L’Homme du vent, Hamidou Guindo, 12 dessins (2004)
Hamidou Guindo est cultivateur à Koyo, village Toro Nomu (la plus orientale des neuf ethnies dogon) isolé sur un haut plateau de grès totalement entouré de falaises verticales, accessible seulement en escalade, au nord du Mali. Il est également sculpteur initié sur bois (matériau très rare dans ce Sahara). Le village est une communauté sans écriture très soudée de 500 personnes, particulièrement vigilante à la transmission et à la protection de son système de pensée, de rites et de vie, qu’elle appelle le « baïlo bira ». Les Anciens confèrent à Hamidou, né vers 1970, une fonction rituelle d’ « émissaire ». Il voyage donc « à l’étranger » (hors l’espace de sa langue, le Toro tégu). A l’intérieur de son habitat en briques de terre il est un exceptionnel peintre muraliste peignant en palimpseste de complexes figurations qui sont des outils de transmission et d’initiation du « baïlo bira » : il les « lit » donc au poète Yves Bergeret à chaque retour de celui-ci au village, au cours des années 2000 à 2009.
Comme les quatre autres peintres de Koyo, un autre homme de Koyo un peu plus âgé et d’une très grande autorité morale, et Yacouba Tamboura, captif de Peul du village de plaine de Nissanata, il travaille en créant absolument tous les jours avec le poète durant ses longs séjours. « Emissaire », il l’accompagne également souvent à Bamako, à mille kilomètres ; ces longs voyages, éreintants, sont l’occasion de transmissions orales très nombreuses.
Sur un petit carnet (13 x 9 cm, 40 pages) qu’Yves Bergeret lui a donné vierge en octobre 2004, Hamidou Guindo dessine au stylo à bille noire ses aphorismes, traits qui rendent visible la parole en action dans le réel. Il remet ce carnet au poète le 30 octobre 2004, tout près du village, sur la grande dalle de Bonodama, surplombant un vide impressionnant, lieu des rites parmi les plus importants du « baïlo bira », circoncisions groupées tous les trois à cinq ans, rite des grands sacrifices pour l’ouverture des semailles, etc. ; Bonodama devenait en 2004 le lieu le plus fertile de création des nombreux grands poèmes-peintures sur tissu des peintres et du poète.
Dans la pensée « baïlo bira » le vent est le porteur de la parole. La parole est la substance même du réel. Le vent apporte le nuage, promesse certaine de la forme liquide et fécondante de la parole, la pluie, qui transforme la graine-parole enfouie dans le sol, concrétion de la parole ; c’est alors que la graine-parole, épanouie, peut nourrir les hommes et les femmes, jardiniers de la parole.
Le poète transcrit ici dans l’ordre du carnet une sélection de ce que Hamidou Guindo lui a dit en « lisant » (selon sa propre expression), page à page, les traits qu’il avait tracés.
1
Une pierre sur la montagne fait jaillir l’eau.
*
2
Le matin le vent s’adresse au cœur de la montagne et lui dit de se lever.
*
3
Le vent bat la montagne comme on bat le grain sur l’aire de battage.
*
4
Le pied du vent apporte à profusion le lointain.
*
5
Les montagnes se saluent la nuit.
*
6
Au dessus du cultivateur qui bêche les nuages se mettent à danser.
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7
Le vent sort de la gueule du caracal.
*
8
Les gens s’unissent pour chasser les criquets pèlerins.
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9
La peau de la montagne.
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10
Le cœur de la montagne chante très fort.
*
11
Le vent tourne sur la montagne.
*
12
Le vent emporte la montagne.
***
Sur le concept de langue-espace, par Antonio Devicienti
En réfléchissant à l’engagement artistique d’Yves Bergeret, il ne peut pas ne pas être évident au moins un élément, fondamental pour moi : son ample et profonde culture de matrice française (et donc européenne) évolue avec détermination vers un dépassement de l’eurocentrisme et en direction d’un dialogue (pas simplistement théorique ou de façade) avec des cultures tenues jusqu’ici aux marges par nous Européens et Occidentaux.
Au moment où Yves va vivre dans le village de Koyo (où habitent les Toro Nomu, l’ethnie dogon la plus orientale, dans le nord du Mali, contrainte il y a un demi millénaire à se sédentariser là par l’ethnie islamisée des Peul) il accomplit une immersion totale et nécessaire dans une culture et dans la langue qui lui est propre ; il doit y entrer sur la pointe des pieds, quasi en demandant permission par crainte de perturber, il doit acquérir la confiance et l’estime de ces gens. Ce n’est pas facile ni n’arrive en peu de temps.
