REBONDS 3, Parle le martinet
Poème créé dans un alpage de Glaise, près de Veynes, le 30 mai 2022, en très grande calligraphie à l’encre et à l’acrylique sur un papier renforcé de 215 cm de haut sur 60, pour, avec ce remerciement, répondre au « martinet alpin à ventre blanc » qui a supervisé en voltes inlassables la création de REBONDS 2, les deux poèmes calligraphiés sur la moraine du Glacier Noir le vendredi 20 mai 2022.
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De ce poème voici en italien la splendide traduction du poète Francesco Marotta : https://rebstein.wordpress.com/2022/06/03/il-rondone/
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D’une cime encore vierge
je jaillis avant l’ordre des choses.
Plus vite que rotation de planète
vers toi je vole.
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Par l’ombre de mes ailes tu naquis.
De la faulx de mon vol
dans le chaos je te taille,
homme farouche
à l’oreille infinie.
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Toi, homme, et moi, martinet noir,
nous excavons le minerai de la pensée,
partons accueillir
là où point de toit ne brûle.
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Yves Bergeret
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REBONDS 2, au Glacier Noir
Au format de 215 cm de haut par 60 de large, deux poèmes créés sur l’échine de la moraine latérale du Glacier Noir, près de Briançon, le vendredi 20 mai 2022 vers 2500 mètres d’altitude, face à la Bosse de la Momie et aux contreforts nord du Pelvoux, face au versant nord-est du pic Coolidge, face à l’immense versant sud et sud-est de la Barre des Ecrins, toutes ces parois et arêtes où je grimpais il y a cinquante ans ; encre de Chine, acrylique. Puissant bruit du torrent exutoire du Glacier Noir ; diverses cascades dans les parois immédiates de la Grande Sagne ; chamois, deux martinets géants, une fouine…
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Le poète Francesco Marotta propose en italien sa version claire, directe, quasi épique, de ces deux poèmes, ici : https://rebstein.wordpress.com/2022/06/02/sul-ghiacciaio-nero/
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Il y a des barques dans le ciel.
Les montagnes de quatre mille mètres sont leurs ancres.
Qui a dormi dans les barques ?
Qui a traversé la mer ?
Qui a survécu ?
Verticale au dessus de toi
tonne la cascade
mêlée aux cris du vent.
Arrachant à la paroi mots et verbes.
Te les tendant.
Avec les plus sacrifiés d’entre nous
tu construis neuve légende.
Alors saura encore parler le monde.
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Yves Bergeret
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REBONDS 1, Vie et métamorphose de huit poèmes de montagne
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REBONDS
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de huit poèmes (créés en août 1978)
de mon premier livre, Sous la Lombarde (édité en mars 1979)
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et
repris en 1989 par le compositeur Edison Denisov
sous le titre Légendes des eaux souterraines,
œuvre pour 12 voix a capella
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puis
repris en 2022 en huit calligraphies de très grand format
avant d’autres rebonds encore
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avec
analyses de ces mouvements de rebonds
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Le poète Francesco Marotta propose sa version italienne, d’une grande clarté, de cet article
à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2022/05/19/rimbalzi-rebonds-1/ (jusqu’à la fin de la troisième partie, partie consacrée à l’Ecoute du 9 février 2022)
puis à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2022/05/21/rimbalzi-rebonds-2/
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1
La poésie n’est pas statique, elle est montagne-temps
1960 : mes premières ascensions, souvent seul, sans corde les premières années, sur les montagnes autour de Briançon et de Grenoble : massifs de l’Oisans, des Cerces, du Queyras, de l’Ubaye, de Belledonne ; peu à peu j’en arrive à l’alpinisme de haut niveau
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1970, fracture d’une cheville au moment où j’allais me présenter au concours de guide de haute montagne. Je bifurque : en 1971 agrégation de lettres classiques. Mais l’alpinisme, en « amateur », donc libre, me reste une pratique constante, en Europe.
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1972 : refusant de porter les armes, je demande à « servir » en coopération, bien sûr en pays de haute montagne. Mais on m’envoie, en raison du concours que j’ai passé, à l’université de… Moscou pour deux années. Très vite je fais la connaissance d’Edison Denisov ; il a 19 ans de plus que moi, parle bien le français et m’interroge immédiatement sur Chant d’automne de Baudelaire.
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1977, été : j’organise une expédition d’alpinisme dans la seule partie de l’Himalaya non soumise à la mousson, l’Hindou Kouch afghan. Bouleversement : hautes vallées, cols d’altitude, campements nomades et villages sont extrêmement vivants, partout : la montagne n’est pas un stade sportif en plein air, elle est une humanité rude, parfois héroïque, parfois sacrée, toujours en acte, en tension, en récits épiques : elle parle. J’arrête l’alpinisme seulement technique, le trouvant superficiel et naïf, sans « écoute ». Je poursuis, encore maintenant mon usage de la montagne, sans corde, à la limite de l’escalade dans toute l’Europe, dans les déserts (Sahara, Maroc, Yémen, Chili…) et sur les volcans (Antilles, Sicile, Islande).
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1978, été : sous un prétexte sportif pour avoir le visa j’organise une nouvelle expédition dans le Nouristan, est de l’Afghanistan, dans une région presqu’inaccessible : en fait pour une approche anthropologique, poétique et musicologique. Avril 1978, nouveau coup d’état à Kaboul. Le pays se ferme ; guerres civiles et tribales n’y ont guère cessé depuis.
