L’Image au mur agit
Ce texte se lit en italien traduit par le poète Francesco Marotta à cette adresse :https://rebstein.wordpress.com/2017/05/04/limmagine-sul-muro/
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L’espace vit d’abord par la sonorité qu’on y connaît. Le cluster des cris des camelots du marché par-dessus le grondement de la ville. Le roulement du torrent sous les nuages serrés. Le raclement du vent d’harmattan sur les plateaux et les falaises de grès au Sahara. Le craquèlement de la montagne sous la chaleur de midi qui descelle les pierres que le gel de la nuit tint. Le piétinement des troupeaux dans les creux des collines arides. J’entends toujours affluer du sens sonore, parfois peu net, mais permanent dans ses modulations robustes et tenaces. Ce continuum est animiste, oraculaire, menaçant ou harmonisant. Sens sonore multiple et avant même que quiconque ne parle. Le continuum sonore me lie à l’espace. Il faut toutes les ruses de la science physique pour que dans une chambre anéchoïde je trouve le silence ; mais dans cette suspension de mon pacte sonore avec l’espace j’entends aussitôt surgir mon cœur qui bat et mon corps qui sous sa peau travaille.
Dans ce continuum la vibration sonore de la parole circule. Dans l’espace je ne peux sortir de la plate satisfaction, je ne peux sortir de la peur que j’inflige ou subis que si j’entends la voix de l’autre ; je l’écoute m’interroger et lui réponds. Alors s’instaure le dialogue. Ainsi naît la personne. Hélas trop souvent l’espace porte vers moi le cri de menace ou de douleur, l’ordre sec qui ne saurait tolérer réponse et assujettit, le susurrement hautain qui enjoint. Mais de toute manière l’espace atteint pleine maturité s’il est d’abord vibration vocale de nous tous ; il est nous tous. Dans l’ample et profonde respiration de notre brouhaha. De notre fête ou de notre pleur. Ou de notre paix.
Je nais dans l’espace. Je nais car je suis dans l’espace, c’est-à-dire dans le son de l’autre. Dans sa vocalité variante. L’oralité est spacieuse et spatiale. D’une bouche à une oreille. L’oralité est d’abord initiatique, récusable aux non-initiés car la mémoire n’est pas support visible ni audible. Il arrive que l’espace n’accède à la vie qu’énoncé par le chant polyphonique qui le fonde, celui des Pygmées Aka, celui des Dong en Asie du sud-est, celui des Huli de Nouvelle-Guinée, celui des Femmes aînées des Toro nomu dogon de Koyo.
Auvent peint (peuple dogonToro nomu) au centre d’un plateau de grès, nord du Mali
Un matin il arrive que quelqu’un sans vraiment rompre ni avec la communauté de ses proches ni avec le continuum sonore se saisisse d’une légère matière colorée dans le creux de sa paume ou au bout d’un doigt ; et sur le fond d’un auvent de roche, ou bien dans une pièce en briques de terre, il pose une ligne, un trait. Ici soudain le flux sonore de l’espace hésite, évite, se cabre, s’écarte mais sans pourtant se taire. De cette ligne colorée, de ce trait visuel naît un bouleversement de la relation à l’espace. Et naît en tout premier une soudaine distance. Une mise en suspens du continuum sonore de l’espace. Le silence surgit.
Ce trait silencieux nomme. Il nomme quelque chose dans l’espace que celui qui pose le trait sent, désigne, et peut-être même veut attraper par la puissance tranquille et mutique de ce trait. Cet élément de l’espace est invoqué, convoqué, prié, éloigné, apaisé, possédé, dépossédé et finalement, au fur et à mesure que le trait se précise, nommé. Ici se lève l’aube de l’écriture qui est mouvement de la pensée vers le silence.
