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Le Seul chant des hommes seuls

 

 

 

Poème créé à Veynes les mercredi 21 et jeudi 22 novembre 2018 par Yves Bergeret, dont les trois strophes finales à l’acrylique sur trois quadriptyques Canson 200g de 27 cm de haut sur 78 de large, en deux exemplaires.

Ce poème se lit également en italien, dans une traduction aussi ferme que sensible du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/11/27/lunico-canto-degli-uomini-soli/#more-92470

On voit photographiés ici des instruments de travail de Pierre Jancou, à Châtillon-en-Diois. Également le torrent du village, en crue le 24 novembre après deux jours de pluie intense. Et en ouverture de ce poème, une œuvre de Soumaïla Goco Tamboura qu’il a peinte pour le poète en juillet 2009 à Nissanata, sur une plaque de ferraille de 29 cm de haut sur 26,5 avec la peinture de petits pots pour raccords sur carrosserie de voiture qu’il avait trouvés au marché de l’oasis de Boni, dans le Nord du Mali, où il vivait et travaillait avec le poète ; l’œuvre incarne un « génie » invisible particulièrement puissant qui porte au dessus de sa tête une montagne (en forme d’échelle blanche horizontale à points bleus) avec à sa droite une ceinture rituelle à grelots pour les danses de possession et à sa gauche un serpent sacré. L’œuvre ne peut se comprendre sans le pouvoir talismanique immédiat qui irradie d’elle. La deuxième photographie de ce poème, après la plaque peinte, est la hache de Soumaïla Goco lui-même, manche qu’il a taillé lui-même dans le bois très dur d’un arbre particulièrement rare du désert et tranchant fait par un forgeron de son village .

 

 

 

 

Marché, il a marché,

il a marché dans la plaine et le sable

portant à son épaule la hache

née de main divine de forgeron.

Son manche : une branche

de l’arbre sacré du désert

dont rêverait tout luthier.

Son métal : la lueur minérale

de la parole claire.

 

Le seul chant des hommes seuls 01b.png

 

Il la brandit s’il le faut.

Et frappe. Dans le vide. Il veut vivre,

on l’oppresse, on l’attaque,

il doit se défendre,

frappe l’air dur,

frappe l’arcade sourcilière de l’oeil unique,

frappe la bouche gueularde,

frappe le géant menton monstrueux.

 

Et reprend sa marche,

posant sa hache sur l’autre épaule.

Un filet de sang frais coule

– c’est sûrement le sien –

entre ses omoplates,

dans le creux de son regard,

dans l’ombre de sa mémoire.

 

Cette ombre, il l’a déjà perçue

en traversant la mer tueuse

sur une barque pourrie ;

autour de lui onze sont morts.

 

Alors il brandit encore la hache

et cogne la menace

qui s’amasse quinze pas devant lui.

 

 

 

*

 

Il vit seul.

Il croit qu’il va seul.

La nuit pleut sa vie,

la nuit pleut la montagne aux strates courbes

que l’aube laisse entre ses mains.

 

A l’aube, des torrents beiges filent,

à l’aube, des cascades tombent dans chaque pli

de la montagne vagissante.

 

Il prend la petite lame de fer dans son sac.

Il souffle dessus. Elle grandit et devient beau

tranchoir à la lumineuse simplicité et aux deux faces

ciselées comme en courbes de niveau.

 

Le soir il ne sait jamais

de quel côté poser le tranchoir

sur son ventre vide pour dormir.

Une face c’est la lune aux cratères impudiques,

l’autre face c’est la montagne aux strates courbes

que l’aube a laissée entre ses mains :

cette montagne est sa fille, née de la pluie de la nuit.

 

Le tranchoir grandit encore.

Puis encore. Couvre comme une cuirasse

son torse et puis ses jambes.

Mais lui n’est déjà plus là,

parti de nouveau avec sa hache à l’épaule,

marchant, toujours marchant,

en route vers la face vierge de la lune

aux cratères impudiques.

 

 

 

A sinué

en soulevant en roulant l’un sur l’autre

les galets,

a sinué

en poussant devant lui les nuages vers la mer,

en poussant devant lui le Chant à l’Hippopotame

pour lui demander de donner sa force

en acceptant d’être sacrifié,

a sinué entre les collines, la boue et les morts,

a chanté le Chant dit-chanté ;

il a même accepté qu’un godet d’encre de la presse

verse le Chant sur le papier,

et le papier s’est plié. Et après mille tours

et cent mille vents est venu sur ma main

se poser le papier.

 

 

*

 

 

 

Il dit : « je ne vois qu’une lumière

dans la nuit où ici je vis.

Je suis seul. Je marche.

Je ne comprends pas cette lumière.

La nuit noire dit que c’est l’espace resserré

dans le seul chant des hommes seuls.

Je ne comprends pas. Je marche. »

 

 

 

Trois flammes de bougie,

le plafond tremble,

les montagnes autour préfèrent l’insomnie.

Nous marchons vifs entre mèche et flamme,

c’est là que les montagnes nouent leur serment

d’être libres à jamais,

et libres,

et nous avec elles.

 

 

 

Trop de brume.

La pleine lune est faible.

Seule rumeur dans le noir, la rivière

qui comprend parfaitement

le seul chant des hommes seuls

qui là-bas sur la crête passent pieds nus

dans le noir la frontière enneigée.

 

 

*

 

 

 

*****

***

*

 

 

 

 

 

L’Apprenti

 

 

 

Poème en deux parties créé à Veynes le mardi 13 puis le mercredi 14 novembre 2018 par Yves Bergeret  à l’acrylique sur quadriptyques Hahnemühle ivoire 250g de 27 cm de haut sur 78 de large, en deux exemplaires.

 

On lit ce poème recréé en italien par le poète Francesco Marotta, à cette adresse :  https://rebstein.wordpress.com/2018/11/19/lapprendista/

 

*

 

 

 

 

 

Sur une grosse pierre du bord du chemin

elle a laissé tous ses vêtements du haut

et une partie du langage.

Un pagne autour de la taille, elle est entrée dans l’eau.

Complètement. L’eau est profonde.

Elle n’est jamais ressortie.

 

Cette partie du langage qu’elle a laissée sur la pierre

est respectée de tous. Elle reste claire

pour certains, même pour beaucoup d’entre nous.

On sait la lire. Ces mois-ci la parler est urgent.

 

A l’instant même où, refusant toute violence,

la mère s’en est allée

son fils s’est retiré du langage.

Mais il nous écoute, ses yeux le disent.

 

La partie du langage laissée sur la pierre

est la partie féminine.

Les rapides de la rivière, les remous,

les brochets, cela s’accorde très bien

à la bêtise des mâles.

 

Le fils entré pour le moment en mutisme

sait parfaitement les deux registres.

Il n’a pu suivre dans l’eau sa vieille mère.

De colère il se change en brume.

La brume ne parle pas.

Elle grince jusqu’en haut des falaises

et enduit de douleur,

de douceur la montagne.

 

 

 

 

Le fils donne à la montagne

la force de s’abaisser à l’aube,

la joie de laisser chemin au jour.

Peu après la brume peut s’en aller.

 

La montagne a des nageoires.

Elle va sans heurt de la mère au fils

et du fils à la mère.

Elle va dans les deux âges du langage

et dans ses deux genres

que la mère sait

et que peu à peu le fils traverse.

Il apprend la lutherie.

Il apprend la parole.

 

Le fils n’existe nulle part.

Il est mouvement.

