Archive | novembre 2022

Mains solides

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Voici la splendide version italienne de ce poème, par le poète Francesco Marotta : https://rebstein.wordpress.com/2022/12/31/lo-sguardo-che-ascolta/ (en deuxième partie de cette publication italienne)

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1

Entre la paume et le dos de ta main

l’étranger glisse la lettre qu’il n’ose t’écrire.

Alors tu ouvres tes doigts.

Aussitôt l’océan t’incruste le sel qui a mangé son frère noyé.

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2

Au troisième barreau de mon corps

se repose l’enfant martyr.

Au cinquième la parole devient plus fidèle que le granit.

A quoi nous fera accéder ce corps-échelle, nul ne sait.

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3

Chaque expiration mienne te répond.

Je n’ai pas de contour privé.

Les montagnes sont mes talons.

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4

Dans la nuit de la ville,

sois ma bougie,

dans le souterrain du port

où tous crient à la fois.

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5

Tu as cherché au creux de tes coudes

et à l’arrière de tes genoux

le meilleur visage de ceux qui s’accrochent

désespérément à toi.

Mais ils sont toujours partis,

tombent ailleurs, dans le pré bruyant,

dans l’atelier mécanique où on dépèce

la parole et ils n’ont plus ni père ni mère.

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6

Plus je monte

moins je vois que l’on verrouille les portes.

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7

As-tu écouté l’ombre et son pas tremblant

au bord du vide ?

Ce qu’elle dénie, l’as-tu relevé

et en as-tu mis au soleil le sourire ?

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8

J’écarte la menace, son sabre, son insulte.

Je remonte l’avalanche à son surplomb.

Tout l’espace est humain à présent.

Ni borne ni enclos.

Juste la ronde du rire.

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9

Les montagnes se sont mises en route.

Les torrents remontent les pentes.

Il ne reste de neige que dans ma gorge

mais derrière la crête tu chantes avec mon fils,

ta main calleuse trouve le chemin de ma main calleuse.

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Yves Bergeret

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Cinq toits de chaume : inciser / oindre

A Crest, en aval de Die, je trouve chez un brocanteur professionnel un étonnant tout petit tableau. Crest, lit plus large de la rivière, montagnes déjà un peu lointaines vers l’amont.

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Le poète Francesco Marotta propose ici https://rebstein.wordpress.com/2022/12/31/lo-sguardo-che-ascolta/ sa version italienne de ce poème, en une dynamique fine et claire.

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Regardant cette peinture à l’huile, à la signature illisible, je me rappelle une gravure de Rembrandt, de 1651, 12 cm par 32 : un paysage non sans quelque parenté avec celui de cette petite peinture. Mais l’espace créé par le trait précis et aigu de l’incision du graveur sur sa plaque est complètement différent : trait incisé, incisant, en quelque sorte « éloignateur ».

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Cette petite peinture, au contraire, rapproche ; elle appelle dans une proximité sensible et presque tactile la personne qui la regarde. J’approche mon oreille de la peinture. L’œil écoute. L’oreille voit. Elle voit ceci :

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Il a abaissé le rabat du secrétaire.

Il a choisi parmi les vingt petits tiroirs

juste celui du milieu à gauche.

Il en a démonté le fond biseauté,

treize centimètres sur dix-huit,

y a passé un enduit léger,

a saisi quatre couleurs et ses pinceaux,

a fermé ses yeux.

Et dès que, les yeux clos,

sur ce fond il a commencé à peindre,

il a ouvert le monde.

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Certains muscles de sa main et de son avant-bras

ont brisé leurs brides,

ont caracolé, se sont cabrés,

ont mêlé mêlé mêlé le brun et l’ocre.

Ses phalanges ont brassé l’air,

ont rompu la torpeur du jardin devant sa chambre,

la somnolence de son plafond.

Tous ainsi, tous l’ont entraîné.

Il glissait dos au sol sans se blesser

et a glissé a glissé dans la rue de terre battue

du village de sa naissance et de sa mort.

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Brune est la terre, brun est le ciel,

brune la ligne des maisons et bruns leurs toits de chaume.

Mais du blanc rend céleste le brun,

rend onctueuse la peinture, souple la peinture,

profuse la peinture qui dresse

sa démesure, sa folle liberté,

et voici cinq pauvres maisons au toit de chaume,

cinq demeures s’éloignant une à une

vers à droite le brouillard brun qui les avale,

monde ocre et brun s’esquivant dans un sourire,

juste un peu d’ombre plus brune

sous le débord des toits, sur un ou deux pans de chaume.

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Sur le petit rectangle de bois

les cinq toits à forte pente rient de la neige,

rient de la terre et du ciel,

rient de la fuite qui court vers la droite

et qui recule le fond, recule, dans des volutes de boue

si ce n’est de terrienne nuée,

recule le doute, la peur,

et jubile sous les doigts du peintre aux yeux clos,

du peintre mort depuis trois siècles.