Petit auvent peint (peuple Toro nomu) en pleine falaise, au bord d’une cascade sacrée, nord du Mali
Et en même temps celui qui a pris un peu de boue beige dans sa main et l’a posée, étirée, ferme et nette, comme un baume sur le mur du fond de la chambre, éprouve l’importance et l’audace de son geste : le fauve invoqué, l’ancêtre signifié, l’accouplement célébré ne se rebellent pas. Le signe visuel a un pouvoir : il stabilise et régule l’espace. Le poseur du signe naît comme homme responsable pour lui-même, pour ses proches et pour toute la communauté : il sait prendre le calme risque de tutoyer en silence l’espace. D’emblée et aux yeux de tous il installe le signe hors du secret qu’initiatique l’oralité chuchote à l’oreille. Le trait qui nomme le fait doublement : il nomme quelque chose dans l’espace et il nomme celui qui inaugure l’acte d’écriture.
Le poseur de signes nomme et par ce trait calmement audacieux il touche la puissance animiste de ce qu’il nomme. Tactile le trait est performatif. Il agit. Il a écarté le bruit en créant une béance sans transcendance dont le silence renforce le continuum animiste de la pensée symbolique. Simultanément il écarte et rejoint. Il joint dans l’écart : et c’est bien le propre de l’écriture.
Mur intérieur d’une maison, figuration d’ancêtres (peuple Toro nomu), nord du Mali
Un second trait qui nomme se pose sur le mur. Puis un autre. Enfin apparaît l’à-plat. Puis un autre à-plat et encore un autre, sans pour autant effacer les traits. Naît alors l’appropriation agissante de l’espace par l’organisation visuelle au moyen de ce qui est presque toujours une sorte de damier peint sur la paroi. Il arrive que dans le damier le trait ci et là revienne. Ici naît l’image. Cette image est sœur du filet que l’ornithologue tend sur la colline près de l’étang pour attraper les oiseaux migrateurs, les baguer et les relâcher : pour interroger et comprendre leur vie. L’image est une traversée suspendue de l’espace, une trajectoire immobilisée dans un silence pérennisé.
Mur intérieur d’une maison, (peuple Songhaï), nord du Mali
L’image peinte au mur désoriente et stabilise la bruyante prolifération animiste de l’espace. Elle met en forme l’énergie agissante, créatrice et à la fois destructrice de l’espace ; elle informe qui la regarde au mur. Elle offre un guide de vie, un « mode d’emploi » de l’espace en ses périls et ses splendeurs et dans les justifications de ces derniers. Elle figure dans son propre mutisme le récit mythique qui justifie la turbulence de l’espace et qui lui assigne un sens. Elle calme l’agitation de l’espace et l’angoisse de qui se met à regarder l’image.
Mur intérieur d’une maison peinte collectivement en 2007, figuration d’ancêtres et de mythes (peuple Toro nomu), nord du Mali
L’image au mur s’adresse à tous ceux qui passent devant le mur et la voient. Si jamais elle est mosaïque au sol, elle s’étale sous les yeux des visiteurs et frotte leurs pieds. Si elle est fresque à la paroi du cloître, elle réinstaure un épisode du grand récit mythique oral qui agit au fondement même de l’édifice. Si elle est foisonnement de pierres sculptées au porche d’entrée, elle appuie son action symbolique sur la nuque de qui franchit le seuil. Si elle brille au vitrail dans la lumière changeante des saisons et des heures, elle fait à nouveau jaillir par la vibration colorée l’action archétypale d’un héros, saint ou divinité, fondateur. Elle distribue du sens. Elle aguerrit une hésitation et relance un cheminement dans l’opacité du monde.
Jugement de Caïphe, 16ème siècle, cloître San Pietro, Piazza Armerina, Sicile
Cette image pour tous sur de grands supports publics est une sédimentation de la parole collective mythique que la communauté a en réponse adressée au bourdonnement opaque et turbulent du continuum animiste de l’espace. Cette grande image est la cristallisation visuelle de la réponse à l’espace : elle est un dépôt de parole. Cette parole mythique, muette car image, demande cependant à revenir dans l’oralité de la transmission : l’initié s’en charge. Au peuple analphabète médiéval le clerc lit le récit inséminé dans le vitrail. La lecture de cette image fait « leçon de morale » à laquelle le fidèle saisi par la performativité du tympan ou de la rosace se réfère pour orienter sa vie.
