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La Poésie, quelle poésie ? Venise ? (avril 2018, YB)

L’enchaînement des projets que je formule et des invitations que je reçois me conduit depuis plusieurs années en Vénétie. Cet enchaînement est logique. Afin d’éviter quelque contresens comique voire archaïque, peut-être est-il utile de rappeler ici les étapes de vie et de création du poète que je suis.

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Au début, alpiniste et lecteur permanent de René Char, je faisais toute sorte d’ascensions dans les Alpes, j’écrivais, je publiais des recueils de poèmes ; tous dans le souffle épique des paysages ouverts.

 

Six mois après la mort de Char en février 1988 je partais travailler à Prague, particulièrement dans le domaine de la musique et de la poésie contemporaines. Poètes et éditeurs dissidents, dans la langue tchèque, étaient remarquables, les courageux traducteurs de poésie aussi ; au moment même de la « Révolution de velours », fin 1989, mes poèmes disant dans cette révolution (avant qu’elle ne s’égare dans les turpitudes de l’ultralibéralisme) sa volonté de liberté, de résistance et de dialogue, le disant par les métaphores de la montagne, étaient immédiatement traduits et publiés dans la presse tchèque.

 

Puis de 1990 à 2000 je travaillais et écrivais surtout dans les Antilles où la langue, grâce au créole et au métissage très fécond des archipels, renouvelle profondément la poésie. Je rencontrai Césaire, je découvris l’œuvre fondamentale de Monchoachi. Je commençais à faire des installations de poèmes en espace, dont la majeure a été Fer, feu, parole, en avril 1999 en Martinique : c’était un ensemble de treize installations simultanées du littoral même jusqu’au sommet du volcan Montagne Pelée, avec un plasticien martiniquais et toute une équipe enthousiaste. Simultanément je me rendais à mes premières invitations en Sicile, autre île de métissage dur et douloureux, ainsi qu’à Chypre, encore une île déchirée par les conflits.

 

A partir de 1999 je commençais un long travail en Afrique noire. On m’avait d’abord demandé de faire des ateliers d’écriture au Sénégal puis au Mali. Très tôt je suis parti volontairement dans les rares zones montagneuses sans écriture, mais (ou plutôt : donc) extrêmement riches ethnologiquement, du nord du Sahel, au Mali en particulier. En brousse. Pendant dix ans j’y ai appris, et non pas livresquement, mais par l’initiation orale stricte, avisée et prudente, les pensées animiste et symbolique, dans les langues mêmes et les gestes quotidiens où elles sont vécues.

Un livre de Char m’accompagnait toujours. J’admirais Elytis, le fondateur solaire, Segalen l’opiniâtre. Mais aussi j’apprenais à vivre et comprendre la poésie d’une toute autre manière. Dans un monde sans écriture, extrêmement pauvre sur le plan technologique et matériel, j’apprenais et comprenais que la seule constance, la seule pierre fondatrice du monde, c’est-à-dire des relations humaines qui constituent les communautés, est la parole, la parole dense et claire, socle de tout lien humain.

 

En même temps je lisais assidûment les premiers livres de René Girard, les textes de Marcel Detienne (en particulier son admirable Les Maîtres de vérité), de Michel Cartry et de Gilbert Rouget. Je fréquentais constamment Les Techniciens du sacré de Rothenberg et la collection de CD d’ethnomusicologie Ocora-Radio-France. Attentif aux sens de chaque mot, je relisais Hésiode et Virgile chez nous, Gilgamesh, le Ramayana, et tant d’autres ailleurs. Alors les prestiges langoureux du lyrisme individualiste européen, un peu avant, pendant et après le romantisme, me sont devenus des ingénuités locales temporaires, caprices d’assez faible densité car n’apportant que de très frêles cailloux à la maison commune, que des brindilles de bois sec au chantier de la carène. Alors les évanescences de délicatesse stylistique m’ont semblé stériles ; les frissons mystiques dans la pénombre d’un signifiant écorné me sont parus des raffinements exégétiques et altiers dans un cadre spatio-temporel étroit : un bout d’Europe de l’ouest pendant un siècle et demi.

 

Pour les trois quarts de l’humanité actuelle la poésie conserve activement sa fonction fondatrice dans et de l’oralité et en conséquence son prestige. Elle est éthique, elle pose les pierres d’un socle, elle est le pavement vivant de l’agora, de l’orchestra, du forum, du giérin, où la communauté interroge la turbulence incessante du monde entièrement animiste, où parfois la communauté, hors toute transcendance réductrice, cherche, par l’intermédiaire de l’initié d’incantation, de geste et de rite, le sens du présent et du futur. La poésie est éthique, elle est responsable d’elle-même et de la communauté ; le poète est seulement l’artisan formuleur et transmetteur de cette éthique. Il ne s’efface pas, il ne s’isole pas, il ne se plaint pas. Il porte plus claire la parole qui fonde le lien et fonde donc l’espace.

 

La poésie fondatrice se retrouve partout. Partout villes et bourgs, routes et champs, ponts et rives, cols et crêtes sont créés parce que nommés dans une densité spécifique de parole. Parfois la nomination fondatrice peut également être mythique, comme par exemple le balbutiement de la Sibylle de Cumes fonde Naples d’une part et l’empire romain d’autre part.

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Au début de ce propos j’évoque le travail que je commence en Vénétie. Venise est un paradoxe quasiment hors parole. Aucun grand mythe ne la fonde. Elle n’a de socle que la boue fuyante dans le labyrinthe marécageux de la lagune. Aucun grand rite de parole stable ne la refonde, aucune liturgie profane centrale. Même plus, elle est la permanente mise en crise de la parole comme valeur référente car elle est l’entrepôt rusé des marchands qui négocient dans une tension rivale et compétitive entre acheteur et vendeur ; plus la négociation est dynamique, fluide et changeante plus prospèrent les dynasties commerçantes de doges et d’armateurs. Certes ce fangeux paradoxe au rebours de la parole est dynamique. Or à côté des thésaurisations de l’image peinte ou sculptée devenue elle aussi valeur marchande et rabaissée en somptueux décor de la joute commerciale, à côté du continuel pèlerinage de foules de touristes exténués en quête, justement, de sens et de parole, se produit et reproduit sans cesse le flux métissant des migrants innombrables dans les faubourgs non touristiques ou industriels de Venise, comme Mestre et Marghera.

 

Au débouché de tout l’arc alpin et de la culturellement et industriellement très riche vallée du Pô, la lagune de Venise est une Sicile renversée ou un idéal archipel antillais : les esclaves de l’ancien commerce triangulaire vers les Antilles, les migrants actuels réfugiés de guerres ou de famines économiques débarquant héroïquement en Sicile apportent tous avec eux des éléments anthropologiques considérables : car dans leurs mondes le socle-parole de la poésie est fondamental, le lien communautaire de parole fidèle et stable est fondamental. Les propriétaires, jusqu’en 1848, d’esclaves antillais n’ont jamais réussi à étouffer cette puissante dynamique de parole antillaise, en particulier dans la créativité créole. Mon livre Carène présente cet affrontement intense entre les asphyxiantes féodalités siciliennes et les créativités migrantes d’Afrique et d’Asie. Le statut ambigu de la parole à Venise et l’apport tenace des migrants depuis des siècles font de cette réalité de marécage une intense interrogation poétique.

Yves Bergeret

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En complément de ces réflexions, je souhaite attirer l’attention du lecteur sur cet autre article, récent, Bégayer, qui permet de réfléchir au fondement et à la fonction de la poésie : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2018/03/23/begayer/

Je renvoie également à l’entretien de juillet 2015 avec le poète -et mon traducteur- chinois Zhang Bo : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2015/07/25/origine-de-la-poesie/

Je rappelle enfin cet article, sur l’anthropologie de l’image : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2017/04/16/limage-au-mur-agit/

 

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Torrent 激流

poème en dix brèves strophes écrit par Yves Bergeret le lundi 27 mars 2017 sur la rive du Bez à Chatillon en Diois, calligraphié avec collages, lavis et acrylique en deux exemplaires à Die jusqu’au 3 avril 2017 sur livret allemand de 16 cm de haut par 20 ;

ici traduit en chinois par Zhang Bo, poète de Nankin.

1

Le torrent court lâcher à la mer

la pesanteur,

lâcher son talent à désastres par tonnes.

激流奔涌着朝向大海

松开世界的重量,

朝向成吨的灾难松开它的禀赋。

2

Le torrent ronge l’humus grenu de ses rives.

Les racines dénudées ballottent

dans le vide pour rien :

le torrent n’est pas la sève ordinaire.

激流侵蚀它两岸颗粒状的土壤。

裸露的树根在虚空中

无目的地摇晃:

激流绝非庸常的树液。

 

3

Le torrent tonitrue.

Des galets du fond roulent gris,

clament brassent.

Bourdon de quoi ?

激流在雷鸣。

河底的灰卵石滚动,

叫喊,翻搅。

这是何物的低鸣?

4

Le torrent est mon témoin immature

sans tendresse.

激流是我尚未成熟的见证者

毫不温柔。

5

Sur un bloc de sa rive chaude

je grimpe comme je peux

pour prendre à deux mains le bas de son lit

et le relever tout en haut.

Bien sûr l’eau dégringole à rebours.

在它滚烫河岸的一块岩石上

我尽我所能地攀爬

去用双手抓住它河床的下摆

并将其抬向高处。

必然流水向源头冲下。

 

6

L’eau qui file à rebours

est la retraite du grand sarcasme,

l’avalanche sans deuil.

流水向着源头疾行

使它远离巨大的讥讽,

未引发丧事的山崩。

7

Le ciel dépêche des trains de nuages très gris

pour colmater

pour épuiser le sarcasme

pour traquer l’hémorragie.

天空急调极灰的层云

去封堵

去耗尽讥讽

去围捕出血之处。

 

8

Les nuages froncent, vont rire.

Les nuages acclament

que j’aie renversé le lit.

云层皱起,它即将发笑。

云层喝彩

当我曾欲翻转河床。

 

9

Les nuages remettront la montagne

dans le trou de la source.

云层将把山峦送回

源泉的洞穴中。

 

10

La montagne sera

lisse ou plate

et bleue.

山峦将

光滑或平坦

但却蔚蓝。

04 Confluent Bez & Drôme, 29 mars 2017

 

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Roc, à Roscoff 岩石

Poème en trois triptyques, créé en trois exemplaires par Yves Bergeret du 18 au 21 février 2017 à Roscoff sur papier doublé chinois à calligraphie 200g, format 21 cm x 47, avec gestes d’acrylique, lavis & collages.  [On voit ici au début la photo d’un premier triptyque de format 31,7 cm x 62, créé de la même manière.]

Ce poème se lit en italien dans une traduction du poète Francesco Marotta grâce à ce lien : https://rebstein.wordpress.com/2017/03/10/roc-roccia/

Il se lit ici en chinois, traduit par Zhang Bo, poète, de Nankin.

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1

Au moment de toucher terre

je fus changé en pierre.

Les toutes dernières vagues

m’ont ici fiché dans le sable.

在我触碰大地的那一瞬间

我变成了岩石。

最后的一道道波浪

将我在此钉入了流沙。

*

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2

Une clairvoyante colère m’a installé

dans les trois minéraux du granit.

L’humeur de la mer et des vents

selon les jours me fait rire

ou devenir ombilic divin.

一种澄明的怒火把我安置

在花岗岩的三种矿物之中

海与风的性情

随着时日不同让我欢笑

或使我成为神圣的肚脐。

*

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3

Je casse et romps.

Je ronge mon projet et resserre ma folie

sur mon cœur noir.

我打碎并折断。

我噬咬我的计划并夹紧我的疯狂

在我黑色的心头。

*

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4

Cœur noir

je suis porté au-delà de moi-même

à résister à toutes, à tous

et à la papillote du moi.

黑色的心

我倾向比我自己更远的地方

去抵抗一切事,一切人

抵抗包裹自我的一层锡纸。

*

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5

Au ressac du soir

mon ombre étirée garde

des récits roulés dans des algues.

