Archive | juin 2017

Collages-sons

Poème écrit par Yves Bergeret à Die du 21 au 25 juin 2017, sur deux triptyques horizontaux de format 21 cm par 59,4 de Fabriano Designi 200 g avec des gestes de lavis d’encre de Chine et des collages divers, dont de fragments de cartes géographiques du 17, 18 & 19èmes siècles, d’un contrat à l’encre brune sur parchemin du 15ème siècle, de feuilles de comptes du 19ème siècle et de photos d’un vitrail de la cathédrale de Chartres, d’une mosaïque byzantine du 12ème siècle & d’un manuscrit byzantin du 13ème siècle.

Une version en italien, traduite par le poète Francesco Marotta, se lit à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2017/06/29/la-porta-aperta/

 

 

J’ai traversé l’Europe

depuis les fjords de la Norvège et le piémont du Caucase.

Dans mes poches j’avais mis les restes et souches

des billets des pièces de théâtre que jouèrent trente générations.

Arrivé dans mes montagnes

si longtemps silencieuses avant les guerres de religion,

avant la transhumance encore et encore des migrations

j’ai pris une feuille épaisse, des ciseaux,

beaucoup de colle.

 

J’ai soufflé sur les crêtes et les vallons,

sur les sentiers et les granges.

 

Ai écouté me répondre par les fissures des pierres

les pèlerins et les migrants,

les écoliers et les figurants,

les divorcées et les vierges.

 

Ai pensé à l’escale, à l’exil

et à la racine suspendue dans le vide

quand le torrent ravage la berge.

 

Ai escorté le martinet qui en criant frôle

la mort puis le clocher puis la mort en criant

puis la girouette puis le soleil qu’il désordonne.

 

Ai entendu la querelle des patriarches jusqu’au sang,

le banquet sur l’Olympe,

la taverne sur le quai du port

et les cris sur la barque qui se retourne.

 

Ai entendu les morceaux du récit

par certains côtés misérable

mais épique par d’autres côtés.

 

Alors j’ai badigeonné de colle

le verso granuleux des vieux billets de théâtre

et les ai disposés sur la dure feuille,

les oranges et les rouges d’abord, un fond de joie lucide,

 

et les beiges et les gris

parce que aussi la vie amoncelle des nuages ambigus

sur les polders et les montagnes

 

et au milieu un curieux cratère ocre et carré

parce que la vie laisse toujours la porte ouverte,

 

parce que même dans la densité des complots,

des suantes alliances, des tirades et des répliques,

des masques et des doubles jeux,

la vie laisse toujours la porte ouverte.

 

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Carène, à Poissy

ou

le voyage héroïque

des hommes du Sahel vers la Sicile

 

poème d’Yves Bergeret en quatre actes

(adaptation du grand texte en cinq actes, à paraître)

pour cinq voix, clarinette, flûte, violon et violoncelle

 

a été présenté par Art’Yvelines / Poésie au jardin

le vendredi 9 juin 2017 au soir

dans le jardin du Prieuré royal de Poissy et de l’atelier du peintre Ernest Meissonier

 

par l’Ensemble instrumental The Island Progress, spécialisé en improvisation contemporaine :

Dominique Bernstein, violoncelle / Gloria Bernstein, flûtes / Anne-Sophie Bottineau, clarinette / Joaquin Ramirez, violon

 

et les comédiens : Daniel Raguin, Laurence Sonneck, Frédéric Gérard, Mireille Gesret

avec intervention du poète dans le quatrième acte.

 

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Prologue devant l’Atelier d’été de Meissonier par Geneviève Chignac, présidente d’Art’Yvelines, par Agnès Guignard, « maîtresse de maison », descendante du peintre Meisssonier et historienne, et par le poète.

 

 

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Acte 1

Cheval Proue

pour deux voix

devant huit poèmes calligraphiés par le poète en très grand format et dressés sur le mur ouest de l’Atelier d’été de Meissonier.

La traversée de la Méditerranée, nouvelle épreuve d’une Odyssée perpétuelle

 

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Acte 2

Quatre hommes du Sahel

pour quatre voix, violon et violoncelle ;

entre les grands buis devant l’autre côté de l’Atelier de Meissonier.

L’Homme de grès, l’Homme-trame, l’Homme-onde, l’Homme des pierres

 

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Acte 3

Le Chroniqueur immobile

pour quatre voix, clarinette et flûte ;

au centre du Jardin de Meissonier, devant une immense demi-sphère de poutres de bois.