Eglise de Kalopanayotis, montagne de Chypre, 15ème siècle
Les grandes images publiques éducatives loin de disparaître avec l’alphabétisation générale de la population déplacent cependant leur performativité ou plutôt en multiplient les champs. En France les vastes peintures des salles des mairies édifiées dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle accompagnent l’alphabétisation républicaine de la population. Il en va d’ailleurs de même de la statuaire publique.
Mais parallèlement le développement très rapide de la fabrication industrielle des objets, qui transforme profondément le continuum sonore et symbolique de l’espace, suscite les affiches publicitaires dans les lieux publics les plus fréquentés possible pour le dressage de qui les regarde à la consommation compulsive de l’objet vanté : délabrement éthique. On pourrait même croire que la visite incessante, elle aussi compulsive, à l’image des écrans de l’ordinateur et du smartphone tende à effacer l’usage de l’image murale ; mais cet autre délabrement de la personnalité par la plongée dans un trou de souris sans fond ne retire en fait rien à la puissance de la grande image collective, sur écran géant ou même au mur d’un palais ancien ou à la rosace d’un transept gothique. La pensée symbolique en espace, même pour la personne la plus aliénée, ne s’éradique jamais.
Eglise de Kalopanayotis, montagne de Chypre, 15ème siècle
Voici en somme en quoi l’image murale est aussi fertile que vivante : elle est sans cesse à la poursuite de la parole qui en est le noyau de sens et qui sans cesse lui échappe vers le continuum sonore. Dans le brouhaha de l’espace l’image murale est le silence d’une promesse avancée et rétractée.
Eglise San Giovanni Evangelista, à Piazza Armerina, 18ème siècle, Sicile
Yves Bergeret
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Le Salento, d’Antonio Devicienti
Originaire de l’extrême Sud de l’Italie, Antonio Devicienti écrit ce vaste poème dans plusieurs langues, l’italien, le français, le dialecte du Salento, une version dialectale du grec parlée également dans le Salento, et -par quelques mots- en allemand. Dans ce poème, toutes les formulations dans toutes ces langues sont de lui.
YB
LINGUA MADRE / LANGUE MATERNELLE
(c’est à dire les yeux de la langue)
Lingua madre che affonda fino al
dialetto
per dire il mondo e le cose
Langue maternelle qui s’appelle aussi
dialecte
afin de dire la terre et ses naissances.
Dialetto delle madri e dei padri
suono della materia prima da cui edificare
C’est bien le dialecte de nos mères, de nos pères
le son de la matière à partir de laquelle on édifie :
la pietra
la pierre
o lisàri
la pethra.
*
« Cher Yves,
mon ami, tu m’as écrit que tu ne connais pas la région où je suis né (le Salento, nommé aussi « Terra d’Otranto », Terre d’Otrante). Eh bien, permets-moi de tenter une description de ma région natale où l’on parle trois langues différentes: l’italiano, il dialetto salentino e il griko (c’est à dire le grec de la Terre d’Otrante) ».
C’est vrai, oui, c’est bien vrai que la langue est aussi espace et que la langue-espace possède son rouge-d’encre à baigner les oliviers de la plaine entre la mer Ionienne et l’Adriatique, entre le toit de la Cathédrale d’Otrante et les fenêtres des maisons près de la mer à Gallipoli, entre les écueils des migrants à Leuca et les pierres musicales de lumière aux alentours de Lecce.
C’est vrai, oui, c’est bien vrai que la langue est un voyage à pieds à travers le travail des mains
Ète dialettu e stae inthru le pethre
inthru le chianche te le case
inthru lu cervieddhu te l’amanti quandu crìtane l’amore
Ainsi l’appelle-t-on: dialecte, il est
dans les pierres
dans les briques des maisons
dans le cerveau des amants lorsqu’
ils crient dans l’orgasme.