Eberlué je les consulte et jamais ne dors.

在黄昏的激浪中

我伸长的影子守候着

海藻间翻滚的叙述。

我无比惊奇地把它们查阅,从未睡去。

*

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6

A marée montante

je côtoie voluptueusement la nostalgie

me désirant malgré tout

des fémurs légers et un bassin de bois.

当海潮涌起

我充满快意地触及怀念

无论如何令我欲求

轻盈的腿胫与木质髋骨。

*

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7

Fuyant pillages et incendies

j’avais vogué et vogué,

mon rafiot de planches fut mon corps droit ;

 

j’eus aussi un corps gauche,

celui où je rangeais mon ombre

lorsque j’étais amoureux.

逃离劫掠与烽火

我不断地航行、航行,

我木板拼接的残舟是我右侧的身体;

 

我也同样有我左侧的身体,

我用它安放我的身影

当我满含柔情。

*

04-rimg1744

8

Nageant dans la douzième tempête

je devins semence d’un dieu ;

la nuit juste avant de toucher terre

les courants m’ont réuni en un seul homme.

在第十二场风暴中划水

我成为了某个神明的种子;

在黑夜恰好触碰大地之前

海涛把我拼合成一个独一无二的人。

*

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9

Sur cette crique je suis en deux,

je suis seul à l’éprouver

car j’aime prendre en main les deux pôles.

在这个河湾上我一分为二,

唯有我能把这体验

因为我喜欢在手中抓住两极。

*

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10

Je suis divin, racine du mimosa fleuri

et graine du genêt derrière la dune,

tous deux surgis de l’eau salée :

d’ailleurs ma forme est durablement scindable.

我是神圣的,绽放的金合欢之根

以及沙丘背后金雀花的种子,

二者都从富含盐分的水流中涌现:

此外我的外形可以持久地分

*

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11

Je suis en deux et vins ici me poser

comme deux cubes célestes

en un seul rebond.

我一分为二而我来到了这里把自己扮作

两块天上的地方体

一次唯一的跳跃。

*

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Bâtis l’instable / Poésie & Histoire, 2ème entretien avec Zhang Bo

Zhang Bo est un poète lettré de Nankin et traducteur (Camus, Char, Bergeret) ; un premier entretien entre les deux poètes a eu lieu l’été 2015 et a été publié sur ce blog (lien : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2015/07/25/origine-de-la-poesie/  ) sous le titre Fonction de la poésie.

Cet entretien est un moment de synthèse dans l’activité variée (créations, analyses, recherche) de ce blog. Activité dont témoignent les photos présentées ici, en relation étroite avec les étapes de l’entretien & avec les activités du blog.

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On peut lire la version italienne de cet entretien, traduite par le poète Francesco Marotta, à cette adresse :    https://rebstein.files.wordpress.com/2016/10/yves-bergeret-poc3a9sie-et-histoire.pdf

 

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1 D’où vient la notion de « langue-espace »

2 Langue-espace ou langue-temps ?

3 Beauté et « troisième état de la langue »

4 La poésie face à l’Histoire

5 Poésie, culte de la Beauté et/ou Résistance

6 Pour les lecteurs chinois

 

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[Jugement de Caïphe, détail, fresque du 16ème siècle, cloître Santo Pietro, Piazza Armerina, Sicile]

1 D’où vient la notion de « langue-espace »

Zhang Bo : tu as mentionné en conclusion de notre premier entretien que tu écoutes “ la résonance dramatique de l’humanité qui dort là, à la belle étoile, sur la lave tiède, et de celle qui, vigilante et résistante, agit dans ses labeurs parmi les piémonts, et de celle qui arrive affamée en barques. ” Dans cette belle expression je peux bien sentir un esprit éthique en trois dimensions : dans l’humanité qui dort, il y a une harmonie entre le monde et l’homme, une liaison entre la terre et moi ; pour les labeurs, ils exhalent l’haleine de l’indépendance et de l’insoumission ; et pour cette humanité « qui arrive affamée en barques », quand tu mentionnes leurs existences, tu ne parles pas seulement des migrants qui franchissent la frontière géographique et culturelle, mais aussi d’une grande crise actuelle européenne, celle de l’immigration et de l’identité culturelle, et tu fais ici ton propre engagement. Je sais que depuis des années tu vas très souvent en Sicile, tu prends des risques face à la Mafia en parlant avec des Africains qui ont marché à travers des montagnes et des océans, tu écoutes les poésies orales de leurs pays natals, leurs propres expériences pénibles et désillusionnées, tu crées avec eux des œuvres ensemble et finalement ils peuvent rétablir une certaine balance spirituelle et avoir des consolations. La vie pour eux n’est plus que des ateliers de misère ; mais, il y a des gens comme toi qui les écoutent et leurs parlent, afin surtout de créer véritablement quelque chose. C’est significatif. Cette année en printemps, tu as collaboré avec Jean-François Vrod, violoniste célèbre, au Baptistère de Poitiers en montrant ta nouvelle installation “ Cheval Proue ”, et tu parles à nouveau des migrants affamés en barques, je peux bien entendre ton souci pour eux et en même temps ta bénédiction. Je sais qu’en 732 une armée de chevaliers francs conduits par Charles Martel a combattu des guerriers sarrasins, on dit “ la Bataille de Poitiers ”. Pour certains auteurs dorénavant, cette bataille sert de symbole pour la lutte de l’Europe chrétienne face aux musulmans et Poitiers devient un signe assez fort pour le nationalisme. Mais tu choisis ce lieu, et surtout le Baptistère, en sens inverse. Tu veux donner ta vision et ta sollicitude cosmopolite. Dans toutes ces œuvres et ces actions, je peux percevoir une force éthique qui conjugue hautement l’esthétique, comme René Char dans son Fureur et mystère. Si l’on dit que tu vas au Mali c’est pour t’intégrer dans un monde de “ l’autre ”, ce que tu fais et ce que tu penses pour les migrants c’est pour les aider à s’intégrer dans ton monde, l’Europe. Pourquoi tu as surgi ces idées, quelles expériences quand tu faisais tout cela ?

 

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[Installation Cheval Proue au Baptistère Saint Jean, Poitiers, 20 mars 2016]

YB : Lorsque, l’âge venant, j’ai commencé à renoncer à l’alpinisme de haut niveau j’ai choisi d’aller sur les montagnes des déserts minéraux, en Afghanistan puis dans le sud du Sahara algérien. Puis au Maroc. J’ai alors très vite compris que je n’escaladais pas une masse minérale mais que, jeune poète européen en mouvement et en action, grand lecteur de René Char, je glissais mes pas dans ceux des héros mythiques de ces lieux, si désertiques fussent-ils ; le rythme de ma marche n’était bien sûr pas le même que le leur. Et j’entendais très bien le rythme des autres pas, visibles, ceux des bergers et des cultivateurs de rencontre, et finalement aussi ceux des êtres invisibles que chacun, ici dans cette oasis, là dans cette très maigre pâture d’altitude, connaissait et respectait scrupuleusement. Et sans doute exercions-nous quelque maigre influence les uns sur les autres.

 

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[Dalle sommitale de l’Estrop, 3000 m, en Haute-Ubaye ]

En 1990, lecteur, admiratif aussi, du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, je me suis rendu sur son île, la Martinique, dans les Antilles. J’escaladai aussitôt le volcan dangereux au pied duquel Césaire est né, la Montagne Pelée. Or les “ pas des êtres invisibles ” ne se laissent pratiquement plus entendre dans les Antilles. Ils auraient dû être ceux des peuples pré-colombiens qui ont constitué la langue-espace de l’archipel. Mais ces peuples quasiment tous été exterminés par les colonisations européennes. Les colons ont alors importé d’Afrique une main d’œuvre esclave, de multiples origines mais toutes volontairement et entièrement déracinées de leur langue-espace native. Ecouter une langue-espace deux fois éradiquée ? effectuer l’utopique “ retour au pays natal ” ? Totalement impossible.

 

C’est alors que je me rendis compte que si une langue-espace immémoriale, en quelque sorte garante de «  l’ordre du monde » de cet archipel, n’existait plus, il existait pourtant une autre langue-espace en turbulence et en constante créativité, farouche, rebelle, provocante, hirsute. Tout spécialement dans la bande littorale des îles. Les lois de jadis réservaient une bande de “ 50 pas du roi ”, selon une vieille mesure allemande. Cet étroit espace était zone militaire, totalement interdite aux civils et, bien sûr, aux esclaves. Les puissances coloniales se disputaient les îles. Les maîtres craignaient en outre que les esclaves ne s’enfuient vers d’autres îles. A la Révolution française le nom changea et on se mit à interdire l’accès des “ 50 pas géométriques ”.

 

Mais justement, pour l’énorme majorité de la population qui est d’origine africaine, ce littoral tabou s’est transformé en l’objet de tous les désirs. Il est, en quelque sorte, le tremplin imaginaire vers “ l’autre bord ”, c’est-à-dire une Afrique perdue devenue totalement imaginaire. D’autant plus que les législations contemporaines rendent le littoral inconstructible. Or cet étroit rivage est un lieu dont la créativité populaire m’a vivement frappé. On s’y approprie des parcelles de terrain abrupt que l’on squatte et équipe de bouts bricolés de matériel de récupération, fabriquant d’incroyables habitations précaires qui sont des sculptures géantes d’art brut et d’ « arte povera » dans lequel les alizés jouent sans cesse, comme d’instruments mythiques de musique. On y pratique une économie informelle : la nuit et avant que le soleil ne se lève trop haut le mari pêche sur un « canot », comme le dit le français des Antilles, qu’il a fabriqué de ses mains et baptisé non pas d’un nom mais d’une brève phrase propitiatoire peinte sur le flanc de l’embarcation parfois même en créole ; pendant que le mari dort pour se reposer de son travail de nuit, la femme vend sur le bord du trottoir devant le squat le poisson sur une petite table de bois peint en découpant avec un rustique « coutelas » ce que le client veut. Puis peu après son réveil le mari rejoint sous un auvent bâti en planches récupérées sur les canots naufragés les autres pêcheurs ; et combien de fois ai-je assisté à ses parties homériques de jeux de dominos où tapant théâtralement sur la table les dominos on rejoue parodiquement mais pathétiquement son destin d’enfant de déportés en faisant fuser de splendides aphorismes en créole. Et justement ce littoral est-il un lieu de très intense inventivité de la langue créole, mi écrite mi orale.

 

J’ai longuement observé ces pratiques d’une intense créativité, j’en ai composé maints cycles et maints livres de poèmes ; et assez rapidement j’ai travaillé en dialogue avec des plasticiens de ces îles pour des expositions, des publications, des installations. Les institutions culturelles n’avaient pas pris conscience de cette fourmillante créativité. J’espère qu’elles envisagent de se réveiller.

 

Poète aux Antilles je ne cherchais pas à entrer dans un monde constitué, stable, académisé, à y entrer en raison de je ne sais quelle mélancolie européenne, en raison de je ne sais quel besoin d’exotisme lustral et rafraîchissant. Ce monde antillais n’avait aucune forme ni aucun contenu académique. Il était en constante turbulence et en constante reformulation. J’étais moi-même un poète en espace, poète dont la parole est en acte ; j’inventais, je modifiais, je créais. Je n’étais en aucune manière un poète rendant quelque hommage à un art classique dont il aurait fallu qu’on le recopie, le perpétue, le répète. Les Antilles, en effervescence créative permanente, sont sans doute un des lieux les plus modernes du monde. Poète lecteur d’espace, j’y rejoignais l’effervescence de ceux que je voyais si bien à l’œuvre sur le littoral.

