Archive | juin 2022

Fils d’un bond du soleil

Poème créé et calligraphié à la gouache sur quatre diptyques de Ingres-Vidalon vergé 100 g, au format déplié de 23 cm de haut par 32 de large, les 23 & 24 juin 2022 à Briançon.

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Le poète Francesco Marotta propose de ce poème une version italienne particulièrement musicale, que voici : https://rebstein.wordpress.com/2022/07/08/fils-dun-bond-du-soleil/

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1

Elle va éblouissante

sur ses pieds de cailloux

et ses chevilles de cavernes,

la montagne.

2

Elle n’a pas de main,

la montagne,

et t’en demande une.

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Sous ta main elle apprend qui elle est,

qui elle aime, qui l’aime.

3

Le vent ne subordonne

ni la montagne ni toi

qu’aucun caprice n’encage,

ni l’un ni l’autre.

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Le vent, elle et toi

vous jouez l’idéal trio

auquel boit toute source.

4

Fils d’un bond du soleil

et d’une barque à l’ancre lourde

tu maries la montagne et la joie

dans un poème.

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L’ancre, tu limes ses crocs

qui troublent le fond de la mémoire.

Froide, opaque, presque noire

la mémoire te remercie

de redevenir montagne.

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Yves Bergeret

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Outils, empreintes, vache

Ecrit le 16 juin 2022, avec trois dessins que Soumaïla Goco Tamboura a créés à Nissanata, dans le Sahara au nord du Mali, sur papier ordinaire de format A4, sauf un en format A5, en février 2007.

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Cet hommage à Soumaïla Goco se lit aussi dans un traduction italienne splendide et d’une grande fermeté, du poète Francesco Marotta. La voici : https://rebstein.wordpress.com/2022/06/20/la-mano-che-canta/

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Ta vie est sable, grains de sable, sable, servitude. Sur ta peau sèche des guenilles ; à tes mains des bouts de bois arrachés à une fissure dans le rocher. Avec les bouts de bois que tu frottes et polis et frottes et tailles tu fais béquilles que tu donnes à la vie, à ta vie et tu la fouettes, cette vie d’âne, cette vie sous étoiles piquantes et dans sable grinçant sous tes paupières.

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Tu prends la feuille à petits carreaux, c’est ton radeau sur le sable, ta table de vie, ton calendrier de rites et de navigation dans le continuel naufrage, le naufrage que tu trimballes sur tes épaules et relèves sur ton visage si se lèvent le vent de sable et la tempête qui va accabler encore tant des tiens et les mettre à genoux dans l’esclavage. Pauvre feuille de papier frêle, tu ne sais comment l’approprier ni à qui. Tu as demandé des crayons de couleur et deux stylos à bille. Tu poses leurs pointes sur la feuille, ils sont des poteaux de tente, la tente qu’immédiatement au dessus de la feuille tu dresses contre le ciel, contre le soleil et contre les étoiles qui ne savent pas t’indiquer un sentier où se dissolve le mystère.

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Tu grattes le papier, tu grattes au stylo, au crayon. Tu attrapes la tente du ciel, tu attrapes les vents brûlants et sauvages et tu mets tout cela à plat sur la feuille. Ta vie sur la petite feuille, à plat, à plat comme la peau du lézard que tu écrases près de la mare asséchée.

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Ta population d’objets ligneux allongés les uns à égale distance des autres, c’est ton cimetière aimé, la foule des bras de ta colère, la paix de la terre en son sommeil de brute où vont, parallèles, tes deux pieds nus.

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Après la nuit, la nuit dure comme tes omoplates posées contre ton sommeil et comme ta peau tendue en vrai cri entre deux montagnes, tu prends la deuxième feuille et commences à la partager d’un axe central de petits carreaux dont tu croises les minuscules diagonales rouges, rouges comme autant de crachats au milieu de l’incantation quand gonflée de tant crier ta gorge crache salive mêlée de poussière et de sang. Tu craches. Ton crachat répété sans fin coud les deux parts de la vie, une part par jambe, par œil, par main.