C’est ainsi que la langue-espace beauté et mémoire aspro lisàri nifsa stin imera la pierre blanche la nuit dans le jour c’est ainsi qu’elle commence son voyage.
*
Cher Yves, tu le sais: tout commence depuis une maison (casa, σπίτι, Haus) édifiée avec la pierre locale et avec les mots qu’une génération transmet à la suivante; les dalles de la cuisine sont les plus savantes, la table où l’on mange et où l’on étudie est une étoile de bois, une carte du monde, une étendue de visions.
Je veux raconter une maison qui est faite d’une pierre très fragile, dans le vieux village, le foyer dans l’angle de la cuisine, l’ordre savant des enduits blancs sur les murs
*
Ieu ddecìa inthru de mmìe: moi, je me disais:
“throppu throppu throppu lu sonnu « le sommeil c’est mon voleur
me rrubba l’ore – il me vole le temps
ddescetatu bbulìa stau je veux veiller
la cchiù parte te la notte: la plus long de la nuit
ca lu libbru aggiu leggìre ci car je veux tout entier lire le livre
lucìsce quannu lu ggiornu poi scurìsce – qui s’allume lorsque le jour s’en va –
Stiddha ‘e sale e thrumentu L’étoile de sel et tourment
comu malata presentia telle qu’une maladie
ète c’est-elle
ci ‘ncelu bballa qui danse dans le ciel
malata te capu…” folle… »
Sintìa li capitani te furtuna j’entendais les capitaines du hasard
ci giràane pe lle vie te lu paìse qui flânaient dans les rues du village
manciàane ulìe nìure ils mangeaient des olives noires
descaminados
iddhi ci sempre sviati stannu c’étaient eux qui toujours se perdent
sempre spersi – se throva cquai puesìa? toujours perdus – est-ce ici que l’on rencontre la poésie?
“Ientu ‘ene rèfulu « le vent vient subtil et philosophe
mmòzzica la fenèscia il mord la fenêtre
nu llassa l’ore presenti ma il n’abandonne pas les heures d’ici mais il
te passatu l’enchie, te memoria les remplit de passé, de mémoire.
‘Ncigna lu libbru ci nu scrivu Ainsi commence le livre que je n’écris pas
ma vivu, ‘ncigna ogne fiata ca mais que je vis, il commence toutes les fois que
stiddha ‘e sale rrivivesce l’étoile de sel vit à nouveau
bballu e vvilenu vvilenu e ssangu danse et poison poison et sang
– corrida?
Thrasi, ientu, ‘ssìttate cquài ‘nnanzi Entrez, monsieur le vent, asseyez-vous ici devant
a mmìe e ‘ncigna ‘ ccuntare…” moi et commencez à conter… »
Capitanu te furtuna, se spugghiava lu ientu Capitaine du hasard le vent retirait
te lu cappeddhu – ‘nnanzi te mìe se ‘ssittava. son chapeau – il s’asseyait devant moi.
Bbiìame l’assenziu primatìu te lu cuntu. Nous buvions l’absinthe prémices du conte.
*
SUTTASCIROCCU ci nu sse scerra SOTTOSCIROCCO
Sous-sirocco qui rien n’oublie de tout se souvient
scinne scinne cu le caruse il descend il descend avec les filles
ddabbàsciu: ddhane o limbitari te là-bas: là où se trouve la frontière
la pineta: poi lu mare. la pinède: puis la mer.
‘Mar’a ttìe marinaru ci Malheureux es-tu, matelot toi qui
lu sale sarvàticu manciasti. mangeas le sel sauvage.
Caruse te tthruvara iddhe te Des filles t’ont retrouvé
lavara ma tìe? ma tìe nu t’ont lavé mais toi? Mais toi tu ne
parli nu dici parole comu parles pas tu ne dis pas de mots qui connaissent
de rena spierte. la nature des sables.