 

Dès lors plus qu’aux artistes académiques qui perpétuent des formes et des contenus classiques je me suis toujours intéressé davantage à ceux que dans un contexte sans écriture j’appelle les « poseurs de signes » : ces personnes qui, sans aucune prétention à un individualisme en radicale rupture, ont l’audace de poser sur un support, un mur, un papier, une paroi de grotte, un trait généralement, une forme parfois qui fixe dans une visibilité pérenne quelque chose qui a été pressenti. Les « poseurs de signes » sont des créateurs audacieux à la fois respectueux d’une pensée orale de la communauté et du monde et à la fois courageusement aventuré dans la construction d’une autre relation au monde, où la main qui pose le signe éprouve sa propre force puis sa propre autonomie et écarte les divinités variées qui peuplent et agitent le monde en les poussant vers la temporalité d’une théâtralité distanciée.

 

Rimbaud ou Char se reconnaîtraient dans cette attention délibérément portée aux « poseurs de signes ». Je ne suis pas un poète européen en manque, en dépression ou en crise. Ces expressions supposent qu’une plénitude classique constitue le socle de la pensée européenne. Mais cette plénitude classique n’appartient qu’à des époques assez brèves dans notre histoire : le siècle de Périclès à Athènes au – 5ème siècle, le siècle d’Auguste au premier siècle à Rome, le siècle de Louis XIV en France dont la dimension artistique et culturelle a forgé le classicisme de la fin du dix-septième siècle. Chacune de ces périodes s’est conçue éternelle. Et d’ailleurs le classicisme français a voulu délibérément amplifier l’effet des siècles classiques grec et romain.

 

La poésie française et la poésie européenne ne s’épuisent pas ni ne s’essoufflent en s’éloignant d’un modèle classique. Elles évoluent et se renouvellent sans cesse, au prix d’éventuelles ruptures, tel le premier romantisme, tel le surréalisme. La relation au monde la plus profonde se fait par la parole poétique, proche du sacré, liturgique et théâtralisée ; mais ce monde lui-même change. Le foisonnement extraordinaire de la poésie européenne autour de 1910 est aussi celui de tous les arts européens : parce qu’alors le monde avec lequel se mettre en relation change profondément aux yeux d’un Européen actif. Les trains transcontinentaux, les grands paquebots, les premiers avions, la téléphonie métamorphosent la perception des distances et l’approche des peuples lointains. Les avant-gardes reformulent la relation de la personne au monde, complètement. Mais ces avant-gardes agissent presque de la même manière que les « poseurs de signes ». Presque. Car les formes artistiques qui les précèdent se sont parfois rigidifiées dans des sortes de petits classicismes peu tolérants envers les jeunes « poseurs de signes » futuristes ou expressionnistes ou cubistes ou vorticistes.

 

Nous ne vivons sans doute pas une période de fortes avant-gardes artistiques et littéraires. Mais est considérable la turbulence actuelle du monde, dont les puissantes et dramatiques migrations sont une des manifestations les plus visibles. Malgré les destructions, les blocages ici ou là, les violences parfois insupportables, je suis persuadé que de nouvelles formes artistiques et anthropologiques sont en pleine élaboration. Et voici précisément la question des jeunes migrants du Sahel qui arrivent en Sicile.

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[Restaurant de bord de piste dans le nord du Mali, février 2009]

La grande difficulté à trouver un emploi dans leurs propres pays ou les désastres de la guerre poussent ces jeunes migrants vers l’Europe. Ils s’illusionnent car la crise économique sévit en Europe aussi. Mais ils ne viennent pas les mains vides, car ils portent avec eux des éléments culturels et anthropologiques, constitutifs de leur culture et donc de leurs propres personnes, particulièrement riches et originaux et, le plus souvent, dynamiques. De plus leurs tempéraments ont des dimensions héroïques et entêtées car ils ont appris en migrant à traverser des difficultés physiques considérables ; Ulysse en son grand voyage est bien leur ancêtre acharné.

 

Lorsque je rencontre en Sicile des migrants du Sahel arrivés dramatiquement sur des barques pourries j’écoute leur grandeur, leur volonté, le fond de pensée animiste qui ne s’est jamais éteint en eux. Ils se sont figurés une Europe mercantile et suréquipée d’objets technologiques ; et c’est vrai que trop d’Européens tendent à remplacer leur pensée par l’avidité de ces objets. Il ne s’agit pas pour moi d’aider des migrants, si riches anthropologiquement et culturellement, à s’intégrer dans un monde dévoyé dans les seuls objets ; ni de les aider à vendre leur âme à ces objets inertes. Il s’agit au contraire de comprendre leur grandeur et de trouver comment cette grandeur aide les braises de la pensée européenne à s’aviver d’un feu plus varié et encore plus dynamique.

 

De même que les descendants d’esclaves antillais inventent sans cesse un monde contemporain syncrétique, ces migrants du Sahel que je rejoins et moi contribuons à créer un monde tiers, entre leur monde originel et le monde européen ; et ce monde tiers est un de nos avenirs fertiles possibles.

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[Dessin de Soumaïla Goco Tamboura, juillet 2006 : « les vivants et les ancêtres » de Lamasaga, village Toro Nomu au dessus de chez lui, abandonné depuis des siècles]

 

2 Langue-espace ou langue-temps ?

Zhang Bo : depuis le début de nos dialogues, tu dis sans cesse comment tu as senti les paroles variées qui coulent dans des espaces différents pendant ta longue carrière de poète, et tu résumes cette expérience par une expression laconique : « Langue – Espace ». Cela me fait penser à une expression chinoise « Temps – Espace »“时空”. Le temps signifie une durée et une accumulation verticale historique, et l’espace manifeste un déroulement et un allongement transversal géométrique. Malgré le fait qu’on puisse dire que l’espace se forme avec et par l’accumulation du temps, comme le démontre Heidegger dans son Être et Temps, je peux bien comprendre que quand tu pratiques ta « langue – espace », tu obtiens dans l’espace un contenu actuel et présent à travers une pensée symbolique. Ta parole poétique est une cristallisation d’une commune présence entre toi et l’espace quand vous deux vous rencontrez brutalement dans un instant immédiat et initial. Et quand tu pressens la parole mythique ou épique immémoriale dans des espaces animistes antillais ou africains, cette parole est essentiellement atemporelle. Mais quand j’étudie la poésie européenne (surtout française, allemande et russe), je vois bien une relation étroite entre la langue et le temps. Par exemple, en 1958, Paul Celan a dit :

« Accessible, proche et non perdu demeura au milieu de toutes les pertes seulement ceci : la langue. Elle, la langue, demeura non perdue, oui, malgré tout. Mais elle devait à présent traverser ses propres absences de réponse, traverser un terrible mutisme, traverser les mille ténèbres de paroles porteuses de mort. Elle les traversa et ne céda aucun mot à ce qui arriva ; mais cela même qui arrivait, elle le traversa. Le traversa et put revenir au jour, « enrichie » de tout cela. »[1]

Cette langue de Paul Celan, une langue traumatique qui porte le fardeau de l’Histoire, autrement dit une langue du temps, enrichie à travers les ténèbres et les moments insupportables. Pour Paul Celan, cette temporalité de la langue s’est enracinée dans sa propre mémoire catastrophique du génocide ; pour les contemporains, moi par exemple, elle vient d’une tension invisible accumulée par un oubli intentionnel d’un passé sinistre, ou de la dévaluation générale de la parole avec le développement progressif d’une société de consommation. À mon avis cette lutte de la langue dans le temps est un des sujets les plus pressants, une des questions les plus graves que le 21e siècle pose aux poètes contemporains. Bien que tu soulignes que tu n’es « pas un poète européen en manque, en dépression ou en crise », aujourd’hui on vit et on confronte d’une certaine manière un manque, une dépression ou une crise, en Europe et en Chine. Cette situation est la conséquence du temps et diffère beaucoup de celle de Apollinaire (1910) et de celle de Baudelaire (1850). Ainsi je voudrais bien te poser une question : toi qui parles de « langue – espace », que penses-tu de « langue – temps » ?

[1] Paul Celan, Le Méridien & autres proses, édition bilingue, traduit de l’allemand et annoté par Jean Launay, Éditions du Seuil, 2002, p.56

 

YB : La poésie moderne européenne, disons depuis Baudelaire et Mallarmé, se préoccupe souvent d’une perte du sens ou d’une faiblesse spirituelle du monde (et non plus seulement de l’individu, comme le sentaient les romantiques), comme si des dieux l’avaient abandonné, laissant les hommes en proie aux ressassements d’une nostalgie mélancolique qui se rappellerait « l’Azur ». Retrouver cet Azur de manière stable serait impossible et le poète en vient à développer une esthétique de l’instant, une épiphanie de l’émerveillement. Baudelaire le présente dans le splendide sonnet A une passante, épiphanie de l’illumination métaphysique et érotique. Cette esthétique de l’épiphanie convient bien à une société dont la culture a été nourrie de tradition chrétienne ; seul le surgissement de la grâce divine illumine la tristesse du monde déchu et nous avons en France et en Europe de longues files de poètes pèlerins de la mièvrerie religieuse, claire ou masquée, qui assigne à la poésie une mission de « présence » : en fait un resurgissement du réel défaillant pour le rendre à sa plénitude dans le « miracle » du poème. Que cela est hypocrite et lassant…

 

Heureusement au début du siècle passé Tzara et les dadaïstes à Zurich puis surtout Breton et les surréalistes à Paris ont laïcisé cette esthétique de l’instant. La source de l’illumination devient alors non pas quelque intervention bienveillante d’une transcendance invisible, mais, comme écrit Breton, « un précipité de désir » ( au sens chimique du mot « précipité » ) : l’inconscient humain se fraye soudain un chemin par une faille de la censure de la conscience rationnelle, grâce à des « hasards objectifs ». La source de l’émerveillement, explique Breton, est non pas quelque tutelle invisible et transcendante mais la personne humaine elle-même, immanente, en dépit des pressions académiques et morales. La conscience du temps dans la poésie reste cependant la même :  le poème est un instant rare et illuminant faisant rupture dans la continuité d’un présent morne.

 

Je ne fais pas, quant à moi, cette analyse. Et je renvoie ici à notre premier entretien, que nous intitulions Fonction de la poésie, il y a un an. Dans toutes les civilisations le poème se comprend, et souvent se pratique encore, comme un acte complet, non-individuel, en pleine oralité, comme une liturgie profane impliquant chacun des participants. Aux mystères opaques du réel, aux incertitudes pressantes de l’espace où il vit, un groupe humain cherche réponse ; face à eux il cherche affirmation de sa propre vie. La parole chantée-dansée des initiés propose aux participants des formules verbales et des gestes corporels qui cristallisent la parole dans une densité saisissante et mémorable. Le poème n’est pas un instant d’émerveillement, mais il est une action théâtralisée de parole qui porte sens fondamental pour tous. Le poème n’est pas à part du temps ou quelque miracle hors du spleen. Il est une densification de l’acte continuel de vivre qui renforce la conscience de la personne et l’autonomie de sa pensée face aux craintes et aux pressions obscures. La parole chantée-dansée du chœur dans le théâtre antique grec est une des sources et une des pratiques les plus fécondes de la poésie.

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[« Criée » (toute en dialecte) du Marché aux poissons de Catane, Sicile, décembre 2015]

 

Si dans nos civilisations de l’écrit, en Chine et en Europe, l’écrit prime, cette fonction anthropologique de la poésie y reste tout autant en acte que dans les civilisations antillaises ou africaines.

Et c’est pourquoi le poème a toujours « besoin » de la musique, comme adjuvant de sa fonction performative ; et c’est pourquoi partout dans le monde la chanson, même si elle est à peine fredonnée, reste une pratique humaine indéracinable. Indéracinable aussi bien dans une société qui répète de manière conservatrice ses mythes fondateurs et pense se vivre dans un présent perpétuel « hors du temps », que dans une société qui pense se vivre dans une évolution temporelle linéaire avec un passé souvent mythifié et un avenir eschatologique.