Il est la poigne qui rend après la nuit

la couleur à la montagne

et qui rend l’espoir aux humiliés.

 

Il remonte le courant jusqu’à la source

où la montagne entre dans le ciel.

 

La montagne est son ombre, parfois, s’il s’allonge.

 

 

*

 

 

 

 

*****

***

*

 

 

 

 

 

 

La Pierre du Luthier, avec Francesco Marotta

 

du 20 octobre au 12 novembre 2018

_

 

 

Le poème La Pierre du Luthier, est né de mon retour à la Meije et à sa face nord, fin septembre 2018, cinquante ans après que j’en parcourais follement les arêtes et les cimes ; à présent je ne peux plus que rester à sa base. J’ai écrit ce poème en dix-sept « versets » peu de jours après, alors que j’arrivais à la lagune mouvante et opaque de Venise.

 

Dès sa publication La Pierre du Luthier a traversé les espaces et les langues. Grâce à Zhang Bo il est arrivé dans la langue chinoise, de l’autre côté de l’Himalaya. On le lit sur ce blog : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2018/10/28/la-pierre-du-luthier/

 

Voici que le poème arrive dans la langue italienne, grâce à Francesco Marotta. Qui est poète aussi.

 

Or, outre mes dix sept « versets » de départ, arrivés dans cette langue sœur juste de l’autre côté des Alpes, la Pierre du Luthier s’est mise en plus à parler directement en italien, à entrer en longue résonance, à nous écouter tous : voici, dans cette publication-ci, ce que, par la main de Francesco Marotta, elle crée en plus en italien, là-bas depuis la plaine du Pô.

 

Alors, à mon tour, j’ai traduit ici dans ma langue française des Alpes ce que, selon Francesco Marotta, la Pierre du Luthier, par cercles concentriques, par épurement, par exigence, par rebonds, ne cesse de nous redire et rappeler.

 

Contrepoint et fugue des langues et du poème, dialogues avec l’espace et répliques des langues ce jour-là en scène, ainsi s’entend plus nette et plus claire, plus ouverte la parole.

 

Voudrait-on la brimer, la piétiner, l’étouffer ? Allons !, nous la relevons, nous l’ouvrons encore et encore.

 

Comme en son temps, en 1965, pour le sept-centième anniversaire de la naissance de Dante, Luciano Berio compositeur lançait avec Edoardo Sanguineti poète, et avec des citations de Dante, Pound et T.S. Eliot, l’extraordinaire polyphonie chorale et instrumentale de son Laborintus 2 et annonçait la puissante émancipation de la parole en Europe et en Amérique trois ans plus tard.

Comme en son temps, en 1610, Monteverdi jeune inventait de dédoubler en écho sur les tribunes de la Basilique San Marco à Venise certains passages de ses Vêpres de la Vierge. Comme en son temps, en 1638, Monteverdi âgé ouvrait dans son Huitième Livre de Madrigaux la parole amoureuse ou guerrière jusqu’à une polyphonie si neuve qu’elle élançait la personne humaine sur des terres rarement aussi fertiles.

*

Voici que le 22 avril 2020 La Pierre du Luthier, simple pierre d’un luthier, mais diamant parmi les plus sauvages des Alpes, franchissant encore et encore les frontières, dans la l’irridation de la langue italienne où Francesco Marotta l’a amplifié, puis dans la langue chinoise, est à présent traduit en allemand grâce à Stefanie Golisch ; on lit cette traduction allemande, et des poèmes de Francesco Marotta et des miens, à cette adresse pour la première partie :   https://rebstein.wordpress.com/2020/04/22/der-stein-des-geigenbauers-der-stein-spricht-1-9/ et à cette adresse pour la seconde partie :  https://rebstein.wordpress.com/2020/04/26/der-stein-des-geigenbauers-der-stein-spricht-10-17/

 

YB

 

 

 

 

1

Dans l’eau

j’ai trouvé la pierre.

 

Nell’acqua

ho trovato la pietra.

 

 

Nuoto a ritroso
nell’acqua del tuo sguardo.
Sono il cristallo senza tempo
dal quale attingi luce.

 

 

Je nage à reculons

dans l’eau de ton regard.

Je suis le cristal sans temps

dont tu puises lumière.

 

2

Dans l’eau ou le ciel ? il est minuit…

 

Nell’acqua o nel cielo ? E’mezzanotte…

 

 

Tu bevi dai miei pori
un silenzio gravido di voci.
Il giorno rifiorisce
dalla linfa con cui nutro
la tua ombra.

Tu bois à mes pores

un silence engrossé de mille voix.

Le jour refleurit

de la sève dont je nourris

ton ombre.

 

 

 

3

La pierre est haute de trois mille cinq cents mètres et plus.

Son poids est celui de ma vie.

 

La pietra è alta tremilacinquecento metri e più.

Il suo peso è quello della mia vita.

 

 

Di fronte alla sera
come un uccello lacero
cerchi il riparo delle mie valli.
Le mie rupi ti rivestono di piume.

 

Con la mia pelle ti copri
per inoltrarti nel buio
senza patire il morso dei suoi artigli.

Seul, face au soir,

comme un oiseau miséreux

tu cherches l’abri de mes vallées.

Mes roches t’habillent de plumes.

 

De ma peau tu te couvres

pour t’aventurer dans la nuit

sans pâtir de ses griffes

qui te déchirent.

 

4

Je l’ai trouvée dans l’eau, dis-je,

lac, lagune ou mer ; ruisselante d’ombre et de nuit.

 

L’ho trovata nell’acqua, dico,
lago, laguna o mare; gocciolante d’ombra e di notte.

 

Farsi simili all’acqua –
è questo l’antico legame
a cui aspira ogni vita al suo apparire.

 

Esistere in uno con la propria durata –
come le mie sorgenti.
Parole necessarie
che offro alla sete dei tuoi giorni.

A l’eau s’assimiler-

c’est le lien très ancien

auquel aspire toute vie dès l’origine.

Exister entier

dans la plénitude de sa durée-

comme mes sources.

Paroles nécessaires

que j’offre à la soif de tes jours.

 

 

5

Une certaine lumière, anecdotique, tombe des fenêtres

dans l’eau, donnant des faces à la pierre.

Les faces sont publiques.

Mais c’est sur les arêtes entre les faces

que ma vie s’est construite.

Et aussi dans les fissures.

 

Una qualche luce, episodica, cade dalle finestre
nell’acqua, regala volti alla pietra.
Volti visibili a tutti.
Ma è tra le asperità dei volti
che la mia vita si è costruita.
E anche tra le crepe.

 

Tu vedi il sangue del mattino
scorrere silenzioso
lungo i miei fianchi.

 

E’ nelle tue pupille
la ferita da cui esce a fiotti –
come luce.

 

Tu vois le sang du matin

s’écouler en silence

au long de mes flancs.

Il y a dans tes pupilles

la blessure dont, comme lumière,

fuit par vagues ce sang.

 

 

 

6

Ma vie orne la pierre ou la creuse-t-elle

comme le requin cogne la barque et la renverse ?

 

La mia vita decora la pietra o la squassa
al modo in cui lo squalo colpisce la barca e la rovescia?

 

Tu mi sfreghi col palmo
per raccogliere dal suono delle mie parole
la semina di giorni
che il vento trascina
dal mio sguardo al tuo.

 

Nella mia voce rinasci.
Nella tua mano rinasco –
scompare ogni distanza.