Mais cela arrive.
Nous n’oublions pas qu’il est français, descendant direct des colonisateurs. Il est aussi un homme et un poète qui, nourri de Montaigne et de Rimbaud, de Char et de Frénaud, amoureux de Bach et de Vladimir Holan, a la volonté déterminée de repenser ses propres culture et écriture en venant se confronter aux cultures subsahariennes d’une ex-colonie française.
C’est ainsi qu’il rencontre (et pas à pas reçoit leur confiance) les chanteurs de Koyo. J’imagine ou essaye d’imaginer ces moments. Yves entre en contact avec une culture essentiellement orale, encore profondément animiste malgré les fréquents (et pas toujours pacifiques) contacts avec les gens de religion islamique ; les signes visibles de la culture dogon sont les peintures pariétales, les masques rituels, les tissus et des maisons très pauvres dans des villages disséminés entre désert et haut plateau. C’est une civilisation dans laquelle la ritualité scande et emplit de signification chaque acte humain et dans laquelle le cultivateur ou le pasteur est aussi chanteur et possède les connaissances nécessaires pour célébrer les divers rites de naissance, de circoncision, de passage, de sépulture… On comprend alors aisément comment Yves Bergeret a appris à connaître une civilisation dans laquelle se poursuit une concordance millénaire entre rite et chant, parole poétique et existence – en fait ne s’y vérifie pas la fracture entre performance spécifiquement poétique et existence aussi bien communautaire qu’individuelle.
Mais ce n’est pas tout : le chant parvient même à narrer les faits de la journée – et le chant connecte l’univers des hommes à celui des esprits, tandis que la peinture pariétale probablement rend (rendait, étant donné que souvent son interprétation s’est perdue) visible la présence de ces esprits.
Yves Bergeret a ainsi l’occasion de connaître une civilisation dont l’horizon culturel et cultuel est encore unitaire (même avec des vides dus à une transmission interrompue ou fragile des connaissances) et à l’intérieur de laquelle la parole rythmée et chantée est un mode d’expression connu de tous. Il s’agit d’un contexte culturel qui en Europe survit ou a survécu tel un vestige (j’utilise ici une expression particulière d’Ernesto De Martino) – on pense aux rites de la Tarentèle à Salente, par exemple, que De Martino relie aussi aux rites nord-africains (élément fort intéressant) et, à travers ceux-ci au vaudou haïtien.
Il se produit, on le comprend bien, que Yves Bergeret, poète européen et en tant que tel profondément conditionné par une culture de l’écriture et de la rationalité des Lumières entre en contact avec un univers vivant, vivace et cohérent de l’intérieur qui peut renvoyer et s’apparenter à toutes les expériences culturelles, cultuelles et sociales qui ont caractérisé l’aire méditerranéenne (mais pas seulement), saharienne et subsaharienne depuis des millénaires.
L’expérience au Mali devient pour Yves une vérité déflagrante : c’est l’absence totale de quelque trait littéraire que soit chez les chanteurs dogon et, comme Yves lui-même le dirait, c’est la justesse de leur expérience ( en elle, je le redis, coïncident chant, récit, ritualité, la communauté même ne perçoit pas le chant comme distinct de la vie même qu’elle vit, mais au contraire comme nécessaire et de la même substance qu’elle) – juste est pour Yves (mais le concept est déjà présent chez Char) toute expérience qui implique la parole, à condition que cette expérience soit en toute évidence nécessaire et possède sa cohérence interne propre, en restant cohérente aussi avec le système culturel et social d’appartenance.
L’expérience du nord du Mali amène le poète à dire un adieu définitif au bon confort et aux autres habitudes mentales des poètes européens ; Yves Bergeret vit avec la communauté et y est accueilli, la langue-espace plus qu’un concept est (et il est bon de le souligner) une expérience, un itinéraire et un apprentissage physique et mental : les espaces qu’Yves expérimente au Mali sont vastes et essentiels, nus s’il s’agit des hauts plateaux et du désert, mais aussi tout aussi essentiels quand il s’agit des espaces intérieurs (habitations et lieux pour les rites) – de telle manière que la parole chantée (toujours orale) donne continuité à une civilisation qui se contente (ou doit se contenter) de très peu d’objets (ceux essentiels à la survie) et qui introduit, et réciproquement, à un patrimoine culturel énorme, complexe et raffiné, dont la sauvegarde est confiée à la mémoire et à la transmission de génération en génération, exactement comme dans la civilisation paysanne jusqu’à quelques décennies à peine, par exemple, ou dans de nombreuses occasions aujourd’hui encore dans les communautés Rom et SintI.
