Route/Ligne dans le ciel
Avec trois diptyques rehaussés de collage, en trois exemplaires, sur papier tchèque Aquavit 200 g au format déplié de 29,7 cm de haut par 41.
Le poète Francesco Marotta crée la version italienne, lumineuse et ferme, de ces deux poèmes ; on la lit à cette adresse : Strada / Linea nel cielo | La dimora del tempo sospeso (wordpress.com)
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Route
Le lundi 18 janvier 2021, à Die
Trois ont bâti une route.
Le terrassement fut difficile et hardi.
Partout le sol fuyait. Tout alentour
des rats rongeaient les racines.
Les brutes stupides démolissent.
Personne ne doit circuler, ajoute le tyran,
il fait détruire le terrassement.
La route s’effondre par le côté,
son revêtement fond dans sa bouche puante.
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Les trois reprennent de bâtir la route.
D’abord est très clair très hardi ce qui fait terrassement.
Pas de sol. Seulement les trois voix disant
chantant jusqu’au haut des vents de très haute altitude
où il fait si froid qu’on ne meurt plus.
Le son des trois voix, c’est la route.
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Rats, frénésie, meurtriers s’agitent par la plaine.
La route passe bien plus loin, bien plus profond,
bien plus haut, touche par-dessus la mer des nuages
ma montagne blanche où je ne ferme jamais les yeux.
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Elle touche par-dessus la mer de poix noire
la deuxième montagne où on quitte sa virginité.
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Elle repart et touche par-dessus la tempête de sable
la montagne orange où on invente le fer et le feu.
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Trois consolident la route
où vont ceux qui savent porter
d’une humanité à l’autre le fer, le feu,
la conscience et leur enfant aîné
qui s’appelle la parole.
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Ligne dans le ciel
Dimanche 24 janvier 2021 à Die

Dans le ciel j’ai tiré un long fil noir.
A longs intervalles j’ai planté sur les montagnes
des poteaux pour le mener loin, loin,
le poteau d’anti-colère, en buis rouge,
le poteau d’anti-tempête, en hêtre bleu,
le poteau d’anti-foudre, en chêne jaune.
–
J’ai pris le soc de la charrue,
j’ai retourné la terre du champ.
J’ai broyé les orties
et mis de l’air dans l’humus.
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Je me suis glissé dans le bruit du torrent
et ai roulé contre les rochers
pour qu’ils me décapent.
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Alors j’ai entendu la première mésange
qui distillait les gouttes cristallines de la vigueur
et les jetait contre la fange de la bêtise
et en mille petits miroirs élançait la ténacité.
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Sur le sommet la neige a resplendi trois fois
puis a glissé dans ma poche une clef.
Avec six avalanches la neige l’a entaillée
et lui a donné sept crans.
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Si je tourne la clef dans le thorax de nos ombres épaisses
il se peut que les ombres se crispent à grand cri.
Il se peut aussi qu’elles s’écartent et que se lève
une grande vague lumineuse et qu’elle déferle.
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Dans la vague, portées par la vague
nagent arrivent des personnes de parole
l’une nageant, l’autre se laissant glisser
sans fiel ni croc dans la clarté ;
arrive aussi cela qui peut avoir la forme d’un poème
ou le souffle d’un lied ou la cavernité d’un signe
allant sur le grand fil noir, de poteau de vie
à poteau de joie, et même bien au-delà,
dans l’haleine infinie de la parole.
Yves Bergeret
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Grandes calligraphies du dialogue (4)
Des mêmes formats que les Grandes calligraphies 1, 2 & 3, et créées de la même manière en 2003 et 2004, mais avec des signes graphiques tendant exceptionnellement (sauf la première ici) vers l’abstraction, ces Grandes calligraphies-ci voient leurs aphorismes, que je calligraphiai à l’encre de Chine il y a un peu plus de quinze ans, résonner pour chacun de nous dans le temps présent ; je les reprends et les porte plus avant. Temps présent soumis aux dangers des populismes et de la pandémie et, pour Hamidou et Dembo, les poseurs des signes, aux dangers extrêmes des intégristes les plus violents.