 

De ta paume tu me frottes

pour recueillir du son de mes paroles

les semailles des jours

que le vent traîne de mon regard au tien.

Dans ma voix tu renais.

Dans ta main je renais-

disparaît toute distance.

 

7

La pierre amasse tes ombres et les miennes.

Ainsi grandit-elle. Elle atteindra quatre mille mètres.

 

La pietra ammassa le tue ombre e le mie.
E’ così che cresce. Raggiungerà i quattromila metri.

 

Solo chi guarda da vicino
l’occhio del cielo
sente la stretta materna della terra –
il respiro della sua parola muta.

 

Io intreccio le ombre

in una vertigine che sale

ino a sfiorargli la fronte.

Perché fiorisca nell’aria
tra creature di voci
il desiderio delle mie radici.

 

Seulement qui regarde de près

l’œil du ciel

entend l’étreinte maternelle de la terre-

le souffle de sa parole muette.

J’entrelace les ombres

en un vertige qui monte

jusqu’à en effleurer le front.

Parce que fleurit dans l’air

parmi les créatures des voix

le désir de mes racines.

 

 

8

Un conquérant débarque et propose à ma pierre de vie

des couleurs que je ne connais pas.

Alors les ânes et les gens pressés inventent le mot art.

 

Un adulatore arriva e propone alla pietra della mia vita
colori che non conosco.
Asini e impazienti inventano allora la parola arte.

 

Non temo
la nebbia accecante della parola opaca.
Il dire che lascia nell’aria
vuoti simulacri di voci.

 

Riconosco il chiarore della tua lingua
dai suoni senza alfabeto
che annunciano la tua presenza
e il tuo destino.
Dalle impronte di linfa
che nel passaggio semini
attraverso le labbra.

 

Je ne crains pas

l’aveuglant brouillard de la parole opaque.

Le dire qui dans l’air laisse

de vides simulacres de voix.

Je reconnais la clarté de ta langue

aux sons sans alphabet

qui annoncent ta présence

et ton destin.

Aux traces de sève

qu’en passant tu sèmes

par les lèvres.

 

 

 

9

La pierre ne se voit jamais en entier.

Impossible de trouver le profil de ma vie.

Je n’y arrive pas.

Toi non plus.

 

La pietra non si vede mai interamente.
E’ impossibile scorgere il profilo della mia vita.
Io non posso farlo.
Tu nemmeno.

 

Io sono indivisa sostanza di vento.
Niente di quanto si stacca dal mio corpo
va perduto.

 

Cercami nel senso che accade
sotto i tuoi occhi.
Nell’ombra notturna
che la luce cancella e feconda.
Nei deserti sottomessi
all’ordine immutabile dei tuoi passi.

 

Poi apri le tue dita
e guardami –
sono la distesa inesplorata
degli astri sepolti nella tua mano.

 

Je suis substance indivise du vent.

Rien de ce qui se détache de mon corps

ne se perd.

Cherche-moi dans le sens

qui te tombe sous les yeux.

Dans l’ombre de la nuit

que la lumière annule et féconde.

Dans les déserts soumis

à l’ombre immuable de tes pas.

 

Puis ouvre tes doigts

et regarde-moi-

je suis la distance inexplorée

des astres ensevelis dans ta main.

 

 

10

Qui trop flatte ne trouve qu’un écueil.

 

Chi troppo lusinga non trova che uno scoglio.

 

 Io sono la dimora delle origini.
Madre dell’acqua e della sete.
Dai miei deserti alle tue labbra
nessuna regola di artificio.
Nessun dire apparente.

 

La mia soglia
è abisso e cima.
Matrice di ogni segno.
Di ogni desiderio
che si fa parola vivente.
Presagio e materia di futuro

 

Je suis la demeure des origines,

mère de l’eau et de la soif.

De mes déserts à tes lèvres

aucune règle artificieuse.

Aucun dire de façade.

Mon seuil

est abysse et cime.

Matrice de tout signe.

De tout désir

qui se fait parole vivante.

Présage et matière à venir.

 

 

 

11

La pierre entière émerge au huitième acte de la pièce

mais je suis mort bien avant.

Nous tous aussi.

 

La pietra emerge intera nell’ottavo atto dell’opera
ma io sono già morto da tempo. Tutti noi lo siamo.

Essere nel tempo
l’azzardo che incrina
gli specchi del visibile.
Respirando un’unica notte
tra silenzio e stupore.
Chiamando a raccolta parole e distanze.

Io sono natura
che insieme a te si lacera
quando cadi come un’ombra
tagliata di netto
dal richiamo smeraldino di una fonte.

Io sono la fonte
che ripete da millenni
il canto che dal fango
risuona nell’alveo del tuo nome segreto.

 

 

Être dans le temps

le hasard qui fendille

les miroirs du visible.

En respirant une unique nuit

entre silence et stupeur.

En rassemblant paroles et distances.

Je suis nature

qui tout comme toi se déchire

lorsque tu tombes comme une ombre

taillée net

par la lumière émeraude d’une source.

 

Je suis la source,

je répète du fond des millénaires

le chant qui né de la boue

résonne dans le lit

de ton nom secret.

 

 

12

Un étranger débarque,

sa propre pierre posée sur son épaule comme un faucon brun.

Il me semble que la mienne ne repose sur rien.

Je cherche son nom.

 

Uno straniero sbarca,
con la sua pietra posata sulla spalla come un falco bruno.
Mi sembra che la mia non poggi da nessuna parte.
Cerco il suo nome.

 

 

Tu che ogni giorno navighi
in mari di ceneri e furore
porti incisa sulla pelle
la mappa del naufragio e la speranza.

 

Nelle tue mani albeggia
il miracolo della pazienza
che impari dal racconto
di ogni grano di sabbia.
Una memoria dalle mille ali.

 

La terra che cerchi
è nei miei occhi di vedetta insonne.
Dalla cima scruto l’orizzonte
in attesa della luce
che porta a riva
l’eco del tuo primo passo.

 

Toi qui chaque jour navigues

sur des mers de fureur et de cendres

ta peau incisée porte

la carte du naufrage et de l’espoir.

Dans tes mains loge

le miracle de la patience

qui apprend du récit

de chaque grain de sable.

Une mémoire aux mille ailes.

 

La terre que tu cherches

est dans mes yeux de vigie sans sommeil.

De la cime je scrute l’horizon

en attente de la lumière

qui porte à terre

l’écho de ton premier pas.

 

 

13

Ma pierre dérive dans le ciel.

Je m’en rends compte aux ombres.

 

La mia pietra va alla deriva nel cielo.
Me ne accorgo dalle ombre.

 Ti insegno ad abitare l’ombra
che dura sotto il sole.
La pagina mai scritta
dove il tempo immobile si guarda.
Si conosce.

 

Ti insegno ad ascoltare
il mio respiro di madre
nella carne.

 

Je t’enseigne à habiter l’ombre

qui sous le soleil dure.

La page jamais écrite

où le temps immobile se regarde.

Où il se connaît.

Je t’enseigne à écouter

mon souffle de mère

dans la chair.

 

 

 

14

Quand le soleil s’en va, ma vie s’éteint.

C’est ma pierre qui continue, à sa propre altitude.

 

Quando il sole tramonta, la mia vita si spegne.
E’ la mia pietra che prosegue, alla sua altitudine.

 

 In me riposano
generazioni di uomini trasparenti.
Le loro parole limpide
si intrecciano
come steli rampicanti
sulle cui scale di note
io cresco inviolata
tra sponde sonore
e colate di notti.