La notion de « langue-espace » que mes observations créatrices dans les Antilles m’ont élaborée il y a un quart de siècle n’est pas une notion géographique. Tout espace est de la langue, dis-je. C’est-à-dire un ensemble de signes oraux, écrits, iconographiques, visuels, déposés par les générations au fil des siècles et au fur et à mesure des inquiétudes des gens et de leurs usages de cet espace. L’espace est un incessant dialogue à travers le temps. D’ailleurs dès 1977, lors d’une expédition d’alpinisme que j’avais organisée dans l’Est de l’Afghanistan, j’avais été frappé par le tramage de cet espace montagnard là par les stupa bouddhistes partout : en fait identiques aux croix, ex-voto, petites sculptures et menues chapelles des Alpes. Les variétés proliférantes et mouvantes de la toponymie, selon les espaces de civilisation, témoignent de la même énergie créatrice des hommes. L’espace n’est pas une langue qui fige le relief ; il est de la langue, au fil des siècles, qui se modifie, qui agit sur le réel, l’accompagne, le retourne, le bêche, comme le cultivateur retourne la terre de son champ.

En accord avec les géographes, urbanistes, sociologues, historiens, anthropologues, ethnomusicologues, etc. je considère l’espace comme de la langue, c’est-à-dire, un système de signes avec des syntaxes complexes et communiquant intensément. Mais les mots des phrases que nous prononçons et écrivons sont aussi de la langue. Les éléments de la langue, les mots, leur syntaxe, ne sont la propriété de personne ; chacun en fait l’usage communicable qu’il veut, chacun met la langue en vie, pour une action concrète sur l’espace, pour une action concrète avec autrui ; chacun met la langue orale ou écrite en interaction avec langue de l’espace. Un poète est un homme qui creuse et retourne, qui bêche et fertilise la langue, dans ses deux états et le poème pourrait être le troisième état de la langue, entre espace et vibration sonore (vibration éventuellement déposée dans l’encre d’une lettre ou d’un caractère), un troisième état performatif, mémorable, fédératif.

Le poète cherche une adéquation dynamique entre ce que, dans son propre mouvement, dit l’espace et ce que, libre et dialoguant, dit la communauté des hommes ; ou ce que dans les moments d’oppression cherche à dire la communauté des hommes. Il était en effet indispensable que Paul Celan travaille si profondément à refonder la langue allemande, égarée dans les horreurs racistes et meurtrières du nazisme, déchirée par ces horreurs. Et la poésie allemande peut retrouver l’exercice de son troisième état. Il était indispensable que René Char se saisisse de la langue française embourbée dans les hypocrisies criminelles de Vichy et lui insuffle de nouveau l’énergie épique et rugueuse des falaises calcaires de la Haute Provence.

*

3 Beauté et « troisième état de la langue »

Zhang Bo : dans un aphorisme René Char écrit : « Cet instant où la Beauté, après s’être longtemps fait attendre, surgit des choses communes, traverse notre champ radieux, lie tout ce qui peut être lié, allume tout ce qui doit être allumé de notre gerbe de ténèbres » (A une sérénité crispée). Cet instant de René Char où surgit la Beauté avec une force vivante intensive, penses-tu que c’est « une esthétique de l’instant, une épiphanie de l’émerveillement », ou c’est « un troisième état de la langue, performatif, mémorable, fédératif » ? Est-ce que tu peux définir plus précisément ce « troisième état de la langue »?

YB : Comme dans nombre de ses assertions en prose dense et poétique, Char commence ici par se montrer surréaliste. Ses premiers recueils avant la seconde guerre mondiale cherchent explicitement ce surgissement foudroyant de l’inconscient. Mais après la guerre et son engagement total dans la Résistance, Char devient un poète plus fraternel et souvent plus accessible. Et déjà ici les « choses communes » passent avant l’individualisme forcené, la nécessité du « lien » est affirmée, la commune lumière est recherchée.  J’aime ici Char, faisant certes l’apologie de l’ « instant »,  mais œuvrant à tisser « lien » et à « allumer » tout.

 

Mais Char, admirable poète s’il en est, n’a jamais vraiment pu tisser au long cours ce lien rêvé ici ; ses plus aboutis et ses plus beaux poèmes sont des successions de brefs fragments. Fragments splendides ; comme si la vieille mystique chrétienne avait culpabilisé le poète moderne et visionnaire et l’avait contraint à rester un Moïse bégayant.

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[Jugement de Caïphe, détail, tapisserie brodée, 16ème siècle, collégiale Saint Barnard, Romans sur Isère]

 

Le troisième état de langue est ce « lien » qui se déploie sans hâte ni crainte dans l’énonciation d’une parole éthique en acte ; l’acte peut être dans la proximité de l’épopée et de la théâtralité. Il se déploie entre le bourdonnement polymorphe et inquiet de l’espace et le murmure intime d’une personne. Il n’y a parole que si elle crée du lien d’égal à égal, de parlant à écoutant et d’écoutant à parlant ; la parole porte en elle-même le dialogue. Le poème, troisième état de la langue, n’est pas une injonction ni un ordre ; il n’est pas une formule épigraphiée dans la pierre pour vouer un lieu ou une communauté à un dieu ou à un pouvoir humain ; le poème est la langue déployée en parole dynamique entre l’espace au grondement polyphonique et le chantonnement à voix haute ou basse de la personne. Le poème n’appartient à personne, il est libre, comme la parole n’est parole que si elle est lien entre des personnes libres et égales. Si cette liberté et cette égalité, bases du dialogue, sont dissoutes, la parole se dégrade en cri, en ordre, en gémissement.

 

Le troisième état de la langue mûrit et vit dans la mémoire à venir de chacun et de tous, entre la densité de l’espace et l’intimité de toi ou de moi.

 

J’ajoute que ce troisième état est enfant des hommes, qu’il s’agisse de l’espace ou des individus ; il n’a rien à voir avec la « quatrième dimension » de Uspenski par laquelle certains futuristes russes puis Malevitch en son suprématisme se sont parfois laissé séduire, dans cette langue-espace russe profondément sillonnée de mysticisme orthodoxe. Peut-être les plus vigilants de ces jeunes futuristes ont-ils approché en 1913 ce troisième état de la langue en créant la langage « zaoum » ; en russe il se dit « za/derrière »  « oum/l’intelligence » et on peut le traduire par « transmental ». Khlebnikov y a réussi magnifiquement. Mais cette tentative visionnaire s’est enferrée dans l’impasse de l’hermétisme. Je pense au troisième état de la langue, c’est-à-dire au poème, comme lien dynamique de tous et pour tous que par exemple l’homme qui s’appelle Dante crée, dans une lisibilité universelle, lorsque, visitant en suivant les pas de Virgile l’immense bourdonnement des morts il affirme son appétit de connaître, dire, transmettre, témoigner et son appétit d’accéder à un état d’homme libre et moderne qui, déjà Renaissant, sait.

*

4 La poésie face à l’Histoire

Zhang Bo : dans nos dialogues sur « langue-temps », tu expliques précisément la relation entre la langue et l’instantanéité, et tu résumes la poésie française depuis Baudelaire comme « un instant rare et illuminant faisant rupture dans la continuité d’un présent morne ». Ta propre pratique n’est pas de cette logique. Pour toi, tu dis que « L’espace est un incessant dialogue à travers le temps », et ce que tu veux faire c’est trouver des signes dans un espace « déposés par les générations au fil des siècles et au fur et à mesure des inquiétudes des gens et de leurs usages de cet espace ». Cela concerne ici une autre dimension du temps : son historicité. Mais tu n’as pas largement déployé ce sujet. La citation de Paul Celan que j’ai choisie auparavant, son attitude d’une langue traumatique qui porte le fardeau de l’Histoire enrichie à travers les moments insupportables, c’est plutôt sur la relation entre la langue et l’histoire. Pour René Char aussi, le temps qu’il a affronté, surtout pendant et après la guerre, c’était plutôt son historicité, il cherchait à nouveau dans un monde pulvérisé et écrasé par Histoire une possibilité de vivre et de parler, et il a trouvé ainsi une forme dense et fragmentée qui correspondait à  cette situation : l’aphorisme. En 1996, il y avait une grande exposition très importante dans le centre Pompidou : « Face à l’histoire, 1933-1996, l’artiste moderne devant l’événement historique ». Tu as été le commissaire littéraire de cette exposition pluridisciplinaire. Donc tu as certainement des pensées sur cette question : « face à l’histoire », comment la langue ou la poésie peut faire, ou doit faire?

YB : Il m’est impossible de « résumer la poésie française » moderne [comme expression] d’un « instant rare et illuminant ». Ce courant vaguement mystique est certes fréquent, comme je l’écrivais dans ma seconde réponse, plus haut. Il m’intéresse peu. Mais en même temps la poésie française et de langue française sait s’enthousiasmer lucidement pour la modernité en construction, qu’il s’agisse de Cendrars ou d’Apollinaire ; elle sait explorer les profondeurs humaines et métaphysiques de l’Europe, qu’il s’agisse de Frénaud ou de Venaille ; elle sait déployer les perceptions sensibles et symboliques de peuples très variés du monde, qu’il s’agisse de Senghor ou de Monchoachi.

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[Nuages de l’Atlantique, 13 juillet 2016, Riantec, Bretagne]

 

La dernière phrase de cette question ci rappelle une conférence célèbre de Sartre en 1965 publiée sous le titre « Que peut la littérature ?». Ce dernier parlait dans la proximité trouble du stalinisme ; l’engagement social de l’écrivain préoccupait les esprits les plus acérés et le suicide de Maïakovski était encore douloureusement présent dans la sensibilité de l’époque. A la différence de la langue allemande dont il était nécessaire que les romanciers du Groupe 47 et le poète Paul Celan la refondent, la langue française a connu la très grande poésie de la Résistance, Char en tout premier, mais aussi Aragon et Eluard. Sous Vichy et l’oppression nazie, ils ont maintenu la dignité et la liberté de la poésie dont le centre est la parole éthique. Ils ont maintenu avec éclat le lien entre les gens de cœur et de liberté.

 

Le danger actuel épouse de nouvelles formes : le nivellement des esprits dans l’hypermarchandisation de la « société du spectacle », la prolifération asphyxiante des populismes et des fanatismes et enfin l’exacerbation des inégalités de développement social et économique entre les continents. D’où les violences actuelles, insupportables, et les migrations massives, dramatiques. Le poète prend alors la parole et dit : le lien qui constitue la base de toute société n’est pas la marchandise accumulée ni l’argent, mais il est la parole ; cette parole n’est pas transcendante mais elle est immanente et de la responsabilité de chacun ; la parole, je le redis, ne se comprend et ne s’exerce que comme dialogue en acte, écoute de l’autre et réponse. La parole n’est pas un décor sonore statique d’un flux économique. Le nivellement des esprits les vide et les rend spectateurs passifs et muets. La parole du poète ne donne pas en spectacle un ego. Elle ne lui appartient pas en propre mais elle est cet acte commun issu de l’oralité théâtralisé dans l’espace de tous. L’espace se rigidifie-t-il ? La parole l’ouvre. Ces mois-ci le poète porte au jour et au net le mouvement profond de parole qu’entraînent les jeunes migrants, personnes de courage et d’héroïsme dont l’esprit de solidarité et la conscience morale sont hautes. Cendrars publiait en 1913 La Prose du Transsibérien. Apollinaire publiait son poème capital Zone dans Alcools en 1913. Frénaud publie en 1973 dans La Sorcière de Rome le puissant mouvement d’humanité qui fait le bruit de fond de la ville. Monchoachi publie en 2013 dans Lémistè 1 la créativité orale populaire extrêmement dynamique de l’archipel antillais. Je choisis de publier en 2016 Carène. Carène, autrement dit coque d’un navire en chantier qui puisse porter l’humanité contemporaine entièrement migrante vers de nouvelles terres où la parole soit ouverte et où rien n’est encore définitif.