Je passe l’été autour de Briançon, allant presque toujours seul et en escalade sans corde sur les sommets de l’Oisans et surtout ceux du massif des Cerces. J’alterne, un jour une ascension / le suivant, repos sur un alpage où je lis René Char et écris, en suite de poèmes simples, mon « journal d’ascensions ». Je vois que s’est constitué un recueil. Il est édité au début de l’année suivante : c’est le journal de mon été dans le massif des Cerces, sous la « Lombarde », le vent d’est, apportant le beau temps. C’est mon premier livre, son titre : Sous la Lombarde.
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1982 : j’offre le recueil à Denisov, de passage à Paris. En fait nous nous rencontrons souvent, au fil des années et jusqu’à sa mort.
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1988 juin : juste avant que je ne parte travailler deux ans à Prague, je vois Denisov gare de Lyon à Paris. Il me demande mon accord pour écrire une pièce a capella avec Sous la Lombarde, sur une commande du Groupe Vocal de France ; il me demande de pouvoir modifier un tout petit peu le texte en cas de nécessité rythmique. Je donne mon double accord.
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1989 : Légende des eaux souterraines est composé par Denisov. Création peu d’années après à Lille, reprise rapidement à Paris, à Marseille par Musicatreize, le Groupe Vocal de France ayant été dissous.
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Si je donne ces précisions c’est parce que la relation de création entre Denisov et moi n’était pas éphémère ; et c’est aussi pour montrer que ce journal de poèmes de montagne n’a rien à voir avec un regard extatique sur une forme minérale contemplée à distance ni avec une décantation esthétique sur quelque inaccessible architecture. Ces poèmes viennent de la pratique physique, rugueuse, âpre, constamment en éveil en raison des dangers. Ils viennent de la pratique d’une masse minérale que je sais éminemment dynamique et vivante.
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2
L’œuvre-montagne, ses mots, ses voix
Voici le texte des huit poèmes de 1978 (c’est Denisov qui a ajouté les titres et choisi le titre pour l’ensemble ; ses modifications sur le texte originel sont minimes. J’en parlerai plus tard) :
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Légendes des eaux souterraines.
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Heure des reflets inconnus
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La mélancolie verte de la terre aimée
dans l’air du soir tourne
au lac de boire maintenant
les soucis que la chaleur en allée a laissés aux pierres
et les fatigues des vallons
les grandes montagnes s’en vont aussi
dans l’obscurité se fondent
jusqu’à demain peut-être
l’eau des bords du lac et l’herbe
échangent paroles de désirs et souvenirs
heure des reflets inconnus.
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2
Ligne
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La ligne
de la ligne
de la ligne que du trait
de la ligne que du trait
ligne rouge du bois dément
ligne terre du bois montant
pierre lige de l’éboulis lent.
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3
Rivière rouge
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A la guise des eaux
de ses eaux de flammes et de foin brûlé
marche la rivière rouge
et lève ses coudes bruyants
au coude de son lit.
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4
Premier soleil
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Un premier soleil éclaire les bras
de la montagne assise au fond de la vallée
sous peu on déploiera les étalages de la lumière ;
les arbres à l’ombre
profitent des derniers repos
avant les grands murmures de la journée.
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5
Le ciel
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Le ciel
ses bras sans cesse glissent
prendre aux vallées lointaines
leurs travaux lents
et plus encore les crêtes ;
tout pressés du désir d’avancer soyons-nous
restons immobiles ancrés,
et encore plus haut que les caprices
voire les vivacités des vents
le ciel tourne.
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6
Les nuages
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A la Roche de la Grande Tempête
des nuages impénitents
noirs et blancs
cognent leurs épaules
et selon l’humeur des vents
tête renversée
repartent étendre leur mélancolie
et mourir en aval
là où la terre sait retenir les eaux.
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7
Au détour de la falaise
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Au détour de la falaise
le vent s’est arrêté
et la piste aussi
il y a là à voir un étang rouge
son eau est le sang recueilli des pierres
trop vieilles
pour continuer à soutenir le ciel.
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8
Silence
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Les heures grises ici ne tombent pas
tout l’air est un fleuve de désirs et de paix
où coulent sans cesse
des charrois de pierres claires
et respirent lentement
les barques de la chaleur ;
autour des puits
les arbres écoutent
les légendes des eaux souterraines.
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Voici l’enregistrement de cette œuvre de Denisov, en 1995 à Moscou par le Nouveau Chœur de Moscou sous la direction d’Elena Rastvorova : : https://www.youtube.com/watch?v=7i2YIdxL3OE
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Dans son édition de la partition par Le Chant du monde Denisov rédige sa préface personnelle :
« Ce sont de calmes paysages montagnards, des miniatures polyphoniques pour douze voix indépendantes. Tout le cycle est écrit en demi-teintes, avec des changements de coloris constants et imperceptibles. Il n’y a rien là de figuratif, ni aucun effet extérieur. Les changements de coloris sont obtenus par superpositions de diverses combinaisons polyphoniques et par des jeux d’harmonies de densité variée (depuis des accords de douze sons et des clusters, jusqu’aux accords parfaits). Les variantes de l’accord de ré majeur qui apparaissent à divers moments sont liés, comme dans mes autres œuvres, à la notion de lumière, aussi bien la lumière réelle (le soleil) que des coloris du Lux aeterna. »
3
Ecoute du 9 février 2022
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Les décennies ont passé. Ma perception de cette œuvre de Denisov sur mes poèmes s’est fortement renouvelée : par l’évolution de ma pratique de la montagne et en particulier d’une montagne animiste dans le sud du Sahara pendant dix ans, par mon usage courant depuis le milieu des années 1990 du concept de langue-espace et, au cœur de celui-ci, par ma conception de l’écoute ( L’ E C O U T E (1) | Carnet de la langue-espace (wordpress.com) et L’ E C O U T E ( 2 ) | Carnet de la langue-espace (wordpress.com) ). Cette écoute est particulièrement attentive à ce que j’appelle le « tapis sonore », physiquement accolé au « tapis végétal » et parallèle à lui ; dans ce « tapis sonore » la « géophonie » est particulièrement riche et encore plus en montagne : vents de crêtes et de col, vents de pentes boisées, avalanches de neige, de séracs ou de pierres, torrents, gel et dégel, échos de failles et anfractuosités, éboulements, etc.