 

Per diffondere nell’aria
nel racconto interminabile
dei secoli
il profumo che il loro chiarore
cova nel mio ventre

 

 

En moi reposent

des générations d’hommes transparents.

Limpides leurs paroles

s’entrelacent

comme des tiges grimpant les unes sur les autres ;

par les gammes de leurs notes

je m’avance et grandis

intègre

entre berges au son clair

et coulées de nuits brutes.

 

Pour répandre dans l’air

dans l’interminable récit des siècles

le parfum que leur clarté

couve dans mon ventre.

 

15

A cette altitude, ma pierre joue de la pierre,

instrument qui chante entre moi et vous tous.

Ici ma pierre invente l’art. Merci à elle.

 

A quell’altezza, la mia pietra fa risuonare la pietra,
strumento che canta tra me e voi tutti.
E’ qui che la mia pietra inventa l’arte. La ringrazio.

 

Il mio canto
è il respiro della terra.
Il fruscio d’ali della rondine
e il grido dell’insetto
che stringe dentro il becco.

 

Dal cuore delle mie fratte
dalle labbra delle mie piogge
dal fuoco che ristagna nelle mie vene
si leva il coro
di un’eternità che muore
ogni istante –
ogni istante rinasce.

 

Ascoltami nel volo
di uno stormo migrante.
Ripercorri la rotta di quel grido.
Io sono il grido – il tuo.

 

 

Mon chant

est le souffle de la terre.

Le bruissement des ailes de l’hirondelle

et le cri de l’insecte

qu’elle serre dans son bec.

Du cœur de mes broussailles,

des lèvres de mes pluies,

du feu qui patiente dans mes veines

se lève le chœur

d’une éternité qui meurt

à chaque instant-

à chaque instant renaît.

 

Ecoute-moi dans le vol

d’une bande d’oiseaux migrateurs.

Reprends la route de ce cri.

Je suis le cri – ton cri.

 

 

16

Ma pierre m’échappe.

Dans le désert minéral elle fut merveilleuse.

Elle fut claire.

Mais nous ne pouvions rester.

Elle et moi avons besoin d’eau.

 

La mia pietra mi sfugge.
Nel deserto minerale era una meraviglia.
Uno splendore.
Ma non potevamo restarci.
Io e lei abbiamo bisogno dell’acqua

 

Universi d’acqua

negli alfabeti dell’incontro.

Nelle mani che portano in dono

il respiro di voci future.

 

La vita è parola albeggiante

in un paesaggio di occhi

che si cercano

liberi dall’oltraggio del rifiuto.

 

Sono figli del desiderio eterno

delle sabbie – grani di linfa

nell’abbraccio del vento

che non teme confini.

Che aggiunge memoria

a memoria

seminando nei giorni

il colore delle sorgenti.

 

 

 

Des univers d’eau

dans les alphabets de la rencontre.

Dans les mains qui portent en offrande

le souffle des voix futures.

La vie est parole d’aube

dans un paysage d’yeux

qui se cherchent

libres de l’outrage du refus.

 

Ils sont les enfants du désert éternel

des sables – grains de sève

dans l’étreinte du vent

qui ne craint nulle frontière.

Qui joint la mémoire

à la mémoire

en semant dans les jours

la couleur des sources.

 

 

 

17

Il me semble n’avoir jamais quitté ma pierre.

 

Credo di non aver mai lasciato la mia pietra.

 

Io sono il volto
che la tua voce sogna
el suo estremo svanire.

 

Io sono la nascita e il limite.
Il profilo limpido di un grido
che da millenni cresce
e sale verso il cielo.
Per strappare spazi alla morte.

 

 

Je suis le visage

que ta voix rêve

en son dernier souffle.

Je suis la naissance et la limite.

Le profil limpide d’un cri

qui depuis des milliers d’années grandit

et monte au ciel.

Pour arracher des espaces à la mort.

 

 

 

 

 

 

 

*****

***

*

Lagune

 

De ce poème le poète Francesco Marotta a réalisé une splendide version italienne, où légende, mythe, récit et vision poétique se conjuguent dans un élan constant. On lit cette traduction ici : https://rebstein.wordpress.com/2019/04/28/laguna/

***

 

 

Où le luthier, arrivé au marché de Mestre, à Venise,

voit que l’Homme de grès, venu de l’autre bout du monde,

est son frère.

 

 

 

Cycle de sept poèmes créés et calligraphiés dans la lagune de Venise par Yves Bergeret du 20 au 29 octobre 2018, en trois exemplaires sur quadriptyques de Rosaspina 285 g de Fabriano en format 25 cm de haut par 70 de large, avec divers collages dont des dessins d’Alguima Guindo qu’il a faits en août 2004.

 

 

1

Peu de vos récits actuels sont clairs, chères montagnes.

Peu de vos vols ce matin ont été clairs, chers oiseaux.

Qui m’aidera sur le chemin du sens

à flairer comme un chien perdu où donc

est la parole claire, car je le sais, je le sais,

elle ne cesse jamais de résurger ?

 

 

2

Qui à l’écart des îles privées aura l’idée de plonger

avec un sac de livres généreux et d’images intenses,

de le déverser dans le coeur des courants

qui atteignent les villes ravagées de violence là-bas

sur la côte désorientée du continent ?

 

Qui en nageant à ces profondeurs les yeux ouverts

à longs battements de pieds aura l’idée d’aller çà et là

pour emplir de poèmes encore incolores ce sac

et de remonter avec lui là où justement il plongea

et où il découvre à présent une ville.

Avec une place ouverte et belle.

Où finissent de s’assécher le vinaigre et l’acide.

Où se réunissent celles et ceux

qui tiennent le futur ouvert comme un cormoran

séchant sur un récif ses ailes au vent ?

 

 

3

« Nous voilà, nous arrivons de très loin »,

dit l’homme tout en grès.

 

Même ses os sont de grès.

Son cerveau se compose de millions de grains de sable,

beaucoup plus minutieux qu’une mosaïque de banquier.

Son cerveau : l’extrême fond de la lagune,

que vous imaginiez sans sable,

extrême fond de la lagune pourtant si peu profonde,

extrême fond qui ne se peut voir sous l’eau

ni sous la vase contemporaine.

Il ne se peut voir : il s’entend.

 

Personne ne sait comment les grains s’assemblent

mais la congruence appartient à notre volonté de vivre.

 

Personne n’écoute comment le grès se désagrège

mais l’émiettement, la multiplicité, c’est notre nécessité

de ne pas laisser populisme ou académisme broyer vie.

 

4

A vidé son sac sur la place le plongeur

et les poèmes du sac sont tombés sur les dalles du sol.

Dans le bruit et le froissement des poèmes

grésillent aussi des couleurs, des pinceaux,

des brosses et d’autres choses encore sans nom.

Tout cela, le plongeur l’a aussi trouvé vers le fond,

joie intime des courants, couleurs et mots.

Couleurs et mots grimpent sur des murs de briques,

grimpent dans la gorge rauque des mythes

et la gorge tousse tousse tousse en

crachant en expectorant en soufflant

l’humaine splendeur qui remercie ce qui

dans le sédiment boueux foisonne,

plein de sève et de vie future. Ce sédiment,

ce sont les hommes de grès qui l’ont fait,

ce sont les hommes, tous, qui l’ont fait.

 

5

De chaque grain de sable sous la vase

vient une graine

germant dans l’image verte ou jaune

ou même bleue ou grise,

selon les heures et les vents.