*

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[Le groupe des peintres-paysans de Koyo, au Mali, à l’extrémité sud de leur montagne tabulaire, juillet 2009]

 

5 Poésie, culte de la Beauté et/ou Résistance

Zhang Bo : « Carène » est une métaphore magnifique pour la poésie et surtout pour ta propre création poétique. J’ai eu l’honneur de le lire avant la publication, et le poème Cheval Proue est son premier acte. Le cheval qui se cabre contre la violence et la proue qui fend l’eau de l’océan, si lourde et si agressive, voici un double symbole de la résistance qui me fascine. Tu as mentionné Sartre et sa théorie de l’engagement littéraire, mais avec certaines distances. J’en suis distant aussi. Il me semble que cette théorie contient un grand danger, si la littérature persiste trop pour des buts extérieurs, elle peut devenir une certaine propagande et recevoir un préjudice mortel. La suicide de Maïakovski devient ainsi un symbole douloureux à cet égard. Moi je préfère l’attitude extérieurement modeste de Camus :

« À partir du moment où l’abstention elle-même est considérée comme un choix, puni ou loué comme tel, l’artiste, qu’il le veuille ou non, est embarqué. Embarqué me paraît ici plus juste qu’engagé. Il ne s’agit pas en effet pour l’artiste d’un engagement volontaire, mais plutôt d’un service militaire obligatoire. Tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps. Il doit s’y résigner, même s’il juge que cette galère sent le hareng, que les gardes-chiourme y sont vraiment trop nombreux et que, de surcroît, le cap est mal pris. Nous sommes en pleine mer. L’artiste, comme les autres, doit ramer à son tour, sans mourir, s’il le peut, c’est-à-dire en continuant de vivre et de créer » ( Œuvres complètes, Pléiade, tome IV, p.247).

« En continuant de vivre et de créer », quand un écrivain met profondément dans son œuvre son amour pour la vie, son souci pour l’humanité et une possibilité de communication entre les gens, il me semble que ceci est la véritable résistance contre la banalité et la pauvreté du monde, de l’histoire et de l’homme. La résistance doit déborder le cadre historique pour se porter au-delà de la circonstance, jusqu’à un principe de révolte intérieure dans lequel s’affirme la fidélité de l’être à ses aspirations les plus profondes. Dans un magnifique recueil critique, L’Arc et la lyre, Octavio Paz exprime splendidement ses pensées poétiques. Mais la double métaphore de l’arc et de la lyre signifie déjà parfaitement la poésie. La corde d’arc qui combat l’ennemi dans une circonstance précise peut devenir en même temps la corde de lyre, qui chante éternellement l’hymne de la Beauté. L’éthique et l’esthétique de la poésie fusionnent par cette double corde d’arc et de lyre. Saint-John Perse dit aussi à propos de la poésie : « l’amour est son foyer, l’insoumission sa loi ». Et René Char est évidemment un exemple indispensable de cette poésie. Tu suis aussi cette grande tradition de la résistance et deviens une nouvelle étape. Alors sur la résistance, tu veux dire quelque chose ?  

YB : La Beauté, avec son B majuscule, est une Idée platonicienne qui a joué un rôle très important dans la culture européenne. Les pensées chrétiennes successives l’ont assimilée, par exemple l’épure mentale du protestantisme de Bach ou, d’une toute autre manière, le foisonnement exubérant du baroque catholique de la Contre-Réforme, ou l’épiphanie orthodoxe de la Création. La redécouverte de la pensée antique par la Renaissance exalte une dimension apollinienne de cette Beauté, dont l’Hymne à la Beauté de Baudelaire montre la désespérante distance. Le Parnasse et l’Art pour l’art la vitrifient. Puis Breton veut trancher en affirmant que « la beauté sera convulsive ou ne sera pas ». En somme cette Beauté, avec la majuscule, est une notion européenne dont la fondation est claire et connue puis qui connaît de multiples transformations. Une résistance au nom de la Beauté ne me semble pas stable et s’expose au risque ambigu et élitiste de l’hédonisme, du repli sur soi, et « après moi le déluge ».

 

S’il y a bien un fait anthropologique, avant toute élaboration philosophique, religieuse ou culturelle, en toute civilisation, c’est celle de la parole. Comme acte oral d’écoute, de dialogue, de débat et d’ouverture à autrui et au monde pour un projet de vie. En analysant les textes grecs les plus anciens Marcel Detienne montre très clairement comment l’espèce humaine prédatrice inaugure son humanité : finissant de s’entredéchirer et ayant détruit le groupe humain voisin, ces guerriers prédateurs s’assoient en cercle et mettent au centre, « én méso », le butin pour, au lieu de s’entre-égorger, parler de son partage : le débat naît, l’écoute, le dialogue, peut-être l’argumentation déjà ; et en découlent, des siècles après, le débat contradictoire démocratique en public sur l’agora et le dialogue de Platon, donc la philosophie. La poésie est la réouverture incessante de la parole qui crée le lien de solidarité, de dialogue, de dignité de chacun. La poésie est un acte de parole qui va sans cesse de l’avant. Elle revêt une dimension de théâtralité, elle est une liturgie profane qui éventuellement, dans telle ou telle culture, s’habille dans les parures charmeuses de l’esthétique. Elle ne peut être un repli dans un rêve endolori ou opiacé.

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[Jugement de Caïphe, détail, fresque du 16ème siècle, Piazza Armerina, en Sicile]

 

La poésie, comme mode de vie, comme pratique permanente du dialogue, comme artisanat d’écrivain dans le matériau des mots, est un incessant mouvement d’ouverture de la parole. Parfois ce mouvement incessant se heurte à des situations où l’oppression prédatrice est tellement forte, par exemple actuellement cette triple violence de la marchandisation, de l’exploitation de la misère et du fanatisme religieux et populiste, que ce mouvement de la parole doit prendre aussi la forme de la résistance ; et il est capital qu’elle le fasse alors.

 

Octavio Paz, homme du Mexique multiculturel, sait remarquablement écouter les mots que dit l’autre et comment il élabore son espace. Je connais peu de livres aussi admirables que son Singe grammairien, prose disant son dialogue avec une ville indienne extrêmement pauvre et à la fois vouée au dieu hindouiste Hanuman ; j’admire aussi son recueil de poèmes Pasado en claro (Mise au net). La corde de la lyre d’Orphée est celle qui arrive, dit la métaphore du mythe grec, à faire danser les arbres et vivre ensemble les animaux proies et prédateurs ; accessoirement elle flatte la Beauté. Cette corde sait, s’il est besoin, lancer la flèche.

*

6 Pour les lecteurs chinois

Zhang Bo : de nos entretiens il apparaît clairement que tu es un descendant de Victor Segalen, d’Octavio Paz et de René Char. Toi qui descends d’eux, que souhaites-tu dire spécialement à tes lecteurs chinois ?

YB : Dans toutes les civilisations, si diverses soient-elles, nous cherchons tous un haut degré de conscience et, une fois pris acte de la dureté de la vie et de la violence récurrente de la nature, dont les hommes et leurs sociétés font partie, nous cherchons à ouvrir la parole qui nous identifie et nous lie, nous délivre et nous rend solidaires, solidairement humains ; tout simplement qui nous rend humains. Non sans parfois élaborer, sur le chemin que nous creusons dans l’opacité du monde, les escaliers et les portiques d’une beauté éventuelle, au devant de nous. Au devant. Nous nous mettons à penser alors aux formes variables du bonheur. L’erreur actuelle, double et majeure, est de croire que le bonheur puisse s’ensemencer dans des objets, écrans plasma, smartphones, voitures climatisées, etc. ; elle est aussi de croire que des dogmes qui portent avec eux fanatisme et brutalité puissent apaiser l’esprit dans un bercement hypnotique.

 

René Char à ce propos a écrit dans un de ses recueils les plus importants, La Parole en archipel, cet aphorisme sans concession : « Obéissez à vos porcs qui existent, je me soumets à mes dieux qui n’existent pas. Nous restons gens d’inclémence ». L’inclémence après la seconde guerre mondiale devait se proclamer et se pratiquer ; maintenant la vigilance nous est à tous nécessaire. Tout comme nous est nécessaire l’esprit d’ouverture.

 

La poésie n’est pas le décor peint du palais ancestral des dieux et des maîtres, peint d’une peinture dont on nous concéderait qu’il faille parfois la rafraîchir un peu ; elle est cet acte fondamental et fondateur que j’exprimai dans les Antilles dès les années 1990 par cet aphorisme : « prends dans le corps de la parole la main de l’autre ». Et aussi par celui-ci : « Bâtis l’instable ». Sois un bâtisseur dans et de notre espace commun, qui est instable ; mais aussi sois celui qui contribue à bâtir la maison commune sans jamais la clore sur elle-même, sans jamais en verrouiller les portes et les fenêtres, sans la coincer dans un académisme glaçant. Poète, lecteur de poésie, femme, homme, sois un bâtisseur de l’ouvert et de l’inachevé et de l’instable.

*

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[ Un des tout premiers quadriptyques d’Yves Bergeret, créé très haut dans le versant Est de l’Etna, Sicile, août 2011]

Loire haute, 卢瓦水漫, Alta Loira, juin 2016

Saumur, juin 2016, 2
Cycle de huit poèmes écrits et peints en 3 exemplaires du 13 au 15 juin 2016
au bord de la Loire en grande crue à Cinq Mars la Pile & à Saumur
sur un livret allemand de 180 g à 24 pages de 30cm de haut sur 21 cm de large,
avec encre, acrylique et collages en particulier à partir d’un livre de comptes à Crest en 1900 et une gravure française du dix-neuvième siècle;

versions chinoise de Zhang Bo & italienne de Francesco Marotta.

Loire haute, 1
1
Canard, jeune canard crie dans les remous.
Le soleil passe sous l’arche.
La boue enserre la barque renversée.

野鸭,年幼的野鸭在涡流间啼鸣。

阳光在桥拱下穿行。

淤泥围住倾覆的小艇。

Una giovane anatra strepita tra i vortici.
Il sole passa sotto l’arcata.
Il fango avvolge la barca rovesciata.

Loire haute, 2

2
De l’autre côté des remous
on a dressé et fermé des tentes blanches.
Les nuages blancs s’appuient
en sens inverse.

涡流的另一头

人们支起并拢上白色的帐篷。

白云倚靠其上

从相反的方向。

Dall’altro lato dell’acqua vorticosa
hanno issato e chiuso delle tende bianche.
Nuvole bianche vi si appoggiano
in senso inverso.

3
Si les barges ne s’échouent pas sur les fonds vaseux
des étrangers nouveaux vont débarquer
cherchant l’hospitalité
dans une phrase ultime ou future.

如果驳船没有搁浅在泥泞的洼地

新的异乡人会登上悬梯

寻求善待

通过一个终极的或将来的语句。

Se i barconi non si arenano sui fondali fangosi
nuovi stranieri sbarcheranno
cercando ospitalità
in una frase estrema o futura.

4
Si les barges ne se retournent pas dans les remous
des étrangers inconnus vont s’avancer sur la berge
entre le faste de masques noirs de sabbat à minuit
et le rythme d’os si blancs et si légers
que c’est la mémoire qui y sonnera, fraîche rosée.

如果驳船没有在涡流间转身离去

无名的异乡人会在陡峭的河岸上前行

在群巫之夜黑色面具的奢华场面

与纯白轻盈的骨骼的律动之间

是记忆在这里鸣响,露水清凉。

Se i barconi non si rovesciano tra i gorghi
stranieri sconosciuti raggiungeranno la riva
tra lo sfarzo di maschere nere da sabba notturno
e il ritmo di ossa così bianche e leggere
che la memoria vi risuonerà come fresca rugiada.

Loire haute, 3

5
Le soleil s’étire et passe sous l’arche.
Parmi les cris des remous
la carène renversée grince
parmi les soupirs de nageurs.

阳光在桥拱下延伸穿行。

在涡流的尖叫之间

倾覆的船脊吱吱作响

在泳者的叹息之间。

Il sole si distende e passa sotto l’arcata.
Lo sciabordare delle onde turbinose
fa cigolare la carena rovesciata
tra i gemiti dei naviganti.

Loire haute, 4

6
Deux hérons blancs
dans l’eau beige de la rive
étendent leurs ailes :
encore une tente se déploie
fermée sur le mystère du grand voyage
dont personne ne décoincera le pont-levis.