L’espace est donc aussi cette profondeur mémorielle et cette appartenance de la parole à toute la communauté ; pour un poète lettré comme Yves Bergeret il est une plongée dans l’acte du chant, une recherche des racines de la poésie contemporaine, une action expérimentant directement ce qui devait être « action poétique » dans les temps homériques et pré-homériques.
C’est le griot et devin Soumaïla Goco Tamboura qui l’introduit, non, le terme exact est l’« initie » aux connaissances et aux modes du chant. Soumaïla vit au village de Nissanata où sont concentrés les « esclaves » (tous nommés Tamboura) soumis depuis un demi millénaire à l’ethnie peul – le village de Koyo lui est interdit et lui-même ne sait pas de qui il est « esclave » ; il est privé de transmission ininterrompue et claire de rapports sociaux et de notions culturelles. Le rôle de Soumaïla Goco Tamboura à l’intérieur de la communauté est, à nos yeux d’Européens, particulier et complexe ; d’un côté il est craint et soumis à une série d’interdits ou de tabous, d’un autre côté il est essentiel à la communauté en tant que chanteur (en langue peul) et devin – Soumaïla Goco Tamboura cherche à passer de la parole « fluide et volatile » de la culture peul de sa région (la culture, rappelons-le, qui l’avait asservi) à la parole « stable et fondatrice » des Toro Nomu, ce qui fait comprendre combien peuvent être différentes et parfois opposées des communautés, même très peu nombreuses, qui vivent pourtant très voisines depuis des siècles.
Le lien avec Yves s’approfondit, Soumaïla Goco Tamboura demande avec insistance à l’ami occidental des feuilles quadrillées (le griot vit dans une situation de pauvreté absolue – dans une rhétorique primaire on pourrait affirmer que ses vraies richesses sont ses connaissances et sa voix d’une beauté extraordinaire, même si justement Soumaïla affirme plus d’une fois sa « volonté d’apprendre »). Yves lui offre deux cahiers d’écolier et le chanteur remercie l’ami en lui rendant (ou mieux, comme Yves lui-même s’exprime, en lui décrivant et offrant les feuilles couvertes de dessins géométriques très colorés qui représentent les « génies » et le système cosmologique qu’il chante durant les rites, et qu’Yves Bergeret apparente aux figurations reconnaissables sur les tissages du village – Soumaïla Goco Tamboura est lui-même agriculteur et tisserand et insiste sur cette dernière définition et justement nous Européens, je le rappelle, employons cette image de « la parole tissée » -le texte- dans la littérature …) Yves Bergeret se lie d’amitié avec cet homme qui donne vie, le poète français le comprend bien, à une extraordinaire tentative de syncrétisme culturel et religieux. Et Soumaïla Goco Tamboura perçoit la nécessité et le plaisir d’initier l’ami Yves en recourant, de manière exceptionnelle à la visualisation picturale d’un univers religieux, symbolique et moral, lequel inclut aussi les métiers de la communauté – le forgeron, le charbonnier – et qui jusqu’alors avait trouvé expression presque exclusivement dans l’oralité – bien que les peintures pariétales reconnaissables dans les grottes et qu’avec les autres chanteurs de Koyo Soumaïla Goco Tamboura cherche à déchiffrer présupposent un temps où la culture de Koyo s’exprimait aussi à travers la peinture pariétale dont la signification est perdue. Et si nous pensons aux autres chanteurs avec lesquels Yves entre en contact, personnes qui connaissent les rites de la circoncision et de la sépulture, nous notons la proximité et l’opposition seulement apparente entre les deux fonctions exactement comme cela se produisait dans la civilisation pré-indoeuropéenne du bassin méditerranéen – et nous voici réfléchissant aux figures appartenant ou ayant appartenu à notre même horizon spirituel et culturel (les accabadoras sardes, les macàre de Salente, les serpari de malte et de Sicile…).