 

A chaque grain sous la vase

une image flottant avec l’ombre des poissons

sûre et fuyante, argentée et sombre,

un léger virage de l’espace, et sa buée rose.

 

6

Ciel très agité, bourrasques retournant les tentures

comme des feuilles presque mortes,

ciel très agité, encore plusieurs prières,

plus des cris pour sauver son au-delà,

sa liberté, sa survie. Ciel très agité.

Est-ce que la haine va l’emporter ?

Mais sur les murs de briques qui s’assemblent

là-haut en coupole, mais sous le grand plafond

en forme de carène inversée,

l’image et encore l’image se tendent et luttent

et l’image, et les figures peintes rient.

 

Mon cher, les mythes s’embrouillent,

mon cher utopiste, mon cher enfant.

Et les gens ne désespèrent pas ?

 

Non, sur les murs, sous le plafond

les images se débattent toujours

réclament les grains de la parole,

parole mon beau sable fluide

qui déplace les vérités des puissants,

sable mystérieux qui file

par ses couloirs opaques

au fond de l’eau de la lagune.

 

7

Cet homme de grès, lui aussi sait sortir

de l’eau opaque par un matin de brume

et son fils aussi et sa fille aussi

et ses frères et les mères aussi,

tous sont de grès, de la tête au pied.

L’eau de la lagune les traverse en silence

et n’en détruit rien, n’en efface rien.

Eux donnent à la lagune l’autre pensée,

comme une pluie scintillante, la pluie

qui apaise l’horizon en guerre.

La pluie qu’ils donnent est le lien cristallin

qui enlace les mythes et les images,

même jusque vers les bords épineux de l’âme,

puis qui se dénoue de soi-même par un matin de brume

tandis qu’à mi-hauteur de l‘eau et de l’espérance,

blancs, des oiseaux migrateurs

emportent et apportent encore d’autres grains

d’un sable inconnu.

 

 

 

 

 

*****

***

*

 

 

 

 

 

La Pierre du Luthier 制琴师之石

 

La version chinoise de ce cycle de poèmes est due au poète Zhang Bo ;

et on lit également ici, en italien, deux échos intenses du poète Francesco Marotta, échos qui, à la fin de cette publication-ci, entrent dans un entrelacement des voix et des langues  ; entrelacement que, sans doute, auraient apprécié Luciano Berio en son Laborintus 2 et Claudio Monteverdi en ses Madrigaux du Huitième livre ou ses Vêpres.

*

 

à Mestre, Venise, le 20 octobre 2018

 

 

 

1

Dans l’eau

j’ai trouvé la pierre.

在水中

我觅得石块。

 

2

Dans l’eau ou le ciel ? il est minuit…

在水中或空中?子夜时分……

 

 

 

3

La pierre est haute de trois mille cinq cents mètres et plus.

Son poids est celui de ma vie.

石块高达三千五百米或更多。

它的重量是我的生活之重。

 

4

Je l’ai trouvée dans l’eau, dis-je,

lac, lagune ou mer ; ruisselante d’ombre et de nuit.

我在水中将其觅得,我说,

湖泊,环礁或海;流溢着影与夜。

 

5

Une certaine lumière, anecdotique, tombe des fenêtres

dans l’eau, donnant des faces à la pierre.

Les faces sont publiques.

Mais c’est sur les arêtes entre les faces

que ma vie s’est construite.

Et aussi dans les fissures.

某一道肤浅的光,从窗口撒入

水中,让石块产生诸多侧面。

公之于众的侧面。

但正是在分割这些侧面的棱线上

我的生活得以建立。

并建立在裂隙中。

 

 

 

 

6

Ma vie orne la pierre ou la creuse-t-elle

comme le requin cogne la barque et la renverse ?

我的生活妆点石块或掘入其中

好似鲨鱼猛击小船并将其倾覆?

 

7

La pierre amasse tes ombres et les miennes.

Ainsi grandit-elle. Elle atteindra quatre mille mètres.

石块收集你我的影子。

于是它成长。它将抵达四千米高度。

 

8

Un conquérant débarque et propose à ma pierre de vie

des couleurs que je ne connais pas.

Alors les ânes et les gens pressés inventent le mot art.

一个征服者登陆并向我的生活之石提供

诸多我不知晓的颜色。

而蠢驴与匆忙之人发明了词语“艺术”。

 

 

 

 

9

La pierre ne se voit jamais en entier.

Impossible de trouver le profil de ma vie.

Je n’y arrive pas.

Toi non plus.

石块不被完整得见。

不可能觅得我生活的侧脸。

我达不到。

你也不能。

 

10

Qui trop flatte ne trouve qu’un écueil.

那过度谄媚之人只会觅得暗礁。

 

11

La pierre émerge entière au huitième acte de la pièce

mais je suis mort bien avant. Nous tous aussi.

完整的石块在戏剧第八幕浮现

但我已死在许久之前。我们所有人概莫能外。

 

 

 

 

12

Un étranger débarque,

sa propre pierre posée sur son épaule comme un faucon brun.

Il me semble que la mienne ne repose sur rien.

Je cherche son nom.

一个异乡人登陆,

他扛在肩头的石块好似一只棕色的隼。

而似乎我的石块并未依托于任何事物。

我寻找着它的姓名。

 

13***

Ma pierre dérive dans le ciel.

Je m’en rends compte aux ombres.

我的石块在空中漂流。

我在影中把它察知。

 

 

 

 

14

Quand le soleil s’en va, ma vie s’éteint.

C’est ma pierre qui continue, à sa propre altitude.

当太阳升起,我的生活熄灭。

我的石块延续,在它自身的海拔。

 

15

A cette altitude, ma pierre joue de la pierre,

instrument qui chante entre moi et vous tous.

Ici ma pierre invente l’art. Merci à elle.

在这个高度,我的石块演奏着石块,

在我与你们所有人之间歌唱的乐器。

在这里我的石块发明艺术。向它致谢。

 

16

Ma pierre m’échappe.

Dans le désert minéral elle fut merveilleuse.

Elle fut claire.

Mais nous ne pouvions rester.

Elle et moi avons besoin d’eau.

我的石块逃离我身。

在矿物沙漠中它曾经绝妙。

它曾明净。

但我们不能停留。

它和我都需要水流。

 

 

 

 

17

Il me semble n’avoir jamais quitté ma pierre.

似乎我从未离我的石块远去。

 

 

 *

Le treizième poème de ce cycle donne lieu à cette traduction en italien et à cet écho, dus au poète Francesco Marotta (écho lui-même repris, plus bas, en français par Yves Bergeret) :

Ma pierre dérive dans le ciel.
Je m’en rends compte aux ombres.

        1. La mia pietra va alla deriva nel cielo.
        1. Me ne accorgo dalle ombre.

“Ti insegno ad abitare l’ombra
che dura sotto il sole.
La pagina mai scritta
dove il tempo immobile si guarda.
Si conosce.

Ti insegno ad ascoltare
il mio respiro di madre
nella carne.„

Je t’enseigne à habiter l’ombre

qui sous le soleil dure.

La page jamais écrite

d’où l’on regarde le temps immobile.

D’où on le connaît.

Je t’enseigne à écouter

mon souffle de mère

dans la chair.

***

Le même entrelacement des voix et des langues, italienne et française, se lit avec le 11ème poème du cycle :

La pierre entière émerge au huitième acte de la pièce

mais je suis mort bien avant.

Nous tous aussi.