Cuardi. Lu mare Tu regardes. La mer
la rena la pineta: ‘rreta la pineta le sable la pinède: au delà de la pinède il y a
o limbitari: poi ccene nu ccanusci. la frontière: et puis ce que tu ne connais pas.
‘N’àuthra fiata ccene nu ccanusci. Une deuxième fois ce que tu ne connais pas.
*
ientu ientu ientu le vent o ànemos el viento
SUTTASCIROCCU: SOTTOSCIROCCO: Sous-Sirocco
ientu ci nu sse scerra – le vent qui n’oublie pas –
comu mare ientu ci strascina est semblable à la mer qui entraîne
memuriuse navi les navires du souvenir
azàte ‘nthra ll’occhi te lu munnu soulevés dans les yeux du monde
cquài le lassa ‘nthra ‘stu portu ici il les abandonne, dans ce port
te verba. des paroles.
La fenèscia ‘ncapu a lla muraglia La fenêtre au sommet du mur
àuta haute
ccuàrdu e ddicu je la regarde et je dis
: fane tthrasu : je veux entrer
(serenata te sta’ pportu) (sérénade d’amour c’est celle-ci, pour toi)
làssime tthrasu. Λίσσομαί σε λίσσομαί σε (c’est bien la prière d’Alcée devant la porte serrée d’une femme)
L’acqua te la pagina se scangia L’eau de la page se transforme
canti e ccunti ci te sta’ pportu. en chants et en contes de moi pour toi.
*
(et voici un « mosaïque » de fragments de chants populaires de la Terre d’Otrante avec des fragments qui disent mon amour au pays natal)
Fata pu me fàtefse
‘mara l’acqua ci me ‘ttaccàu li peti cu nu bbegnu finc’a ttìe? ‘mara l’acqua persa ‘nthra la rena quant’ave ca te chiamu tìe nu rispunni ‘mara acqua d’incantu ca canta muta ieu lu sacciu nu ssentu ‘mara l’acqua ci me chiudìu le ‘ricchie cu cira vvilenàta? ‘mara l’acqua ca si nu era ‘mara ieu la bbivìa ma forse ha d’essere ‘mara ‘mara l’acqua ‘sta maledizione d’amargura felicità ète ‘mara ‘mara ma disiata ma circata
Fée qui m’enchanta: est-elle bien amère l’eau qui me lia les pieds afin que je ne parvienne pas jusqu’à toi? Est bien amère l’eau perdue dans le sable c’est beaucoup de temps que je t’appelle toi tu ne réponds pas est bien amère l’eau sorcière qui chante muette je le sais je ne sens pas est bien amère l’eau qui ferma mes oreilles avec de la cire empoisonnée? Est bien amère l’eau parce que si elle n’était pas si amère je l’aurais bue mais peut-être qu’elle doit être si amère est bien amère l’eau cette malédiction d’amertume félicité bien amère amère mais désirée mais cherchée
*
– percé lu chiamati “dialetto”?
Pethrosa lingua, ‘nvece,
te ribollente lava facta.
Quiddha pethra
(te focu)
memoria te lu tempu
aedificatoria materia
mieru cu llu sale.
Perché lo chiamate “dialetto”?
Petrosa lingua, invece,
di ribollente lava fatta.
Quella pietra
(di fuoco)
memoria del tempo
edificatoria materia
vino con il sale.
Pourquoi l’appelez-vous « dialecte »?
Une langue des rochers, par contre,
d’anciens volcans qui ont changé de voix,
mais qui possèdent encore leur voix
et dans la voix des yeux
et dans les yeux la voix de la pierre.
