Archive | février 2018

Les Elagueurs à Lausanne (février 2018)

Poème écrit et peint, avec collages, en deux exemplaires par Yves Bergeret à Lausanne et Paris du 14 au 18 février 2018, sur diptyques horizontaux Arches 280 g au format 38 x 56 cm

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Au centre de la ville, la colline.

Là un très grand arbre.

Certains d’entre nous entrent

dans des vêtements de travail rouges.

Grimpent jusqu’aux branches solides

les plus hautes. Si hautes qu’elles crèveront

une nuit les yeux du dieu qui nous rançonne.

 

De minces cordes noires

les relient au sol

donc à nous. Qui sommes très inquiets

de leur grand sacrifice.

 

 

Ils sortent je ne sais d’où des serpes,

émasculent le dieu du délire économistique

et apaisent l’air, le ciel réels qui ne trouvaient plus où vivre,

puis tirent avec d’autres minces cordes

invisibles car elles sont seulement sonores

les coffres cachés dans les caves

des donjons tout autour du lac,

 

tirent avec leurs minces cordes

les nids de chair et de bois, les grumeaux d’ivoire et de vie,

les jeux d’enfants et d’esclaves,

les barques qui coulèrent et voulurent,

les tirent depuis l’autre côté des montagnes et des frontières,

 

tirent avec leurs minces fils sonores

ces choses qu’aucune écriture n’assigne,

qu’aucun comptable ne détermine

et qui se forment sur les arènes de chant

de l’autre côté de la Méditerranée et de l’Atlantique

et qui s’appellent bonheur dans certaines langues

ou gestation dans d’autres ou encore accomplissement

ou même fraternité, peut-être loyauté,

parfois harmonie du monde.

 

Tout cela remonte à bout de fil

et reste suspendu juste en dessous des hautes branches

et balance au vent

comme avec tout cela balancent au vent

les hommes vêtus de rouge

et nous aussi un peu dont les chevilles sans ailes

peinent à mourir simplement dans l’humus

mais vont et viennent par les pentes de la colline

en traçant en longues lignes

sentiers, récits, rues, histoires,

profils, sentiers, un peu de phrases

dans l’herbe par-dessus la ville.

 

 

 

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Retour de Beyrouth ( mails de Gianluca Asmundo à YB, janvier-février 2018)

Poète, jeune architecte et chercheur à l’université d’architecture de Venise, l’auteur envoie à Yves Bergeret ces mails, ce poème et ces photos au retour d’une mission de recherche scientifique et didactique au Liban.

 

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Mail de Gianluca Asmundo, 23 janvier 2018

Cher Yves ! J’ai pensé à toi tous ces jours, c’était une expérience très intense et je suis plus riche qu’avant.

Une expérience immersive et totale, en absorbant avec les sens toute cette réalité stratifiée. Nos leçons universitaires sur la mémoire et la préservation du patrimoine comme un acte politique et démocratique, dans un pays sans dialogue mais fait d’équilibre, avec une tangibilité composite.

L’urbanité verticale sur les pentes de Braudel, les promenades dans le luxueux centre-ville très glacé de Beyrouth, suspendu entre Las Vegas, Zurich et le Moyen-Orient, il me semble une raffinée dystopie post-apocalyptique avec une reconstruction des espaces urbains postmodernes et militarisés. La reconstruction réelle, sociale et cohabitante, entre les rues, cousue à la main, en dehors du « centre historique », malgré les frictions entre les différentes confessions religieuses.

Les dynamiques contemporaines et les héritages médiévaux des couvents maronites, la cuisine mésopotamienne, la frugalité hospitalière d’un dîner protégé bien que près de l’horizon ouvert vers les vallées des ruines et, en même temps, l’abondance d’un dîner par hasard avec des architectes d’élites, le kitsch mystique, la mixité incroyable des langues différentes, des identités religieuses et de tout le reste.

