L’espace harmonique
Poème écrit à Tours le lundi 19 juillet 2021 ;
le poète Francesco Marotta en donne en italien la version vibrante que voici : https://rebstein.wordpress.com/2021/08/20/lo-spazio-armonico/
*
Certains se sont mis à traverser la ville
à la mi-après-midi
quand l’ombre a sur les rues abaissé
les toits, les colères, les bras des grues.
*
La plupart pourtant restaient
en boutiques dans des négoces cruels
ou dedans les immeubles
la peau du cou tenue par les dents jaunes des secrets
ou encore ficelés comme rôtis de porcs
à des tables de bar où on rotait la bière.
*
Certains se sont mis à traverser la ville,
de tous âges, allant tous vers l’ouest,
avec des paquets et des choses
dans des housses épaisses
ou dans des étuis oblongs,
allant du même pas tous vers l’ouest.
*
A ma table de bar
mes yeux s’apprêtaient à me quitter.
Ils suivaient, ils voulaient suivre
les marcheurs, les dizaines de marcheurs
au pas régulier, leurs étuis grands sur le dos.
*
Mes yeux m’ont précédé dans la marche
et je me suis levé.
*
J’ai quitté ma table,
ma tasse de café s’est renversée,
j’ai pris aussi leur direction vers l’ouest.
*
En marchant j’étais stable à moi-même.
Or mes yeux voyaient que les marcheurs à étuis,
étuis très variés, tous grands,
s’unissaient peu à peu
dans un même très jeune âge,
vingt ans peut-être,
allant, parlant, sans parler fort.
*
Leurs étuis soulevaient leurs épaules
comme balles de foin
leurs épaules soulevaient les étuis,
rien ne pesait,
les chevelures des femmes et des hommes
étaient écume,
leur houle claire balayait
vers l’ouest la ville.
*
Vers le grand fleuve
où la ville avait noué
sa pierre, sa gorge, sa voix rauque
ils allaient,
vers le grand fleuve laiteux.
*
A la berge ils ont cessé de marcher,
sont entrés dans la haute bâtisse d’une église,
ont écarté les piliers,
*
ont brassé en silence
toute les chaises de bois
en demi-cercle
contre un bas-côté.
Je restais debout.
*
Ils se sont assis, les chevelures,
les algues frémissantes des chevelures
ont habillé les épaules nues
et les corps, jeunes comme des rocs.
*
Ils ont ouvert les étuis
et ont sorti les instruments
brillants, ont lissé les archets,
serré les clefs, ils ont
humecté leurs lèvres,
les pavillons brillaient.
*
Le hautbois a sonné,
le premier violon a sonné,
toute la jeunesse de vingt ans
a regardé les mains du très jeune chef
et a sonné à l’unisson.
*
Les piliers ont soulevé les voûtes,
ont donné congé aux piétés rances,
toute la ville s’est accoudée
sur le son multiple
qui la soulevait.
*
Le fleuve a trouvé,
a déployé son épaisseur
et son flux à mille formes
à mille baisers de mort et de vie.
*
Le fleuve est entré dans le son
et est né à
et est né dans la fougue
des deux cents mains qui sonnaient.
*
Les pierres des piliers et des voûtes,
les pierres des quais,
les vieux troncs des frênes et des peupliers de la berge
ont ouvert leurs yeux et leurs bouches.
*
Car il naissaient dans les cordes frottées
et les anches vibrantes, les pierres
étaient ballots de paille,
la terre crépitait et s’émouvait
dans le calme absolu,
dans l’immensité du mouvement du son.
*
Le poème n’était même plus une nécessité,
le son multiple le remerciait
d’avoir préfiguré le sens infini
qui rôde, va et marche
sur le pavé des villes,
*
parfois va dans les jeunes chevelures
qui frémissaient sous le besoin du sens,
du sens qui trouvait chair, sève et vie
dans le besoin du son.
*
*
Yves Bergeret
*****
***
*
La Gerle dit 岩缝幽吟
Poème créé et calligraphié par Yves Bergeret à l’encre de Chine et à l’acrylique sur quatre diptyques de Fabriano « Dessin blanc » 224 g au format déplié de 24 cm de haut par 32, en trois exemplaires, dans les alpages de Glaise près de Veynes le matin du 11 juillet 2021.
Le poète Francesco Marotta offre de ce poème une traduction ferme, claire et décidée comme une fable et sa morale. Voici : https://rebstein.wordpress.com/2021/07/15/tra-le-gole-della-gerle-2/.
La traduction chinoise est de Zhang Bo, de l’université de Nankin.
*
1
Orage à minuit.
