavis et d’acrylique & collages. En contrechant ces poèmes s’enrichissent des vers de Francesco Marotta ; et, en contrepoint, de deux dessins-talismans de divination et/ou de viatique créés par Soumaïla Goco Tamboura en 2005.
*
1
Quand le courant s’inversa
j’entendis le premier craquement du bois
puis la coque s’ouvrit
et l’eau du futur trop salée s’engouffra
gâtant toute la saumure ordinaire.
Quando la corrente invertì il suo corso
sentii il primo scricchiolio del legno
poi lo scafo si aprì
e l’acqua del futuro troppo salata si riversò
alterando tutta la salamoia ordinaria.
1
Non cede alla furia del mare
chi porge ascolto alla voce dell’acqua.
La lingua che ne ripete il canto
riscopre la sua natura di sorgente, l’oscura
matrice di ogni voce, di ogni vita.
Seguendo l’arco sonoro del vento
il corpo riemerge alle dimore del respiro.
Ne cède pas à la fureur de la mer
qui offre écoute à la voix de l’eau.
La langue qui en répète le chant
retrouve sa nature de source, l’obscure
matrice de toute voix, de toute vie.
En suivant l’arc sonore du vent
le corps réémerge aux demeures du souffle.
2
Au prestige de l’image
voulut s’en remettre ma compagne de cette traversée;
elle enrageait, se farda, se maquilla.
Et, oui, l’image naquit et fut en plein jour aurore boréale de minuit.
Al fascino dell’immagine
volle affidarsi la mia compagna in questa traversata;
infuriata, si truccò, si agghindò.
E l’immagine nacque, notturna aurora boreale in pieno giorno.
2
L’immagine che nasce
dalle labbra calcinate da un grido
ha la forma incerta della luce
che non conosce il volo.
Spazio di cenere e miraggi
dove tace la parola che feconda il giorno.
L’image qui naît
des lèvres qu’un cri calcina
a la forme incertaine de la lumière
qui ne connaît pas le vol.
Espace des cendres et mirages
où se tait la parole qui féconde le jour.
3
«Une image ne flotte pas, lui dis-je;
le corps flotte car il est réel
s’il a eu à manger les myrtilles de l’alpage
et les raisins du vallon».
«Un’immagine non galleggia, le dissi;
il corpo galleggia perché è reale
se ha potuto mangiare i mirtilli dell’alpeggio
e l’uva della valle».
3
Bianca come una mano tesa
nel gesto che disperde il corteo
delle ombre, la parola dialoga
con la cima e la radice, col frutto
e con la fonte. Immagine di immagini
che il vento non dissolve, specchio
luminoso dove tutto ciò che vive
trascorre senza inizio e senza fine.
Blanche comme une main tendue
dans le geste qui dissipe le cortège
des ombres, la parole dialogue
avec la racine et la cime, avec le fruit
et la source. Image des images
que le vent ne dissout pas, miroir
lumineux où tout ce qui vit
va et passe sans début ni fin.
4
Certains autour de nous
voulurent à toute force que l’image soit une météorite.
Mais roche en l’air, c’est réplique au théâtre
sans l’initiale réplique qui ait ouvert le bal.
Alcuni intorno a noi
vollero a tutti i costi che l’immagine fosse un meteorite.
Ma una roccia in aria è replica teatrale
priva della scena iniziale che ha dato il via alle danze.
4
La pietra che sogna
di ricongiungersi al cielo che l’ha generata
è sostanza antica di presagi, pupilla
di un desiderio cristallino. Non un grumo
rappreso di sillabe e di quarzo, ma domanda
inesauribile, voce in cerca di dimora.
La pierre qui rêve
de retourner s’unir au ciel qui l’engendra
est substance ancienne de présages, pupille
d’un désir cristallin. Non pas un caillot
figé de syllabes et quartz, mais question
inépuisable, voix en quête de demeure.
