CHANTS OURALIENS, ou : la parole-espace
Yves Bergeret
Cette prose se lit en italien dans une traduction limpide et dynamique du poète et philosophe Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/04/12/canti-degli-urali/
Carnet de la langue-espace témoigne sans répit de la dimension de langue et de parole qui fonde tout espace. Ce blog donne d’abord des textes de création nés du dialogue avec la parole constitutive d’un espace, parole devant laquelle on se trouve et avec laquelle on vit : dans les Alpes, au Mali, en Italie, ailleurs encore. Ce blog donne également des analyses de la relation qu’entretiennent avec leur espace natif la parole orale ou écrite et la parole par l’image, le plus souvent à fresque.
Comme la relation créatrice avec l’espace, qui est parole en sédimentation ininterrompue et effervescente, est le sujet de travail et de recherche de ce blog, la question de la pensée animiste se pose ici sans cesse. Car celle-ci est, dans un continuum d’interactions concrètes, l’échange constant, réciproque, polysémique et polyphonique, de la personne avec l’espace ; avec l’espace incluant bien sûr le visible et l’invisible, le présent et le passé et même le futur en gestation.
C’est ce dont témoigne et ce qu’analyse mon livre Le Trait qui nomme, transposition sélective et transmission complète de mes vingt-deux longs séjours au fil de dix années, seul occidental, au sein d’un peuple minoritaire animiste et sans écriture, les Toro nomu dogons, sur une montagne isolée dans le désert au nord du Mali. Ce peuple est uni, solidaire, très clairement conscient de sa responsabilité envers ce qu’il considère l’espace ; cette responsabilité est l’objet précis de la synthèse du dernier chapitre de ce livre. Voici son sous-titre : Pensées et usages de l’espace à Koyo. Ce peuple vit dans un dénuement matériel qui hors catastrophe sanitaire, politique (les razzias touaregs du passé, le djihad actuel) ou climatique le laisse totalement libre d’exercer l’amplitude et l’accomplissement de la parole.
Il est cependant entouré de forces réductrices et assimilatrices qui l’exposent à la disparition. Ces forces : la pression séculaire des nomades éleveurs Peuls dans la plaine de sable et de leurs très nombreux esclaves, les Tamboura ; une scolarisation alphabétisante et rationalisante si du moins elle est mal réfléchie, brutale et finalement colonisatrice ; l’influence de la transmission globalisante par des petites radios à transistors et les tout premiers indices d’un exode rural.
Ce peuple sans écriture mais au corpus oral considérable compte cinq mille locuteurs ; leur langue, que je parle, s’appelle le Toro tégu. La question se pose : lui et sa pensée vont-ils disparaître ? sans trace ? Non, le corpus d’œuvres sur tissu, papier et pierre que j’ai créées en dialogue avec lui est très important et a donné lieu, de manière délibérée de la part de chacun, à de très nombreuses transmissions. Est-il temps actuellement de sauvegarder une culture si minoritaire, y compris dans son aspect de micro-régionalisme, de particularisme local ; y compris s’il s’avérait que ce peuple vive selon une organisation archaïque de la société et du monde, archaïque car répétitive et en quelque sorte crispée sur des mythes originels refondés au moyen de rites profondément conservateurs ? Oui, on sait d’ailleurs la responsabilité dynamique du groupe des Femmes aînées qui chantent à Koyo les rites nocturnes ; oui, on sait qu’elles ont la capacité d’accroître le réel en y incluant de nouveaux éléments par des chants nominateurs qu’elles créent ensemble et chantent-incantent à toute la communauté dans ces rites nocturnes.
Je remercie ici l’éditeur Alfio Grasso, de Algra editore, qui a eu l’audace de publier en français et italien Le Trait qui nomme ; je remercie le collectif des traducteurs italiens, conduit par l’admirable Francesco Marotta ; je remercie l’UNESCO et en particulier Yasmina Sopova qui a toujours activement soutenu ce dialogue de création, d’écoute et de transmission. Je remercie tous ceux qui ont pris et prennent part à cette intense transmission.