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Le poète Francesco Marotta propose sa traduction en italien, dense et lumineuse, à cette adresse : Calligrafie del dialogo | La dimora del tempo sospeso (wordpress.com)
YB
Le vent a posé son dos sur mon sommeil.
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Même dans le poids et la nuit de mon sommeil
des archipels rocheux surgissent.
Se cristallisent. Puis se fendent.
Qui a la tête en bas ? Le vent ou moi ?
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Le vent sculpte un escalier dans la masse de mon sommeil.
Violence et malheur descendent les marches.
En dormant je me retourne,
violence et malheur tombent dans leur fange en feu.
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En dormant je retourne le vent.
Des enfants accourent, montent hors d’haleine
les marches jusqu’à la paix.
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Le vent enjambe trois montagnes
et saute droit dans mon torse.
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A leurs pieds
trois torrents trois ravins
trois naufrages dans une vie
trois ornières à la charrette du ciel
trois échardes au flanc de la parole
trois sourcils qui ne savent se défroncer
trois villages à la dérive sur les sables des guerres
–
et toujours la flèche du vent,
elle racle furieuse, elle rampe amoureuse
dans le nuage, sur la mer robuste
–
et toujours la main de la pensée, mon enfant,
saisissant les trois montagnes
et les plaçant l’une près de l’autre tel un trépied
et la pensée s’y assied
et la parole bondit dans mon torse
et je parle.
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Je dresse trois pierres au sommet,
qui avalent l’horizon.
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Au milieu de ma vie voilà le sommet.
Je sais bâtir.
A perte de vue s’étend l’humaine demeure,
à perte de vie. A perte de voix.
Ne s’éteint jamais le sommet.
–
Au sommet à contre-vent un croc du néant me mord.
Le venin d’un mot hostile ronge mes os.
Je trébuche : trois pierres à plat sur la cime
m’ouvrent leurs paumes.
Nous mêlons nos doigts
et je dresse mes bras décharnés,
leurs simples phrases, leurs os creux
par où vient souffler le vent.
Trois pierres, les voilà,
trois pierres sœurs des femmes et des hommes
du lointain, harassés de guerre,
ensemble nous mangeons.
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Sur le ciel une main trace ton nom.
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Avec qui manges-tu ?
Entre les sommets le vent porte ci et là notre table
comme un bateau de pêche qui ne trouve où accoster.
Les sommets mangent assis ensemble.
–
Une pierre est lancée au zénith
et dans le ciel reste en suspens,
sel de la vie, soleil amer et seul,
quatrième pierre, os dur et léger
qui incise sur la peau du ciel
le nom que tu porteras.
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La montagne danse dans ma voix.
–
La montagne chante dans ma voix.
La montagne mange dans ma voix.
–
Le vent invente la quatrième montagne.
Le vent s’approche à pas feutrés de l’os creux
qui l’engouffre et le fait naître
et lui donne le long corps allongé
de la quatrième montagne,
ombre crissante de la plus inaccessible personne.
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Yves Bergeret
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Ce qu’à l’aube dit le nuage
Le poète Francesco Marotta a créé la version italienne de ce poème ; on lit sa traduction, puissante et fluide, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2021/01/03/la-nuvola-e-lalba/
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J’ai posé ma tête sur tes genoux
et ta robe a pris feu.
Et je t’ai prise
par la main comme les flammes
qui prenaient la mer et ses écueils
et les hissaient droit en montagnes célestes
dont nous gravissions les degrés.
J’ai posé ma tête sur tes genoux,
tu étais assise sur le vent unique.
–
Tu étais assise sur le vent unique
qui te portait de la marée sombre des soldats
à la marée claire des très jeunes enfants.
J’ai posé ma tête sur le vent sifflant.
Des chiens ont couru et tu n’étais plus là.
J’ai posé ma tête sur les flammes
et, comme mes cheveux brûlaient,
je les ai avalées une à une.
–
Elles m’ont soulevé jusqu’à ma tête
et m’ont déposé, trempé de joie,
dans ton ombre qui roulait ma mémoire
jusqu’à l’isthme de sable entre les écueils :
c’était la phrase que je chantais.
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C’est la phrase que je chante.
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Yves Bergeret
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