两只白鹭

在河边的浊流中

伸开双翼:

铺展出又一顶帐篷

在伟大旅程的奥秘中合拢

无人会在此放下吊桥。

Due aironi bianchi
nell’acqua torbida della riva
dispiegano le loro ali:
un’altra tenda viene distesa
chiusa sul mistero del grande viaggio
per il quale nessuno calerà il ponte levatoio.

7
Qui ouvrira l’auvent de la tente ?
On contourne, on masque, on maquille.
Qui ouvre la porte verticale de la tente ?
On chantonne, on opère, on recoud.
Qui a fendu le sol sous la tente ?
Des dieux s’enfuient en boitillant.

谁会打开帐篷的雨帘?

人们兜圈,人们掩盖,人们篡改。

谁会打开帐篷的大门?

人们浅歌,人们施行,人们缝缀。

谁劈开了帐篷下的土地?

诸神步履蹒跚地逃离。

Chi aprirà il tetto della tenda?
C’è chi si aggira, chi si maschera, chi si trucca.
Chi apre la porta verticale della tenda?
C’è chi canticchia, chi è indaffarato, chi ricuce.
Chi ha squarciato il suolo sotto la tenda?
Qualche dio fugge via zoppicando.

8
Des dieux hagards s’accrochent aux gouvernails,
les barges vont chanceler. La fente au sol obscur
se referme. Les barges ne s’échouent jamais.
Aux yeux des riverains les étrangers chavirent.
Aux oreilles des étrangers, les riverains ont peur, espèrent.

惊恐的诸神拽紧船舵,

驳船摇摇欲毁。晦暗土地的裂缝

合拢。驳船永不搁浅。

在河边居民的眼中异乡人倾覆。

在异乡人的耳中,河边居民心怀恐惧,并期待。

Divinità stravolte si aggrappano ai timoni,
i barconi vacilleranno. La crepa sul suolo scuro
si richiude. I barconi non si arenano mai.
Agli occhi dei residenti gli stranieri si rovesciano.
Alle orecchie degli stranieri i residenti hanno paura, lo sperano.

Loire haute, 5

 

Cheval Proue, Poitiers, Baptistère, 20 mars 2016

 

Il s’agit de huit poèmes inédits calligraphiés d’octobre 2015 à mars 2016 ( encre de Chine et acrylique, 200 cm x 75 sur Fabriano 220g ) par Yves Bergeret et dits par lui

avec des interventions en musique contemporaine du violoniste Jean-François Vrod

 ( On consultera son site [concerts, festivals, CD, émissions de France Musique, master class, performances, etc.] : http://www.jf-vrod.com/

Jean-François Vrod et Yves Bergeret ont commencé leur dialogue de création contemporaine dans un festival Musique et Poésie Contemporaines en 2006 à Nicosie, à Chypre, où ils étaient invités ensemble.

 

L’œuvre créée spécialement pour le 20 mars est un nouvel échange avec l’esprit des lieux dans l’orientation délibérée du dialogue avec l’autre, l’étranger, l’homme inattendu, l’homme nouveau. Le Baptistère de Poitiers, le plus ancien édifice bâti (au 4ème siècle) par la chrétienté, est par excellence le lieu du passage et de la transformation. Sur son sol, des sarcophages mérovingiens dont les couvercles relevés et posés contre les murs portent des signes géométriques incisés, signes pour le voyage de l’âme du défunt ; le haut des murs porte des fresques du dixième au douzième siècles sur les thèmes de l’Ascension et de la vie de saint Jean Baptiste, signes posés comme des baumes pour aider au passage de l’âme neuve et du corps neuf.

Au temps contemporain où l’exil des migrants est si grave, l’œuvre du poète et du musicien est l’écho des signes sculptés et des signes peints et dit à son tour la nécessité de l’accueil, de l’audace et de l’écoute de l’autre.

L’œuvre est accueillie par La Maison de la Poésie de Poitiers et la Société des Antiquaires de l’Ouest.

En outre on peut la lire dans une version bilingue, italienne et française, créée par Francesco Marotta, poète et traducteur, en allant à cette adresse : https://rebstein.files.wordpress.com/2016/03/yves-bergeret-cheval-proue2.pdf

On peut également lire l’oeuvre en version bilingue, chinoise et française, créée par Zhang Bo ; cette version se trouve à la fin de cet article, après l’analyse d’Anne Michel. 

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1

Les rouleaux de l’océan

projettent en l’air les proues des barques,

c’est fureur et c’est guerre.

 

Assis nombreux ils s’agrippent

aux bords et aux bancs des barques

c’est clameurs et éclats.

 

La mort frappe des deux mains,

assis nombreux ils s’ouvrent

dans l’air et dans le corps

des portes et des brèches,

s’y engouffrent

puis remontent hors d’haleine les pentes

de la mémoire et de l’avenir,

l’horizon salé vient se plier

sur leurs genoux.

 

2

Les arbres arrachent leurs racines,

les plient sous les ailes de la colère

et remontent les pentes.

 

Sur l’échine des vents

sont assis sont debout

les héros qui ouvrirent des brèches dans les montagnes

et détachèrent des morceaux de mort et de banquise.

 

Les arbres remontent les pentes

vers l’œil des héros.

 

3

« Je creuse mon berceau dans les montagnes,

dit le vent,

c’est elles qui m’apprennent de quel pas

l’alphabet des images jamais ne se lasse

à descendre remuer la nuit des hommes

pour leur façonner un mythe supportable. »

 

-« Ecoute ma crainte, répond le cheval,

aux cris des assassins je me cabre.
Mais mon bond est le fils de ta vitesse,

ô vent carnassier, ô vent cristallin,

et même là où mon sabot ripa mon bond reprit foi.

Rien ne me lasse, j’emporte mon cavalier

par-dessus des abîmes».

 

La robe du cheval ruisselle de musique, de voix, de chants.

Le cheval est musique, voix, chant.

Cheval vocal chant cheval musique.

 

4

« Entre le vent vif qui creuse le sillage des images

et le cheval aux bonds solaires

je suis le récit,

 

le récit que l’enfant sur son tricycle

tourne devant le palais des meurtriers.

 

La fontaine en son bassin

fredonne mon rire de séparation.

 

J’écarte les poings qui se frappaient,

je reprends les montagnes qui tombent,

je distends les foules qui s’égarent et se piétinent.

 

Je raconte l’itinéraire,

je déroule l’alternance des falaises qui se bloquaient

et la joie du couple dépossédé de ses rages,

je déplie vos phalanges de fer,

je chante ce que j’entends. »

 

5

Les montagnes et les grandes pierres

vont en voyage

en suivant le fil du récit

 

en déroulant le fil du récit

 

celui de la naissance de Vénus dans l’écume sur les galets,

celui d’Ulysse sauvé du naufrage sur la rive de Nausicaa,

celui d’Ali et Séni rescapés à Lampedusa

 

le fil du récit

reprenant à l’envers le vacarme du volcan

et lui créant une mémoire

avec des épisodes tranchants ou tendres

selon la rage ou la pitié des héros

lorsqu’ils ouvrent la bouche, les yeux, le cœur.

 

6

Contre la coque les vagues et le sel

claquent chaque heure plus haut.

Ici le grand récit vient se poser sur les genoux du migrant

assis à la proue de la barque :

le migrant lui parle à l’oreille comme à un cheval.

 

« Tu vois, j’ai le corps trop lourd pour flotter.

Porte-moi, grand récit, jusqu’à l’île utopique,

porte-moi comme dans son bec l’oiseau porte la graine.

Mûrir et mourir dans la terre que je n’ai pas,

cela moulera la phrase de mon destin.

La terre est toujours autre.

J’ai besoin de toi, récit,

comme tu as besoin de mon sang

et de mon courage ivre ».

 

 

7

Le grand récit nous donne nom

puis nous dit

 

puis nous jette aux quatre coins de l’édifice,

dans le courant des quatre fleuves,

dans le chaud et le froid des quatre points cardinaux.

 

Le grand récit délie l’horizon

qui se lovait sur nos genoux,

il bouscule les images car leur beauté était mièvre et sucrée.

 

Il recueille nos épisodes en braille,

nos accidents amers

puis se cabre, se jette dans l’espace

et nous, à cru, agrippés à sa crinière,

l’écoutons, le chantons,

 

chœur de l’espace,

vocalité chorale.

 

Au grand récit je me cogne,

au grand récit je m’entends,

au grand récit je nous connais.

 

8

Le grand récit est le fleuve de l’air

dans le vent sonore aux mille langues.

 

Dans ses jeunes bras le récit prend

le bruit de fond sous la croûte terrestre.
Le bruit de fond prend souffle sur les paroles

et les gestes et les joies et les larmes d’Ulysse, de Rama,

de Roland et de Sindbad, d’Enée et d’Hanuman.

Il n’a pas de fin car chacun lui tresse

épisode et réplique, chacun de nous,

chacun tresse. Chacun creuse à coups de burin sur la pierre

les jambages d’un signe. Pose le baume d’une

peinture. Mille langues, mille signes

qui retombent en feuilles vives ou mortes et créent

des masques bigarrés, fissurés ; des Achille,

des Perceval, des Zidane, des Gilgamesh.

 

Pose ton ocre et ton rouge,

creuse des arcs de cercle,

chacun de tes gestes est le cheval proue qui se cabre,

le cheval qui retourne comme un vêtement passé

le grand récit qui bondit encore encore,

le cheval qui l’emporte dans l’élan actuel de la parole

où la violence et l’ombre ravagent.

Mais récit et parole ne se lassent jamais.

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Photographies de Clémence Bergeret

*****

Da Otranto a Poitiers

di Antonio Devicienti

 

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Seguo con ammirazione e partecipazione l’attività di Yves Bergeret che non si limita alla scrittura poetica, ma è incontro con le persone, arte figurativa, performance in situ, musica, viaggio, caparbia ricerca del dialogo.
Poitiers, il Baptistère de Saint Jean (la testimonianza cristiana più antica in terra di Francia), il 20 marzo 2016: qui, in quest’ambiente che unisce la propria sacralità alla bellezza dell’architettura e dei suoi affreschi, Yves ha realizzato un atto non solo artistico, ma etico, preparato a lungo in ogni dettaglio e che ha dovuto affrontare e superare anche delle opposizioni d’ispirazione fascista e razzista; ricordo che a Poitiers fu combattuta, il 10 ottobre dell’anno 732, la battaglia che Carlo Martello vinse contro gli Arabi, fermandone l’espansione in Francia, per cui in certi ambienti Poitiers viene usata e abusata come vessillo anti immigrati e anti Islam; Yves, che ha accumulato una lunga esperienza in Mali e che ripetutamente ritorna in Sicilia, ha voluto, con la passione e la veemenza che lo contraddistingue, raccogliere nel Battistero di Poitiers coloro che credono nella forza pacificante della parola e dell’arte.
E io, Salentino, non posso non andare col pensiero alla Cattedrale di Otranto, al pavimento musivo del monaco Pantaleone e alla Cappella dei Martiri: qui, in questo “carrefour des langues et des routes” che desidero sia Via Lepsius, mi piace pensare ad un cammino ideale che leghi Otranto (il punto più orientale d’Italia) a Poitiers, che, portandoci a meditare sugli scontri sanguinosi del passato, ci faccia riflettere senza pregiudizi e con chiarezza su quello che succede ai nostri giorni.

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On consultera le blog d’Antonio Devicienti à cette adresse

 https://vialepsius.wordpress.com/

***

 

Une analyse d’Anne Michel

Cher Yves

C’est une dynamique centrée sur la nécessité d’un humanisme solidaire reliée à certains évènements actuels qui préside, pour moi, à cette présentation de vos tableaux et poèmes. On y perçoit aussi, parallèle à cette exigence éthique, le besoin qu’éprouve l’artiste de nouer le contact entre l’oeuvre contemporaine et celle du passé. Ici, se rapprochent deux bords du Temps, l’un aux confins du Moyen-Age, l’autre à ceux du troisième millénaire. Rapprocher, nouer, unir, voici des concepts qui sont des ferments d’évolution essentiels.