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Le Trait qui nomme contribue à poser deux questions. D’une part qu’est-ce qu’une « littérature », cet étrange artefact de mots et de phrases, notion d’usage récent supposant une certaine mise à distance du réel avec des personnages généralement, avec une action, avec un décor ? D’autre part quel est l’intérêt de sauvegarder une parole singulière d’un peuple minoritaire dont la culture et l’existence même seraient en voie de disparition ? Cette double question, cruciale, se pose dans un autre livre.
Il se trouve que je viens de terminer lecture d’un travail capital porté à l’écrit et édité en français il y a peu. Il s’agit des Chants ouraliens, traduits admirablement depuis le finnois et les langues finno-ougriennes par Gabriel Rebourcet et publiés en 2006 dans la collection L’Aube des peuples, chez Gallimard. Gros volume : 700 pages. Voici ce dont il s’agit, qui est, dirais-je, tout l’inverse d’un livre de « littérature » : voici la sédimentation qui a fait ce livre. En 1840 Antal Reguly, hongrois âgé de 21 ans, arrive à Helsinki et y apprend le finnois ; l’année suivante il part à Saint Petersbourg apprendre des langues finno-ougriennes ; enfin il part en Sibérie en 1843. Il y reste quelques années, dans des conditions de vie extrêmement difficiles. Il meurt de la tuberculose en 1858 à Budapest. Il a été le premier d’une « école » de jeunes savants, en pleine émergence émancipatrice des cultures nationales minoritaires en Europe, au milieu de ce siècle-là. Il part collecter bien au delà de la Finlande, l’Estonie et la Hongrie les éléments oraux de la mystérieuse et très ancienne civilisation finno-ougrienne. Il en reçoit de multiples transmissions orales en Sibérie et surtout de part et d’autre de l’Oural. A l’ouest de cette chaîne montagneuse, la russification et la christianisation orthodoxe commencent à s’approcher ; à l’est de ces montagnes rien de tel. Ses collectes sont enrichies de quelques autres collectes, extrêmement difficiles à réaliser ne serait-ce qu’en raison du climat, par ces autres jeunes savants surtout finlandais jusque vers 1900. Les collectes sont transcrites, parfois éditées, très lentement. Les éditions solides et savantes, incomplètes encore, ne commencent en hongrois, allemand et finnois que vers les années 1950 et même plus récemment.
Gabriel Rebourcet a porté son choix sur les « Chants, poèmes et prières » des peuples Mordves à l’ouest de l’Oural et Vogoules et Ostyaks à l’est. Il s’agit toujours de textes oraux, dits en rites scandés parfois dansés et théâtralisés par des diseurs et diseuses ici identifiés et nommés ; ces textes sont aboutissements temporaires de créations collectives ininterrompues depuis des décennies voire des siècles, de rite en rite. La relation au réel de la toundra, au réel des très puissants fleuves, au réel de la glaciation hivernale, au réel de la faune vigoureuse ne laisse place à aucune mélancolie. La parole performative psalmodiée provoque et séduit l’ours, frère agressif, divinisé et effrayant de la personne humaine ; elle harangue le poisson du fleuve ; elle vole en compagnie de l’oie sauvage et de la grue aux ailes bruyantes. Toute la population animale et humaine est, animisme chamanique oblige, de nature divine et en métamorphose fréquente. L’oie sacrée choisit au milieu du fleuve un îlot de roseaux pour pondre et couver trois œufs dont l’un en craquant hurle le grognement de l’ours divin : car c’est lui qui éclot alors et qui continue l’action épique entreprise depuis vingt strophes par des personnages aux identités et aux contours mobiles. Les « changements à vue » sont époustouflants, l’action continuellement dense ne s’arrête jamais. La langue elle-même rebondit dans les ritournelles de la scansion, la contradiction n’est pas une erreur, La parole dite est continuellement un pouvoir en acte et le réel en danse.