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Je suis bien sûr toujours aussi sensible à l’écriture musicale de Denisov. Très raffinée ici, semblant à l’extrême d’elle-même. Encore plus à présent je perçois sa très fine attention à ce que désignent les poèmes : la mobilité des couches de l’air traversé de lumière et toujours chargé d’humidité, donc parfois de vapeur et de brume, lorsque cette atmosphère très particulière touche la montagne qui est une croûte minérale vigoureusement hérissée. En une métaphore anthropocentrique pauvre je dirais que l’écriture musicale fait glisser-poser par les douze voix du chœur des caresses sur la peau rugueuse et âpre de la montagne rocheuse. Rocheuse car il ne s’agit jamais dans les poèmes que j’ai ici écrits de la montagne neigeuse de l’hiver ou de la haute altitude.
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Je perçois ces huit pièces de Denisov comme des transcriptions mélodiques vocales d’observations très précises de ce que le poème désigne, par exemple dans De la ligne, Que du trait… le relevé presque abstrait de formes réelles épurées qui n’existent jamais en plaine boisée et alluviale mais qui se rencontrent abondamment en altitude lorsque les strates minérales s’organisent en formes géométriques à longs plans ou lignes droits, obliques ou verticaux : c’est exactement ce que Cézanne dans ses aquarelles préparatoires sur la Sainte Victoire rend avec un réalisme d’extrême fidélité et non pas par une élaboration platonicienne.
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De même dans Le ciel et dans Les nuages Denisov suit au millimètre, dirais-je, ce que le poème a relevé, la mobilité polycentrée des mouvements multiples, vifs, turbulents des masses d’air chaud et froid qui s’agitent constamment auprès des faces et des crêtes et dont les soudaines et brèves formations, aussitôt dissoutes, en lambeaux de brume, donnent des indications précieuses et vitales à l’alpiniste en pleine paroi.
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De même encore Premier soleil ou Heure des reflets inconnus réincarnés en écriture musicale puis en interprétation par un ensemble vocal rendent à la perfection la diffraction de la lumière dans les couches de l’air proches des parois et des crêtes à certaines heures, entre autres à l’aube, lorsque les rayons du soleil les traversent en oblique et en exaltent les charges d’humidité que l’œil humain perçoit alors comme des couleurs. Denisov a d’abord été un ingénieur et ces analyses d’optique et de mécanique des fluides devaient, je pense, lui être évidentes.
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Mais le titre qu’il a, à son initiative, choisi pour cet ensemble de pièces vocales renvoie, à mon avis, à une réelle difficulté de traduction. Ou plutôt difficulté de concordance culturelle ou de concordance de deux modalités de ce que j’appelle la langue-espace.
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Pour moi ces poèmes-ci concernent constamment le monde d’atmosphère et de roche des Alpes ; je suis poète des Alpes granitiques et des Préalpes calcaires ; certes quelques poèmes de Sous la lombarde concernent les reliefs karstiques de la Bosnie, eux aussi calcaires. Mais tout dans ce livre est situé, pour moi, dans le « vide montagnard » qui n’est jamais absence, mais qui est mouvement turbulent et même sonore de ces couches de l’air que le vent et l’évolution de la chaleur diurne agitent au contact de et contre parois et crêtes. Rien de souterrain.
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Mais Denisov a été complètement nourri de la langue-espace russe et sibérienne où il est né. L’immense plaine de Moscou et celle encore plus vaste de la Sibérie sont senties et vécues comme le lieu du gel et du dégel, tous les deux violents, gel et dégel de l’humus, du sol, de la terre, de la glaise et de la glèbe, de la tourbe, le socle rocheux ne se trouvant que très loin en profondeur, invisible. Toundra et steppe. Sillonnés de fleuves très longs et très larges dont au printemps le dégel est soudain et virulent. Il me semble que le titre inventé par Denisov renvoie à un rêve russe. Les « eaux souterraines » suscitent des légendes dans les cavités surtout calcaires et karstiques que la spéléologie explore. Ainsi la puissante résurgence de la Sorgue à Fontaine de Vaucluse enflamme-t-elle l’inspiration poétique de Pétrarque et de René Char, puis l’inspiration musicale de Tristan Murail dans son La Vallée close, pour mezzo-soprano, clarinette, violon, alto et violoncelle, de 2016 porté par Liszt et les sonnets de Pétrarque : la voix ici chante l’élan lyrique de Pétrarque, élan jaillissant comme l’eau de la résurgence mystérieuse, en somme l’inverse, malgré le titre, de ce que, par Légendes des eaux souterraines, font entendre en douze voix les mouvements de l’air sur les parois rocheuses. Or cette spéléologie attachée à la Sorgue et apte à la légende n’est pas une activité de la langue-espace russe. Mais pour Denisov, l’ingénieur qui a vécu sa jeunesse dans la toundra, mes poèmes qu’il met en musique chorale créent un espace mythique, donc légendaire, celui de la fluidité turbulente, caressante et à multiples plans où proche et lointain s’accouplent sans cesse : fluidité de la très réelle atmosphère humide qui met en travail la dureté minérale des masses granitiques et calcaires. En somme il s’agit d’une inattendue spéléologie de l’eau non pas parmi les grottes mais dans la densité des couches de l’air au contact de la masse minérale.