 

L’horizon de Byblos, sa respiration : je regarde du haut de la falaise, un miroir d’or et la douce brise qui me soulève et me soulage un moment, je ferme les yeux et je sens que oui, je suis là, où est née la Méditerranée.

La si forte spiritualité cananéenne des collines, le mélange du Garshuni, le caractère si sacré de la pierre des petits piliers grossièrement taillés dans les minuscules églises byzantines, sous la farine d’étoiles.

Réfugiés et cultivateurs qui vivent dans des serres de légumes au fond des vallées perdues.

 

Les gigantographes des militaires sur les palais, les casinos et les dollars, les affiches le long des routes avec quelques nouveaux saints chrétiens politiques, barbus et priant, les pastiches, palais délibérément confus, des émirs à Beiteddine et Deyr el Qamar, les tensions entre chiites et sunnites qui explosent. Le café ottoman mais pas ottoman, la cuisine libanaise et orientale, les fréquents black-out, le chant du muezzin près d’un donjon des croisés ou qui s’ouvre devant l’immensité des déserts enneigés. Les vêpres dans les églises arméniennes, la Vierge quasi cedrus exaltata. Les théories sanctifiées des centres commerciaux LED et les explosions de la guerre, une nuit je reste éveillé pour entendre d’autres coups de feu dans le noir, la nuit suivante pour une discothèque.

L’arak et les chambres enfumées, les aubergines frites avec yaourt et pignons. La candeur des sarcophages anthropomorphes phéniciens dans un vaisseau spatial. Et encore à Beyrout, le mélange de l’Angleterre à la Géorgie, la précise progression d’une cabine militaire au forum romain, à l’église, à la mosquée. L’esthétisation des ruines modernes.

Les énormes drapeaux planant au-dessus des banques. Les toits en pente à la française sur les maisons turques. Les premiers écrits alphabétiques sur l’argile, qui se déplacent mentalement dans le paysage. La mer toujours niée à Jounieh et Ghazir, la tempête de vent de Dieu dans les montagnes de pins, loin de Batroun.

Le Liban me semble un endroit incroyablement fou, plein de contradictions et en même temps grandement hospitalier et extrêmement fascinant pour moi, dans son énorme complexité.

Ci-joint des photos pour toi…

 

Post scriptum. Poème libanais I

 

Y. sa dove trovare

le chiavi dei mondi

Solleva il velo d’intonaci

all’aura dei santi

 

conosce il tempo del sole e la luna

dei libri chiusi e dei cuscini d’oro

dei serafini dalle ali precise

 

(sotto la volta gli ulivi

maturano stelle)

in fronte ha migliaia di anni

tra i passi una luce.

 

Y. sait où trouver

les clefs des mondes.

Elle soulève un voile d’enduits

à l’auréole des saints

 

elle connaît le temps du soleil et de la lune,

des livres clos et des coussins d’or,

des séraphins aux ailes précises

 

(sous la voute les oliviers

font mûrir les étoiles)

au devant entre les pas

une lueur

a des milliers d’années.

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Réponse d’YB, le 30 janvier 2018

Cher Gianluca,

j’ai plus d’une fois relu ton mail libanais du 23 janvier dernier. Il est splendide et passionnant ; mais surtout il dépasse largement l’esthétisme et le pittoresque, qui ne m’intéressent pas.

Sa langue française est parfaite et, de plus, personnelle : on te sent très bien toi-même dans le style et les formulations vivantes que tu as choisies.

Une seule expression que tu emploies est pour moi peu claire. Tu écris : des architectes d’élites. Comme tu écris le mot élite au pluriel, élites, veux-tu dire qu’ils sont des architectes pour des élites, pour des clientèles d’élites sociales et politiques à Beyrouth ? Ou bien ce pluriel t’a-t-il échappé et voulais-tu écrire simplement : des architectes d’élite, autrement dit exceptionnels ? Le sens est en effet complètement différent.

As-tu une ou deux photos de cette exubérance architecturale et urbanistique dont tu parles si bien ? Peux-tu me les envoyer ?