« Langue-espace » exprime alors clairement cet état où l’espace-temps ( le chronotope) est de fait, dans la perception de la communauté, unité inscindable.
Mais Yves est contraint d’abandonner le Mali : sa sécurité personnelle, en tant qu’occidental, est en danger, la région est la proie des incursions de bandits touareg et de tribus de foi islamiste – Soumaïla Goco Tamboura lui-même va mourir durant un conflit avec ces « islamisateurs ».
Aujourd’hui Yves Bergeret repense à son expérience malienne, continue à la rendre part vivifiante de son expérience poétique, éthique, existentielle. Lui-même a l’habitude de peindre des grands formats sur papier qu’il installe à l’intérieur d’espaces où il lit à haute voix ses propres textes, souvent accompagnés de musique. L’espace du texte est donc, non pas l’espace plat et inanimé de la page, mais celui pluridimensionnel du Baptistère de Poitiers, par exemple, ou des espaces à ciel ouvert de Noto Antica ou des églises hypogées de Chypre.
La « langue-espace » ne relève pas d’un poète sédentaire et reclus en lui-même : les « poseurs de signes » sont nomades par hérédité anthropologique et par choix (ne nous trompons pas sur leur appartenance à une communauté sédentaire ou sédentarisée ; ces personnes chantent un univers extrêmement mobile, polythéiste, qui reste reconnaissable dans ses traits saillants.
Et souvent Yves l’a démontré dans les faits – parmi les migrants qui approchent la rive italienne se trouvent des poètes provenant des régions intérieures de l’Afrique, cette fois contraints de se faire nomades et d’entrer, avec leur français appris à l’école et avec leurs nombreux dialectes-langue maternelle, dans le dialecte sicilien et dans l’italien qui sont les langues qu’ils rencontrent sur la rive opposée ; et Yves appartient à la poésie de la migration par caractère personnel, par choix culturel et éthique. Encore ces jours-ci il en revient à prendre en main les pages de l’ami griot, à en découper des dessins, à les coller dans les petits carnets sur lesquels il écrit des poèmes brefs ou des aphorismes, auxquels il joint ses figurations de couleur ; et il le fait souvent pendant ses promenades passionnées dans les environs de Die, le village adoré des Alpes françaises où il vit de longues périodes de l’année – mais, poète-explorateur, Yves est capable de la même propension à aller vers les gens et les lieux en Normandie, en banlieue parisienne, en Sicile intérieure, dans les Antilles françaises… La « langue-espace » est telle si elle naît de la bouche des gens (une amie serveuse de bar à Gentilly, les migrants en transit à travers la Sicile, des amis peintres et sculpteurs, des vendeurs au marché) et si la poésie continue les leçons apprises auprès des chanteurs et artisans (souvent analphabètes ou semi-analphabètes) du nord du Mali.
L’expérience humaine et artistique d’Yves Bergeret est significative et innovatrice justement parce qu’elle met en discussion depuis des décennies le mode tout européen et occidental d’écriture et de conception de la poésie, et démontre avec son travail silencieux et opiniâtre comment un lieu apparemment minuscule et tout à fait périphérique est en mesure d’exprimer des univers complexes et très raffinés de sens et d’imagination. Le voyageur occidental accepte le devoir de se confronter au colonialisme dont, qu’il le veuille ou non, il est l’héritier, puis de le dépasser en offrant à sa propre culture d’origine des horizons capables de la reconduire à sa propre origine éloignée ou perdue.
Si Yves Bergeret écrit des poèmes à l’aube du troisième millénaire, il le fait justement à l’intérieur d’un espace où dialoguent la très cultivée culture analphabète et agro-pastorale des chanteurs dogon et l’également très cultivée culture alphabétisée et industrialisée d’un francophone, d’un Européen. Il le fait en préparant soigneusement, comme un rite, les couleurs et les encres, en posant sur des carnets (dont il note avec précisions les dimensions) les traces de poèmes et d’aphorismes, fidèle au lien désormais inscindable avec la nature qui est cycle des saisons et du temps.
L’expérience d’Yves Bergeret est une expérience humaine et culturelle qui tisse des liens avec de multiples expériences de lieux divers de la planète, qui veut ramener l’acte poétique à sa complexité originelle ; oralité de la parole-chant, signe, danse, musique. C’est l’espace qui chante, c’est la couleur qui enveloppe, c’est la parole écrite qui tend à abandonner la page bidimensionnelle, c’est l’improvisation, c’est la mémoire, c’est un nouveau mode de penser la géographie, de penser l’Europe.
