Les Veilleurs, avec Soumaïla Goco Tamboura [6]
Poèmes écrits à Briançon, Veynes et Die, du 8 juillet au 20 juillet 2020 par Yves Bergeret et calligraphiés par lui avec acrylique et lavis d’encre de Chine sur quadriptyques horizontaux en double exemplaire de Fabriano Rosaspina 280 g au format déplié de 12,5 cm de haut par 70, en accompagnement de huit dessins au stylo à bille et crayons de couleur que Soumaïla Goco Tamboura a créés et donnés au poète dans le désert au nord du Mali en 2003, sur fiche de Bristol quadrillé de 15 cm de haut par 10.
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On lit la version italienne de ces poèmes dans une traduction d’une tonique vitalité, due au poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/07/24/i-guardiani/
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Les grands veilleurs sont arrivés un matin très tôt
dans notre vallée. Les gens qui étaient déjà levés
n’ont pas été vraiment surpris. Et même ont été
contents, sauf les racistes.
Il est probable qu’ils aient voyagé de nuit
dans les corps de grands oiseaux sombres.
Ou peut-être ont voyagé allongés sur des feuilles
portées par le vent.
Ou bien en bribes de récit immémorial,
bribes minéralisées mais très légères.
Puis ils ont choisi par ici une demeure,
un point d’ancrage en quelque sorte,
non pas la bibliothèque du bourg
mais la mémoire du village.
Et là, comme des bateaux dans un port,
ils se sont amarrés sous la forme,
discrète et terriblement efficace,
de petites fiches cartonnées
avec chacune un dessin géométrique coloré :
en somme des portraits.
Des portraits agissants.
Les fiches sont vingt au total.
Je dois dire avant tout
que les grands veilleurs sont très étranges.
Plats et lisses.
Des petits draps colorés tendus.
Des planches sur l’eau.
Des radeaux.
Des tapis.
Des cartes à jouer.
A jouer quoi ?
Ni plats ni lisses.
Ils sont des ventres-torses.
Leur tête : on dirait un bouchon de carafe
avec deux yeux qui nous fixent.
1
Divination de veilleur

L’un veille à l’entrée du tunnel.
Qui a creusé le tunnel ? Qui en sort
en arrivant de l’autre bout de la jalousie ?
Ce veilleur lit les destins.
Il y a des destins qui aboient ;
il les interprète,
il ne cherche pas à les calmer.

2
Vision de veilleur

Un autre veilleur discerne quel lac
bouillonne dans le torse du terrassier
qui s’arrête pour la nuit au village.
Terrasser, c’est sentir les citernes naturelles
et les naissances.

3
Pouvoir de veilleur

Un veilleur a une clef du vent
et aussi la maîtrise des chiffres
pour dompter le fauve de la montagne.
Le vent, c’est la patte de velours du fauve dans la neige.

4
Sexualité de veilleur

Un autre veilleur a toujours dans son ventre
la tension du ciel se liant à la terre
pour engendrer et plisser
s’il le faut encore cinq ou six fois
des montagnes.

5
Consistance de veilleur

Dans le pré de ce veilleur l’herbe est sèche.
Elle pique la plante du pied.
Le vent barbare envahit le pré.
Dur brin sec qui résiste : c’est tête
coupée après viol.
Dans le pré il n’y a que sang et récit
qui sont chair du veilleur.

6
Damnation de veilleur

Dans chaque main ce veilleur tient
un miroir.
Princes et gueux s’y font piéger.
Mort violente et aussi mort par absolu.
Le veilleur n’arrive pas à mourir.

7
Enigme de veilleur

Le veilleur n’a ni père ni mère
ni enfant. Comme tous les veilleurs.
Une planche sur eau noire,
du tissu teint, de la mémoire, une pilosité rare.
En somme esclave. Donc homme.
Juste des cordes vocales.

8
Puissance de veilleur

Veilleur est éventail.
Mais n’évente rien.
Ville, ouvre les bras.
Fleuve, ouvre les bras.
Montagne, ouvre les bras.
Ah, personne ne répond au veilleur.