Dans ce livre magnifique je retiens en particulier un Cycle de l’ours (vogoule) en une centaine de pages réunissant quinze poèmes extraordinaires et un Cycle de la noce (mordve) de soixante-dix pages en vingt-cinq poèmes. Et voici qui est déroutant pour un « lettré » occidental et à retenir pour le devenir de nos « littératures » écrites : certes l’hyperbole épique est présente partout, mais aussi le réalisme rude et cruel de la vie dans la toundra, mais aussi le contre-récit de prudence pour dénigrer la mariée ou les convives ou le fiancé afin d’assurer en fait la prospérité du nouveau foyer et éloigner les mauvais démons accapareurs et toxiques : le retournement de registre, de fonction, d’action, de lieu est constant. En somme l’intelligence est partout dans ces collectes extraordinaires.
Ce livre pose avec la plus grande acuité des questions centrales sur ce qu’est un texte, un auteur, une littérature et une culture. Ces questions, mon livre Le Trait qui nomme les aborde sans cesse. Également elles surgissent à toute page de l’admirable projet de Monchoachi, qui a commencé à réunir en édition imprimée en plusieurs tomes l’oralité créatrice de tous les continents, sous le titre de Lémistè.
En effet : qui est l’auteur de Chants ouraliens ? Les diseurs de la mi dix-neuvième siècle ? Non. Les collecteurs finnois qui ont convaincu les diseurs et pris en note leurs dictions ? Non. Leurs premiers éditeurs savants à Budapest, Helsinki ou Berlin ? Non. Gabriel Rebourcet qui a sélectionné, traduit en français et accompagné de très utiles et précises notes ? Non. Tout simplement la question de l’auteur ne se pose pas. Chacun a sans aucun doute laissé sa marque. Mais le « chant » est d’une origine extrêmement ancienne et est le bien de tous ; il est très ancien et/ou dû à une spécificité unique du monde finno-ougrien qui déborde la « littérature » et en renverse sans arrêt les notions de décor, de personnage, d’action, de distanciation. A mes yeux de lecteur actuel, il n’est en rien « ancien »; au contraire il jouit d’une force considérable de présence : il est constamment vertébré car il est fonctionnel c’est-à-dire rituel pour des circonstances précises dans les besoins et les urgences de la très difficile vie quotidienne. Il m’est également fonctionnel car il prend sans cesse au dépourvu mon confort de lecture « littéraire » par de constants effets de surprise, par de constants coups de théâtre, par de constantes métamorphoses. Il me sort de la rationalité linéaire et de la pensée eschatologique et me remet en phase avec la jubilante richesse de la pensée animiste ; il me hisse hors de l’écriture distanciante et me rend à la liberté aérienne de l’oralité.
La métaphore des vertèbres est ici adéquate. Car ce gros livre montre très clairement que chaque Chant est la très souple colonne vertébrale d’une communauté orale et disante : il est nécessaire de dire le Chant, de l’écouter dire ; ce qui est dit est la chair et les vertèbres de cette communauté, tout est mobile dans le flux de l’énonciation car les contours des acteurs changent et se transforment au fil de la diction, les hauteurs du paysage et du point de vue, ciel, zénith, herbe drue, remous du fleuve ; les pêches robustes dans les remous du dégel s’accomplissent dans une diction haletante et d’un coup de sabre un homme-ours ouvre une brèche par où l’eau dégelée dégorge vers l’océan arctique. Le fil de la diction performative est vital car il moule le réel et, évidemment, la personne humaine, tant diseuse qu’écouteuse. En somme ce long livre est un très puissant frère du chœur de la tragédie grecque antique : le chœur, sous et avec l’émotion participante du public, y chante et danse son débat quotidien avec les dieux coléreux, tandis que de sa masse mobile émergent un protagoniste, un deutéragoniste portant le temps de quelques strophes un masque provisoirement identifiable ; puis le protagoniste rentre dans les remous du chœur, délaisse son masque qu’un autre choriste, protagoniste à son tour, portera en d’autres couleurs et d’autres fonctions variantes.