*
Je regarde ton « cheval-proue » de Poitiers, cher Yves,
et j’y vois les mêmes figures qu’à la mosaïque
d’Otrante – ces dernières sont plus sauvages et primitives,
mais de Poitiers à Otrante
d’Otrante à Poitiers
c’est la même façon
de développer l’espace
depuis l’opaque indifférence des murs ou du pavé
en avant, en avant, vers notre oeil qui regarde
l’oeil est le pont vers l’extérieur
benedictus sit oculus hominis
les yeux de la langue sont merveilleux
les yeux de la langue voient plus loin que nos yeux
et les yeux de la langue sont dans nous
dans la profondeur et dans l’abîme que nous sommes…
*
La mosaïque d’Otrante est un tapis d’histoires
les fresques de Poitiers sont une bibliothèque d’images
la route d’Otrante à Poitiers s’appelle
imagination et culture et espoir
y passent les pensées qui voient
à travers les yeux de la langue:
cheval-proue et le roi Alexandre
le français et l’italien du sud
la route, c’est la rencontre parmi les langues
le ciel, c’est le changement sans cesse du bleu
l’horizon, c’est le tremblement de la mer et l’élévation de la montagne
*
QUANDU SCIUCÀANE LI STHRIJ ‘NTHRA LLA STRATA
‘ndialettu
critàane
li sthrìj
ca iddhi vivi èrane, vivi, vivi!
La storia accadeva altrove.
Les enfants jouaient dans la route
ils criaient en dialecte
qu’ils étaient vivants, qu’ils appartenaient à la vie, qu’ils étaient fous de vie.
L’histoire se passait en d’autres lieux, bien distants.
*
Un baptistère aux murs chantants
là je t’imagine, mon ami,
tu appelles des signes contemporains depuis les signes anciens et plus anciens encore.
Il en va ainsi :
on s’assoit par terre, dans un angle, les épaules contre le mur aux briques rugueuses ;
on regarde les murs qui montent vers la ocupole,
la lumière qui rayonne d’un centre que l’on pressent, mais que l’on ne voit pas.
C’est ainsi que l’on s’oublie soi-même.
Et je me souviens d’une basilique à Mistra, au centre du Péloponnèse,
les dalles bouleversées par le temps
les fresques des Saints et des Saintes AUX GRANDS YEUX
qui regardent les étoiles invisibles suspendues dans l’air brûlant.
Et je me rappelle la PLACE QUI A FORME D’OEIL
elle se trouve dans le centre lumineux d’Ortige
et j’aime, oui, je l’aime bien d’imaginer le sarcophage de bois
suspendu par une chaîne au plafond du temple d’AthènaLucia
qui imperceptible bouge
et là dedans il y a le corps génial d’Archimède
(on peut lire cette légende dans les chroniques
des savants arabes de Sicile).
Et au pays de René Char je me souviens des grandes roues des moulins
des YEUX qui (Saint Trophime aux environs et la Fontaine et le Lubéron en vue)
des yeux qui sont des mains et des mains qui sont écriture
et l’écriture qui bâtit sa demeure (spiti casa maison Haus).
Je me souviens de toutes les langues d’Afrique
le linge se séchait aux balcons
on rend visite au Cristo de los Faroles qui se dessèche
de solitude dans le cœur de Córdoba
et je me souviens de John Coltrane qui jouait dans une cave
au même niveau que le fleuve devant l’île de Kampa
(ou bien c’était un rêve et Holan caressait sa fille
pour l’endormir),
d’écrire au crayon une lettre d’amour pour Edith Piaf
pendant que Miles Davis jouait « ascenseur pour l’échafaud »
e mi ricordo di Lisbona, città delle andanze
e Praga « viscere d’Europa »
et traduire – ça signifie deux êtres humains qui
se fixent dans leurs yeux :
ils ont envie de se comprendre
Terre d’Otrante, carrefour des langues
gli occhi della lingua
la mente si fa tutta sguardo
les yeux de la langue
les pensées deviennent TOTALEMENT regard
gli occhi della lingua
ta màtia tis glossis
vedono Africani Asiatici transitare
ora per questa lingua di terra
(cercano il Nord)
(nulla sanno di questa zattera a Sud-Est)
e tradurre è questo migrare
les yeux de la langue voient des Africains des Asiatiques traverser
maintenant cette langue de terre
(ils vont au Nord)
(ils ne se rendent pas du tout compte
de ce radeau de Sud-Est)
et traduire est migrer ainsi
… e la poesia europea ha spesso questo torto:
dimentica il canto dei popoli.