L’architecture du Baptistère, bâti au IV siècle, permet d’exposer les tableaux par deux au coeur de ces belles pierres taillées. Rivés aux lignes et aux formes qui courent sur vos panneaux peints, eux-mêmes adossés aux couvercles mis debout des sarcophages, les poèmes calligraphiés semblent danser, chevauchant la peinture dans un tourbillon de mouvements, de zébrures hachées, vibrionnantes, comme la foudre au-dessus de la mer.

Ce remuement coloré des tableaux répondant aux fresques du XIIème siècle m’évoque un grand bouquet de fleurs qui palpite au rez de chaussée tandis que les figures bibliques du haut se pressent sous les voûtes pour fêter l’Ascension et Saint-Jean Baptiste.

Dans leur naïve et touchante raideur, ces silhouettes médiévales ont perduré de siècle en siècle, dominant des assemblées successives de fidèles pour les associer au mariage du Ciel et de la Terre, rêvé par le poète William Blake.

Cette présentation de Cheval Proue, du nom de l’une des figures d’animaux en haut du Baptistère, est une étape importante pour vous, qui vous êtes déjà depuis 1993, également en 2006 dans La Mer parle, soucié du grave problème des migrants, aujourd’hui en situation d’espérer ce que célèbrent ces fresques dédiées à Saint-Jean Baptiste : l’accès à une vie nouvelle, un soutien moral ainsi que le repos pour leurs corps épuisés.

Vos poèmes participent d’une épopée dont les strophes éclatées dénoncent la violence de la traversée sur des barques rudimentaires

Les rouleaux de l’océan

projettent en l’air les proues des barques,

c’est fureur et guerre.

On pense au cri du héros  » Guerra e morte  !  »  dans Le Combat de Tancrède et Clorinde, de Monteverdi.

Une cadence nerveuse emporte dans son rythme impétueux des mots chargés de mémoire collective, nous décrivent ces pauvres êtres fuyant dans l’urgence, l’eau qui piaffe autour des barques, la peur, le désordre et la tension. Les verbes fusent pour empoigner la brutalité de cette cavalcade maritime. Tout se précipite pour évoquer l’urgence d’un exil sauvage : le ciel hostile, la mer et les tragédies du récent passé s’entremêlent en un décor à la Géricault.

Puis voici le Cheval qui bondit et se cabre, symbolisant la révolte devant le fracas d’un monde saisi de folie. Il incarne aussi celle de la création, figure de proue d’un art qui n’est pas seulement au service de la beauté mais aussi, ou même d’abord, à celui de l’humanité.

 » La robe du cheval ruisselle de musique, de voix, de chants

Le cheval est musique, voix, chant.

Cheval vocal chant cheval musique. « 

Enfin, à partir du poème 4, intervient le récit qui, personnifié tel un héros, va tenir le rôle d’un narrateur justicier et chantre de la multiplicité des expériences et de leur partage, récit étymologiquement du verbe réciter, mot-acteur mis en œuvre par le poète, par définition acquis à l’acte de transmission, à l’élargissement de la parole

Le grand récit est le fleuve de l’air

dans le vent sonore aux mille langues.

Anne Michel

 ***

Cheval Proue 船艏马

Yves Bergeret

Traduction en chinois par Zhang Bo

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1

Les rouleaux de l’océan

projettent en l’air les proues des barques,

c’est fureur et c’est guerre.

大洋的巨浪

把舟艏投向空中,

那是狂怒,那是战争。

Assis nombreux ils s’agrippent

aux bords et aux bancs des barques

c’est clameurs et éclats.

大群人坐着他们紧握

舟舷与舱板

那是叫嚷与轰响

La mort frappe des deux mains,

assis nombreux ils s’ouvrent

dans l’air et dans le corps

des portes et des brèches,

s’y engouffrent

puis remontent hors d’haleine les pentes

de la mémoire et de l’avenir,

l’horizon salé vient se plier

sur leurs genoux.

死亡用双手敲击,

大群人坐着他们在空中与体内

为自己开启

城门与豁口,

一拥而入

然后气喘吁吁地爬上

记忆与前途的斜坡,

盐渍的地平线折叠

在他们膝头。

 

2

Les arbres arrachent leurs racines,

les plient sous les ailes de la colère

et remontent les pentes.

树木扯出根茎,

把它们收进愤怒的羽翼

然后爬上斜坡。

Sur l’échine des vents

sont assis sont debout

les héros qui ouvrirent des brèches dans les montagnes

et détachèrent des morceaux de mort et de banquise.

在风的脊梁上

坐着和站着

打开群山豁口的英雄

解开死者与浮冰的碎片

Les arbres remontent les pentes

vers l’œil des héros.

树木爬上斜坡

向着英雄的眼睛

 

3

“ Je creuse mon berceau dans les montagnes,

dit le vent,

c’est elles qui m’apprennent de quel pas

l’alphabet des images jamais ne se lasse

à descendre remuer la nuit des hommes

pour leur façonner un mythe supportable. ”

“我在群山中开凿我的摇篮,”

风说,

“群山教会我图像的语汇

以怎样的步伐永不疲倦地

降落并摇动人类的夜晚

为他们制作一个可堪忍受的神话。”

-“ Ecoute ma crainte, répond le cheval,

aux cris des assassins je me cabre.
Mais mon bond est le fils de ta vitesse,

ô vent carnassier, ô vent cristallin,

et même là où mon sabot ripa mon bond reprit foi.

Rien ne me lasse, j’emporte mon cavalier

par-dessus des abîmes”.

“倾听我的忧虑”,马回应道,

“面对杀人者的叫嚣我挺身直立。

而我的跳跃是你速度的子裔,

哦食肉的风,哦结晶的风,

即使在那里我的马蹄依旧移动我的跳跃重获信仰。

没有什么使我疲倦,我载着我的骑士

狂奔在深渊之上。”

La robe du cheval ruisselle de musique, de voix, de chants.

Le cheval est musique, voix, chant.

Cheval vocal chant cheval musique.

马的皮毛散发出乐,和声,和歌。

马是乐,是声,是歌。

声之马歌唱乐之马。

 

4

“ Entre le vent vif qui creuse le sillage des images

et le cheval aux bonds solaires

je suis le récit,

在开凿着图像尾迹的烈风

与俊马光芒四射的跳跃之间

我是记叙,

le récit que l’enfant sur son tricycle

tourne devant le palais des meurtriers.

关于一个孩子骑着三轮车

在杀人犯的宫殿前打转的记叙。

La fontaine en son bassin

fredonne mon rire de séparation.

水池中的喷泉

哼唱我分离的笑声。

J’écarte les poings qui se frappaient,

je reprends les montagnes qui tombent,

je distends les foules qui s’égarent et se piétinent.

我隔开互相敲打的拳头,

我重建分崩离析的山峦,

我安抚误入歧途和互相践踏的人群。

Je raconte l’itinéraire,

je déroule l’alternance des falaises qui se bloquaient

et la joie du couple dépossédé de ses rages,

je déplie vos phalanges de fer,

je chante ce que j’entends. ”

我讲述旅程

我展开阻塞的峭壁让它们重新交替

还有夫妇间被怒火剥夺的欢喜,

我掰开你们的钢手指,

我歌唱我听到的一切。

 

5

Les montagnes et les grandes pierres

vont en voyage

en suivant le fil du récit

群山与巨石

出发旅行

跟随着记叙的线索

en déroulant le fil du récit

展开着记叙的线索

celui de la naissance de Vénus dans l’écume sur les galets,

celui d’Ulysse sauvé du naufrage sur la rive de Nausicaa,

celui d’Ali et Séni rescapés à Lampedusa

那是关于泡沫中卵石上诞生的维纳斯的记叙

那是关于海岸边被瑙西卡从海难中救起的尤利西斯的记叙,

那是关于在兰帕杜萨岛脱险的阿里和塞尼的记叙

le fil du récit

reprenant à l’envers le vacarme du volcan

et lui créant une mémoire

avec des épisodes tranchants ou tendres

selon la rage ou la pitié des héros

lorsqu’ils ouvrent la bouche, les yeux, le cœur.

记叙的线索

倒诉着火山的吵嚷

为它创造一段记忆

以及锋利或柔和的插曲

依据英雄的怒火或同情

当他们张开嘴,眼与心。

 

6

Contre la coque les vagues et le sel

claquent chaque heure plus haut.

Ici le grand récit vient se poser sur les genoux du migrant

assis à la proue de la barque :

le migrant lui parle à l’oreille comme à un cheval.

抵抗着船身海浪与盐分

劈啪声随着时间愈加轰鸣。

这里伟大的记叙被放进坐在舟艏的

迁移者膝头:

迁移者向它耳语仿佛倚着马颈。

“ Tu vois, j’ai le corps trop lourd pour flotter.

Porte-moi, grand récit, jusqu’à l’île utopique,

porte-moi comme dans son bec l’oiseau porte la graine.

Mûrir et mourir dans la terre que je n’ai pas,

cela moulera la phrase de mon destin.

La terre est toujours autre.

J’ai besoin de toi, récit,

comme tu as besoin de mon sang

et de mon courage ivre ”.

“你看,我的身体对于漂浮来说过于沉重。

承载我吧,伟大的记叙,直到乌托邦的岛屿,

承载我吧,就仿佛鸟儿用它的尖嘴承载种子。

在一块我不曾拥有的土地上成熟并死去,

这将铸造出属于我命运的语句。

土地永远在别处。

我需要你,记叙,

就像你需要我的血液

还有我酒醉的勇气。”

 

7

Le grand récit nous dit

伟大的记叙对我们言说

puis nous jette aux quatre coins de l’édifice,

dans le courant des quatre fleuves,

dans le chaud et le froid des quatre points cardinaux.

然后把我们抛向建筑的四角,

在四条江河的水流中,

在东南西北的冷暖中。

Le grand récit délie l’horizon

qui se lovait sur nos genoux,

il bouscule les images car leur beauté était mièvre et sucrée.

伟大的记叙解开

缠绕在我们膝头的地平线,

它推翻图像因为它们的美造作而甜腻。

Il recueille nos épisodes en braille,

nos accidents amers

puis se cabre, se jette dans l’espace

et nous, à cru, agrippés à sa crinière,

l’écoutons, le chantons,

它收集我们用盲文组成的插曲,

还有我们苦涩的意外

然后挺身直立,抛洒在空间之中

我们径直抓住它的鬃毛,

倾听它,歌唱它。

chœur de l’espace,

vocalité chorale.

空间的齐鸣,

合唱的歌吟。

Au grand récit je me cogne,

au grand récit je m’entends,

au grand récit je nous connais.

向着伟大的记叙我敲击自己,

向着伟大的记叙我听见自己,

向着伟大的记叙我认出我们。

 

8

Le grand récit est le fleuve de l’air

dans le vent sonore aux mille langues.

Dans ses jeunes bras le récit prend

le bruit de fond sous la croûte terrestre.
Le bruit de fond prend souffle sur les paroles

et les gestes et les joies et les cris d’Ulysse, de Rama,

de Roland et de Sindbad, d’Enée et d’Hanuman.

Il n’a pas de fin car chacun lui tresse

épisode et réplique, chacun de nous,

chacun tresse. Creuse à coups de burin sur la pierre

les jambages d’un signe. Pose le baume d’une

peinture. Mille langues, mille signes

qui retombent en feuilles vives ou mortes et créent

des masques bigarrés, fissurés ; des Achille,

des Perceval, des Zidane, des Gilgamesh.

伟大的记叙是一条气流

在千种语言的洪风中。

在它年轻的臂弯里记叙抓住

地壳深处的声响

地心的声响

为尤利西斯、罗摩、罗兰、辛巴达、埃涅阿斯与哈努曼

的气息与动作、喜悦与呼唤带去生命。

它永无止境因为每个人都为它编织着

插曲与对白,我们中的每个人

每个人都在编织。用刻刀在岩石上开凿

字符的部首。抹上颜料的香膏。

一千种语言,一千种符号

重新落下,变成鲜活或枯死的纸页,创造出

遍布五色裂纹的面具:阿喀琉斯的,

帕西瓦里的,齐达内的,吉尔伽美什的。

Pose ton ocre et ton rouge,

creuse des arcs de cercle,

chacun de tes gestes est le cheval proue qui se cabre,

le cheval qui retourne comme un vêtement passé

le grand récit qui bondit encore encore,

le cheval qui l’emporte dans l’élan actuel de la parole

où la violence et l’ombre ravagent.