23 juillet 2016
Antonio Devicienti
[Les photos ont été prises à Koyo et Nissanata ; les oeuvres sur petite plaque de métal et papier sont de Soumaïla Goco Tamboura ; celles sur pierres dressées, tissu et sur murs intérieurs en terre sont des peintres-paysans Toro Nomu de Koyo – sur certaines d’entre elles on voit des aphorismes du poète français.]
[On consultera le blog très intéressant, en italien, de l’auteur : https://vialepsius.wordpress.com/ ]
Le Chroniqueur immobile, avec Soumaïla Goco [5]
Poèmes d’un livret (20 cm de haut par 21 ; en quatre exemplaires) avec chacun dix dessins de Soumaïla Goco Tamboura faits en février 2009 à Nissanata, dans le nord du Mali : Yves Bergeret lui avait donné un petit bloc allongé de 80 feuilles de papier quadrillé avec marge, papier qu’il demandait sans cesse. Quelques jours après il le rend au poète, une feuille sur deux étant dessinée. Il s’agit de « génies » invisibles, de tortues sacrées, de haches, d’une louche, de moutons, d’ânes, de chauves-souris et aussi de signes orthogonaux abstraits qui selon le besoin sont des figurations de parcelle cultivée près d’un puits dans le désert ou d’un jet de cauris pour la divination ; poèmes écrits à Die par Yves Bergeret du 5 au 14 mars 2016, peintures, encres et collages étant faits par lui aussi en même temps.
Ce cycle de poèmes fait partie d’un ouvrage inédit à ce jour, intitulé Carène ; il en ouvre l’Acte III. On peut le lire traduit en italien par Francesco Marotta en utilisant ce lien : https://rebstein.wordpress.com/2016/07/13/il-cronachista-immobile/
Sixième portrait : le tailleur-de-pierre de destinées
Très loin, au fond du Sahel,
le chroniqueur des scintillants pouvoirs du monde visible
et des séismes du monde invisible,
le diseur au verbe impressionnant et tranchant,
le redouté griot, le devin aux sourcils froncés
que chaque migrant respecte et craint,
que j’écoutais pendant dix ans louer et blâmer
dans son bourg de terre à l’orée du désert,
bouge-t-il lui-même vraiment,
lui qui me lance, qui nous lance sur les pistes et les routes
en fourrant dans mes poches dans nos poches
ses bouts de papiers sacrés dessinés ?
*
Le grand chroniqueur bouge-t-il vraiment,
lui qui prend au lasso de sa parole fleurie
l’ami et l’ennemi
et les dresse droit l’un face à l’autre
comme le ciel du levant et le ciel du couchant ?
*
Bouge-t-il vraiment, le grand chroniqueur,
lui qui me lance à travers des déserts, des fleuves et des mers
en me vrillant dans les oreilles des strophes de son chant de courage ?
*
Son monde visible est une plaine.
Les maîtres de la plaine possèdent
toutes les pistes de la plaine, tous les grains du sable
et la personne du chroniqueur aussi :
ils l’entravent par ses deux chevilles
chacune liée à une montagne locale orange carrée.
Si le chroniqueur chante l’une et l’autre montagne
en leur inventant des sommets luxuriants
les entraves lui garrottent les chevilles
et ses cordes vocales restent de toute façon en bas.
*
Je voudrais croire qu’il voyage.
Les dessins qu’il me donne sont des plumes,
les chants qu’il me lance sont des os fins d’ailes.
Je veux croire qu’il croit qu’il voyage
même si avec ses ailes il ne peut gagner l’altitude
ni se choisir un cap derrière l’horizon.
*
Le feu ronge ses hanches.
Ses épaules brûlent.
La fumée de ce feu lent
s’en va par là, par le bas du campement,
par la sente des vaches.
*
La parole ronge ses dents.
Ses paupières se collent.
Sa parole cherche les oreilles inconnues,
vous, moi, qui dormons à la belle étoile
derrière le galop peureux de l’horizon.
*
Il ne traverse pas la mer ni le désert.
Il ne voyage pas avec nous.
Il jette ses dés sur un échiquier de basalte qui brûle les yeux.
Il prédit notre mauvais carrefour et notre fertile pacte,
il nous les prophétise peut-être.
Il est traversé par la furie et la verdeur de la vie.