Le Chroniqueur immobile, Le Ruisseau incrustant, La Colline en feu

La parole énergique et triste de l’Aîné qui au Sahel ne peut faire le grand voyage

 

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Acte 4

Deux hommes du Sahel au cœur de la Sicile

pour deux voix, violon, violoncelle, flûte et clarinette ;

sous un immense tilleul aux branches retombantes, à l’entrée de la nuit avec les chants des merles et les aboiements inquiets de chiens.

Ankindé seul : sa grande et courageuse vision nocturne en haut d’une colline. [Ce poème se lit sur ce blog, accompagné se sa version chinoise, avec ce lien : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2017/07/01/ankinde-seul- ]

 

Le Rêve d’Alaye : pensant aux noyés son cauchemar puis, avec Ankindé, leur double incantation de vie. [ Ce dernier poème se lit sur ce blog grâce à ce lien : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2017/01/19/le-reve-dalaye-les-voix-de-nuit/ ]

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5

Sous le couvert de l’Atelier d’été de Meissonier, s’est engagé, comme un vrai cinquième acte, un long débat, longue et intense réflexion de tous les participants, acteurs, musiciens et dizaines de spectateurs restés jusque tard dans la nuit.

 

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Varèse, Baptistère & Cathédrale, avec Antonio Devicienti

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Yves Bergeret

Les montagnes sont proches. Les grands lacs effilés sont proches. Proches sont les pentes raides couverts de forêts profondes. Les collines sont là, jusqu’au cœur de Varèse, et leurs grottes et leurs carrières. Et si on va au cœur de la ville de Varèse, on pose son bagage un moment au cœur du long voyage. On arrive au cœur le plus ancien entre les façades sévères et actives, entre les rues marchandes à arcades médiévales. On arrive au triple surprenant corps de bâtiments, la Cathédrale, un puissant campanile sombre et enfin le Baptistère. Lui est clair, modeste. Septième siècle, mais profondément remanié au treizième. De l’extérieur : hauts murs nus. Puis la porte médiévale de bois brut incisé de rudes entailles.

Le seuil, et encore quelques marches de granit rouge, usées, bon granit âpre de la montagne. On descend, comme au Baptistère de Poitiers, ces marches et on est dans ce simple cube de clarté (clarté due sans aucun doute aux restaurations récentes), cube juste adjoint d’une petite abside, elle-même surmontée d’une sorte de chapelle subsidiaire qu’on devine. Et on butte, au centre du sol, sur une grande vasque monolithique claire orthogonale, sculptée de personnages simples : les fonds baptismaux. Sous lesquels les restaurations laissent voir une très ancienne fosse baptismale.

Mais on est irrésistiblement attiré par là-haut la lumière, là-haut les à-plats çà et là de couleurs sur les hauts murs blancs. Des restes parfois assez vastes de fresques le plus souvent du quatorzième siècle, vigoureuses, fraîches, presque toutes entourées d’une petite et franche bordure peinte.

L’état actuel de conservation et de restauration donne un très judicieux effet de liberté aérienne à ce que disent traits et couleurs voguant ici parmi la lumière et le blanc. Le programme iconographique pour une  liturgie de messe ou de baptême est carrément oublié : par exemple sur des bouts de murs imprévus deux fois est peint, deux fois et séparément !, le moment unique et dramatique de la crucifixion. Des saints debout lévitent ci et là. Dans la petite abside se côtoient non sans rudesse des scènes rustiques et touchantes, une Madone qui allaite, un sauvetage des trois enfants dans le saloir par saint Nicolas, mais, de manière beaucoup plus sage, une Madone à l’enfant du quinzième, escortée d’un Jean Baptiste et d’un saint Victor.

Ici le baptême de la cuve centrale de pierre blanche projette le néophyte dans un monde actif et clair, ouvert et en cours de gestation. Ce qui donne son sens et sa nécessité au lieu c’est non pas la dramaturgie d’une liturgie, mais beaucoup plus la puissance agissante des donateurs, aristocrates et bourgeois des siècles anciens qui enjoignaient aux peintres à fresque d’ajouter ci et là des images, des traits, des effigies simples colorées en deux dimensions. Le sens du lieu, c’est énergie constructrice. Elle se voit partout.

Dans les images elles-mêmes les morceaux d’architecture simples sont très souvent représentés. Même la tête du Christ en croix se comprend dans une architecture de bois.

La matière elle-même de la peinture est une couche supplémentaire, volontaire et joyeuse ; la fresque est une pâte pigmentée posée avec détermination et elle tient bien, là très haut sur le mur blanc, là dans le coin contre l’arc d’une ogive.