4
Nouvelles dimensions de l’œuvre, ce mois d’avril 2022
A présent je me rends mieux compte que ce qui est en jeu dans cette œuvre, mobile à chaque nouvelle lecture, à chaque nouvelle écoute, c’est la géophonie de la montagne et les réponses qui, dans un ensemble, lui sont données. Je renvoie à nouveau ici à mon étude : L’ E C O U T E ( 2 ) | Carnet de la langue-espace (wordpress.com) et tout particulièrement à son début. En écrivant l’été 1978 ces huit poèmes j’étais entièrement attentif à la vitalité des événements physiques de la montagne, de ses eaux et des courants de son air, tous événements que je savais déjà considérer pour eux-mêmes ; je me passais des habituelles projections esthétisantes, littéraires ou psychologiques sur le « paysage » alpin où l’on écoute d’abord sa propre mélancolie, sa bravoure ou son orgueilleuse solitude comme depuis Rousseau tout bon romantique savoure de le faire. Je n’écoutais pas, ah non, les palpitations d’un sentiment mystique ou exalté que j’aurais éprouvé. J’écoutais le son lui-même de la montagne.
En composant dix ans après son œuvre a capella avec mes poèmes Denisov, je le pense, écoutait non pas quelque sublimation religieuse mais le son spécifique de l’espace montagnard, avec les mouvements subtils de ses couches d’air.
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Or sortir de l’écoute projective occidentale, romantique ou religieuse en particulier, est une démarche peu habituelle pour des Européens. Il est vrai cependant que pratiquer l’écoute de la géophonie fait partie de la vie et du métier des géologues, des botanistes, des hydrologues et des alpinistes ; mais assez peu de celle des promeneurs solitaires qui rêvent. Cette écoute suppose un basculement : on écoute la source ou les sources du son de la montagne et non pas la variété émotionnelle intérieure qu’on projette à demi consciemment sur lui.
Mais hors tradition culturelle européenne post-romantique, on sait constamment écouter cette géophonie : c’est le propre de la pensée animiste, qui est universelle, y compris dans le monde gréco-romain. Je ne suis pas certain que Denisov employait ces termes ; mais je me rappelle qu’il était extrêmement attentif aux collectes ethnomusicologiques, quand bien même avec les paramètres socio-culturels de l’époque soviétique. Il me faisait écouter chez lui à Moscou d’étonnants chants a capella collectés dans la toundra la plus lointaine, au nord de la Sibérie ; j’ai encore un disque vinyle, à tirage très limité, qu’il m’avait donné, de chants de femmes âgées s’adressant aux génies invisibles de la forêt, voire parfois chantant la parole ou la mélopée de ce qui souffle, donc de ce pouvoir animiste, depuis le cœur de la toundra : elles chantent la géophonie de cet espace.
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A présent je pense que l’œuvre de Denisov et moi est sur le chemin animiste qui répond à la géophonie de la montagne ou peut-être même qui donne à percevoir cette géophonie de la montagne. Une œuvre inhabituelle et étrange, dans le catalogue de Denisov, me semble-t-il ; moins inhabituelle dans ma propre production. Et je dois dire que la forme en cluster ou agrégat adoptée ici par Denisov convient parfaitement à la polyphonie animiste du lieu.
Or j’ai eu la chance, qu’à vrai dire j’ai longtemps recherchée, d’entendre le chant polyphonique non pas d’une montagne, mais d’une réponse humaine à la turbulence animiste d’une montagne ; et même la chance d’être moi-même physiquement inscrit dans la pratique de circulation sonore et chorale entre la montagne et la communauté humaine animiste que je vais dire ici.
Pendant une large vingtaine de longs séjours de 2000 à 2009 j’ai vécu en « immersion totale » et travaillé avec un groupe initiatique de six « poseurs de signes » d’un village Toro nomu sans écriture de cinq cents habitants animistes : il s’appelle Koyo, se trouve en haut d’une montagne tabulaire de grès au nord du Mali ; il n’est accessible qu’en escalade. Hors la très brève saison des pluies, juillet et août, un soir par semaine un groupe initiatique de six femmes âgées chantait-dansait un rite essentiel au village en une polyphonie généralement en mineur. Assez rapidement, au bout de deux ans, j’étais initié à l’écoute de ce chant : ou plus exactement à sa fonction. L’ontologie (si je puis dire) animiste Toro nomu considère que tout le réel est constitué de « la parole » en densité, action et fertilité variant selon les saisons, les fonctions et les gestes que l’initiation identifie dans chaque lieu et chaque événement humain, animal ou géophonique de cette montagne. Cependant ce réel, constamment polysémique et plus ou moins discrètement polyphonique, s’épuise lentement et doit être refondé périodiquement par un sacrifice rituel puis, surtout, par le chant chorégraphié des six femmes aînées. Dans leur pratique rituelle chorale à laquelle assiste et, effectivement, prend part la totalité des habitants sur une place circulaire spécifique du village, femmes assises au sol d’un côté du cercle de chant-danse, hommes assis de l’autre, non seulement le réel est refondé par le chant mais même de nouveaux événements inattendus deviennent « réels » en étant chantés par ces femmes âgées valideuses de réalité. Ainsi en a-t-il été de mon arrivée au village, de mes actes successifs et surtout des actes de création, donc actes amenant diverses choses dans la visibilité du signe peint et du signe alphabétique que les « poseurs de signes » et moi, le poète « diseur d’espace », nous effectuions toujours dehors et au vu de tous dans la journée dans finalement presque toutes les parties de cette montagne. Le chant-danse était le valideur de nos actes et donc l’accroisseur du réel.