La pietra emerge intera nell’ottavo atto dell’opera
ma io sono già morto da tempo. Tutti noi lo siamo.

“Essere nel tempo
l’azzardo che incrina
gli specchi del visibile.
Respirando un’unica notte
tra silenzio e stupore.
Chiamando a raccolta parole e distanze.

Io sono natura
che insieme a te si lacera
quando cadi come un’ombra
tagliata di netto
dal richiamo smeraldino di una fonte.

Io sono la fonte
che ripete da millenni
il canto che dal fango
risuona nell’alveo del tuo nome segreto.”

 

Etre dans le temps

le hasard qui fendille

les miroirs du visible.

En respirant une unique nuit

entre silence et stupeur.

En appelant encore et encore paroles et distances.

Je suis nature

qui tout comme toi se déchire

quant tu tombes comme une ombre

taillée net

dans le rappel émeraude d’une source.

Je suis la source,

je répète du fond des millénaires

le chant qui né de la boue

résonne dans le lit

de ton nom secret.

***

 

Pierre du Luthier 9.png

 

 

*****

***

*

 

 

 

 

 

 

Le Luthier, à diverses altitudes

 

Cycle de quatre poèmes créés par Yves Bergeret à Venise du 15 au 18 octobre 2018, le premier accompagné d’un dessin à la gouache de G., les trois suivants avec certaines strophes calligraphiées (en trois exemplaires, encre de Chine et acrylique sur quadriptyques horizontaux Rosaspina 285 g de Fabriano de 17,5 cm de haut par 100 de large) par le poète ; les photos allant avec le dernier poème ayant été prises au marché de Mestre, à Venise.

Ces quatre poèmes se lisent en italien dans la traduction particulièrement dynamique du poète Francesco Marotta, à cette adresse :  https://rebstein.wordpress.com/2018/10/28/liutaio-iii-1-4/

 

 

1

Couleurs à ras de goudron

à Venise, les 15 et 16 octobre 2018

 

 

Traversant Paris je vois soudain sur un trottoir

le luthier. Par terre, contre un immeuble,

jambes allongées, adossé à un soupirail.

Pour payer son voyage vendant des gouaches vives

qu’à même le sol il fait sur des petites feuilles :

un puissant bolide rouge dont le nez s’écrase

contre le bord de la feuille, avec du bleu et du vert,

c’est le travail de ce matin,

personne dedans le bolide, juste disponible, comme cela.

 

Assis sur l’asphalte, il voit

les immeubles par leurs pieds,

les citadins par leurs semelles

et la ville par son enfer de solitudes

tandis que ses hauts célestes sont figés

dans des gestes de congélation raciste.

De tout cela relèvent bien un pseudo-langage, des cris,

une rumeur, mais c’est surtout douleur

à qui le luthier répond par les silencieux rouge,

bleu et vert de son bolide.

 

Dans son dos le soupirail dit :

« j’ai la largeur de ton dos, luthier.

Dans ton dos je tonne,

par ton dos je tonne.

Je suis bouche de la montagne renversée

dans laquelle sont creusées les caves de toute la ville.

Je suis la cascade à l’envers

et dans la boue gelée des paroles piétinées

je suis ton rouge sans concession

et ton bleu sans patrie et ton vert sans clôture.

Voilà pourquoi, cher luthier, tu es ma voile rouge,

dit le soupirail, ma voile tempêtueuse

qui passe sur la ville et si peu de gens me voient,

et si peu de gens te voient ».

 

« Pattes de canard à trois pattes

rouge bleu vert

nous barbotons à cœur fendre

à vision fendre à trottoir fendre

à sérac détacher à rocher précipiter

à misère cacher à granit satelliser

rouge bleu vert »

c’est ce que disent en choeur les trois couleurs.

 

*

 

2

Meije

 

 

 

Or moi l’avant-veille dans les Alpes j’avais cru bien faire

en passant le pont où des niais sautent à l’élastique

dans le vide pour se racheter une âme,

en passant par le col goudronné pour rien,

en passant par le village de jadis

bétonné dans la bêtise fraîche.

Or je ne trouvais rien, rien et rien.

Quelques notes creuses et des accords vagues et faux.

Quel ennui !

 

Mais cette nuit-là je m’allongeais au pied de la Meije,

la plus grande face nord de ma jeunesse :

cinquante ans après je lui ai parlé toute la nuit,

je l’ai écoutée toute la nuit.

La pleine lune soutenait ses syllabes.

 

Elle m’a expliqué mes erreurs

et m’a dit de deviner où j’avais perdu

le chemin de la lutherie.

Elle a ainsi rendu mon passé léger comme le son de la mer

quand l’avidité des hommes ne l’étouffe pas

et qu’on la traverse parce qu’on a une âme

immense et indéfinie comme la sienne,

mouette même dans les petites choses,

poisson sous les nuages,

vague et plancton dans la joie de la pleine lune.

 

En somme dans la nuit la Meije

n’avait même pas besoin de couleurs.

Des glaciers et des parois

et des arêtes rocheuses lui suffisaient,

juste posés sur l’ossature du grand récit.

Il n’y aurait eu que des luthiers

pour y évoluer libres vers les hauts et vers les bas

par d’invisibles échelles de gammes futures

et parmi les profondeurs des cinq océans

s’enroulant là sur l’axe du monde.

 

 

*

 

3

Chercher du bois

 

 

 

Pour rejoindre la vallée du Pô et la descendre

le train roule au pied de la Croix des Têtes,

long contour par la berge de l’énorme

rivière grise encaissée furieuse et

là-haut deux mille cinq cents mètres de parois en chaos.

Multiples couches sédimentaires brassées en tous sens.

Rien de clair ni de ferme,

ce n’est pas couleurs ni gris.

Sans doute est-ce pure violence

recroquevillée sur elle-même

mais explosant vers le vent :

c’est tout simplement le démon des frontières,

la grimace du refus

et la haine qui a peur du moindre étranger.

Menaçante la chaotique paroi sédimentaire

n’offre pas le moindre bois de lutherie.

 

 

*

 

4

Marché

à Mestre, Venise, le jeudi 18 octobre 2018

 

 

Tout en bas de la plaine du Pô,

la lagune et, à Venise, l’héroïque cacophonie

du grand marché de Mestre.

Tous les peuples de l’Asie, de l’Afrique, de l’Europe de l’est

s’y croisent et parlent, petits commerces fragiles,

légumes et fruits, quincaillerie et vêtements en tous sens.

 

Engloutie par la brume la beauté des palais,

engrossée par les marchands de croisière

la beauté des peintures anciennes.

 

Au marché de Mestre j’entends cinquante langues

de montagnes et de plaines, d’archipels et de déserts

et au milieu d’elles la voix fine et frêle du luthier

qui ajuste l’accord des pronoms

et écoute au plus près

les harmoniques des verbes.

 

 

*

 

 

*****

***

*

 

 

 

 

 

 

Le Luthier parle

 

Cycle de trois poèmes créés et avec certaines strophes calligraphiées (encre de Chine et acrylique sur quadriptyques horizontaux Rosaspina 285 g de Fabriano de 17,5 cm de haut par 100 de large ; en quatre exemplaires) par Yves Bergeret du 23 au 25 septembre 2018 à Die et à Veynes.

 

Après le premier cycle intitulé Luthier, ce second cycle est traduit en italien, dans une version ferme et lumineuse, par le poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/10/19/liutaio-ii-1-3/

*

 

à Die, le dimanche 23 septembre 2018

 

1

« Sur les galets blancs je m’allonge.