Le traitement des visages va de même. Très peu de modelés, de dégradés ; plutôt des à-plats sur lesquels on trace de simples traits, comme des bribes d’écriture, la ligne d’un nez, d’un sourcil, d’une lèvre. Le visage est un élan d’écriture, voire de calligraphie, élan typé selon chaque peintre.

Or l’image principale est fortement décalée, et de côté et en hauteur. Sur le grand mur blanc à droite, là-haut une frise des douze apôtres au dessus des restes d’une autre frise de grands personnages moins identifiables.

Tous les personnages lévitent, pieds nus écartés. Minces, sur un large fond bleu, frère optimiste du bleu de Giotto à la chapelle Scrovegni de Padoue. Aucune dramatisation. Presque toutes les têtes, juvéniles et aux traits dessinés simples se tournent de trois quarts, échappant à la pause impérieuse. Les apôtres tiennent tous en main un livre ou un parchemin non ouverts, textes du savoir futur. Mais à la différence du fond que Giotto peignit à Padoue, le fond ici n’est pas que bleu. Il va d’une bande ocre derrière les pieds nus, à une bande brune derrière les jambes à la large bande du ciel bleu derrière le reste du corps. Le sol est minéral, les longues dalles de pierre et les sols de terre dure existent ici. Exactement comme le tout dernier Malevitch dresse ses silhouettes hiératiques devant des bandes horizontales monochromes, sol puis ciel livide. Exactement comme dans le nord du Mali les esclaves de Peul à Nissanata ou à Nokara, les femmes Songhaï de Dakka et de Hombori couvrent leurs murs intérieurs de fermes bandes horizontales avant d’y tracer des signes. Le monde est stable et bâti. Si comme dans les grandes mosaïques de Ravenne la « théorie » des grandes effigies impériales ou sacrées en impose, pourtant ici leur grâce est libre et légère ; elle vient danser sur un monde en construction, pierre et ciel.

Et l’on revient vers la petite abside aux modestes fresques presque naïves : ce qui ressort alors de son espace plus intime c’est la liberté de la disposition des images comme un jeu de cartes distribuées avec une juvénile énergie, avec leurs bribes d’architecture figurée, avec la santé des visages. Ces faces n’ont pas de volume, ni secret, ni tourment intérieur, ni ombre. Rien n’appesantit vers le tourment sacré d’une vie intérieure. Ce qui se figure avant tout dans ce bâtiment c’est l’acte de construire, de mettre en murs, en effigies à deux dimensions, en panneaux.

Pourtant le mur-panneau cache, indique, protège, révèle quelque chose, dissimule et montre à la fois qu’il dissimule quelque chose. Ce que ce Baptistère, tel qu’il est actuellement, montre c’est la densité pierreuse du monde, ici au pied des Alpes et le courage humain qui sait bâtir. Il montre l’instabilité disponible et créatrice des grandes pierres. Si la personne humaine est avant tout figurée dans les effigies, affranchie de présence et de menace divines, figurée légère et aérienne, c’est qu’elle est l’oiseau qui volète, vole, chante entre les grandes pierres. Tout dans ce Baptistère se joue entre la pierre à bâtir et l’être humain, certes frêle et broyable, mais léger souffle, seulement léger souffle, qui passe en battant ci et là des ailes, souffle léger dont les battements d’ailes sont des syllabes. La continuité de son souffle et de son vol est une phrase : la parole qui passe dans l’espace lithique.

YB

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Antonio Devicienti

Dans une terre d’intenses passages, une sorte de corridor naturel constitué par le territoire autour du Lac Majeur qui unit géographiquement l’Europe Centrale au Nord de l’Italie, se trouve Varèse, ville depuis toujours à vocation marchande et commerciale, dont la fonction était jusqu’à la fin du Moyen Age aussi de halte de poste pour le changement de chevaux et de marché situé justement à ce point de jonction entre Suisse-Allemagne et Italie. Du point de vue religieux toute la région a connu et connaît encore le Rite Ambrosien, sur plus d’un point différent du Rite Romain – la conséquence en est que l’iconographie aussi et le calendrier liturgique possèdent des particularités qui peuvent être lisibles dans l’espace religieux tels qu’églises, baptistères, ermitages.