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En plein centre de la feuille tu colores au crayon en cinq couleurs le damier ; tu le bornes en forme de losange, tu le poses sur la pointe. Tu creuses dans le cœur plat de la feuille le puits de ta pensée. Il est profond le puits. Il n’a aucune profondeur. Tu es son fond où grouille l’eau de la liberté. Il n’y a aucune eau qui se reflète car la liberté n’existe pas. Les petits carrés colorés, tu tournes leur ensemble de 90 degrés, la terre chavire, tu ne chavires pas, tu laisses aller comme chiens fous ton stylo à bille rouge et le stylo à bille bleu, en tous sens ils courent, ils bondissent sur place, ils ont attrapé en plein milieu de ton sommeil toutes les étoiles qui sont là haut la nuit et sont les racines desséchées des noms de ceux qui ont peuplé ta terre depuis toujours, avec chèvres et vaches, bouts de bois, guenilles sales et somptueuses. Elles courent, elles bondissent sur place les empreintes de tous. Jamais ne se heurtent. Jamais ne se piétinent.

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Où flottent les empreintes, sur ta deuxième feuille, petite mare sèche, océan nouveau-né par-dessus tous les sables de ta vie ?

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Tu dresses deux échasses immenses, de part et d’autre de l’axe central, deux échasses, est-ce que ton grand oiseau sans tête est tombé à plat, à son tour, sur la feuille, du levant au couchant, du sous-sol au zénith, ces deux pattes palmées écrasées à plat en bas de la feuille, mais alors le losange-puits du centre de la feuille est le corps, le cœur palpitant. Ton oiseau acéphale, c’est toi, battant des ailes pour l’envol qui ne vient jamais. Tes deux ailes sont minuscules, mon pauvre, tout là-haut, bichromes, ta tête est infime, car elle t’a échappé, mon pauvre, non, elle flotte là au dessus de la feuille, à trente centimètres d’elle tandis qu’à bout de souffle tu dessines, pauvre acéphale, enivré d’avoir perdu le sens.

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Alors sur la troisième feuille qui a jeté le quadrillage, qui est démente, qui est demi feuille, qui est monde coupé en deux, qui est un seul de tes poumons, qui a fini la gémellité de ton souffle et de ton battement de cœur, alors voici le noir. Un noir. Seul. Tu le haches et hachures et reprends et ressasses comme, je crois, une contre-pluie, une pluie. Ici tu dessines ta montagne, on dirait.

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En bas quelques arbustes, du bois desquels tu tailles tes outils que tu ranges à plat sur la première feuille. Puis la masse de ta falaise. Puis à droite l’aiguille creuse où vit le grand génie impitoyable qui harcèle quiconque ne le vénère pas ; puis, juste à sa gauche, en six petites dents les restes du village des ancêtres auxquels tu penses sans cesse, mais toujours en silence ; puis tout à gauche les trois hautes pointes de ta montagne sur lesquelles a grimpé en 2000 un poète ayant l’écriture, ayant aussi la lecture de la montagne même la plus étrangère.

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Tu as attrapé certaines étoiles et a aligné leurs empreintes depuis tout en bas, tournant autour de la montagne, allant à l’engorgement entre l’aiguille creuse du génie féroce et les ruines des ancêtres. « Voyez, allez, apprenez, c’est le chemin de la vie que vous devez mener, bâtir, terrasser, inventer. Moi, je broute ma vie autour de mon rocher. Mais c’est ma vie-empreinte que je veux vous donner, recevez ces pierres aussi vides que les étoiles, recevez. »

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La petite feuille, comme les deux premières, est à plat sur le sable. Voilà, on la change de sens. Le haut en bas. L’aiguille creuse du génie mortel pend à gauche, c’est la queue géante de la vache. Tellement puissante qu’après cette queue elle a six pis, quelques-uns maigres, six pis, oui. Tout à droite sa tête baissée broute l’herbe qui n’existe pas dans le sable. Elle broute. Elle est tenace, têtue. Elle invente. L’herbe poussera. Elle crée. Le flot des gouttes de son lait file de l’engorgement entre sa queue et ses pis, flot de son lait – récit qui file aux étoiles vides, récit-empreintes en file que pas à pas tu parcours, crées et nommes de ta main, de ta main dans laquelle ta gorge se ramasse et va chanter.

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Yves Bergeret

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Autels Saint Expédit, île de La Réunion

Cet article, grâce au poète Francesco Marotta, se lit en italien à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2022/06/08/gli-altari-di-santespedito/

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Depuis très peu à l’échelle du temps géologique, trois millions d’années… des masses de magma poussant perçant perçant la croûte terrestre, ici au fond de l’Océan indien ; sans plateau continental, masses montant pressant montant émergeant : l’île naît. Et puis la chambre magmatique creuse du volcan qui crée cette île très jeune s’effondre, laisse place à trois « Cirques » profonds ; mais la poussée crée une nouvelle chambre à peine plus au sud-est dans l’île. Et crée un nouveau cratère actif.