Notes dans les gorges de la Gerle, près de Veynes
Quatre poèmes écrits et accompagnés de lavis à l’encre de Chine
par Yves Bergeret en marchant à l’aube du mardi 30 juin 2020
au bord du torrent dans les hardis plissements calcaires
de ces gorges, à côté de Veynes ;
sur quadriptyques de Fabriano Rosaspina 280 g
de format déplié 12,5 cm de haut par 70.
D’ailleurs on lit en italien ces poèmes grâce au poète Francesco Marotta à cette adresse :
https://rebstein.wordpress.com/2020/07/10/tra-le-gole-della-gerle/
et c’est une vraie joie de l’esprit.
1

La chouette n’a pas laissé d’adresse.
La pierre roulant dans la pente de l’éboulis
en cherche une.
Entre les deux s’ouvre la meilleure demeure,
nomade, sans mur, innommée.
2

Il chante follement, le merle noir,
pour remettre l’eau de la cascade
dans le ventre de la montagne.
3

Spasme, dit le vent aux épaules plus souples, spasme,
la cascade sur les roches abruptes
n’est que spasme.
4

On a prié le vent indécent de se taire.
Voilà pourquoi, malheureux compagnon,
il remonte chaque soir le lit du torrent.
Vallée intrépide
La haute vallée de la Drôme, du col de Cabre à son extrémité est jusqu’aux collines de Crest à l’ouest offre sans cesse des résurgences de parole et de joie, résurgences surprenantes et intenses. Vallée principale autour de la rivière et vallons annexes silencieux aux vifs torrents, vallée et vallons aux multiples expériences néo-rurales actuelles, terres reculées où les guerres de religions du seizième siècle ont permis de maintenir une vie spirituelle variée avec un profond respect non pas pour la force violente ni envers le pouvoir, mais pour la pensée et pour le livre ; et toute la vallée a été récemment terre de très active Résistance. Elle s‘honore actuellement d’accueillir de nombreux jeunes migrants du Sahel et du Proche-Orient et de favoriser leur formation professionnelle.

Dans un monde brutal d’omerta féodale, de nivellement, de marchandisation il est important et réconfortant de voir resurgir régulièrement dans cette vallée des documents d’une haute valeur humaine, artistique et éthique, documents qu’on aurait pu croire perdus dans le passé. Il y a presque un an je faisais part aux lecteurs et lectrices de ce blog de la renaissance en plein lumière du Devoir de Violence de Yambo Ouloguem et de documents d’Aragon de l’époque de la Résistance, chez Nadine Thuilier, la bouquiniste du marché de Die ; à la même époque je découvrais chez un brocanteur de Die, Sassi, une très rare figuration du Jugement de Caïphe : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2019/10/09/huis-clos-sediments-bancals-et-trait-qui-nomme/ (en particulier la onzième partie, intitulée Le huis clos, l’éruption). Ce sont tous des documents de résistance et de dialogue.

Les bibliothèques privées, petites ou grandes, de la vallée sont loin d’être des « îles désertes » de rêves narcissiques. L’humanité dont le flux sédimente sans fin sur les bords de la rivière a fait apparaître ces jours-ci deux éléments surprenants.
Chez un autre brocanteur, une « première édition » entièrement gravée à l’eau-forte de réductions pour piano à quatre mains des quatre premières symphonies de Beethoven par Czerny, peu d’années après la mort du premier. Et cet ouvrage témoin d’une plus haute vigilance de la pensée humaine a vécu et vit au bord de la Drôme…

Et encore ailleurs, chez Belkacem Sassi, je trouve ce samedi un porto-folio de fac-simile en très haute qualité faits en 1967 de dessins italiens du Louvre, Mantegna, Leonardo da Vinci, Andrea del Sarto… ; et d’ailleurs un étonnant dessin où Tiziano nous plonge dans le tumulte de la Bataille de Cadore. Or ce porto-folio est une édition très limitée faite essentiellement pour quelques professionnels des grands musées classiques ; cependant les sédimentations historiques de la vallée de la Drôme en ont protégé un exemplaire qui a resurgi il y a quelques jours…


Je mets au mur chez moi un dessin de ce porto-folio, une esquisse de Michel-Ange pour un « esclave » qu’il va sculpter ou pour un ressuscité du mur du fond de la chapelle Sixtine ; au dessus de lui est déjà accrochée une plaque de fer peinte par le « captif » Soumaïla Goco Tamboura au Mali en 2008, où il a figuré en bleu, rouge et blanc le grand « esprit » de la montagne au pied de laquelle il vit. L’« esprit des captifs », c’est-à-dire des esclaves, soulève à bout de bras au dessus de sa tête une sorte d’échelle massive qui, m’a dit Soumaïla Goco, est la figuration de la montagne, de toute montagne.


Yves Bergeret
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