Il tombe dans un dessin carré qu’il fait pour nous.
Il tombe dans une clameur qu’il nous chante
en trépignant sur le sable
puis s’en va dormir derrière le figuier.
*
Parfois le vent se libère et remonte à toute allure
le temps, l’histoire, le fil du récit.
Parfois le vent fait tourner plus vite le jour et la nuit
et même la terre et le cycle perpétuel des images,
des mélodies et des mythes.
Parfois le vent. Parfois.
Lui se tient face au vent jambes écartées,
il donne ses cordes vocales au vent.
La force de migrer prend forme alors.
*
Le vent bondit dans les jambes du cheval.
Le vent rugit dans la proue de la barque
qui claque sur la crête des vagues.
Le vent grimpé sur les épaules des migrants
embarqués en pleine nuit sait traverser la mer.
*
Le chroniqueur ne bouge pas.
Au vent qui bondit vibrent ses cordes vocales.
Avec le vent furieux jouent ses cordes vocales
pour faire sourire le vent
et le rendre encore plus perpétuel,
encore plus étranger.
*
La Source sous les eaux, à Riantec, juillet 2016
La sorgente sotto le acque
Cycle de huit diptyques ( format 30 x 50 cm sur papier Aquarelle Estival de Clairefontaine, 200gr ) que devant la source d’eau douce « Sainte-Radegonde » – recouverte par la marée haute, dans la lagune, dite « petite Mer de Graves », à Riantec sur la côte sud de la Bretagne – ont créé en deux exemplaires Maya Mémin (aquarelle et collages) et Yves Bergeret (poèmes ; acrylique, lavis et collages) les 12 & 13 juillet 2016.
Les poèmes sont ici recréés en italien par le poète Francesco Marotta.
Sur cinquante kilomètres ont glissé dans le flux des courants marins
les débris des coquillages,
sur deux cents kilomètres ont glissé dans la vie des rivières
les épidermes de la terre et les lambeaux de sa végétation,
sur dix mille kilomètres ont glissé à mi-fond
les âmes des noyés de la traite vers l’Amérique
et tout le glissement se reprend à son départ
par la source d’eau douce de Riantec sous le sel et l’eau de la mer.
Per cinquanta chilometri il flusso delle correnti marine
ha disseminato i resti delle conchiglie,
per duecento chilometri ha riversato nella vita dei fiumi
strati di terra e brandelli di vegetazione,
per diecimila chilometri ha liberato dalla morsa dei fondali
le anime degli annegati sulla rotta per l’America
e tutto l’incessante movimento ancora ricomincia
dalla sorgente d’acqua dolce di Riantec, sotto il sale e le onde del mare.
*
De l’œil du monde lointain
voici la larme discrète, la source à marée basse
que recouvre la paupière de la marée haute.
Dall’occhio di un mondo lontano
nasce quella lacrima discreta, la sorgente affiorata
che la palpebra dell’alta marea poi sommerge.
*
Sans la constante larme
l’œil du monde lointain irait se craqueler
et ne voir que le galop acide de la violence
qui erre affamée derrière l’horizon.
Senza quella lacrima costante
l’occhio del mondo lontano sarebbe offuscato,
non vedrebbe altro che la corsa sfrenata della violenza
che vaga affamata dietro l’orizzonte.
*
La marée haute tire la paupière du pardon
et de l’oubli et du grand lavement
sur la source.
Mais la paupière dégorge de sel
qui exaspère et pique,
hypocrite paupière qui racle
mais pour rien
car la source est notre intraitable parole limpide.
L’alta marea distende sulla sorgente
la palpebra del perdono e dell’oblio,
il suo immenso lavacro.
Ma la palpebra trasuda sale,
deturpa la sorgente, la intacca,
ambiguamente
cerca invano di sfaldarla,
perché la sorgente è la nostra irriducibile, limpida parola.
*
Naïve serait une source solitaire
dans son monastique monologue.
Pureté originelle, utopie sotte et effrénée.
Ici cruelle paupière de la marée salée
ronge la parole vierge mais lui décerne
l’humaine initiation de la compréhension.
Ingenua sarebbe una sorgente solitaria
tutta chiusa nel suo monastico monologo.
Purezza originaria, utopia sterile e smodata.
Qui la palpebra crudele della marea salata
corrode la parola vergine, ma le conferisce
l’umana iniziazione della comprensione.