Mais récit et parole ne se lassent jamais.

抹上你的赭石与鲜红,

开凿圆弧形的图案,

你的每一个动作都是那挺身直立的船艏马,

骏马翻转记叙仿佛反穿一件褪色的衣物

伟大的记叙依然依然在跃起,

骏马承载着它,在暴力与阴影肆虐的

话语当下的冲击中。

但记叙与话语永不停息。

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*****

***

*

La Soif

Poèmes-peintures pour une installation en quatre mouvements avec création musicale en musique contemporaine par Clément Caratini, clarinette,
écrits dans les montagnes de Die à partir de juillet 2013, peints-calligraphiés en novembre 2013 à Die.

Tous les poèmes sont calligraphiés et peints, sauf deux, sur polyptiques verticaux de 150 cm de haut par 35 cm de large, chacun à six volets

La création de l’œuvre en « installation » a eu lieu à Paris, Salle de la Saïda, Maison des Associations du 15ème arrondissement (production Cadrans & LP36)

en janvier 2014 avec les interventions de Clément Caratini.

Traduction nouvelle (juillet 2015) chinoise de Zhang Bo.

La Bouche, mouvement 1, novembre 2013

La soif, mouvement 2, novembre 2013

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La soif, mouvement 4, novembre 2013

___________________

Premier poème en quatre polyptiques à six volets chacun

Premier mouvement

Premier poème, premier polyptique

La soif, mouvement 1, 1a

Aux coups et poussées de cette humanité
qui ne parvient pas à elle-même
le haut plateau
dur ondule

bourrelets de dalles lisses
pour brandir boucliers

lapiaz cisaillés
pour taillader le pauvre dialogue

pierres émiettées par myriades
pour égarer la réplique

在这不抵达自身的人性

的击打与推动下

严峻的高原

起伏绵延

光石板的凸缘

为了挥舞一面面盾牌

剪刀般的岩沟

为了划破贫瘠的交谈

千百万块碎石

为了忘却反驳与辩白

__________________

Premier poème, deuxième polyptique

La soif, mouvement 1, 2a

ou
vent et soleil retournent la houle calcaire

ou
bourrelets de dalles
consonnent

ou
vent et vent poussent le plateau
vers sa seconde face
d’humanité
de paix

ou
lapiaz rythmés en chœur à pas félins

或者

风与阳光翻转着石灰的涌浪

或者

石板的凸缘

鸣响

或者

一阵又一阵风把高原

推向它那

平和

人性的

第二张面庞

或者

岩沟猫步般应着合唱

_________________

Premier poème, troisième polyptique

La soif, mouvement 1, 3a
myriades de pierres blanches
où la parole profuse coule comme l’eau du ciel
jusqu’au saut des falaises qui ceignent le plateau

万千白色的碎石

它们充沛的话语如空中雨水

奔流直至环绕高原的悬崖飞瀑

_________________

Premier poème, quatrième polyptique

La soif, mouvement 1, 4b
et la parole tombe en cascade
dans le silence des plaines
où l’autre humanité notre humanité
dans une nuit de tendresse affolée
attend

话语从瀑布飞落

落入原野的寂静

在那里另一种人性,我们的人性

在夜色受惊的温柔中

等待

____________________

Deuxième poème, cinquième polyptique

Deuxième mouvement

La soif, mouvement 2, novembre 2013
Au centre du plateau
dans un creux
une grotte sèche, petite,

accès entre trois rochers serrés,
lèvres minces,
bouche du plateau

Aux parois, traces de peinture
poussière

une silhouette ici,
une auréole, un bras tendu

et là
deux jambes, autre silhouette

et ici
seuls deux yeux sombres
repliés sur l’intérieur du monde
et sur l’autre humanité qui bataille
dans la plaine que la brume cuit

grappins deux yeux
qui tirent l’humanité
vers la dalle claire
où la parole met à sécher la violence,
la colère, la pitié, l’autre tendresse

modestes effigies de couleurs de cette humanité
qui ne parvient pas à elle-même
mais bredouille parmi les pierres sèches
à tâtons de couleurs

在高原的中心

在一道凹隙中

一个岩洞,小而干燥

入口在三块紧贴的巨石之间

瘦长的双唇

高原的嘴

在岩壁上,颜料的痕迹

灰尘

这里一片侧影

一道光晕,一只手臂

那里

两条小腿,另一片侧影

这里

唯有一双昏暗的眼睛

朝向世界内部合拢

朝向在迷雾蒸腾的平原上厮杀的

另一种人性合拢

如爪的双眼

把人性拉向清明的空地

那里话语风干暴力,

怒火,怜悯,另一种温柔

而那不抵达自身的人性

的简朴彩像

在干燥的石块间低语

寻找属于它的色彩

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Poème, sixième polyptique

Début du troisième mouvement

La soif, mouvement 3, 1b

Au sommet peignant
ce que me disent haletantes
la plaine et les crêtes
j’éclabousse hors mon papier
la pierraille et les dalles

Accourant sur le papier
la parole gicle
à tâtons de couleurs
qu’ancêtres et gens de plaine
assoiffés de tendresse
aspirent dès que je relève la main
et elle, le vent la remodèle

我在山尖上描画

平原与山峰

迫切向我诉说的一切

我溅湿了纸页外的

石堆与石板

话语迸射

在纸页上飞奔

寻找属于它们的色彩

祖先与平原上

渴望温柔的人们

在我抬手时开始呼吸

话语,被山风重塑
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Poème, en deux polyptiques.

Septième polyptique

La soif, mouvement 3, 2a

Et si s’éclaboussent les couleurs
c’est que leur jet crée le torrent
qui court par la pente du plateau

en roulant ses galets
qui tintent
au fond du rond vacarme du monde

如果色彩飞溅

缘于它的喷射形成激流

在高原的斜坡上奔涌

卵石滚动

鸣响在

世界无边的喧嚣深处

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Huitième polyptique

La soif, mouvement 3, 3b

Ma rotule est un galet en sol
ma clavicule un galet en mi
mon crâne un écho
tous autour de l’os léger
qui résonne dans la petite grotte peinte

os léger tendre omoplate
dont la parole affûte la joie
au fond obscur du ciel
et de ma pauvre montagne blanchie au soleil
我的髌骨是G调卵石

我的锁骨是E调卵石

我的头颅是回音

一切环绕着轻盈的骨骼

在彩色小岩洞中混响

轻盈的骨骼,温柔的肩膀

话语磨尖欢乐

在天空晦暗的深处

在我被阳光漂白的质朴的山中

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Poème en trois polyptiques.

Neuvième polyptique

La soif, mouvement 3, 4b

N’ignorant pas le flux et le reflux
la couleur erre
entre cascade du soir
et aube fêtant seule
l’implacable tendresse

不要忽视潮起潮落

色彩流浪

在黄昏的飞瀑之间

黎明独自欢庆

不可抗拒的温柔

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Dixième polyptique

Quatrième mouvement.

La soif, mouvement 4, 1b
Erre la couleur
refluant dans la petite grotte
giclant sur mon papier
fruit mûr sans mourir
dont la graine bondit
entre les galets aveuglants
dans un mot

色彩流浪

涌回小小的洞穴

飞溅在我的纸页

成熟的果实不死

它的种子跃起

在炫目的卵石之间

在一个词中

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Onzième polyptique

La soif, mouvement 4, 2c

tandis que sous les nuages de l’orage
les étages des falaises se courbent
pour écouter le chant grave du torrent

qui se moule à l’os léger
brandi d’une main d’enfant

par l’intransigeante beauté de la parole

风暴云下

层岩躬身

为了倾听激流肃穆的歌

歌声被铸成孩子手掌下舞动的

轻盈骨骼

通过话语毫不妥协的美

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Un journal de pierre et d’eau

Cycle de poèmes écrits, calligraphiés et peints 

sur des quadriptyques verticaux (100 x 35 cm)

de Rosaspina 280 g de Fabriano

dans les parages de Die du 17 au 20 mai 2015

par Zhang Bo, Han Liang et Yves Bergeret

1

Sur le lit de galets de la Sure, près de Sainte-Croix

le dimanche 17 mai 2015

Puis le torrent vint

et une grande naissance remue encore

dans les galets et les talons striés de la candeur

qui fend la montagne

en parole et parole

YB

诞生于远古的激流

仍在涌动伟大的新生

在卵石中,在率真者布满纹路的脚跟

将山峦

劈为语词

*

阳光唤醒沉睡的词语

芳草蒸腾起唐时旧梦

群山染绿风的颜色

任激流把时光带走

Le soleil éveille les paroles dormantes

Le romarin exhale un rêve de mille ans

Les montagnes verdissent le vent

laissent le torrent emmener le temps

ZB

*

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2

Sur le lit de galets du Bez, juste à l’aval de Châtillon en Diois

le lundi 18 mai 2015

Et la parole prit la montagne par la main

pour que son sillage soit la joie

où je bégaye

YB

词语之手牵引群山

将它的尾流沿成欢乐

在此,我咿呀学语

*

流水触摸碎石,赋予它们形象

或被赋予,节奏、声响与底色

永不重复地相遇,分离,永不止息

成谜,藏在群山与天空静默的眼底

Le torrent caresse les galets, leur donne forme

ou il reçoit d’eux son, rythme, couleur.

Une rencontre, rien ne se répète.

Tous se séparent sans cesse.

Une énigme qui se cache

aux yeux de la montagne

et à ceux du ciel silencieux

*

群山无言

把远方交付流水

水声能否减轻人类沉默的痛苦

在长久惊惶的自我阐释之后?

La montagne ne parle pas,

donne le lointain au torrent.

Le chant du torrent apaise-t-il

la douleur muette des hommes

qui s’effraient à toute longue explication d’eux-mêmes ?

ZB

*

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3

à Die, le mardi 19 mai 2015

古老的意象凝固在昨天

飞花紧握土地和光的梦想

重新穿行世界

Hier la métaphore antique s’est figée.

Le pollen saisit le rêve de la terre et du soleil,

traverse à nouveau le monde

ZB

*

被山间的风托起,这洁白的精灵

在雨燕的歌声中,轻盈地穿过

丛林溪水,告诉我宁静的欢乐

那是来自杨树的邀请

Une fée blanche,

soulevée par le vent de la montagne,

sous le cri des martinets, traverse doucement

les forêts et le torrent,

me raconte une joie sereine,

invitation du peuplier

HL

*

On remit la montagne sur pied.

J’entends voler le pollen,

murmure des dieux,

euphorie blanche

YB

扶起群山,治愈

我听见花粉轻扬

诸神的低语

纯白的至乐

*

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Un archipel

Yves Bergeret

Cycle de quatre poèmes-peintures
sur papier Rosaspina de 200 gr au format vertical de 100 cm sur 35
créé à Die et dans ses montagnes du 29 avril au 2 mai 2014
parallèlement à un travail de traduction en chinois (par Zhang Bo et l’auteur) de Seuls demeurent, de René Char.
Un archipel est ici traduit par Zhang Bo.

1.

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La montagne plie pour sa cadette
Je me déplie dans les phrases de l’étranger
La montagne plie au futur

山石为年轻的姊妹收紧
我在异域的语言中伸展
山石收紧,为了将来

2.

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L’horizon bondit dans la main des passeurs de parole
La parole est leur horizon à jamais

地平线在词语摆渡者手中跳跃
词语是他们的地平线,直到永远

3.

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D’un chaos naît la réplique
que la montagne clame
sur nos deux horizons alternés

从混沌中诞生对白
群山高喊
飞跃你我交错的地平线

4.

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Archipel nous sommes
parmi les abysses et les courants de la parole

我们是群岛
在词语的深渊与激流中

 

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