Archive | avril 2022

Les Tracées

Poème en 6 quadriptyques de Rosaspina 220 g de Fabriano, au format déplié de 100 cm de haut par 35, créé et calligraphié à l’encre de Chine et à l’acrylique, à Briançon du 22 au 25 avril 2022.

Le poète Francesco Marotta propose de ce poème une splendide et souple traduction en italien, que voici : https://rebstein.wordpress.com/2022/04/29/les-tracees-i-tracciati/

1

Chant de la gorge à pic

.

Voici que l’eau

ouvre la roche en sa masse

et vers, loin, vers son estuaire

va finir par passer,

vers son miroir infini

où contre les tempêtes qui se lèvent

se baigne, comme un profond soleil,

la pensée.

.

Voici que l’eau

scinde toute roche

et creuse le sillon du chant

qui tel scalpel

crée ombre et souffle

mais la roche ne saigne pas

mais nue la roche jette lumière et écho

contre les cris de guerre

toujours agrippés aux surplombs.

*

2

Chant du sentier incliné

.

Voici que sangliers et chamois

ont écrasé les buissons et tordu les buis.

Voici qu’à contre-pente leur sente

appelle graines, rosée du gel, aigres fruits.

.

Voici qu’en pleine pente aussi

tu marches oblique

dans les épopées éboulées,

dans la ruine du cadastre

qu’aucun siècle n’accepte,

mais ce chemin qui toujours

remonte lumière et verbes

te tenaille voluptueusement

les vertèbres.

*

3

Chant des grillons au vallon

.

Voici qu’il s’élève,

le fond du vallon,

toute son herbe drue pousse. Et croît.

Et elle monte, la marée des sons aigus des grillons.

Et le vallon, les buis, les pierres

se lèvent se lavent dans les sons clairs de mille grillons.

.

Voici que toute la montagne hausse son corps,

enfle ses poumons chante

se lave des déchets des pleutres qui tuent,

chaque grillon syllabe claire du chant qui sauve.

*

4

Chant du vent glacé

.

Voici qu’il s’est échappé

d’entre les séracs du Pelvoux

et encore plus à vif a scié d’autres glaciers

et a scié la chair musculeuse des chevaux

et des hommes tristes qui ne labourent

que la cendre.

.

Voici qu’il est glacé, ce vent rabotant,

ce vent qui trace, qui tourne les pages et les déchire,

qui coupe les comptes et cherche toujours

une autre raison de n’être pas apaisable.

*

5

Chant du premier martinet de l’été

.

Voici que stridant,

balançant la montagne

de son sommeil caverneux

à son dôme solaire

à son sommeil, à son dôme

arrive de très loin le premier martinet,

tirant dans son bec noir

le fil d’or de l’été

sur lequel va danser la montagne.

.

Voici les tracées de la montagne

qu’elle confie au martinet de dire,

de crier, de tendre, de courber dans le ciel,

dans la pensée, dans la parole.

*

6

Chant du torrent

.

Voici que l’eau

et sa sœur et sa fille et sa mère

tressent nouent dénouent le torrent

qui promet outre roche outre nuit

la mer, le miroir oblique aux mille faces

où se baigne et se lave le soleil de la pensée.

.

Voici que tombent des surplombs

les cris de guerre, tombent les carnassiers,

les bourreaux ;

voici que le torrent bondit serein

par les tracées que le martinet lui offre.

Car le martinet est l’oreille

des hommes et des femmes assoiffés de paix ;

voici que le torrent tresse les mille voix

claires et fidèles de la montagne.

*

Yves Bergeret

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***

*

Discrétion de la montagne, ou pas

Poème écrit et calligraphié à Briançon les 20 & 21 avril 2022 à l’encre de Chine et gouache sur quatre diptyques 224 g de Clairefontaine, au format déplié de 24 cm de haut par 32 de large.

Le poète Francesco Marotta en propose une version italienne, aussi sensible que ferme ; la voici : https://rebstein.wordpress.com/2022/04/22/discrezione-della-montagna-forse-no/

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1

Elle est venue s’asseoir sur tes genoux,

la montagne presque muette.

Agée ? non. Juste un peu ridée.

Long a été son chemin.

Elle apprend l’humilité en te parlant bas.

Elle t’écrase un peu.

Hanches et genoux te font mal

mais les guerres effroyables à l’est et au sud

ont appris à elle et à toi qu’il existe des souffrances

beaucoup plus lourdes que les siennes.

*

2

Qui s’assied sur l’autre ?

Elle ou toi ?

Tu ne peux t’asseoir au sommet,

à peine le visites-tu au vol ;

tu t’assieds sur le rocher du torrent

si bien que le rocher c’est toi

et que tu es la rotule de la montagne.