*
Source d’eau douce balbutie la litanie
des âmes tombées à la mer lors des grands voyages,
balbutie très légère, claire, transparente.
Source chante l’adieu et le salut.
Chante le retour et le salut.
La sorgente d’acqua dolce balbetta la litania
degli uomini morti in mare all’epoca dei grandi viaggi,
balbetta lentamente, chiara, trasparente.
Sorgente che canta l’addio e il saluto.
Che canta il ritorno e la salvezza.
*
Source, ai-je dit, est œil puis larme puis chant
dans l’entre-chant des marées hautes.
Chant est la source, ou plutôt la bouche
qui de nulle part
donc de la part de nous tous
chante le contre-chant des hommes rebelles et inadéquats
qu’aucune marée haute jamais ne refoule.
Sorgente, dico, occhio poi lacrima poi canto
nell’interludio delle alte maree.
Sorgente che è voce, o meglio bocca
che dal nulla,
dunque in noi tutti,
intona il controcanto degli esseri ribelli e inadeguati
che nessuna marea potrà mai spazzare via.
*
Contre-chant par répliques alternées
comme l’inspiration et l’expiration
de la vie qui dit la vie
dans les sables salés.
Un controcanto che si ripete alterno
come l’inspirazione e l’espirazione
della vita che dice la vita
tra le sabbie salate.
*
L’Homme-onde, avec Dembo Guindo, juillet 2016
Sur un tout petit carnet de 8 cm de haut sur 7,5
préparé en août 2009 avec des dessins à l’encre de Chine et au piquant de porc-épic par Dembo Guindo – avec qui travaillait le poète – cultivateur du village Toro Nomu ( la plus orientale des neuf ethnies dogon ) de Koyo, au nord du Mali,
cycle de dix-sept aphorismes écrits et peints en deux exemplaires le 5 juillet 2016 à Die par Yves Bergeret
Comme Belco, Dembo est également « zumgun », chanteur des rites secrets de grand passage pour la circoncision et l’enterrement.
Oiseau, son, bond,
va l’homme-onde.
*
Le sombre recule,
la mort recule
dans le chant de l’homme-onde.
*
Les points cardinaux
éprouvent aussi un sentiment
de liberté.
*
L’homme-onde sait coucher
sur le flanc une montagne.
Il devient sa grotte préférée.
*
L’axe de la montagne
vibre.
L’homme-onde est sa vrille.
*
De la graine vrillant sa route
vers l’air libre
l’homme-onde apprend
enseigne le rire lumineux.
*
L’archipel dans l’infini de l’eau salée
remercie l’homme-onde
d’être parti à temps, avant la guerre.
Avant l’eau et le sel.
*
Maigres chevilles,
fines attaches,
muscles puissants,
l’homme-onde sait par cœur
l’épopée des falaises.
*
Ni cave ni cour ni dédale,
l’homme-onde se choisit la crête
pour vivre. Il est un noyau rouge
de datte, au bord du vide preux.
*
Il chante,
il est chanté,
il reprend souffle
dans le chant sans début ni fin.
Il mourra dans un bond sans chute.
*
De toute semence
par toute semence
depuis toute semence
il prend le large
et le rend.
*
L’homme-onde
dilate la pupille du monde :
éblouissante beauté.
*
Le théâtre est la montagne
qui se penche en fleur enivrante.
L’homme-onde est son parfum.
*
Puis la montagne dilate sa pupille
et emprunte le pas de danse
de l’homme-onde.
*
« La montagne est ma maison
d’air sonore et de vent minéral.
Du nid de graines de son cœur
à chaque chant je renais,
une hache à la main gauche. »
*
L’eau et le chant
n’ont ni début ni fin ;
la vie choisit le damier
qui est le corps noir et noir
de l’homme-onde.
*
L’homme-onde pose sa tête
sur le ventre de la montagne
et s’enroule dans son sommeil.
*
L’Homme de pierres, avec Belco Guindo, juillet 2016
Sur un tout petit carnet de 8 cm de haut sur 7,5
préparé en août 2009 avec des dessins à l’encre de Chine et au piquant de porc-épic par Belco Guindo – avec qui travaillait le poète – cultivateur du village Toro Nomu ( la plus orientale des neuf ethnies dogon ) de Koyo, au nord du Mali,
cycle de dix-huit aphorismes écrits et peints en deux exemplaires le 3 juillet 2016
par Yves Bergeret au bord du torrent de la Sure où le poète préparait l’acrylique jaune et l’encre de Chine, dans la vallée de Quint, près de Die. Belco est également « zumgun », chanteur des rites secrets de grand passage pour la circoncision et l’enterrement.