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Puis sur la jeune masse minérale émergée, le tapis végétal d’une épaisseur infime vit avec toute l’exubérance qu’entraîne un climat océanique tropical… robustes hautes fougères arborescentes partout…

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A l’échelle du temps humain, très récent est le peuplement de l’île : il débute au seizième et surtout dix-septième siècles… très faible peuplement, juste aux premiers temps une escale sur la route maritime des Indes ; aucun peuple autochtone qui aurait été exterminé ou soumis ; pendant un siècle et demi esclavage faible numériquement, les « marrons » montant au centre de l’île refonder leur liberté dans les « Cirques », difficiles d’accès.

A présent sur cette terre très jeune et encore meuble dans les pentes basses profondément ravinées du volcan le peuplement progressif commence à peine un métissage. Chaque peuple apporte dans le « tapis sonore » de l’île son marquage d’espace par les signes de son patrimoine culturel et par les traces de sa propre oralité, Tamouls, Mozambicains, Somaliens, Chinois, Arabes, Européens… Chaque peuple les glisse dans les resserrements urbains et, plus encore, dans les plis de la roche, les coudes des routes, la touffeur du tapis végétal.

A peine l’esquisse d’un début de métissage, en particulier dans les usages du sacré. Les sacrés, pour le moment, se côtoient. Le marquage chrétien européen ne domine pas, s’effrite lui-même, parfois se recompose dans des rites que Rome aime peu.

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Il y a un siècle et demi de pieuses personnes plutôt chrétiennes ont découvert que dans cette île au bout du monde, cernée de requins, tremblante et éruptive, battue par de violents cyclones en hiver, la protection sacrée d’un très sincère converti d’il y a… deux mille ans serait efficace. Saint personnage, a-t-on décidé, colonne vertébrale d’un des sacrés de l’île. Aux immenses pouvoirs, bénéfiques et dangereux. Un officier romain. Oui, romain ! On l’appelle saint Expédit : ce qui veut dire tout simplement « officier » car un centurion romain ne porte pas de bagages, d’impedimenta, alors que le légionnaire de base est un impeditus, un « chargé de bagages ». Nulle part ailleurs que sur l’île on ne le connaît ni ne le vénère ; après avoir hésité Rome ne le reconnaît pas. Selon qui parle de lui, bien sûr dans l’oralité, il dispose d’une armée de 54 soldats ou 487 ou 53021, etc. Rival ou cousin d’Anjuman qui, hindouiste, bondit avec ses dizaines de milliers de singes divins pour sauver Rama et son amante sur l’île de Sri-lanka.

Tout le monde sait dans l’île que l’intervention de saint Expédit est efficace, sollicitable et, tant pour soi-même que pour autrui, redoutable.

Un peu partout où il y a eu ou pourrait y avoir danger, on s’affaire à fixer par de très curieuses petites accumulations d’objets, au plus 50 centimètres de haut, le pouvoir du Romain sanctifié émergé de l’océan indien ; on dit alors qu’il s’agit d’une « chapelle » même si c’est un surplomb de basalte qui réunit les pieux bibelots.

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La route sinue sous une falaise de basalte très dur. De l’autre côté de la chaussée étroite le trop bas parapet bas protège peu d’une chute dans le vide. Accidents : plus d’un est mort ici. Ou pourrait mourir.

On installe une « chapelle Saint Expédit » en mémoire des morts et afin d’empêcher de futurs accidents mortels. Ce faisant, grâce à l’effigie enfermée derrière la grille et à une profusion de fleurs en plastique rouge, adjuvantes de la petite effigie du Romain, on verrouille la violence destructrice du lieu. On se propose de fixer ici le destin dans une stabilité non mortifère.

Et il en va de même de multiples lieux accidentogènes sur les routes, les chemins et les carrefours de l’île.

Curieusement la statuette magique du Romain destinée à maîtriser le danger passé ou futur, on la cache à moitié, comme une confidence. Enfouie sous une sorte de niche de ferraille et béton peinte en rouge ou dans la pénombre d’un auvent de basalte, ou même dans cette voute naturelle qu’a laissée la lave déjà refroidie en surface quand en dessous la lave visqueuse encore incandescente continuait de couler. Dans le basculement de l’ombre à la lumière on dresse la statuette : pas ailleurs.