J’ai eu le privilège d’être avec Yves Bergeret quand ce dernier découvrit et justement s’enthousiasma, en les lisant comme lui seul sait le faire, les espaces de la Cathédrale de Varèse et du Baptistère San Giovanni ; j’ai vu avec ses yeux la stratification des époques et des mains exécutantes dans les fresques murales du Baptistère, j’ai constaté et discuté avec lui la convergence de la culture religieuse populaire avec les motivations des commanditaires (qu’ils fussent aristocrates ou bourgeois), je me souviens très bien de la distribution de l’espace, toujours débordant de lumière et toujours rythmé par la pierre et les briques, capables les uns et l’autre d’être matériau vivant et pages pour un récit fertile du rapport entre l’homme et le divin.

Yves est capable d’une concentration absolue quand il observe les espaces et les fresques, les voûtes à croisées d’ogive et les surfaces accidentés des portails en bois. Il photographie avec une précision qui, je le découvre, est la même, complètement la même que celle des anciens peintres à fresque : en s’approchant de très près des fresques on voit très bien l’exécution sûre et sans repentir des lignes d’un visage ou les plis d’un vêtement – en observant Yves on se rend compte qu’il possède un regard sûr et déterminé, guide pour les mains qui orientent l’objectif pour cueillir dans les peintures ou dans les architectures ces rythmes et ces volumes, ces couleurs et ces effritements des murs qui ensemble forment un vaste poème de détrempes, pierre, enduit, formes géométriques A L’INTERIEUR DUQUEL se tiennent, non plus des visiteurs ( ou, pire encore, des touristes, mot horrible), mais des esprits prenant part à la continuité ininterrompue de la représentation, du récit, du chant et de la vision – esprits que souvent nous oublions d’être après des générations et des générations de regards qui ont vu ce même lieu, qui en sont devenus parts agissantes.

Le Baptistère, donc : de l’extérieur, construction sobre, salle musicale articulée en trois espaces qui communiquent à l’intérieur l’un avec l’autre, quasi seul survivance d’un Varèse médiéval effacé par le passage des siècles, le lieu dans lequel on se libérait du péché originel en s’immergeant dans la grande vasque orthogonale creusée dans un unique, énorme bloc de pierre, le Baptistère est la convergence de la pierre et de la brique (pierre et argile, donc, burin qui creuse et donne forme et feu qui cuit) avec l’eau purificatrice (la région de Varèse est la région des eaux, nombreuses et multiples, eaux des lacs nés de la fonte des glaciers et eaux des si nombreuses rivières qui descendant des Alpes se canalisent dans le Lac Majeur et le Tessin vers le Pô, le grand fleuve de l’Italie du nord, eaux des pluies et eaux qui s’accumulent dans l’utérus fécond des montagnes ; et, en contemplant les peintures subsistantes, en reconnaissant dans les us et les postures des silhouettes la succession du temps historique et culturel (du Moyen Âge à la fin de la Renaissance), en imaginant les chants du rite baptismal et les mouvements des participants, les flammes des bougies et des chandelles, on s’insère dans cette continuité des signes et des idées.

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Varèse et la région de Varèse sont, on ne l’oublie guère, terre de frontière : non seulement parce qu’en allant quelques kilomètres vers le nord on entre déjà dans la canton du Tessin et on continue vers l’Allemagne, mais aussi parce que justement de l’autre côté des Alpes suisses la Réforme luthérienne a avancé à grands pas vers le sud et que l’Eglise de la Contre-Réforme a voulu le long du versant méridional des Alpes une série de Monts Sacrés (on en construisit un aussi à Varèse) qui fussent signes tangibles et évidents de la foi romaine et rempart contre la menace luthérienne ; dans la Cathédrale de Varèse, intitulée Saint Victor Martyr les murs sont totalement recouverts de peintures, la machinerie théâtrale du maître-autel, des sculptures par centaines et deux énormes chaires de bois très sombre animent ultérieurement l’espace dans lequel la théologie et l’idéologie de la Contre-Réforme se réaffirment elles-mêmes – Yves s’arrête, comme saisi, devant l’autel dédié à la Vierge du Rosaire, avec comme auteur et très habile metteur en scène un artiste local (mais de niveau national) connu sous le nom de “le Marazzone” : une Bataille de Lépante représentée sur le devant d’autel renouvelle la présence de conflits antiques, la disposition des peintures dédiées aux épisodes de la vie de la Vierge réaffirme la centralité d’une figure suspendue en pleine ambiguïté entre son propre rôle maternel et une attitude guerrière inattendue.

Yves a sur lui un petit carnet, il l’annote à toute force, il se déplace dans l’espace devant l’autel, il est clair qu’il cherche à vitesse inouïe des correspondances entre l’univers animiste et ces représentations de la Madone du Rosaire : les Mystères des douleurs et des joies, la profusion d’images de décollations, de transpercements et de toute sorte de torture visibles partout dans l’église parlent d’une présence vraiment forte du corps et font de la Mort la grande Interlocutrice.