Ces dix-huit aphorismes se lisent aussi en italien grâce à la traduction dense et vivace du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/08/05/luomo-di-pietre/
Coriace, rieur, constant
va l’homme des pierres.
*
Merle au buis
chante au galet
roulant au remous :
l’homme aux pierres
est fils du merle.
*
Il nous faut un troisième galet
après celui du mariage ;
le second doit faire l’hostie.
*
Torse ou falaise,
falaise ou clavicule des ancêtres.
Fort bien. L’alternance
inquiète qui ?
*
« Tout est affaire d’échelle :
la charpente, le chant alterné,
la pluie suffisante,
la cigale endiablée. »
*
« Un vent soulève la montagne.
Si elle m’aime je lui serai un étai
immémorial. »
*
Entre les falaises du lit du torrent
le vent me faufile avec éclat
une généalogie d’ivoire.
*
L’homme des pierres
danse sur le chant des cigales
un contrejour bouleversant.
*
Aller et retour
le vent reprend souffle
par appui sur le sternum
de l’homme des pierres
dont une va manquer.
*
D’une cage
l’homme de pierres fait nuage
puis pleure en secret.
*
Sacrifier
engage la hyène aussi
et abaisse le gué.
*
« J’appelle l’horizon dans la fissure ;
et dans l’horizon, ma propre part inconnue. »
*
Sacrifier
fait descendre la moitié chevaleresque de la montagne
dans la caverne de l’autre moitié.
*
Galet en haut de montagne
puis dans le cœur :
la vie ne se délite plus.
*
Troisième galet,
sang coagulé,
le sacrifice relève le ciel.
*
Ici l’homme de pierres refranchit le gué
et libère le chant secret du merle.
Puis devient martinet.
*
Un galet final ?
Allons donc !
Comme si l’eau ne savait plus rien
ni trouver chemin entre les pierres.
*
Coriace, rieur, constant
l’homme de pierres
donne au martinet
son cri de joie.
*
L’Homme de sable, avec Yacouba Tamboura, juillet 2016
Sur un tout petit carnet de 8 cm de haut sur 7,5
préparé en août 2009 avec des dessins à l’encre de Chine et au piquant de porc-épic par Yacouba Tamboura – avec qui travaillait le poète – tisserand et captif de Peul du village de Nissanata (voisin de Soumaïla Goco), au nord du Mali,
cycle de vingt aphorismes écrits et peints en deux exemplaires le 2 juillet 2016
par Yves Bergeret au bord du torrent de Châtillon en Diois, où le poète trempait le pinceau imbibé d’un peu d’encre de Chine.
Désuni, uni
va l’homme de sable.
*
Une maison…
quelle importance ?
*
L’arbre suspend à ses branches
les maisons,
comme de vieux manteaux.
*
Au milieu du gué, oui,
c’est là que le jour se lève.
*
Cheville fêlée
sautille l’homme mâle,
ne sautille pas son cœur.
*
L’arbre, l’avion,
les ailes, les enfants,
qui vole le plus vite ?
*
Au milieu du gué,
bouche ouverte,
une montagne rêve.
*
Le nuage porte
ma petite lubie
et beaucoup d’attente.
*
Le pied amont rôtit tout seul.
Le pied aval reste cru.
*
Au funèbre oiseau sans aile
hutte d’esclave se renverse.
*
Au milieu du gué
j’appelle d’autres rives invisibles.
*
Dans une nuée
c’est une maison qui répond,
pardon, une montagne surpeuplée.
*
Qui porte la montagne à la fontaine.
La repentance ?
Le voleur charitable ?
*
Volcan repenti
sac couard
sans lacet
course impossible
*
Au milieu du gué
mâchoires claquent au vent,
oreille brille.
*
L’oreille avale
les deux côtés de la lumière.
*
Le troisième côté :
un petit pilier au bout du jour
(vers le gué).
*
Au milieu du gué
j’aurais pu enfin
quitter tout profil.
*
Au ciel de mon lit
une flûte ragaillardie.
Non, un oiseau invisible.
*
Adieu, patte, palme, bec…
est-ce que mon œil suffira ?
*
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