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Souvent la statuette du saint est abritée dans sa case serrée, ouverture unique face au passant, ouverture parfois entravée d’une grille : pour empêcher un impie de voler quelque objet du microsanctuaire, mais plus encore pour que la haute densité de pouvoir magique animiste ne se répande pas en désordre au dehors, brûlant l’herbe, la fougère, les pieds nus des enfants et le lézard indiscret. C’est la tente du centurion, n’est-ce pas ; c’est aussi la prison dorée, non, rouge, où on le garde pour qu’il n’aille pas porter ses pouvoirs on ne sait où.

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L’acte de dévotion ne se manifeste pas seulement en posant sous l’auvent ou dans la « chapelle » la petite effigie du Romain ; l’efficacité se concrétise avec la flamme de la bougie, nécessaire. Dans le moindre autel, une, deux, une foule de bougies, toujours au moins une allumée on ne sait par qui. Flamme à multiples fonctions : chasser les moustiques et autres insectes gênant une pieuse visite, purifier le lieu de tout miasme ensorcelé, beaucoup plus profondément devenir la contre-flamme modeste et ironique de la flamme titanesque qui brûle dans la chambre magmatique. Contre-flamme du feu d’enfer au fond du cratère actif, là-haut, derrière la forêt.

Auvents ou « chapelles » montrent avec redondance la cire écoulée puis solidifiée, lave tendre et blanche née de la consomption de la cire par la flamme de la mèche, menue prière têtue, dévotion de fourmi dans le flanc même du volcan surgi du nulle part de l’océan. Minuscule volcan, à foison, dizaines de minuscules volcans parodiant et réduisant le pouvoir effroyable du grand volcan qui a été capable de surgir du fond de l’océan. Chapelet des minuscules volcans parodiques cernant le grand monstre de lave et de feu, tout là-haut.

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Mais la couleur dominante, parmi la surabondance du vert végétal tout alentour n’est pas le blanc de la coulée de cire ; elle est le rouge, puissant, posé et re-posé très souvent, on pourrait croire à chaque grosse pluie. Tout le bâti de la « chapelle » redonde de rouge vif.

Récurrence insistante du rouge, dont l’indispensable blanc de la cire fondue est le ténu contrepoint. Rouge floral et même rouge des abondantes fleurs en plastique, rouge, rouge. Je remarque dans un auvent de basalte faisant clin d’œil à la grotte de Lourdes un très rare bleu marial. Je remarque ailleurs une menue effigie d’un Christ presqu’achrome tant il est secondaire par rapport au Romain.

Ou encore ailleurs un saint Georges, appauvri à deux seules dimensions. Ses couleurs imprimées sur la feuille s’effacent tant qu’il n’en reste à vrai dire que le geste épique contre le dragon et surtout le cadre de plastique doré et la végétation de plastique verte et, avant tout, rouge.

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Pourquoi tout ce rouge vif partout ? Nés sur l’île et de culture populaire, mes amis réunionnais répondent immédiatement : c’est la cape du centurion, capitale comme celle de saint Martin, l’autre officier romain sanctifié mais lui en Touraine. C’est la cape sacrée, coupée en deux pour protéger du froid de l’hiver en Touraine, cape sur l’île répétée mille fois pour protéger de tout malheur, de toute mort, à commencer par la coulée de lave rouge : cape à jeter sur la terrifiante géologie de l’île afin de l’humaniser, afin d’en appauvrir la puissance infernale. La cape est d’un rouge puissant répété à tout vent autour de l’autel afin de parodier et anéantir les effets de la lave incandescente, qui est hyperbole de rouge.

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Le saint Romain prolifère. A chaque petit autel il se dédouble, il se réplique, il se répète plusieurs fois. Il n’est pas le réceptacle de quelque relique, de quelque micro-élément surnaturel tombé de la transcendance que le sculpteur aurait enfoui et dissimulé par exemple dans le torse de l’officier. Il n’est pas l’unique statue intercesseure vers laquelle confluent des pèlerins avec leurs prières. Ici le mouvement de piété qui dynamise l’autel ne descend pas de quelque dieu unique invisible pour se diffuser sur une population de fidèles alentour.