5
C’est alors que la mer enfla
et nous vîmes tout en bas de l’autre côté de l’horizon
les chiens fumeux de l’impatiente Indonésie
et même leurs crocs de vermeil.
Fu allora che il mare si gonfiò
e noi vedemmo in basso dall’altra parte dell’orizzonte
i cani tenebrosi dell’impaziente Indonesia
ed anche le loro zanne di vermiglio.
5
Voce del principio, salmodia dolente
di montagne rovesciate, il mare
è una ferita che ribolle di suoni
come la sabbia del deserto
nel morire del giorno. Riconosci
nel canto delle sue onde oscure
l’eco dei passi che per millenni hanno varcato
quelle alture. Anche noi imparammo
dalla notte, illuminata dal fuoco
dei nostri fraterni silenzi, con quali colori
il flusso migrante delle dune
dipinge l’orizzonte che ci attende.
Voix de l’origine, psalmodie dolente
des montagnes renversées, la mer
est une blessure qui bouillonne de sons
comme le sable du désert
dans le jour qui meurt. Tu reconnais
dans le chant de ses vagues sombres
l’écho des pas qui dans les millénaires ont franchi
ces hauteurs. Nous aussi avons appris
de la nuit, illuminée du feu
de nos silences fraternels, avec quelles couleurs
le flot migrant des dunes
peint l’horizon qui nous attend.
6
Mais sous l’effet de la houle merveilleuse
loin de béer la coque se referma
et l’eau du futur s’attiédit jusqu’au bleu.
Ma sotto l’effetto dell’onda imponente
piuttosto che squarciarsi lo scafo si richiuse
e l’acqua del futuro divenne di un tiepido blu.
6
La stella che ci indica la rotta
oltre il naufragio, sorge ogni notte
dal cuore inviolato dei ricordi. Ha il volto
verde dell’infanzia e dentro gli occhi
paesaggi di ocra viva, sogni d’acqua sorgiva.
La voce del sangue
che partendo lasciammo come pegno d’amore
a benedire terre di pietre e arsura
è la sua sola luce.
L’étoile qui nous dit la route
outre le naufrage, se lève chaque nuit
du coeur inviolé des souvenirs. Elle a le vert visage
de l’enfance et au fond de ses yeux
des paysages d’ocre vif, des rêves d’eau de source.
La voix du sang
qu’en partant nous laissons comme gage d’amour
pour bénir la terre aride et pierreuse
est sa seule lumière.
7
Le bois craqua comme pinède dans le vent
et la coque s’inventa un destin
de tragédienne heureuse
avec sirène d’ivoire à la proue.
Il legno gemette come una pineta nel vento
e lo scafo si inventò un destino
da attrice tragica felice
con una sirena d’avorio alla prua.
7
I vecchi insegnavano ai nostri corpi
a crescere dritti e flessibili
come alberi che resistono
alla collera cieca dei venti e delle tempeste.
Altrove, figli di altre guerre e di altre
miserie, educarono la loro discendenza
alla danza verticale della vite, all’umile
saggezza dell’ulivo. Noi e loro, lontani
nel tempo e nello spazio, uniti
da un legame perenne che non teme
il mare, la morte, la distanza.
A nos corps les anciens apprirent
à croître droits et souples
comme arbres qui résistent
à la colère aveugle des tempêtes et des vents.
Ailleurs, enfants d’autres guerres et d’autres
misères, ils éduquèrent leur descendance
à la danse verticale de la vigne, à l’humble
sagesse de l’olivier. Eux et nous, éloignés
dans l’espace et le temps, unis
par un lien éternel qui ne craint guère
la mer, la mort, l’écart.
8
Vent debout nous filâmes jusqu’à l’île interdite
assurés de nous fracasser à sa falaise noire.
Or c’est bien la sirène qui en ouvrant ses bras
avala l’île de la mort
Sospinti dal vento filammo verso l’isola proibita
sicuri di schiantarci sulla sua nera scogliera.
