Archive | juin 2020

Lion-galet, scorpion-martinet

La plupart de ces poèmes d’Yves Bergeret
sont repris par lui avec collages sur quadriptyques
de Fabriano, Rosaspina 280 g en format déplié de 17,5 cm
de haut par 50 (en triples exemplaires) ;
il a créé l’ensemble créé à Die du 24 au 29 juin 2020.

On lit en italien ces poèmes grâce à une traduction
lumineuse et musicale du poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/07/01/leone-scorpione-rondone/
 

1
Ce matin la montagne esquisse un pas de côté ;
tu prends le temps de te retourner :
un enfant naît dans votre ravin.
 
2
Accepte l’invitation
du rocher timide
qui sur la rive écoute
ce que tendrement
dans les remous
bégaient les galets.
 
3
Dans l’ubac la forêt aux paupières lourdes
écoute jour et nuit
le galet invisible
qui dans le torrent roule
et espère.

4
Galet, fils du torrent de la montagne,
mon chétif ami,
sauras-tu chanter l’aube ?
 
5
Le lion ne prend pas l’escalier.
Sur son crâne il porte ma maison
et fait fuir l’usurier.

6
Petit scorpion qui fécondes l’éternité
entre deux pierres de mon seuil
pique-moi tous les dix ans
pour que jamais je n’oublie
la parole sauvage.
 
7
Imaginerait-on un lion vénal ?
Et une amitié plantureuse ?
Et une pluie sèche ?
 
8
Si la clef de la montagne est perdue
passe par le nuage.
 
9
Le sel crépite dans le feu.
Contre la violence crépite la parole.
Toujours. En contrejour.
10
Ma montagne boit dans une couleur :
le bleu.
Parfois la sueur d’un solitaire lui suffit.
 
11
Viens avec moi, montagne,
osons descendre la rivière
jusque là où j’entends vagir.
 
12
Criant au soir
les martinets en tourbillons fous
remettent dans la gorge du poème
ce qu’à chaque heure a vagi ma joie.
 
13
Montagne, ma grande navigatrice,
apprends-moi à plonger, à nager dans la folle tempête
jubilante des martinets.
Dans quelques siècles tu m’indiqueras le cap.
14
Dès l’aube un martinet tire le ciel vers notre toit.
Dans le buisson un merle l’escorte en chantant.
Ouvre ta porte, un étranger arrive.
 
15
Quand j’avais l’âge du galet, dit le vent,
j’éprouvais ma virginité sur tes crêtes.
-Tu veux dire dans mes brèches ? rétorque la montagne.
16
A nulle avalanche je n’en veux, dit le torrent.
-A toute fonte, à toute mousse
je rends grâce, dit la truite.

Trois autres aphorismes en Galice (2)

4
 
Mille routes m’ont à l’aube serré la main
 
 
5
 
L’eau froide renoue son cours au levant
 
 
6
 
Au couchant la parole me lâche en riant

Trois aphorismes en Galice (1)

Sur les montagnes de la Galice, tout près des Asturies,
multiples sont les ardoises d’excellente qualité.
Elles servent de lauzes aux toits des fermes et des greniers,
de bornages aux prés, de balises aux chemins.
Lisant cet espace à la fin des années 1990,
j’y ai en particulier relevé ces six petites ardoises,
oreilles, fronts, cuirasses et opaques miroirs
pour trois aphorismes que j’ai calligraphiés en 1998
à l’encre de Chine sur trois triptyques d’Arche 300 gr,
de format déplié de 35 cm de haut par 63.
 
YB
1
 
La montagne me tend sa mue en écritoire
 
 
2
 
La montagne n’appartient qu’à l’horizon
 
 
3
 
Les pierres dansent avec nous

Lion


Attila et Yohan Gaigher continuent à restaurer à Crest
la très ancienne maison Bru où trône au pied d’un mur
la mystérieuse tête de lion travaillée dans de la molasse
[j’invite à lire à nouveau, sur ce même blog, cette prose : Le Bois de vie (à Crest, avril 2018) https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2018/04/10/le-bois-de-vie-a-crest-avril-2018/ ].
 
Yves Bergeret

Ma pierre est un fleuve.
Le vent y loge.
 
Réveille, réveille-toi, toi la main
qui me sculptes, tu n’as pas fini.
 
Ma molasse à peine durcit mon front.
Mon argile presque tendre encore
me gonfle les babines.
 
Deux bulles d’air,
ce sont mes yeux qui t’hypnotisent,
deux bulles d’air lâchées
par le divin poisson
au fond de ma peu dure boue
bulles de la voix du fond de ma boue.
 
Réveille ma voix,
toi qui me sculptes.
Pour le moment le poète
me prête sa voix.
 
Je veux parler seul,
parler demain haut
de ma Mésopotamie
dont les poils de ma crinière
portent les odeurs brûlantes,
de mes fils les esclaves celtes
qu’harcèlent les Romains de Die.
 
Je veux parler haut
et porter avec ma voix
l’énergie des farouches bâtisseurs,
des géniaux jumeaux
qui font honneur
à notre vallée résistante.
 
Laisse-moi poser mes yeux
où je veux.
Sur l’escalier de bois neuf
que tu fabriques planche à planche
et poses sans m’en parler
près de mon crâne.
 
Merci pour l’escalier et ses planches.
Le jour où dix tornades brasseront
l’eau folle de la Drôme
et nous jetteront tous
jusqu’à la mer impatiente
je m’en ferai un radeau.
 
Du radeau jaune
je rugirai.
 
Mon alphabet je le trouve
dans le bruit des portes qui claquent,
dans les galets invisibles qui roulent
au fond des remous.
A toute seconde je clame
liberté liberté liberté.