Les pierres au bain
Ces pierres, grâce au poète Francesco Marotta, savent aussi prendre leur bain dans la langue italienne ; et voici comment : https://rebstein.wordpress.com/2021/11/23/le-pietre-a-bagno/
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Je baigne assez souvent mes pierres.
Trois ou quatre fois l’an.
Le temps des pierres se distend beaucoup plus.
Leur bain, qu’en pensent-elles ?
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Eau de source ou de robinet leur suffit.
Eau d’océan serait élégant, un peu grisant.
Mais mon hameau est perché trop loin.
Porter mes pierres à la plage
serait pèlerinage harassant, voire châtiment.
Qu’on me châtie encore… ah, non !
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Mes pierres ignorent tout du châtiment.
Elles grommèlent ensemble avant crime.
Elles offrent racines à ma maison aiguë
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Elles me semblent aussi têtues que mon front.
Derrière ou sous mon front,
l’émerveillement pour la beauté.
Hum, sous la peau de la pierre
la hache glacée du bouscatier.
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Derrière ou sous mon front, dans son filet d’or
le paisible essaim des mots de l’accueil,
du désir, de l’espoir, de l’aérienne réplique.
Hum, sous les ongles arrachés de la pierre
le remords qui aspire le temps
et l’engloutit au fond de l’océan.
Une pierre peut faire très mal.
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Au bain certaines pierres s’accouplent.
Ainsi peuvent-elles flotter.
Je les entends se prendre alors
pour de purs sentiments.
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A son plongeon au bain
chaque pierre me serre la main.
Une ombre, un soupçon : un grimpeur
est précipité dans le vide par la pierre bancale
qu’il jaugeait sûre pour son escalade.
Sourire féroce juste sous le front des pierres,
peut-être des noyeuses.
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Après le bain je range mes pierres
dans un panier noir près de mon oreiller.
Nos sommeils s’entrecroisent.
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Mon rêve est le ciment de mes pierres
et d’ailleurs de la montagne aussi.
La montagne est noire.
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Je n’ai encore jamais réussi à la baigner.
Elle se réserve la fonction de sépulcre
et m’attend au tournant.
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J’ai ramassé un peu partout mes pierres.
Sédimentaires, volcaniques, métamorphiques.
De l’eau de leur bain émanent des effluves
rudes comme d’un troupeau cornu
paissant les nuages.
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Yves Bergeret
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Laveur de carreaux et âme des tubulures
Le poète Francesco Marotta accompagne dans sa traduction italienne d’une énergie dense les gestes du travail sur le carrelage, les vitres, le très haut échafaudage vers la voûte. Voici comment : https://rebstein.wordpress.com/2021/12/13/respiri-souffles/
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Il verse vers le sol carrelé son regard,
son puzzle branlant, son maigre assemblage de graines
pour récoltes aux soins de ses enfants.
Il secoue le seau rouge
pour brasser l’eau
avec le détergent.
Il ajuste le balai vert
pour frotter sol ou vitre
avec la pureté des déluges.
D’un souffle il envoie sa vie dans ses trois gestes.
Elle le précède. Il part la chercher
pour la remettre dans la terre de son enfance.
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A Gentilly, le 22 octobre 2021
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Ils sont neuf à assembler les tubulures
ce matin beaucoup plus haut sous la voûte,
vingt mètres du sol, vingt millénaires dans les vents.
Ils sont neuf, cognant le métal, cognant aussi
ce matin le bois, se hélant dans le haut et
le bas de l’échafaudage,
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neuf percussionnistes soulevant du sol
en rythme aléatoire la beauté dure de la vie
vers les oreilles de ceux à qui importent le sens.
A la rangée de tubulures la plus haute
surgit alors dans la nuit maternelle de la voûte
l’acrobate, le félin, le corps d’ombre brûlante
de l’universel solitaire qui va nous envoyer
dans son souffle le début du grand récit.
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A Chartres, le 19 octobre 2021
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Yves Bergeret
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Horticulture tubulures
Ce double poème se lit dans une traduction italienne, parfaitement rythmique et dynamique, du poète Francesco Marotta. La voici : https://rebstein.wordpress.com/2021/11/09/orticoltura-ponteggi/
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Horticulture
Toute la matinée par touffes
elle plante l’herbe nouvelle
dans la pelouse piétinée pour les photos de mariage
entre la mairie béate et le glissement des bus fuyards.
A genoux, elle plante, elle parle au sol.
Par âcres bouffées d’humus le sol répond.
Les relents naviguent à lourds coups de rame
jusqu’à la table du bar où j’écoute
la musicologue jeune et brillante me montrer
le rond refrain de la douleur de ceux-là
qui refusent de mourir et dans un chœur invisible clair
nous livrent l’espoir acéré
qui entrecroise et tresse lumière et beauté.
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Bras entièrement nus…la planteuse d’herbe…
C’est l’humus solitaire qu’elle regarde,
les galeries des lombrics dans la terre meuble,
l’entraille du chant.