Le rapport avec la mort, la tentative de l’exorciser en l’évoquant justement, paradoxalement, continuellement, et peut-être le désir de la rendre familière et donc acceptable, la volonté de créer une dimension unique dans laquelle morts et vivants sont présents ensemble et en dialogue, le rêve atavique d’abolir le temps chronologique semblent se rendre visibles dans cet énorme espace voulu par la communauté, financé par l’argent aussi bien public que privé, consacré à un culte en réalité polythéiste, mais sous les déguisements du monothéisme. Mais, nous le savons, c’est aussi la présence totalisante de l’Eglise du concile de Trente qui réaffirme son propre rôle de seule voie vers le Salut, d’unique dépositaire du magister, d’unique Porte de la Foi. Et le Rite Ambrosien, riche d’influences orientales avec des parties du culte liées à la liturgie de la lumière fait contrepoids à l’obsession de la mort en rendant une unité à l’univers qui sinon aurait été en danger.

Yves est fasciné par l’idée de la frontière ; il vient d’en découvrir une qui court ici, entre Nord et sud, entre Protestants et Catholiques, entre gens de langue allemande et gens de langue italienne – et frontière veut dire concomittance, perméabilité, pont et passage, rencontre et réflexion autour des conflits, des incompréhensions, des défiances. Une frontière intérieure à reconnaître dans images et oeuvres de pierres, dans cet inépuisable mouvement du dedans vers le dehors, du dehors vers le dedans.

AD

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Frontalier, à Orino et Varèse

Poèmes écrits par Yves Bergeret du 1er au 4 juin 2017 dans l’extrême nord de l’Italie, à Orino et à Varèse

1

Les plumes des quatre oiseaux afghans

distribuent leur bleu aux montagnes du fond,

leur vert aux bosquets proches.

Huit pattes croisées, huit traits bruns,

huit coups de percussion sur le fond de la rustique coupe.

Les oiseaux peints sur la mystérieuse céramique de Kaboul

ont traversé cent frontières

et viennent soutenir le balancement

des trois lentes montagnes qui migrent

vers la frontière au nord, viennent soutenir le labour

des vents d’altitude qui étirent dans l’autre sens

le voile très haut brumeux.

2

Le grand récit s’était écroulé dans le sommeil.

Les frontaliers l’avaient laissé en désordre sur la table de la nuit.

Et dès l’aube les trois montagnes de l’autre côté de la vallée

le reprennent pour le hisser vers le ciel vide.

Depuis si longtemps le bavardage des dieux est inutile.

Nos reprises de récit, les oiseaux acharnés à chanter,

la fin d’un rêve, la reprise d’un rêve, très près de la frontière,

les trois montagnes nous accompagnent

pour défricher au grand récit une voie non cruelle.

 

3

La crête boisée monte par paliers vers le ciel vide.

Rien ne l’arrête.

Plus déterminés que les nuages

les bois touffus de la crête montent.

La crête boisée traque le frontière au nord.

Une marque à mi-crête, à mi-vie :

une cicatrice déboisée. C’est juste le feu,

il stérilisa là un morceau de crête, une morsure profonde

du désespoir. Mais la crête et les bois

repartent à l’assaut.

4

Le bateau passe devant la montagne sombre

surgie du lac. Ou tombée du ciel.

Pyramide très aiguë. Tous les passagers se taisent.

La montagne des eaux n’a pas d’yeux.

Le bateau avance, la montagne disparaît

parmi les choses de la rive. La montagne invisible.

Sans route ni maisons ni rien.

L’espace en creux, une éclipse dans le grand récit.

Le dieu frontière, boisé, farouche, féroce,

surgi des eaux. Ou tombé du ciel.

5

Les oiseaux en chantant poussent les arbres vers le haut.

Ils font grandir les montagnes aussi.

Ils agacent la frontière.

 

6

Les pierres ont leur frontière aussi.

Granit et gneiss ne plient pas.

En voyageant ils cassent.

Les frontaliers aiment les casser d’une réalité à l’autre.

On les porte par lourds charrois.

On en dresse. On en dispose en pavements

à l’ironie formidable et scintillante.

Puis sur le dallage on tire une table et des chaises ;

alors on parle puis on jette la frontière comme des miettes

toutes sèches, d’un revers de la main

qu’on passe sur la table.

Oiseaux et fourmis attendent les derniers éclats de la conversation

pour manger tenacement l’envers du miroir.

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