Le sommeil me prend

et me porte au fond du courant.

Le torrent m’ôte la peau,

me dégage de la bourrasque des nombres et des cadastres.

et m’apprend à lire sans alphabet.

Ame brève et fluide

je parcours la terre en son désordre

et l’ensemence. »

 

*

 

2

Le Luthier s’éveille et dit

 

à Veynes, le lundi 24 septembre 2018

 

« La nostalgie du sel énerve le torrent.

Je sais tendre les quatre cordes

où dans un chant de houle il l’évaporera

en quatre voix qui se cognent aux rocs,

se suspendent aux branches

et protègent le cortège des exilés

dont je suis tombé. »

 

 

*

 

3

Le Luthier dit encore

 

à Veynes, le mardi 25 septembre 2018

 

« Ma colonne vertébrale est l’archet.

J’ai les jambes et bras

qui gigotent comme crins rompus.

Il n’y a pas de doute que je joue,

que je frotte le fond écailleux de votre vie.

Il n’y a pas de doute que je joue

le déroulé du troisième récit,

celui sous le second, qui est l’intime, le tragique,

coupant comme des éclats d’obsidienne,

celui sous le premier récit qui est la misérable,

la majestueuse hypocrisie des 4×4 et barbecues.

 

Je joue le troisième récit,

j’ai mains et pieds inutiles, fruits desséchés,

car par-dessus notre océan de violence

c’est le pont arqué de mes trente-trois vertèbres qu’il faut.

 

C’est le vent qui tient l’archet,

ce n’est bien sûr pas moi qui l’ai en main.

Le vent m’agite jambes et bras

comme grappes amères et feuilles sèches.

Le vent passe le cortège court

de mes vertèbres sur le torrent,

sur les tièdes écailles de votre désespoir,

ô mes frères étrangers lointains.

 

Le vent me passe sur.

Je suis celui qui passe sur.

Je n’ai pas de socle.

Je n’ai pas de chair.

Je n’ai pas d’histoire.

Archet suis-je.

 

Archet, ce qui vous met en résonance,

vous chante et vous dit

sonores et mûrs entre les pierres froides.

 

C’est le vent qui tient l’archet,

ce n’est pas moi qui le tiens en main.

Le vent, c’est ainsi que se nomme

la vertigineuse chute de chacun devant soi,

le trébuchement qui va de l’avant,

l’avalanche qui gronde dès le haut de la pente,

la requête de mon frère l’étranger

sûr de survivre en bondissant par-dessus

la nuit glacée et le marécage monstrueux. »

 

 

*

 

 

*****

***

*

 

 

 

 

 

Luthier

 

Cycle de six poèmes créés et avec certaines strophes calligraphiées (encre de Chine et acrylique sur quadriptyques horizontaux Rosaspina 285 g de Fabriano de 17,5 cm de haut par 100 de large ; en quatre exemplaires) par Yves Bergeret du 3 au 18 septembre 2018 à Die et alentour.

On lit les deux premiers poèmes de ce cycle en italien dans une traduction très humaine du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/09/22/liutaio-1-2/

De même les troisième et quatrième poèmes du cycle se lisent en italien, par le même traducteur, ici : https://rebstein.wordpress.com/2018/09/23/liutaio-3-4/

et enfin les cinquième et sixième, de même, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/09/26/liutaio-5-6/

*

L’ensemble du cycle Luthier se lit bilingue italien et français, mis en page par Francesco Marotta, poète et traducteur, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/10/11/quaderni-di-traduzioni-xlvii/

***

*

 

 

1

Le Clou dans l’épaule

à Châtillon en Diois, le lundi 3 septembre 2018

 

Il tourne la tête à droite,

la montagne monte dans le cri du soleil.

Il tourne la tête à gauche,

la montagne glisse dans la poche de la nuit.

 

Il tourne le torse à droite,

les hautes herbes jaunes des souvenirs

se hérissent en direction de la mer

à sept cent journées de marche de là ;

Il tourne le torse à gauche,

par très longs hoquets

épisodes et contes lui sortent de la gorge,

perdent couleurs, se suspendent

aux plumes caudales du vent.

 

Il est désolé, il s’excuse,

au bord du torrent au bout du village.

il ne nous accompagnera pas

Il dit : un clou lui traverse l’épaule,

un vieux et très long clou de forgeron

au dessous de sa clavicule

et enfoncé derrière lui jusque dans la forêt

dont on fera le radeau du prochain Déluge.

 

Personne ne lui a jamais dit

quelle épaule est clouée.

Peu importe,

chaque galet du torrent

est le son d’un coup du marteau divin,

le son retombé dans la pierre,

le son durci dans l’eau féroce,

poli dans l’eau féroce,

blanchi dans l’eau féroce,

et le clou ne nous a jamais

signifié l’épaule qu’il avait choisie.

 

Mais on sait que le bois où il est fiché

est celui des dix mille troncs de la pente.

Le radeau sera infini.

Embarquerons-nous pourtant tous ?

 

Le forgeron n’a pas de tête.

Le cloueur n’a pas de tête.

Le clou n’a pas de tête.

Lui en a une et elle tourne,

girouette silencieuse entre désespoir

et pôle hors parole où son corps se dilue

mais nous essaierons encore

d’embarquer.

*

 

2

Luthier

à Châtillon en Diois, le mardi 4 septembre 2018

 

 

 

 

Il tourne la tête à gauche

il tourne la tête à droite,

il cherche les notes justes.

Juste est toute note qui parvient

à répondre aux coups qui le clouèrent.

 

Il entend celle dans le creux du vallon

qui donne au soir la confiance

et le chevreuil vient boire,

 

celle dans l’ombre tremblante du chêne

qui donne l’heure de midi aux vendangeurs

et ils s’arrêtent trempés de sueur et boivent,

 

celle qui baise le front de l’étranger

qui avait caché son sac derrière la fontaine

et il cesse d’avoir peur,

 

celle de l’archet posé sur le pupitre de la crête

qui gronde encore

et l’archet frémit de jouer à nouveau

en frottant un nuage ;

et lui-même est le bois qui frémit aussi.

 

Il cherche les notes justes

que les siècles n’ont pas osé lui apprendre,

que ni père ni mère n’ont osé lui apprendre.

Cloué aux dix mille arbres de l’ubac

il ne peut que tourner la tête, de l’aube à minuit.

 

Luthier aux jambes invisibles

comme lézards entre galets et viornes

il cherche et réunit l’histoire de son corps,

il cherche et ne réunit rien,

il cherche si se peut réunir le chant des sept étrangers

qui ont fait naître les mots

que dans le cœur des galets blancs

les saisons dures ont noués.

Il cherche et ne réunit rien.

 

Il est la fibre du bois

qui résonne au vent du soir

car il le comprend.

Il est la fibre

qui se tend dans les muscles de la montagne bossue

et dans ceux de son bras à qui l’archet échappe.

Il est le fil du bois

qui bavarde avec l’eau

glissant sur la langue du chevreuil

et sur celles des vendangeurs.

 

Si par air aride le bois est trop dur

il peine à tourner ci et là la tête

et supplie l’archet.

Sans colophane l’archet se jette alors

dans le vide depuis la crête.

Pas besoin de partition, le son et ses frères les sons

et ses sœurs les sons

passent devant ses yeux, comédie sombre et dorée

attendant à jamais ses personnages.

L’entendez-vous ?