E fu proprio la sirena che aprendo le sue braccia
inghiottì l’isola della morte
e ci salvò.
8
Isole di mani ci precedono in sogno
come spazi di azzardo e speranza
sottratti all’uniforme superficie
della morte. Occhi futuri
scrutano il mare con sguardi d’attesa
come lampade accese sulla soglia.
Un canto senza enigma, un coro
di parole visibili da lontananze estreme
guida il respiro affannato dei naufraghi
all’abbraccio materno della riva.
Des îles de mille mains nous précèdent en rêve
comme espaces de hasard et d’espoir
soustraits à la surface monotone
de la mort. Des yeux futurs
scrutent la mer avec des regards d’attente
comme des lampes allumés sur le seuil.
Un chant sans énigme, un choeur
de paroles visibles depuis les extrêmes lointains
guident le souffle épuisé des naufragés
vers l’étreinte maternelle de la rive.
9
Si le bois craqua et craqua
et si le cordage se tendit jusqu’à l’ultrason et l’aveuglement,
oui, c’est qu’après tant de guerres et de pillages,
l’élan affamé des autres chiens
nous chauffa l’âme et le cœur jusqu’au chant du sang.
Se il legno scricchiolò e scricchiolò
e la fune si tese fino all’ultrasuono e all’accecamento,
è perché dopo tante guerre e saccheggi
lo slancio famelico degli altri cani
ci scaldò l’anima e il cuore fino al canto del sangue.
9
L’arca che accoglie i vivi e i morti
è la dimora indistruttibile
di un unico respiro. Ha il nome
di ogni vita che sei stato, è il ricordo
di ogni morte che hai vissuto. Il futuro
si annuncia nella traccia che lasci
quando riscopri il tuo volto più vero
nello specchio di altri destini, nell’eco
infinita di colore e parola
che scioglie e disperde a ogni nuovo incontro
la tenebra cieca di rifiuto e violenza.
L’arche qui accueille les vivants et les morts
est la demeure indestructible
d’un soufle unique. Il a pour nom
chaque vie que tu as été, il est le souvenir
de chaque mort que tu as vécue. L’avenir
s’annonce dans la trace que tu laisses
quand tu retrouves ton visage le plus vrai
dans le miroir des autres destins, dans l’écho
infini de couleur et de parole
qui dissout et disperse à chaque nouvelle rencontre
la ténèbre aveugle du rejet et de la violence.
10
Quand tout vibra,
si net fut le chant
que la roche en l’air
s’allongea, s’étendit sur l’ombre du monde,
l’absorba et de leur amour de mante religieuse
naquit la très longue réplique double et accordée
que l’on nomme une épopée.
Et flétrie l’image
tomba au fond d’un gouffre
derrière mes talons.
Quando tutto vibrò,
così limpido fu il canto
che la roccia in aria
si allungò, si distese sull’ombra del mondo,
l’assorbì e dal loro amplesso di mantidi religiose
nacque l’interminabile replica, doppia e accordata,
a cui diamo il nome di epopea.
Poi, sbiadita, l’immagine
cadde in fondo a un baratro
dietro i miei talloni.
10
Dalla bocca della pietra
parla la sapienza delle ere, la meraviglia
di ciò che spinge il giorno verso la luce
attraverso cunicoli di cielo, di storie
immaginate nel disadorno ammanto
del silenzio. Procediamo tra distese di immagini
che svanendo lasciano impronte di fiumi.
Noi siamo acqua, memoria
che semina albe nel passaggio.
Par la bouche de la pierre
parle la sagesse des âges, la merveille
de ce qui pousse le jour vers la lumière
à travers les galeries du ciel, des histoires
imaginées dans la vêture informe
du silence. Nous allons par des landes d’images
dont l’effacement laisse des traces de rivières.
Nous sommes eau, mémoire
qui en passant sème des aubes.