Rochers tombés au torrent
sous les sabots du ciel.
A l’aube mes pieds remontent la piste
minuscule des gorges de la Gerle.
午夜的暴雨
在天空的铁蹄下
山岩落入激流。
黎明时分我的双足重新踏上
遍布岩缝的山口细长的小径。
2
Les strates de roche se mettent verticales
pour le cri. Le cri.
C’est le cri,
la leçon de l’orage de minuit,
lumière dans la pierre.
岩层垂直分布
为了呐喊。呐喊。
这是呐喊,
午夜暴雨的告诫,
石块中的光芒。
3
Toute racine plie vers son eau.
Tout sentier serpente.
Toute trace dans la veine du bois ou du sol,
toute veine dans la nuit charbonneuse,
tout, tout négocie et alterne
puis écoute puis avance.
Tout parle et va par scènes et entractes
comme le visage humain
dont le profil n’est jamais droit.
每一缕根须朝向它的水源折叠
每一条道路曲折绵延。
每一道足迹化入树木或土壤的经脉,
每一根经脉融进炭黑色的夜中。
一切,一切都在协商与轮替
然后倾听,然后前行。
一切都在讲述,在一连串场景中上演
幕间休息仿若人类的面孔
它的侧影从来都不是直线。
4
La gorge calcaire est un œil.
Le torrent qui la fend en est un.
Le peuplier dans la combe en est un.
Le tilleul dans le bourg en est un.
Chaque œil est aussi une oreille.
Homme lucide,
agis en sorte de n’avoir pas honte
de ton geste ni de ta parole.
石灰岩山口是一只眼睛
冲破它的激流是一只眼睛。
山脊上的白杨是一只眼睛。
村镇中的椴树是一只眼睛。
每一只眼睛都是一只耳朵。
清醒的人类
行动吧,为了不让
你的言行举止蒙羞。
*****
***
*
Le peuplier de Nala
Poème calligraphié par Yves Bergeret au lavis d’encre de Chine et à l’acrylique sur quatre diptyques de Clairefontaine 160 g au format déplié de 24 cm de haut par 32, en trois exemplaires, dans les alpages de Glaise près de Veynes le matin du 10 juillet 2021, dans la compagnie de la chienne Nala ( Les Rêves de Nala | Carnet de la langue-espace (wordpress.com)
Le poète Francesco Marotta en propose sa traduction italienne, toute de fluidité et de lumière ; la voici : Il pioppo di Nala | La dimora del tempo sospeso (wordpress.com)
*
1
Nala flaire le pied du peuplier solitaire en pleine montagne,
elle écoute son récit montant par les racines.
Ni Nala ni l’arbre haut ne sont seuls,
les branches reçoivent sève
de terre éthiopienne et de collines yézidies,
envoient paix
en terre éthiopienne en collines yézidies.
2
Ethiopienne est la montagne
qui fait pousser le peuplier jusqu’à mon front,
qui fait voguer le peuplier jusqu’à mon pinceau.
3
Yezidi est le ciel
qui par ma bouche fait chanter le peuplier,
qui dans mes mots incarne le peuplier.
4
Au dessus du sol dur
et de ses mille épidermes de forêts brèves
va vient le long fleuve du son profond
des oiseaux éperdus de vivre,
des torrents entêtés à creuser à détruire,
des hommes attelés à la charrue de commercer.
Au dessus du sol cru puis vert
va l’écorce rugueuse tavelée
crevassée écaillée du peuplier de Nala,
chair des cordes vocales du monde,
c’est-à-dire des hommes qui n’y pensent pas
mais vont, vivent, souffrent et vont,
hommes d’un continent à l’autre.

*
*****
***
*
Cécité
Yves Bergeret (2011)
in L’Homme inadéquat, bilingue franco-italien (traduction Francesco Marotta), éditions Forme Libere, Trenta, 2011,
avec un dessin d’Alguima Guindo.
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Nouvelle traduction de Francesco Marotta (2021)
*
1
Dans la grotte j’ai éteint ma lampe.
J’ai entendu :
mon souffle, ma digestion,
mon cœur.
Puis j’ai entendu tomber à l’antipode
une à une
les gouttes de la question
qui m’a jeté au monde.
Nella grotta ho spento la mia lampada.
Ho sentito:
il mio respiro, la mia digestione,
il mio cuore.
Poi ho sentito cadere agli antipodi
una ad una
le gocce della domanda
che mi ha gettato nel mondo.
*
2
Sur la neige en altitude
sans lunettes noires
au troisième jour
je suis devenu aveugle.
J’ai entendu chuinter le glacier
et se retourner sur leur lit
la première et la troisième pentes de la montagne.