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Et voici que sa petite peinture m’apporte cinq vertèbres

de l’homme allongé dans son sommeil,

cinq vertèbres pointant sous le chaume,

dans sa gloire

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tandis qu’à la première masure par une fenêtre

et par la porte grand ouverte brille un peu de rouge

réincarnant l’homme aux yeux clos

dont en riant mes yeux accueillent

la confiance totale dans la touche de couleur

qui aspire l’infini.

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Yves Bergeret

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Un homme sans ombre

De ce poème, la « rédaction » du prestigieux blog littéraire italien La Dimora del tempo sospeso propose une version italienne d’une grande densité et très inspirée, due au poète Francesco Marotta. La voici : https://rebstein.wordpress.com/2022/12/20/un-uomo-senza-ombra/

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Sur le rocher gris près de la fontaine

j’étais assis, épuisé,

voulant retrouver un peu de force.

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Cet homme est apparu.

Age insituable. Un sac sur le dos.

Sur le dessus de son sac une mince corde jaune

trop courte pour l’alpinisme.

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Je l’ai salué. Il s’est arrêté. M’a salué.

« Pourquoi cette corde, Monsieur ?

-Mon père me l’a donnée pour mon voyage.

On ne sait jamais, m’a-t-il dit ».

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Il parlait calmement, à syllabes claires.

Ses yeux s’étaient posés sur les miens

et ne bougeaient pas.

Notre conversation a été longue, lente.

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Il marchait par les Alpes,

soixante jours, sans carte.

« Pour essayer, me dit-il,

de comprendre. »

Son seul cap : revenir chez lui en Bretagne

où ses chevaux l’attendaient.

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Il était vraiment étrange, mots sobres,

phrases courtes, peu de gestes,

devant la fontaine, toujours debout.

Souriant un peu. Son sourire

n’en finissait pas de continuer à naître très loin

sur une île de marbre noir au milieu d’un océan,

une île déserte où viennent s’allonger les vents

pour boire, choisir leurs noms et mourir.

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Avait-il soixante ou trente ans, ou les deux ?

Corps fluet. Ne laissant aucune ombre.

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Le monde violent tournait furieusement autour de lui.

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Lui fixait mes yeux.

Tout en parlant

à tout petits mouvements d’épaule

il enfouissait la violence sous les galets à côté.

La fontaine jubilait avec le torrent,

mais doucement, oui, doucement,

pour que notre conversation marche en paix

sur le sentier granitique de la patience.

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Je lui indiquais la prochaine montagne

qu’il pourrait gravir demain.

D’un geste du bras je lui esquissais

le cheminement montant entre les éboulis.

Des chamois là-bas traversèrent les éboulis.

La rareté des sources ne l’inquiétait pas,

il les trouvait toujours.

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Entre lui et moi, dans le murmure de la fontaine,

il a remarqué sans s’étonner

que naissait une montagne phosphorescente.

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C’est lui qui l’a suscitée, j’en suis sûr.

Elle avait des os diaphanes, un peu blancs.

Elle était très haute, avec un vaste sommet plat :

en somme une longue pirogue blanche

se mouvant sur le fleuve céleste de la paix

que si peu de gens connaissent.

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Or lui avait été accouché par cette montagne.

Sa vie sans âge logeait

dans la longue falaise sommitale

horizontale blanche lumineuse.

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Descendre de l’altitude

le faisait entrer dans les parures de récits variés

dont il n’avait à vrai dire ni cure ni goût.

Le silence des chevaux lui convenait mieux

et aussi cette après-midi le murmure de la fontaine

où je retrouvai ma force.

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Yves Bergeret

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Bouquets au mur de la Maison Bru-Gaigher, à Crest

On se rappelle combien les frères Attila et Yohan Gaigher se sont engagés depuis 2015 dans un projet de restauration originale d’une des plus anciennes maisons de la vallée de la Drôme, à Crest : Le Bois de vie (à Crest, avril 2018) | Carnet de la langue-espace (wordpress.com)

.Tout le monde appelait cette magnifique maison la Maison Bru, du nom de la famille qui la possédait et y a fait si longtemps commerce de tout outillage et de charbon de bois, charbon confectionné à feu lent dans les forêts profondes de la haute vallée de la Drôme, en amont de Crest et de Die ; c’était la Maison Bru qui vendait dans tout le Sud-Est ce charbon. A présent on peut légitimement parler de la Maison Bru-Gaigher.