Mais les poètes européens sont coupables
ils oublient volontiers le chant des peuples
Ché ho nostalgia delle lingue e dei daletti che non ho
mai imparato o conosciuto
J’ai nostalgie des langues et des dialectes
que je n’ai jamais ni appris ni connus
e mi guida questa mia ignoranza ch’è immane
ma che mi abita desiderio e ammirazione
mon Virgile c’est mon ignorance qui est fort grande
mais qui, en m’habitant, est aussi désir et admiration
sur le tapis de mosaïque d’Otrante se croisent
le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest
ghetonia ton laòn voisinage des peuples
e sta nascendo un italiano creolo ? Je me pose la question: une langue qui ne soit ni la langue des colonisateurs, ni la langue des colonisés, mais bien la langue des hommes libres
est-ce qu’il est en train de naître une langue créole italienne ?
Glossa tis eleftherìas, glossa stin eleftherìa.
Langue de la liberté, langue dans la liberté
Ce que la langue voit c’est
l’horizon infini des chants
que les peuples ont créés
depuis l’aube de l’homme
glossa tis mesemvrìas
langue du midi.
Langue (langues) maternelle (maternelles).
*****
***
*
Torrent 激流
poème en dix brèves strophes écrit par Yves Bergeret le lundi 27 mars 2017 sur la rive du Bez à Chatillon en Diois, calligraphié avec collages, lavis et acrylique en deux exemplaires à Die jusqu’au 3 avril 2017 sur livret allemand de 16 cm de haut par 20 ;
ici traduit en chinois par Zhang Bo, poète de Nankin.
1
Le torrent court lâcher à la mer
la pesanteur,
lâcher son talent à désastres par tonnes.
激流奔涌着朝向大海
松开世界的重量,
朝向成吨的灾难松开它的禀赋。
2
Le torrent ronge l’humus grenu de ses rives.
Les racines dénudées ballottent
dans le vide pour rien :
le torrent n’est pas la sève ordinaire.
激流侵蚀它两岸颗粒状的土壤。
裸露的树根在虚空中
无目的地摇晃:
激流绝非庸常的树液。
3
Le torrent tonitrue.
Des galets du fond roulent gris,
clament brassent.
Bourdon de quoi ?
激流在雷鸣。
河底的灰卵石滚动,
叫喊,翻搅。
这是何物的低鸣?
4
Le torrent est mon témoin immature
sans tendresse.
激流是我尚未成熟的见证者
毫不温柔。
5
Sur un bloc de sa rive chaude
je grimpe comme je peux
pour prendre à deux mains le bas de son lit
et le relever tout en haut.
Bien sûr l’eau dégringole à rebours.
在它滚烫河岸的一块岩石上
我尽我所能地攀爬
去用双手抓住它河床的下摆
并将其抬向高处。
必然流水向源头冲下。
6
L’eau qui file à rebours
est la retraite du grand sarcasme,
l’avalanche sans deuil.
流水向着源头疾行
使它远离巨大的讥讽,
未引发丧事的山崩。
7
Le ciel dépêche des trains de nuages très gris
pour colmater
pour épuiser le sarcasme
pour traquer l’hémorragie.
天空急调极灰的层云
去封堵
去耗尽讥讽
去围捕出血之处。
8
Les nuages froncent, vont rire.
Les nuages acclament
que j’aie renversé le lit.
云层皱起,它即将发笑。
云层喝彩
当我曾欲翻转河床。
9
Les nuages remettront la montagne
dans le trou de la source.
云层将把山峦送回
源泉的洞穴中。
10
La montagne sera
lisse ou plate
et bleue.
山峦将
光滑或平坦
但却蔚蓝。
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