Ou bien son crâne vague.

*

3

La montagne et toi ne savez pas bien

qui vous êtes.

Echo l’un de l’autre.

L’un, nid de l’autre

avant les envols somptueux dans

la famine ou la gloire.

*

4

Elle est venue s’asseoir sur tes genoux.

Elle finit par t’irriter. Tu te lèves,

une partie d’elle dégringole

jusqu’à l’estuaire ;

mais l’autre gratte dans ta gorge,

t’acère cordes vocales et verbes,

vous voici volcan et le ciel est rouge.

*

Yves Bergeret

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LA MER PARLE, poème sur 60 pièces de céramique, avec Andrea Branciforti, 2006

C’est, onze ans avant Carène, mon premier hommage aux migrants arrivant dramatiquement en Sicile. J’avais été invité à Caltagirone, au centre de cette île, par un collectif de 4 céramistes en avril 2006, une belle exposition, assez significative, avec des aphorismes de moi, éparpillés sur des pièces qu’ils créaient.

Avec l’un d’entre eux, Andrea Branciforti, en octobre de la même l’année j’ai créé une grande installation ; elle a ensuite été exposée à Caltagirone, à Catane, à Palerme, à Venise et ailleurs.

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[Ensuite et jusqu’à 2013, j’ai créé cinq autres installations poétiques de grandes dimensions en Sicile, avec le sculpteur Carlo Sapuppo : on lit les poèmes de ces six installations en français et, grâce au poète Francesco Marotta, en italien dans cet ensemble : yves-bergeret-la-parola-che-guarda-2006-2013.pdf (wordpress.com) 

Dans les années qui ont suivi et jusqu’en 2019 mon travail de poète en Sicile s’est développé, bilingue, sur le plan théâtral et musical en musique contemporaine, outre l’édition de livres bilingues eux aussi.]

Yves Bergeret

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EPSON DSC picture

Poèmes écrits ou incisés à la main

sur les pièces de l’ “ installation ” LA MER PARLE

avec Andrea Branciforti, céramiste

à Caltagirone, en Sicile

les 26, 27 et 28 octobre 2006

EPSON DSC picture

Tous les poèmes inscrits sur les pièces de céramique sont les paroles de la mer

L’installation est constituée par la double pièce centrale (les “ vagues ” et le “ sable ” ; et les 15 pièces complémentaires) dont voici la version italienne, due au poète Francesco Marotta : Il mare parla | La dimora del tempo sospeso (wordpress.com)

LA MER PARLE

A gauche cinq “ vagues ” constituées par des bandes de céramique droites, parallèles, ondoyantes (en hauteur) et fragmentées ; chaque bande mesure vingt centimètres de large sur un mètre de long. Les cinq vagues portent, en lettres profondément incisées par le poète dans l’argile fraîche, avant cuisson, cinq questions.

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A droite le “ sable ” du rivage, constitué également par cinq bandes de même dimension que celles des vagues, mais beaucoup moins ondoyantes en hauteur. Les cinq bandes de sable portent, en lettres calligraphiées à l’encre de Chine sur papier et reportées par un procédé spécial d’Andrea Branciforti, les cinq réponses aux cinq questions apportées par les vagues déferlantes.

Qui danse sur ma langue ?/ la nuit tombée du ciel

Qui arrive par mon sang ?/ générations et jeux, légendes et enfances

Qui abreuve et ravive ? / l’étranger, l’étranger

Qui va et vient dans ma vie ? / le sel et l’amour

Qui roule par mon flux ? / la parole et le rire du lointain

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15 pièces complémentaires

Sur 4 formes de barques carrées, ou berceaux (en italien “ culla ”) :

J’épouse les rives

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Je baigne le soleil

*

Les ancêtres parlent dans l’abîme

*

J’aime et détruis

*

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Sur 1 forme de barque carrée mais sans bord relevé sur son côté droit [par rapport au sens de lecture du texte] – ( en italien “ culla ”) :

Je tends l’oreille aux migrants

*

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Sur trois plaques rectangulaires :

J’écoute les sillages

*

J’ouvre l’horizon

*

Ton ombre est mon sel

*

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Sur trois plaques faisant une suite spécifique

Sur mon épaule se repose l’oiseau inconnu

*

L’enfant sur mes épaules voit ses enfants

*

J’ouvre l’horizon

*

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Sur deux pièces en formes de coquillage en train de se dérouler ou de s’enrouler :

J’apprends et j’érode

*

J’enivre et délivre

*

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Sur deux pièces en forme de poisson :

Au voyageur j’offre une ombre en retour

*

A l’orphelin j’offre une âme en retour

*