Au contraire le mouvement de l’autel part des individus inquiets sur cette île et égarés dans leur destin. Chaque individu cherche comment s’inventer une transcendance, ancre ou socle, une stabilité, une identité de personne, oui, de sa propre personne : chacun pose son effigie intime, c’est-à-dire la petite statuette, sans tenir compte de la statuette identique déposée quelques jours avant par un voisin, un cousin, un inconnu ; puis sans s’étonner que le besoin de divin bégaye à ce point les grand-mères emmènent une ou deux fois l’an leurs petits-enfants faire le tour des autels du voisinage. Puis on y dépose un bout de tissu du premier vêtement du nouveau-né, même de son premier lange. Ce sont autant de petites bulles de désirs individuels qui montent et cherchent à émerger vers « quelque part » sous le toit de la « chapelle » rouge ou sous la voûte de la coulée de basalte ; aucun Dieu ne descend, n’unifie, ne synthétise, ne sublime. Inlassablement, individuellement on émet du vœu.

Chacun apporte sa statuette et sa bougie, les serre contre la statuette et la bougie de l’autre ; une concrétion d’appétences multiples vers un dieu qui existe peu ; ici une transcendance a encore à se constituer ; et en effet il s’agit ici d’un très jeune îlot volcanique qui cherche son mythe, ses mythes mais n’en a pas encore.

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Mes amis réunionnais m’expliquent le rite de la « promesse » formulée et contractée avec saint Expédit. Ses pouvoirs sont très grands. On peut lui demander une faveur. S’il l’accomplit une dette perpétuelle envers lui est contractée qui oblige à au moins une visite annuelle avec diverses petites offrandes dont une nouvelle bougie à allumer au pied du saint. Faute de ce rite, le saint peut se déchaîner en représailles cruelles et sans fin. Telle est la « promesse » : un lien contracté et orienté vers le futur, un maillage social progressif, un tissage de l’espace. Ainsi s’habite peu à peu l’espace.

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Au lieu d’un instant a-temporel de prière qui établirait un contact avec une transcendance dans l’espace-temps de la « chapelle » qui, de la sorte, serait propre, on laisse au contraire les marques sédimentées des mouvements vers la piété et vers la « promesse » liante : les déchets accumulés font partie active de l’autel car le temps est ininterrompu du passé au présent et au futur ; on ne s’abstrait pas dans la prière, on contracte de la « promesse » et on laisse clairement visible dans un coin de l’autel le matériel pour les dévotions à venir, en particulier un bon stock de bougies vierges.

Même si affleure la tentation de la pérennité : en témoignent les fleurs en plastique, inusable, stable, non fanable.

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« Chapelles » et auvents affichent très peu de mots écrits, de formules, de lois, de paroles d’un prophète sur phylactère… Un mot toutefois revient constamment, qui se lit sur un petit livre ouvert en céramique blanche : « merci ». Remerciement adressé à… saint Expédit. Deux pages du livre sont ouvertes, on aurait pu croire une Bible ; mais non. Car sur la double page blanche, sur l’absence de texte révélé, le seul mot écrit et bien présent est celui de la proclamation de la dette contractée par la « promesse ».

Et même il arrive que les Merci de céramique soient enclos, serrés, derrière la grille de la « chapelle » : dangereuse et ambivalente la robustesse de la « promesse » ne peut ni ne doit s’échapper.

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La vitalité et le fonctionnement même des Saint Expédit habitent l’espace, dans un langage plus ou moins apparenté au christianisme. Dans ce langage, donc dans cette manière d’élaborer le réel et le « paysage » de la vie quotidienne, les Saint Expédit constituent une éruption animiste cutanée du grand corps jeune de l’île.

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Yves Bergeret

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P.S.1 :

Dans un autre langage parallèle sur l’île, on rencontrera de vigoureuses surprises : le langage très coloré des temples hindouistes « officiels » et familiaux, dans des enclos nettement délimités. Mais certains éléments de ce langage débordent dans l’espace, même au bord de quelque route… tiens, voilà, ici, soudain, ce trident planté sur le bas-côté, avec une image non pacifique d’un démon, peut-être Murugan, que craignent les Tamouls…

P.S.2 :

Remerciements, pour leurs photographies d’avril 2022, à Catherine Reeb, chercheuse à l’Institut de Systématique Evolution Biodiversité, de Sorbonne Université et du Museum national d’Histoire naturelle, à Quentin Dejonghe, étudiant en master 2 au Museum national d’Histoire naturelle, et à Mathieu Portela, élève-ingénieur à l’INSA de Lyon.

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