*

 

 

 

 

3

Sept étrangers

 

J’entends, dit-il, les sept étrangers.

 

Le premier étranger

est le père du torrent

qui n’a jamais connu de monde horizontal

et psalmodie un épisode

de traverseur d’océan.

 

Le deuxième étranger

est l’archetier qui dans la meule grise de la guerre

a perdu ses mains, mais pas sa joie

de toucher la beauté par l’oreille.

 

Le troisième étranger

a la peau très sombre

de la paupière toujours baissée

sur la grande douleur des réfugiés.

 

Le quatrième étranger

est si lucide qu’il attire la foule et l’ébahit

juste de l’autre côté du gué de la liberté

mais le premier pas dans l’eau, craint-on, noie.

 

Le cinquième étranger

est frère distrait du quatrième ;

moins naïf il attire mais effraie encore

car il semble déjà dans l’avenir,

il parle assez peu,

il semble savoir trop.

 

Le sixième étranger

a laissé avant de partir

une poignée rouge de porte

entre les remparts, je veux dire les crêtes.

Il ne nous reste qu’à engager la clef

puis la tourner rien qu’une fois

et l’eau du torrent remonterait au ciel

car la paix est dans nos mains

si elles ignorent la peur.

 

Le septième étranger

est la mère, ombre féminine devant le luthier ;

elle s’échappe toujours au moment

de boucler la phrase.

 

En somme les sept étrangers sont assez flous.

Mais au cœur des galets blancs

germent leurs traces.

Il faut frapper net le galet

pour en atteindre le cœur

et rien alors ne se propose

que les notes justes, échappées de la gorge

du luthier, je veux dire du monde orphelin,

je veux dire du monde incomplet.

 

Avant de repartir les sept étrangers

se sont réunis à l’avant-scène,

se sont inclinés pour nous saluer.

Ils ne sont plus là.

*

 

 

4

Le Cinquième galet

à Veynes, le lundi 10 septembre 2018

 

 

 

 

Marcher en étant cloué à la forêt ?

Vous voulez rire !

Pourtant il le fait :

il a noté comment la montagne vient se plier

à l’intérieur d’une hésitation du torrent.

 

Voici : le torrent tremble devant des galets

qui vont en quatuor, un par point cardinal

et encore un cinquième, hors tout repère,

galet qui d’ailleurs semble muet.

C’est là que l’histoire hésite,

là que le courant n’est plus qu’écume

et que plus personne n’est étranger,

même à sa propre descendance,

même à soi-même.

Ou que tout est totalement étranger.

 

C’est là que le monde est clair,

que la montagne est transparente,

que les arbres de toute pente sont clairs,

et que le clou divin est un cyclone sans fièvre,

et alors dans le tourbillon du cyclone

s’élève le luthier.

 

Il s’élève il s’élève il s’élève

et les montagnes sont les plumes vertes de son souci

et les plumes rouges de son élan.

 

Pouviez-vous le pressentir ?

L’eau a ses propres points cardinaux.

Seuls les sentent ceux et celles qui ont tout perdu

ou qui ne possèdent rien.

L’eau comme la parole sait s’orienter

et où aller.

Toutes deux elles montent

en spirale dans le cyclone

du clou divin.

 

En se pliant la montagne s’élève

et ses dix mille arbres montent

en grands battements de branches

qui sont les phrases ruisselant s’évaporant

des épaules du luthier

et les phrases portent à grandes enjambées

à grands battements

la paix et la fraternité

qui naissent dans le cinquième galet,

la paix et la fraternité qui sont la vocation

de l’archet dépouillé de sa vulnérabilité,

de sa virginité.

 

Merci, luthier qui nous délivres du clou divin,

qui nous offres apaisées

la poignante nécessité de dire,

la déchirante nécessité de dire

que si peu entendent.

Il leur faut un cyclone,

un clou.

*

 

 

5

Le Cyclone ou le clou

à Die, vendredi 14 septembre 2018

 

Viennent à midi sur la place aux platanes

ceux et celles qui suspendent leur travail,

mangent ensemble parlant peu,

boivent et rient parlant peu,

leurs corps détendus

et les nuages allongés par-dessus leurs ombres

car leurs ombres sont au ciel

parmi les branches.

Celui celle qui n’est ni père ni mère

celui celle qui n’a ni père ni mère.

Fronts dégarnis épaules brunies

tâches de plâtre et de peinture sur les bras,

ce sont les platanes qui lavent.

Eux qui viennent s’attabler, rêveurs rudes,

donnent à la place sa forme de clou

vertical jusqu’au fond du ciel ou de la mer,

mais c’est identique.

Sa vigueur de clou :

car les établis, les truelles sont là

les tapis sont là,

leurs couleurs passées au soleil,

mais les épaules tirent et relâchent

tissent et rouvrent.

 

Jamais ne serait violent cyclone ce clou

qui vide va, qui est corde vibrante allant par

toutes les gorges mais elles parlent sans heurt

et le luthier tend les quatre cordes sur le manche

qui lie l’un à l’autre,

qui lie une crête à l’autre,

lie un cheval de steppe à un cheval marin,

un destin rude à un âpre drame

de chair et de parole.

Tête clou aux quatre chevilles à la tête du manche,

c’est clou et cyclone,

têtue joie parmi les refrains et les rumeurs

de la place qui tourne autour du torrent,

c’est elle qui tourne autour de la

têtue joie des quatre galets

dont le frère cinquième s’appelle joie

dans le noyau de la parole.

*

 

 

 

 

6

La Traversée

à Veynes, lundi 17 septembre 2018

 

Le luthier n’a ni prénom ni nom.

En outre j’ai remarqué que ses vêtements

sont trop grands pour lui.

Ils flottent, comme on dit.

Plus exact serait de dire : ils gonflent au vent

car lui n’est qu’un mât.

Les voiles s’affolent et jubilent dans les luttes

par là haut entre ciel et terre.

 

Je me demande si le luthier mange.

Un jour à midi quand même, sur la place aux platanes,

lui et moi avons partagé un bref repas.

A chaque bouchée la place s’enfonçait d’un pas

sous le drame des migrants. Sans gémir.

S’élevait d’un pas vers l’élan héroïque des migrants.

 

Lors de cet unique repas

le soleil nous avait laissés seuls avec les nuages.

Mais le luthier portait des lunettes de soleil

plus sombres que basalte.

« Avec mes lunettes je ne suis pas là,

avec elles j’entends mieux les oiseaux couverts de sel

arriver sur les branches des platanes. Ils s’ébrouent.

Ils ont traversé cinq mers

et surtout celle du milieu

qui est pur coquillage

entièrement ouvert en deux. En deux oreilles.

Elles sont la matrice du monde

balbutiante

 

qui balbutie : «  accueille ! accueille ! » ».

 

En disant cela il ne flattait certes pas

le clou arraché aux dix mille arbres

et resté fiché sous sa clavicule.

Le clou rougit, rougit

devient rouge comme sur l’enclume du forgeron

il y a mille ans juste avant les coups.

Sur son épaule le luthier souffle à peine,

voici que le clou est blanc,

voici que le clou est transparent.

 

L’oiseau le plus pauvre

vient saisir dans son bec

les lunettes noires du luthier,

les emporte à tire-d’aile

et les laisse tomber dans le torrent

juste au remous de quatre galets plus un.

Le torrent a compris, il les charrie,

il les charrie jusqu’à la mer du milieu

qui grésille follement :

« nais accueillant ! parle accueillant ! »

 

 

 

 

*****

***

*