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Les gens vont au bus, descendent au métro,
les écoliers glissent derrière le ballon noir,
les murs s’enfoncent plus profond dans la patience,
les lampadaires crient pour la jetée
en pleine mer, la mer qui n’existe pas.
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La planteuse d’herbe regarde dans l’humus
le dur miroir où rien ne se reflète
si ce n’est le choc, le choc, le choc coriace
des talons du chant humain, géant tendre
qui à très grandes enjambées va par la ville
et par la jungle impitoyable des gens
qui se condamnent incompréhensiblement
à la violence et à la dérive.
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Tubulures
Ils doivent faire très attention
les neuf échafaudagistes casqués
qui assemblent les tubulures métalliques
pour gagner la voûte de pierre
qui porte le ciel.
Ils assemblent les tubulures en grimpant sur elles.
Ils grimpent sur le vide vertical, la tubulure
trace le trait d’insolence et de salut
en creux dans la nuit de la pensée.
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Eux ils grimpent et grimpent
juste assurés par la longe brève et le mousqueton
qu’ils passent à la plus haute tubulure.
Ils montent de plus en plus obscurs et noirs
dans l’obscurité sous la voûte,
ils lancent en l’air leurs corps aux membres longs
vers la nuit de la voûte,
parfois mimes de tragédie,
légères scènes de tragédie antique
à peine esquissées en contrejour
devant la rosace ou le haut vitrail.
Les voici achromes, les grenus véloces
sans presque aucun mot
mais ils grimpent et tirent par poulies silencieuses
d’autres tubulures qu’ils assemblent
plus haut encore et sur lesquelles ils grimpent.
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À celles déjà installées, chaque nouvelle tubulure
s’assemble par un grand bruit métallique.
Se répètent, se répercutent sans fin, se répètent.
Neuf éclats bruyants, neuf
chocs claquant vers la voûte, tirant percussion
à percussion les pierres, les piliers
vers le haut, toute la cathédrale marche
par le vide de son haut volume sous les voûtes
en claquant choc à choc métallique sur elle-même.
Les neuf échafaudagistes, les voici vertèbres
articulées espacées solidaires solitaires
dansant dans le vide sombre sous la voûte.
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Les voici engrenages, désassemblés
assemblés s’assemblant, de la salle des machines
tout là-haut qui entraînent la coque vide
de l’univers minéral et de vapeur
vers le dieu qu’il se désire,
qu’il se fabrique à coups de percussion
et de percussion métallique.
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Cognant les tubulures enchâssant les tubulures
ils dispersent la cathédrale dans le rythme.
Ils disparaissent dans la percussion de l’air et de la pierre,
ils se réduisent à l’entrechoc des vertèbres du monde,
ils n’existent plus, les voilà doigts seuls
qui sur les tubulures frappent les syllabes du monde,
qui sur les résonnantes splendides creuses tubulures
creusent la suffisante ébauche du monde,
qui lancent et soufflent les initiales
où la parole chantée du monde va déployer sa vêture
et la forme variante nocturne et diurne
où le chant et quelque chose de noir
dans le chant organisent le désordre
inorganisable de la liberté absolue de la parole.
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Statique est la tubulure proliférante sonore
qui grimpe et grimpe, la tubulure jubilante
qui porte les pierres et les voûtes et les ombres sombres
et les vitraux débridés vers toujours
plus qu’eux-mêmes.
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Statique est l’harmonique de la percussion
qui court dans l’espace et le temps
car la voûte que cherche l’échafaudage de métal
engendre le fond de l’océan
que tu n’avais jamais réussi à voir ni toucher
mais neuf coups répétés mille fois,
neuf mains neuf corps haut dans le vide,
neufs doigts déploient le clavier qui jubile
et le dixième doigt silencieux
désigne au fond de la lumière noire
l’oreille du monde, plage concave.
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Yves Bergeret, à Chartres
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La clairière et la cire
On lit ce poème en italien, dans une magnifique traduction du poète Francesco Marotta ; la voici : https://rebstein.wordpress.com/2021/11/04/la-radura-e-la-cera/
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Tu jettes au gouffre denté déchiquetant,
au destin, aux vagues boiteuses, des mots.
Ils sont ébouriffés comme des barques démâtées.
Ils sont insubmersibles.
Leur bois est la confiance.
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Ils sont partis, les cinq frères
sans un bagage sans un mot d’adieu.
Ils sont partis laissant la porte ouverte.
Dedans une bougie crie à la lune,
crie vers toi qui ne comprends plus
leur lien de sang, de rapines et de forge.
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Allongé à même le sol de la clairière
tu bois les clameurs,
les rancœurs, les sursauts des morts
de toutes les pentes et des villes derrière les pentes.
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Le sol de la clairière
distribue tes doigts aux troncs.
Tu joues comme à cordes de lyre
le contre-cri des absents.
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Tu cherches le bras en cire
pour celui que les violents t’amputèrent.
Ton index fera mèche
et sa flamme cri.
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Flamme de bougie vacille ne vacille pas.
A son cœur
du bleu : l’irréductible parole
qui appelle, cautérise et sauve.
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Yves Bergeret
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