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Mail de Gianluca Asmundo, le 31 janvier 2018

Je réponds immédiatement à tes questions :

pour élites tu as deviné avec la première hypothèse, ça devait être au pluriel, parce qu’il me semblait en partie une élite pour des élites. Mais j’ai parlé directement avec quelques personnes et au-delà de l’effet visuel de l’ensemble, ils travaillent à moitié pour la haute société et à moitié avec un engagement social.

C’était une expérience intéressante, aussi surréaliste – les leaders gentils et formels qui fumaient tout le temps avec leur cravates ottomanes, les petits garçons serveurs qui couraient tout le temps avec d’énormes plateaux en remplissant les assiettes tout le temps (délicieuses nourritures), bonsoir et nice to meet you sirs, la Babel amusante des invités habillés de toutes les manières possibles en parlant tout le temps d’architecture et société, dans la grande salle d’un casino face aux shopping malls aussi contemporains, oh, aussi architecturals, le long de l’autoroute qui traverse Beyrouth, quelle bulle de savon magnifique, fantastique pour eux et pour nous ! … – et je les regarde, et je me regarde moi-même comme à la troisième personne, con paura e un sorriso autoironico e divertito insieme, caro Yves – mais en même temps les architectes invités around me étaient de bonne humeur et très sympa, beaucoup plus qu’en Italie. J’ai parlé beaucoup du rôle de la femme dans la société avec une fashion designer avec le drôle de nom de « Rossignol » ; et avec un architecte jordanien très souriant, that usually works près d’un site archéologique célèbre.

Quel incroyable pastiche/postiche en Liban, méli-mélo de contradictions, de langues, de bons sourires.

Je descendais tout juste d’un autre monde, des villages musulmans et chrétiens orthodoxes, du cœur des montagnes humides du sentiment des personnes et des pierres.

 

(PS. il n’est pas possible de le voir dans la photo à Kaslik, mais l’écran pour le football était long de 15 mètres au moins).

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Mail de Gianluca Asmundo, du 10 février 2018

Je suis reconnaissant à tous mes hôtes, parce que grâce à leur contact humain, l’expérience a été si immersive et fascinante.

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L’Atelier à Valenza (Piémont, janvier 2018)

Poème écrit par Yves Bergeret à Turin le 5 février 2018 trois jours après l’atelier d’écriture qu’il a conduit au Collège Pascoli de Valenza, ville sur la rive du Pô.

 

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Les enfants de l’atelier d’écriture

se serrent épaule à épaule

contre la buée tiède de la langue.

 

Ils ont moins peur. Ce matin la langue

n’est plus l’hypnotique miroir paternel

qui les ennuie à mourir.

Ici la langue, une bribe ; puis une autre bribe. Ah, voici,

c’est une poignée de la fenêtre en

train de s’ouvrir. Pas une poignée.

Une kyrielle de poignées, de poignées,

de poignées, vingt fenêtres.

On ne sait pas très bien qui tourne la poignée.

Là-bas derrière les toits et les arbres

il y a beaucoup de vent, peu situable, ça souffle.

 

Alors on s’en va, on descend par la ruelle,

façades basses défraîchies.

On suppose que le sol est marchable

et que les peupliers ont assez asséché la boue.

 

On avance en brisant sous le pied les roseaux morts,

l’hiver a tout nettoyé éloigné éclairci,

il reste juste du vent, une sorte de vent

sauvage. Sauvage. Sans patrie.

Oiseaux par vols courts, petites foules légères silencieuses.

 

Sans remous sans hoquet le Pô coule,

toutes les fenêtres ont été absorbées

par les branches hautes dépouillées des peupliers.

Sèche ou non sèche est la boue à marcher.

 

Bleu clair et brillante dans l’eau lente du fleuve

râpeuse la langue de trois cents générations

se serre contre le silence glacial chauve,

cherche le chemin de la mer aux vastes fonds

profonds et sombres comme le désespoir maternel,

profonds et sonores comme l’ardeur de tous ceux

qui savent tourner la poignée des fenêtres.