Sur cette expérience et cette pratique, fondamentales, je renvoie à mon livre de 2019, Le Trait qui nomme.
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J’ai bien sûr pensé alors au chœur de la tragédie grecque qui après le sacrifice initial du bouc à Dionysos chante-danse sur l’orchestra l’inquiétude de la communauté et aide un protagoniste et un deutéragoniste à chercher un dialogue possible et même rebelle avec des dieux animistes implacables.
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Denisov ne connaissait pas le chœur des femmes âgées de Koyo. Mais il connaissait le chœur grec antique et, très probablement, sa fonction. Y a-t-il pensé en composant son œuvre a capella avec mes poèmes ? Ce qui est sûr c’est que Légendes des eaux souterraines se tient dans un espace étrange, qui n’est pas dans une abstraction transcendante esthétisante ni dans une exaltation mélodramatique d’un Mont sacré, ni dans le poumon sombre des borborygmes internes de quelque volcan. Sa partition en agrégats polyphoniques installe un lieu tiers, ni géophonique ni humain, encore moins religieux. Notre œuvre, à présent, me paraît d’une modernité audacieuse où les mots et les sons du poème sont devenus performatifs, agissant sans injonction, liberté absolue d’une création humaine : une création qui écoute la montagne, respecte, dit et n’impose rien.
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Se pose alors la question de savoir si la montagne en tant que telle est présente dans la musique occidentale. En fait fort peu. De la Nuit sur le Mont chauve, de la Symphonie alpestre, de la Symphonie sur un chant montagnard, je salue bien sûr les talents narratifs et les suggestifs élans propices aux rêves. Mais, bon… Et leurs mots muets, leur poème vide ?
Une montagne est cependant puissamment présente dans une oeuvre capitale et assez proche de notre temps. C’est le Sinaï dans le Moïse et Aaron de Schoenberg. Tant dans le livret qu’il écrit lui-même que dans sa partition Schoenberg assigne un rôle fondamental à cette abrupte montagne du désert. Rôle pour ce qu’elle-même n’est pas, rôle oblitérant complètement sa géophonie. Car le Sinaï de Schoenberg, puissant, majestueux et intimidant, est l’escalier aux gradins immenses que monte et descend Moïse ; il est le haut-parleur dans lequel la terrifiante et, à la fragile oreille humaine, quasi assourdissante volonté du dieu unique se fait connaître. A son sommet le dieu unique transcendant dicte son organisation du monde et de la vie en dix commandements. Mais cette transcendante et terrifiante dictée est quasiment inaudible. Si une géophonie semble subsister dans cet opéra c’est le cluster, magnifique sans aucun doute, du Buisson Ardent à l’ouverture qui la donne à entendre.
Mais entre la géophonie de la montagne qu’il exclut presque et la transcendance quasi muette Schoenberg développe la pluralité des voix humaines : dans une polyphonie échevelée, tel un chœur bacchique, le peuple hébreu s’étourdit en chantant-dansant autour du Veau d’or et, surtout, la tentative de voix humaine se scinde elle-même en deux, entre le Sprechgesang du vieux Moïse bégayant et la fioriture éperdue de son frère Aaron. La géophonie de la montagne n’est pas entendue, le chœur s’égare, protagoniste et deutéragoniste s’affrontent et Schoenberg laisse sans conclusion son opéra. Nous indiquant, sans l’avoir vraiment voulu, que le refus de la géophonie animiste et la transcendance schizante conduisent à une aporie sans espoir.
Légendes des eaux souterraines, même si l’œuvre est assez brève, au contraire reste œuvre moderne, espérante, ouverte. Le poème et le chœur existent et se déploient dans leur lumineuse plénitude sans avoir besoin de héros, sans avoir besoin de la mélancolie de quelque Wanderer sur l’alpage, sans tragédie de l’échec ou de la nostalgie.
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Mes huit poèmes disent l’aube, le vent frais, la vapeur contre la paroi, le mouvement de la masse minérale, la vie multiple. De la montagne. Dans mes huit poèmes la montagne naît à elle-même dans les mots du poème. Les douze voix à qui Denisov fait chanter les huit poèmes naissent du silence et font naître la montagne. La montagne est ici dite-chantée-entée dans le souffle de la voix humaine démultipliée en douze voix. Le poème dans le chœur est le bourdonnement géophonique de la montagne. Chanté il devient le bourdon. La profération de son bourdon en douze voix fait surgir dans le temenon de la salle de concert une réalité validée, comme celle chantée par les femmes âgées de Koyo.
Derrière son iconostase le pope renouvelant le geste sacrificiel d’Isaac puis du Christ psalmodie sa supplication à son dieu transcendant géniteur créateur tout puissant et éventuellement coléreux ; devant l’iconostase le chantre contre-psalmodie avec le pope ; et les fidèles, que l’iconostase protège de la violence du sacrifice et de la calcinante puissance divine, peuvent par intervalles rejoindre le chant. Ainsi en va-t-il du rite chanté orthodoxe, toujours a capella.