Ces « chants, poèmes et prières » ont été recueillis, surtout à l’est de l’Oural, avant toute russification, avant toute évangélisation orthodoxe, avant toute imprégnation scientifique rationalisante. C’est alors, c’est ainsi que le puissant et impressionnant balbutiement que l’on entend de la bouche de l’initié songhaï en transes dans les films de Jean Rouch, que l’on entend dans de nombreux enregistrements ethnomusicologiques de transes sibériennes de par exemple la collection Ocora, cesse d’être un flux de borborygmes opaques mais devient une succession de splendides et vigoureux poèmes où les porteuses de parole, les transmetteurs de parole tutoient l’ours, monstre émotif et généreux, dans un dialogue fluide et toujours en mouvement vers l’intentionnalité de l’énergie de vivre.
Finalement ce livre montre que le « personnage principal » (une des notions les plus puissantes de l’artefact « littérature ») n’est ni quelque dieu caché ni telle personne humaine ni bien évidemment l’auteur mais est la parole, roulant sur elle-même, parole aux foisonnantes péripéties, aux enivrantes répétitions, parole qui moule sans cesse la personne, les instances invisibles, la nature réelle, la vie, l’espace. L’espace est parole en remous.
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Par un seul mot on nous fit naître
dans les trois villes
au huit mille hommes,
aux écuelles, poêlons de terre,
qui défendent notre mer basse,
basse mer, à son embouchure,
nous avons vécu notre vie
dans les trois villes
aux huit mille hommes,
aux doloires, poignards de corne.
Par un seul mot on nous fit naître
sur les trois rivages de sable
aux églantines, merisiers,
par un seul mot on nous fit naître
dans trois villages
aux merisiers, aux églantines.
Or qui déjà le défendra
le redan haut de cette ville,
petite ville, bourg des hommes,
les huit mille hommes,
aux écuelles, poêlons de terre ?
D’ailleurs qui loge, qui habite
le haut redan de ce village ?
C’est mon frère, vaillant héros,
gaillard-au-bonnet-blanc-de-neige,
c’est mon cadet qui vit féal,
coiffé du bonnet blanc de glace,
c’est mon frérot qui vit sur place.
Qui donc a emboîté huit charges
de poutres, merrains écorcés,
qui les a chargés, jointoyés
les huit merrains taillés au fer ?
C’est mon frère aîné, bon féal,
barbe-en-patin-de-pin-cambré,
c’est mon frère qui l’a bûché,
barbe en patin, mélèze arqué
comme le patin du traîneau…
Début (page 599) du Chant (ostyak) de la tribu de la rivière Nadym
(traduit par Gabriel Rebourcet)
Plus loin le dégel du fleuve Ob (page 659) dans le même Chant :
(traduit aussi par Gabriel Rebourcet)
Ainsi nous passons tous les jours
d’un long hiver, le temps de neige ;
notre père, très haut seigneur,
fait venir le vent à gosier,
le vent de goule à chaude gorge,
il lève le vent de la langue,
vent de langue, le vent docile :
il fait le temps doux de l’estive,
ouvre l’été, temps de merveille.
Voici le temps où fond la neige,
nous y voici, la glace fond.
Sur les cimes, par-dessus l’Ob,
la rivière tant nourricière,
sur les crêtes hautes de l’Ob,
riche à foison de bon poisson,
la glace juchée à la cime
il la lève et dresse sa tête,
le collet de glace à son col
soudain le lève et le redresse :
vers le tréfonds de notre mer,
la giboyeuse, poissonneuse,
il bouscule la glace prise,
glace d’hiver couvrant le fleuve,
sur le chemin de grand voyage,
la route heureuse des fillettes
il la bouscule sur la sente,
la voie joyeuse des garçons.
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2 réponses à “CHANTS OURALIENS, ou : la parole-espace”
Rètroliens / Pings
- 12/04/2020 -
Très très juste, cette Humanité fait sens, cher Yves, tu es toi aussi garant de ce sens circulaire : La naissance du sens ne peut se faire sans Espace. Je ne pense pas par-contre que l’artiste dit occidental soit forcément une antithèse du vecteur sacré.
Dans ce long texte, il m’apparaît une notion qui pour moi est centrale; celle de la responsabilité : Elle se donne aussi de manière transversale, et d’autant plus que la notion occidentale de culture ( contemporaine 2.0 ) est en train de se dérober !