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On se rappelle aussi combien les frères et moi avons réfléchi et rêvé sur les deux extraordinaires têtes de lion sculptées dans la pierre de molasse et fichées au pied d’un mur intérieur à l’arrière de la maison :

Lion | Carnet de la langue-espace (wordpress.com)

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Les frères avancent leurs travaux. Ils viennent de renouveler complètement la toiture. Ils ôtent l’échafaudage qui leur a été nécessaire. Avant de partir pour un beau voyage avec leurs compagnes jusqu’au Palazzetto Bru-Zane à Venise ils rangent le matériel au premier étage. Contre un mur au fond de l’alcôve qu’une belle boiserie du 18ème siècle sépare du reste de la pièce qui a pu être un salon, mardi ils posent un élément de l’échafaudage métallique. Ah, de l’enduit ancien s’écaille et tombe. Au mur un motif coloré semblant vert et rouge apparaît. Les frères grattent doucement. En ce vert et rouge c’est un bouquet de fleurs qui apparaît. Puis à sa gauche un second bouquet ; les deux figurés posés sur une mince balustrade.

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Les frères m’appellent aussitôt et m’envoient photos de leur découverte. Mercredi je prends le premier car pour les rejoindre dans leur maison à merveilles.

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Nous voici tous les trois au premier étage, dans la haute pièce noble ; très propre, tout le matériel de chantier rangé. Vite un café. Puis nos six yeux sont kidnappés par les feuilles et les pétales ensorcelants.

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Oui les deux vases avec leurs fleurs vivaces sont posés en équilibre, à la même hauteur, celle du cou et de la tête d’un adulte debout, sur une mince barre brune elle-même posée sur des balustres renflés par un certain modelé de couleur, de l’ocre au bleu-gris. Les balustres, assez largement espacés, sont à leur tour posés sur une ligne horizontale bleu-gris un peu plus épaisse que la barre brune du haut, qui porte les deux vases.

Mais ocre et bleu-gris, ce sont les deux couleurs vraiment présentes. D’un grand raffinement. Sans la nostalgie flamboyante de l’automne, sans le vert conquérant du printemps : une sorte de non-saison, de non-temps, tout un mystère qui fait tenir dans un équilibre calme ces gros vases et leurs bouquets sur une balustrade presque illusoire.

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Légèreté, vide, souffle aérien, ambiance éthérée. Pourquoi ? C’est tout à fait mystérieux. Aucune parenté avec les bouquets profus de Séraphine ou de Brueghel de Velours, ni avec les floraisons hiératiques du Douanier Rousseau.

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Or ni les vases ni la végétation n’ont ici d’épaisseur. Tout, sauf les balustres avec leur modelé coloré, est irréel, onirique, fuyant et à la fois caressant, peut-être même nerveux. Car tout est peint, juste avec ces deux couleurs, à l’estompe ou en monotype au moyen de feuilles larges ou de couronnes de pétales mises à plat, trempées dans l’une des deux couleurs et appliqués au mur de manière parfaitement égale et régulière. Point trop de matière colorée, une pression subtile contre la paroi et alors, admirable délicatesse, toute l’empreinte végétale apparait avec ses vives nervures symétriques autour de l’axe de chaque feuille.

Tout devient alors mystérieux ballet où des formes végétales simples, certes aplaties, mais soulevées par le paradoxe d’une très mystérieuse vie, se mettent à danser les unes devant les autres, profondeur sans épaisseur, épaisseur sans profondeur, sourire ironique devant cet aplatissement de pages d’herbier mais rotation spirituelle que stimulent les transparences.

Pages de livre figées sous la presse du typographe mais récit désinvolte virevoltant dans le rêve et l’imagination du lecteur. Solidarité tacite des générations mais pas-de-deux de couples secrets. Pompe de la vie de famille dans le salon mais virevolte des irrespects salvateurs. Sursauts d’une inlassable humanité.

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Tout semble figé, comme serait une façade en un seul plan, rigide. Non, tout dit légèreté, distance, liberté, échappée dans une quatrième dimension où quelque chose se crée. Se crée dans le secret de l’alcôve. De l’alcôve vraiment ? Impossible de le savoir, ces peintures sont-elles antérieures aux boiseries ou non ? 1920 ou très largement antérieures ?

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Fort vraisemblablement Attila et Yohan Gaigher vont découvrir d’autres vases aux bouquets surnaturels alignés sur la balustrade, naïve comme un rebord de castelet de marionnettes. Mais ce n’est point ici Guignol et sa rusticité qui fait se tordre de rire les enfants, ce n’est point un théâtre d’ombres qui enseigne quelque vérité dramatique. C’est un équilibre-déséquilibre de la fécondité de la terre, du sol, de l’humus, qui prolifère dans une ironie visionnaire montrant que rien ne pèse, rien n’est épais ni ne se masque. Montrant au contraire que la liberté, l’aérienne liberté est ce qui nous tient le plus à cœur, est notre dignité théâtralisant, loin de tout dogme mais dans un sourire, notre dignité théâtralisant notre art de vivre, d’écouter, de dialoguer.

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Yves Bergeret

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Bach. Espace. Signes   , par Antonio Devicienti

Œuvre créée le 31 octobre 2022 sur papier, au format 29,5 cm de haut par 21 ; encres de différentes couleurs, crayon, imprimante.

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Antonio Devicienti

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