Mais dans le silence de la salle de concert le bourdon du poème-chœur attire, active, aspire le réel et le crée. La montagne naît, la montagne est.
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Ici le poème-choeur opère de la même manière que la polyphonie des Pygmées Aka : la famille nomadise dans la forêt équatoriale et s’installe pour une saison dans une parcelle qu’elle déboise et défriche. Elle ne peut entreprendre cette nouvelle phase de sa vie qu’en chantant polyphoniquement la vitalité des esprits de ce lieu de la forêt, l’énergie des graines et des racines, la fertilité des oiseaux, des animaux, des insectes et des êtres invisibles qui tous ensemble peuplent cet espace de sol, d’humus et d’air. Chanter polyphoniquement la parole du lieu le fonde et en rend possible de l’habiter, de s’y nourrir, d’y vivre, d’y prospérer. Poème-chœur fondateur.
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Lorsque dans l’antiquité grecque une cité décidait de fonder sur une côte à plusieurs jours de navigation une colonie, succursale de la cité-mère, immédiatement les cultes, les sacrifices et les chants rituels en étaient fixés, dits et pratiqués. Le nouveau réel, comme le montre clairement Marcel Detienne dans son livre de 1989 sur la Vie quotidienne des dieux grecs, est d’abord un cluster polyphonique plein, sans aucune rupture entre visible et invisible : le lien entre ces deux instances est le chant du poème psalmodié.
La colonie grecque s’installe dans son lieu qu’elle découvre en constituant immédiatement sa langue-espace avec dieux tutélaires et autres êtres invisibles.
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Calligraphier la géophonie de la montagne
A la fin de ce mois de mars 2022, une période faste de grand beau temps me permet de passer toutes mes journées seul assez haut dans la montagne. Quarante-quatre ans, quasiment, après l’été qui m’a donné Sous la Lombarde, quarante-quatre années de tant d’usages très variés de la vie, des montagnes alpines et autres, des volcans, des déserts minéraux. La fréquentation constante de compositeurs et de musiciens, de « poseurs de signes », le dialogue constant de création au sein de sociétés avec écriture ou sans écriture, l’attention constante à l’image et à son émergence en tout contexte ont donné que, sans aucun doute, mon écoute s’est amplifiée.
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Dans mon sac à dos je porte le grand papier cartonné très solide que j’ai taillé et roulé en huit pièces de 215 cm de haut par 60 de large ; dans mon sac je porte les pinceaux et les brosses, les tubes d’acrylique, la bouteille d’encre de Chine, plusieurs litres d’eau indispensables aux pinceaux et aux lavis, et encore un peu de matériel, un rien de nourriture. Je monte, je monte jusqu’à trouver un lieu au sol suffisamment plat, un ensoleillement indispensable au séchage, une vue immense : je retrouve mes montagnes, je les écoute. Le vent bouge en tous sens, quelques oiseaux cherchent les courants ascendants, des pierres roulent au loin dans un éboulis, le vent chahute mes grands papiers dont je dois lester les bords pour éviter déchirures si ce n’est envol, des nuages s’étirent sur la crête à ma gauche en jouant d’amoureuses joutes, mes montagnes vivent, et moi avec elles.
Mais ces jours-ci dans leur géophonie j’entends aussi la seconde géophonie des huit pièces de Denisov et j’entends l’action dramatique et les métaphores performatives de mes poèmes d’il y a quarante-quatre ans.
Le sixième jour de ce travail haut en altitude les huit pièces de Légendes des eaux souterraines/Sous la Lombarde se sont toutes déposées sur ces très grands papiers en vastes calligraphies gestuelles et alphabétiques.
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A présent l’œuvre est à quatre pôles, le réel est à quatre pôles : la montagne en sa géophonie, la voix chorale en sa musique, la métaphore performative en son poème écrit et enfin l’image en sa calligraphie animiste.
1
Heure des reflets inconnus
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La mélancolie verte de la terre aimée
dans l’air du soir tourne
au lac de boire maintenant
les soucis que la chaleur en allée a laissés aux pierres
et les fatigues des vallons
les grandes montagnes s’en vont aussi
dans l’obscurité se fondent
jusqu’à demain peut-être
l’eau des bords du lac et l’herbe
échangent paroles de désirs et souvenirs
heure des reflets inconnus.
2
Ligne
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La ligne
de la ligne
de la ligne que du trait
de la ligne que du trait
ligne rouge du bois dément
ligne terre du bois montant
pierre lige de l’éboulis lent.
3
Rivière rouge
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A la guise des eaux
de ses eaux de flammes et de foin brûlé
marche la rivière rouge
et lève ses coudes bruyants
au coude de son lit.
4
Premier soleil
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Un premier soleil éclaire les bras
de la montagne assise au fond de la vallée
sous peu on déploiera les étalages de la lumière ;
les arbres à l’ombre
profitent des derniers repos
avant les grands murmures de la journée.
5
Le ciel
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Le ciel
ses bras sans cesse glissent
prendre aux vallées lointaines
leurs travaux lents
et plus encore les crêtes ;
tout pressés du désir d’avancer soyons-nous
restons immobiles ancrés,
et encore plus haut que les caprices voire les vivacités des vents
le ciel tourne.