11
Craquent les planches du pont,
grincent les planches de l’estrade,
craquèle la colle qui suspend les images
au mur du silence salé:
assis dans cette pinède musicienne
j’écoute la carène
dont je suis le fils et le père.
Cigolano le assi del ponte,
cigolano le tavole della tolda,
si sgretola la colla che tiene sospese le immagini
sul muro del silenzio salmastro:
seduto in questa pineta musicale
ascolto la carena
di cui sono il figlio e il padre.
11
Un canto di mille voci
modula in cadenze di respiro
la devozione di essere e passare
lasciando polline di luce nel chiostro delle ombre.
Un fiore senza padroni, restituito all’ordine
della vita e delle stagioni, è questa dimora
insonne, questa barca che solca oceani
di cenere per farsi terra e acqua
di uomini cresciuti sotto cieli di sete.
Un chant de mille voix
module au rythme du souffle
la dévotion d’être et passer
en laissant pollen de lumière dans le cloître des ombres.
Fleur sans maîtres, rendue à l’ordre
de la vie et des saisons, est cette demeure
sans sommeil, cette barque qui sillonne des océans
de cendres pour se faire terre et eau
des hommes grandis sous des cieux de soif.
12
Rêvons-nous sur la terre ferme
ou la coque aux somptueux craquements
est-elle notre demeure sur les courants absurdes?
L’image se dilue et surgit se dilue
à la surface des vagues, pauvre mirage
de notre âme qui supplie qu’on l’aime.
Et si le courant s’inverse,
sur le pont qui grince
je change le décor et porte à ma compagne
la coupe d’eau et le raisin
dont les grains sont les répliques
de la grande ode épique
que nous consommons dans les vents salés.
Stiamo sognando d’essere sulla terraferma
o lo scafo dai maestosi scricchiolii
è la nostra dimora tra le correnti impazzite?
L’immagine svanisce e risorge si stempera
sulla superficie dell’onda, flebile miraggio
della nostra anima che chiede di essere amata.
E se la corrente si inverte,
sul ponte che cigola
io cambio la scena e porto alla mia compagna
la coppa d’acqua e l’uva
i cui semi sono le repliche
del grande poema epico
che noi realizziamo tra i venti salati.
12
L’arca apre un solco nel mare
rivoltando le onde come fertili zolle
di una terra futura senza più confini.
Mani da semina vi depongono voci
versi di un canto libero dal sonno feroce
del presente. Rifioriranno come il cielo
al richiamo di ogni nuovo giorno
radici grondanti di luci
per disperare il volto della morte.
L’arche ouvre un sillon dans la mer
en retournant les vagues comme les mottes fertiles
d’une terre future sans plus de frontières.
Des poignées de graines y déposent des voix,
vers d’un chant libéré du sommeil féroce
du présent. Elles refleuriront comme le ciel
au rappel de chaque nouveau jour,
racines ruisselantes de lumières
pour désespérer le visage de la mort.
*
*****
***
*
Le Chroniqueur immobile, avec Soumaïla Goco [5]
Poèmes d’un livret (20 cm de haut par 21 ; en quatre exemplaires) avec chacun dix dessins de Soumaïla Goco Tamboura faits en février 2009 à Nissanata, dans le nord du Mali : Yves Bergeret lui avait donné un petit bloc allongé de 80 feuilles de papier quadrillé avec marge, papier qu’il demandait sans cesse. Quelques jours après il le rend au poète, une feuille sur deux étant dessinée. Il s’agit de « génies » invisibles, de tortues sacrées, de haches, d’une louche, de moutons, d’ânes, de chauves-souris et aussi de signes orthogonaux abstraits qui selon le besoin sont des figurations de parcelle cultivée près d’un puits dans le désert ou d’un jet de cauris pour la divination ; poèmes écrits à Die par Yves Bergeret du 5 au 14 mars 2016, peintures, encres et collages étant faits par lui aussi en même temps.