J’en suis devenu la deuxième:
son désir,
qui n’a plus de verticale ni d’horizontale,
son désir nourri de feu et de sang.
A tâtons je rampe jusqu’à la pitié
et procrée la parole.
Sulla neve in altura
senza occhiali scuri
il terzo giorno
sono diventato cieco.
Ho sentito sibilare il ghiacciaio
e rigirarsi sul loro letto
il primo e il terzo pendio della montagna.
Io sono diventato il secondo:
il suo desiderio,
che non è più verticale né orizzontale,
il suo desiderio nutrito di fuoco e di sangue.
Brancolando mi trascino a fatica
e genero la parola.
*
3
Il se peut
que je sois un vestibule sans lumière
dont je franchis une à une les portes.
J’essaye de ne pas les claquer.
Si une poignée m’échappe,
la porte en claquant
fait tomber encore un morceau du récit
qui m’enrobe.
Et m’échappe.
E’ possibile
che io sia un vestibolo senza luce
di cui varco le porte una ad una.
Cerco di non farle sbattere.
Se una maniglia mi scivola,
la porta sbattendo
fa cadere ancora un pezzo del racconto
che mi copre.
E mi sfugge.
*
4
Il se peut
que je sois un vestibule sans lumière
dont j’écarte une à une les tentures;
je passe, l’air passe avec moi.
Si une tenture retombe trop vite
je trébuche et me déverse dans le bégaiement
dont le courant de l’air m’imite,
et je nage.
E’ possibile
che io sia un vestibolo senza luce
di cui scosto le tendine una ad una;
io passo, l’aria passa con me.
Se una tendina viene giù rapidamente
incespico e incomincio a balbettare
imitato dalla corrente d’aria,
e io nuoto.
*
5
Merci à l’air épais qui me quitte
merci à ma peau qui me quitte
merci à l’air qui me vêt
merci à ma peau
anonyme
Grazie all’aria densa che mi lascia
grazie alla mia pelle che mi lascia
grazie all’aria che mi veste
grazie alla mia pelle
anonima
*
6
Sur une pierre au bord du cratère
j’ai laissé ma peau
et la nuit je me baigne dans le ciel.
Sur un léger cri
j’ai laissé ma peau.
Dans le sillage du cri je me baigne
et touche l’air,
l’air que j’inspire
juste avant le chant.
Su una pietra sul bordo del cratere
ho lasciato la mia pelle
e di notte faccio il bagno nel cielo.
Su un grido leggero
ho lasciato la mia pelle.
Nella scia del grido mi immergo
e sento l’aria,
l’aria che inspiro
poco prima del canto.
*
7
Je dépose l’entier besoin.
Je suis le souffle qui touche.
Je suis le souffle qui touche.
Je suis le souffle qui touche.
Par morceaux je peux me proposer.
Lascio tutto l’occorrente.
Sono il respiro che tocca.
Sono il respiro che tocca.
Sono il respiro che tocca.
A brandelli io posso propormi.
*
8
J’ôte un drap
et le secret s’apaise.
Je quitte ma peau
et les deux bouts du monde
s’enlacent.
J’ôte un drap
et n’ai plus de poids.
Je quitte ma peau,
la nuit me trouve.
Levo un drappo
e il mistero si attenua.
Lascio la mia pelle
e i due margini del mondo
si uniscono.
Levo un drappo
e non ho più peso.
Lascio la mia pelle,
la notte mi trova.
*
9
Alors la nuit s’inclinera
et s’allongera entre nous.
Alors un dieu naîtra entre nous.
Alors nous serons ses syllabes.
L’une puis l’autre.
La même deux fois.
Alors la nuit s’inclinera.
Allora la notte si chinerà
e si distenderà tra noi.
Allora un dio nascerà tra noi.
Allora saremo le sue sillabe.
Una dopo l’altra.
La stessa due volte.
Allora la notte si chinerà.
*
10
Beaucoup de syllabes
mais pas de récit.
Beaucoup de son
mais pas de confins ni de bord.
Naître sans nom,
naître.
Alors la nuit s’incline.
Moltissime sillabe
ma nessuna storia.
Moltissimi suoni
ma nessun confine né limite.
Nascere senza nome,
nascere.
Allora la notte si chinerà.
*
11
Sous ma paupière
mon corps à l’infini,
mon corps non fini,
votre foule
et notre balbutiement, onde
par-dessus des dieux morts.
Sotto la mia palpebra
il mio corpo all’infinito,
il mio corpo non finito,
la vostra ressa
e il nostro balbettio, un’onda
sopra gli dèi estinti.
*****
***
*
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