6
Les nuages
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A la Roche de la Grande Tempête
des nuages impénitents
noirs et blancs
cognent leurs épaules
et selon l’humeur des vents
tête renversée
repartent étendre leur mélancolie
et mourir en aval
là où la terre sait retenir les eaux.
7
Au détour de la falaise
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Au détour de la falaise
le vent s’est arrêté
et la piste aussi
il y a là à voir un étang rouge
son eau est le sang recueilli des pierres
trop vieilles
pour continuer à soutenir le ciel.
8
Silence
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Les heures grises ici ne tombent pas
tout l’air est un fleuve de désirs et de paix
où coulent sans cesse
des charrois de pierres claires
et respirent lentement
les barques de la chaleur ;
autour des puits
les arbres écoutent
les légendes des eaux souterraines.
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Voici à nouveau l’enregistrement de cette œuvre de Denisov, par le Nouveau Chœur de Moscou, qu’en 1995 à Moscou dirigeait Elena Rastvorova : https://www.youtube.com/watch?v=7i2YIdxL3OE
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Il se produira que dans l’obscurité de la salle sur la scène éclairée je dirai le premier poème, tandis que dans une découpe de lumière se lèvera la première calligraphie qui restera verticale jusqu’au bout dans sa lumière, puis les douze choristes debout en demi cercle chanteront ce poème. Puis après un silence je dirai le second poème, tandis que dans sa propre découpe de lumière se lèvera, bien à l’écart de la première, la seconde calligraphie, puis les choristes en chanteront le poème, et ainsi en ira-t-il jusqu’à la fin. Les huit calligraphies, à distance les unes des autres, sont de la même hauteur, sont à peu près de la même largeur ; mais leurs bords ne sont pas exactement parallèles, ondoient parfois, colonnes d’une vapeur ondoyant dans le courant ascendant du chant ; enfin toute la lumière décroîtra, laissant à son ardente pénombre la parole de la montagne.
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Yves Bergeret
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P.S.1 :
Maïlys Pascault, brillante chercheuse en musicologie à l’université de Tours enseignant également en région parisienne, développe actuellement une analyse purement musicologique sur les relations créatrices de Denisov avec la langue française ; il s’agit essentiellement de son opéra L’Ecume des jours, à partir du roman de Boris Vian que je lui avais offert en 1973, et de Légendes des eaux souterraines. Cette analyse sera publiée dans les prochaines semaines.
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P.S.2 :
Pour mémoire :
j’ai créé, calligraphié puis dit avec divers musiciens les poèmes suivants principalement en France et en Italie (avant édition en livres) :
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L’île parle, avec Marina Borgo & Enrico Ciullo, percussions, février 2010
Poème de l’Etna, avec Enrico Ciullo, percussions, octobre 2011, puis avec Sergio Castroreale, clarinette, février 2019
Un étranger vient voir Ogo Ban, avec Enrico Ciullo, percussions, octobre 2011, et avec Jean-Luc Menet, flûte, mars 2012
L’Os léger, avec Enrico Sorbello, violoncelle, et Savi Mana,violon, juin 2013
Les voix du sol, avec Savi Mana, octobre 2013
La soif, avec Clément Caratini, clarinette, décembre 2013
Cheval Proue, prologue de Carène, avec Jean-François Vrod, violon, mars 2016
Carène, avec Paolo Anile, saxophone, décembre 2017, et avec Olivier Journaud, violoncelle, novembre 2019
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et, dès les années 1990, bien d’autres installations de mes poèmes calligraphiés avec interventions de divers musiciens spécialisés en musique contemporaine (entre autres Pierre-Yves Artaud, flûte) à Chypre, à la Martinique, au Sénégal…
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« Fu de la mer » (Canghai fu 滄海賦) de Pan Yue 潘岳 (247-300), traduction de Lucas Humbert
L’ensemble de cette contribution se lit également en italien grâce au poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2022/06/04/fu-del-mare/
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Lucas Humbert, mail du 30 avril 2022 à YB
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Je vous joins à tout hasard un extrait de fu (ou « rhapsodie ») que j’avais traduit l’an dernier pour les besoins d’un séminaire. Il s’agit de ce fameux genre littéraire apparu sous les Han, un peu avant le début de notre ère, dans cette époque où les lettrés chinois n’avaient que faire de la peinture à l’encre, mais trouvaient dans leur écriture le moyen de s’en procurer la satisfaction esthétique. Cette poésie n’est pas celle qu’on enseigne dans les écoles aujourd’hui, à cause de sa réputation d’illisibilité ; il s’agit là d’un procès injuste, la prosodie des Tang étant bien plus affectée et tortueuse que celle des Han.
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Bien entendu, ce genre n’est pas sorti de nulle part, et la littérature paysagiste a ses racines dans les tout premiers produits de l’art poétique chinois ; mais pour ce qui est de la puissance inventive – qui culmine avec la formation de caractères manifestement improvisés – je crois que l’âge d’or du fu est sans équivalent, puisqu’il sera admis et reconnu de tout un chacun, au cours des dynasties suivantes, qu’on ne crée pas de caractères. Il est vrai que ces hapax d’époque Han ont considérablement compliqué la tâche des lexicographes et grossi le volume des dictionnaires.