 

Presque blanc s’il est nuageux le ciel

par très hauts cirrus,

pâle le ciel bleu juste pour recevoir relever trace

des pas de ceux en foules par siècles

qui n’insistent pas et passent en souriant.

 

Très loin seule la masse du Mont Rose

redistribue par humbles battements d’éventail

les fortes épopées dont nous eûmes tous besoin

par bribes par bribes

 

très loin le Mont Rose plie déplie redresse le marchepied

timide joyeux de mes premières ascensions d’adolescent

comme une naissance vingt fois reprise

et noue dans des choses sombres en bas de ses pentes

quelques débris de fenêtres intimes ou furieuses

 

mais ce qui compte

et se compte par milliers sans dénombrement

aucun et par millions,

ce sont les galets clairs du Pô, nos phrases cachées,

nos signes de ponctuation, nos clavicules et nos

rotules entre veille et rêve, entre connaissance

et pardon et rebonds, entre espoir et silence

car l’espoir, fils de la parole,

ne s’éteint jamais.

 

Version italienne :

I bambini del laboratorio di scrittura

si stringono spalla a spalla

contro il vapore tiepido della lingua

 

Loro hanno meno paura. Questa mattina la lingua

non è più l’ipnotico specchio paternale

che li annoia a morte.

 

Qui la lingua, un frammento; poi un altro frammento. Ah, ecco,

c’e da aprire una maniglia della finestra.

Non una maniglia.

Una sfilza di maniglie, e maniglie,

e maniglie, venti finestre.

Non si sa molto bene chi gira la maniglia.

Laggiù oltre i tetti e gli alberi

c’è molto vento, appena percepibile verso dove soffi.

 

Mentre si va, scendiamo attraverso la stradina

facciate basse scrostate.

Si suppone che il suolo sia percorribile

e che i pioppi abbiano asciugato abbastanza il fango.

 

Andiamo avanti frantumando sotto il piede le canne morte,

l’inverno ha ripulito allontanato schiarito il cielo,

resta appena un po’ di vento, una specie di vento

selvaggio. Selvaggio, senza patria.

Uccelli dai voli brevi, piccole moltitudini leggere silenziose.

 

Senza mulinelli senza singhiozzo il Po scorre,

tutte le finestre sono state assorbite

dagli alti rami spogli dei pioppi.

Secco o non secco si deve marciare sul fango.

 

Blu chiaro e brillante nell’acqua lenta del fiume

ruvida la lingua di trecento generazioni

si stringe contro il silenzio glaciale calvo,

cerca il cammino del mare dai vasti fondali

profondi e cupi come la disperazione di una madre,

profondi e sonori come l’entusiasmo di tutti

quanti sanno girare la maniglia delle finestre.

 

Quasi bianco se è nuvoloso il cielo

attraverso alti cirri,

pallido il cielo blu per ricevere traccia

rivelatrice del passo di quelle masse in marcia da secoli

che non insistono affatto e passano sorridendo.

 

Molto lontano solo la massa del Monte Rosa

trasforma in umili lievi battiti di ventaglio

le alte epopee di cui avemmo tutti bisogno

per frammenti e frammenti

 

molto lontano il Monte Rosa piega dispiega raddrizza il gradino

timido gioioso delle mie prime scalate di adolescente

come una nascita venti volte ripresa

e annodata in cose oscure in fondo ai suoi pendii

qualche frammento di finestre intime o furiose

 

ma quello che conta

e si conta a migliaia senza numero

alcuni e a milioni,

sono le pietre chiare del Po, nostre frasi nascoste,

nostri segni di interpunzione, nostre clavicole e nostre

rotule tra veglia e sogno, tra conoscenza e perdono e rimbalzi, tra speranza e silenzio

perché la speranza, figlia della parola,

non si estingua mai.

 

 

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