Ce cycle de poèmes fait partie d’un ouvrage inédit à ce jour, intitulé Carène ; il en ouvre l’Acte III. On peut le lire traduit en italien par Francesco Marotta en utilisant ce lien : https://rebstein.wordpress.com/2016/07/13/il-cronachista-immobile/
Sixième portrait : le tailleur-de-pierre de destinées
Très loin, au fond du Sahel,
le chroniqueur des scintillants pouvoirs du monde visible
et des séismes du monde invisible,
le diseur au verbe impressionnant et tranchant,
le redouté griot, le devin aux sourcils froncés
que chaque migrant respecte et craint,
que j’écoutais pendant dix ans louer et blâmer
dans son bourg de terre à l’orée du désert,
bouge-t-il lui-même vraiment,
lui qui me lance, qui nous lance sur les pistes et les routes
en fourrant dans mes poches dans nos poches
ses bouts de papiers sacrés dessinés ?
*
Le grand chroniqueur bouge-t-il vraiment,
lui qui prend au lasso de sa parole fleurie
l’ami et l’ennemi
et les dresse droit l’un face à l’autre
comme le ciel du levant et le ciel du couchant ?
*
Bouge-t-il vraiment, le grand chroniqueur,
lui qui me lance à travers des déserts, des fleuves et des mers
en me vrillant dans les oreilles des strophes de son chant de courage ?
*
Son monde visible est une plaine.
Les maîtres de la plaine possèdent
toutes les pistes de la plaine, tous les grains du sable
et la personne du chroniqueur aussi :
ils l’entravent par ses deux chevilles
chacune liée à une montagne locale orange carrée.
Si le chroniqueur chante l’une et l’autre montagne
en leur inventant des sommets luxuriants
les entraves lui garrottent les chevilles
et ses cordes vocales restent de toute façon en bas.
*
Je voudrais croire qu’il voyage.
Les dessins qu’il me donne sont des plumes,
les chants qu’il me lance sont des os fins d’ailes.
Je veux croire qu’il croit qu’il voyage
même si avec ses ailes il ne peut gagner l’altitude
ni se choisir un cap derrière l’horizon.
*
Le feu ronge ses hanches.
Ses épaules brûlent.
La fumée de ce feu lent
s’en va par là, par le bas du campement,
par la sente des vaches.
*
La parole ronge ses dents.
Ses paupières se collent.
Sa parole cherche les oreilles inconnues,
vous, moi, qui dormons à la belle étoile
derrière le galop peureux de l’horizon.
*
Il ne traverse pas la mer ni le désert.
Il ne voyage pas avec nous.
Il jette ses dés sur un échiquier de basalte qui brûle les yeux.
Il prédit notre mauvais carrefour et notre fertile pacte,
il nous les prophétise peut-être.
Il est traversé par la furie et la verdeur de la vie.
Il tombe dans un dessin carré qu’il fait pour nous.
Il tombe dans une clameur qu’il nous chante
en trépignant sur le sable
puis s’en va dormir derrière le figuier.
*
Parfois le vent se libère et remonte à toute allure
le temps, l’histoire, le fil du récit.
Parfois le vent fait tourner plus vite le jour et la nuit
et même la terre et le cycle perpétuel des images,
des mélodies et des mythes.
Parfois le vent. Parfois.
Lui se tient face au vent jambes écartées,
il donne ses cordes vocales au vent.
La force de migrer prend forme alors.
*
Le vent bondit dans les jambes du cheval.
Le vent rugit dans la proue de la barque
qui claque sur la crête des vagues.
Le vent grimpé sur les épaules des migrants
embarqués en pleine nuit sait traverser la mer.
*
Le chroniqueur ne bouge pas.
Au vent qui bondit vibrent ses cordes vocales.
Avec le vent furieux jouent ses cordes vocales
pour faire sourire le vent
et le rendre encore plus perpétuel,
encore plus étranger.
*
Commentaires récents