« Fu de la mer »
Je m’en étais allé contempler son allure. Or donc, ce n’était que déluge et dérive1, formes tout immergées dans la houle des eaux suspendues à dix mille arpents du sol, qui filaient, en écume, à mille lieues de là2. Cela ne se laissait plus sonder ni embrasser du regard. Pas un lointain qui n’y fût regagné3 ; pas un recoin qui n’y fût bouleversé. Les ruisseaux s’y jetaient en foule, et la myriade des cours d’eau y affluait : cela engouffrait les Trois fleuves, cela accueillait les Quatre torrents4. Les Cinq lacs y étaient reçus comme à l’audience matinale, et les Neuf fleuves comme à celle du soir5. Le ciel couvert devenait-il pluvieux, les nuées faisaient arriver l’averse. Et quand perçait une éclaircie, cela regorgeait de brume dans le soleil éclatant. […]
滄海賦
徒觀其狀也,則湯湯蕩蕩,瀾漫形沉, 流沫千里,懸水萬丈,
測之莫量其深,望之不見其廣, 無遠不集,靡幽不通,
群谿俱息,萬流來同,
含三河而納四瀆,朝五湖而夕九江, 陰霖則興雲降雨,陽霽則吐霞曜日。[…]
1 Dans le Livre des documents (Shujing 書經), la « Règle de Yao » (Yao dian 堯典) porte les mots suivants : « Le souverain [Yao] dit : Ah ! [Conseillers des] Quatre éminences, le déluge de la crue vient de causer de grands dommages ; les eaux en dérive ont entouré les montagnes et recouvert les collines. » 帝曰:咨!四岳,湯湯洪水方割,蕩蕩懷山襄陵。Cai Chen 蔡沈 (éd.), Shujing jizhuan 書經集傳, Shanghai 上海, Shanghai guji chubanshe 上海古籍出版社, 1987, p. 3. Après quoi les dissyllabes shangshang 湯湯 et dangdang 蕩蕩 ont pu servir, dans la littérature en langue classique, à parler d’eaux incontrôlables ; mais lorsque les souverains, forts de leurs talents hydrauliques, parvenaient à contenir ces eaux, la démesure de ces termes venait rejaillir un peu sur leur majesté. C’est pourquoi, dans le même Livre des documents, le « Grand modèle » (Hongfan 洪範) dit, si nous traduisons littéralement : « La Voie royale, vaste déluge ! » 王道蕩蕩。Ibid., p. 76.
2 Souvenir du séjour de Confucius aux chutes de Lüliang 呂梁, tel que nous le dépeint le chapitre « Parachever l’existence » (da sheng 達生) du Zhuangzi 莊子 : « Les cascades de Lüliang s’élevaient à trente coudées de hauteur, et répandaient leur écume à quarante lieues de là. » 呂梁懸水三十仞,流沫四十里。Wang Fuzhi 王夫之 (éd.), Zhuangzi jie 莊子解, Pékin, Zhonghua shuju 中華書局, 1981, p. 162.
3 Yuanji 遠集 est une association de morphèmes qui appartient au registre du « Li Sao » 離騷, long poème issu des Élégies de Chu (Chuci 楚辭) : « Je voudrais séjourner loin et ne pas m’arrêter. » 欲遠集而無所止兮。Hong Xingzu 洪兴祖 (ed.), Chuci buzhu 楚辞补注, Pékin, Zhonghua shuju 中华书局, 2015, p. 26. Dans son sens archaïque, ji 集 signifie « faire halte », mais la glose de Hong Xingzu 洪興祖 (1090-1155) signale une variante de ce passage, qui tient simplement « parvenir » (jin 進) : il faudrait donc comprendre « je voudrais arriver loin ». Nous traduisons le texte de Pan Yue en nous conformant à l’hypothèse d’un souvenir des Élégies de Chu.
4 Sanhe 三河, les « trois fleuves », a des significations toponymiques très diverses, mais ici ces fleuves se confondent au moins en partie avec les « quatre torrents » (sidu 四瀆), à propos desquels nous lisons dans la section aquatique (shi shui 釋水) du Erya 爾雅 : « Les Quatre torrents sont la Rivière [le Yangtsé], la Huai, le Fleuve [Jaune] et le Ji. Tous se jettent dans la mer. » 江、河、淮、濟為四瀆。四瀆者,發源注海者也。Hao Yixing 郝懿行 (éd.), Erya, Guangya, Fangyan, Shiming : Qing shu si zhong hekan 爾雅, 廣雅, 方言, 釋名 : 清疏四種合刊, Shanghai 上海, Shanghai guji chubanshe 上海古籍出版社, 1989, p. 230. Du temps de Pan Yue, il était tout à fait indiqué d’invoquer ensemble ces quatre cours d’eau dans un texte traitant de la mer, bien qu’à ce jour la Huai se jette dans le Yangzi, et que le Ji, fleuve emblématique de l’actuelle région du Shandong 山東, ait quitté son cours ancien et n’existe plus.
5 Le parallélisme qui rapproche les toponymes de Wuhu 五湖 et de Jiujiang 九江 est ambigu. Le toponyme de Wuhu, les « Cinq lacs », est donné dans les Mémoires historiques (Shiji 史記) comme un autre nom du lac Taihu 太湖. Sima Qian 司馬遷, Shiji 史記, Pékin, Zhonghua shuju 中華書局, 1982, p. 1408. Quant au toponyme de Jiujiang, les « Neuf fleuves », il est attesté à plusieurs reprises dans le Livre des documents, « Tribut de Yu » (Yu gong 禹貢), sur la région de Jingzhou 荆州. Cai Chen, op. cit., pp. 23-38. Jingzhou, au sein de l’actuel Hubei 湖北, se situe naturellement à bonne distance des régions côtières, mais ici, l’important est la plénitude numérique symbolisée par le chiffre neuf.
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Lucas Humbert
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