Archive | octobre 2018

La Pierre du Luthier 制琴师之石

 

La version chinoise de ce cycle de poèmes est due au poète Zhang Bo ;

et on lit également ici, en italien, deux échos intenses du poète Francesco Marotta, échos qui, à la fin de cette publication-ci, entrent dans un entrelacement des voix et des langues  ; entrelacement que, sans doute, auraient apprécié Luciano Berio en son Laborintus 2 et Claudio Monteverdi en ses Madrigaux du Huitième livre ou ses Vêpres.

*

 

à Mestre, Venise, le 20 octobre 2018

 

 

 

1

Dans l’eau

j’ai trouvé la pierre.

在水中

我觅得石块。

 

2

Dans l’eau ou le ciel ? il est minuit…

在水中或空中?子夜时分……

 

 

 

3

La pierre est haute de trois mille cinq cents mètres et plus.

Son poids est celui de ma vie.

石块高达三千五百米或更多。

它的重量是我的生活之重。

 

4

Je l’ai trouvée dans l’eau, dis-je,

lac, lagune ou mer ; ruisselante d’ombre et de nuit.

我在水中将其觅得,我说,

湖泊,环礁或海;流溢着影与夜。

 

5

Une certaine lumière, anecdotique, tombe des fenêtres

dans l’eau, donnant des faces à la pierre.

Les faces sont publiques.

Mais c’est sur les arêtes entre les faces

que ma vie s’est construite.

Et aussi dans les fissures.

某一道肤浅的光,从窗口撒入

水中,让石块产生诸多侧面。

公之于众的侧面。

但正是在分割这些侧面的棱线上

我的生活得以建立。

并建立在裂隙中。

 

 

 

 

6

Ma vie orne la pierre ou la creuse-t-elle

comme le requin cogne la barque et la renverse ?

我的生活妆点石块或掘入其中

好似鲨鱼猛击小船并将其倾覆?

 

7

La pierre amasse tes ombres et les miennes.

Ainsi grandit-elle. Elle atteindra quatre mille mètres.

石块收集你我的影子。

于是它成长。它将抵达四千米高度。

 

8

Un conquérant débarque et propose à ma pierre de vie

des couleurs que je ne connais pas.

Alors les ânes et les gens pressés inventent le mot art.

一个征服者登陆并向我的生活之石提供

诸多我不知晓的颜色。

而蠢驴与匆忙之人发明了词语“艺术”。

 

 

 

 

9

La pierre ne se voit jamais en entier.

Impossible de trouver le profil de ma vie.

Je n’y arrive pas.

Toi non plus.

石块不被完整得见。

不可能觅得我生活的侧脸。

我达不到。

你也不能。

 

10

Qui trop flatte ne trouve qu’un écueil.

那过度谄媚之人只会觅得暗礁。

 

11

La pierre émerge entière au huitième acte de la pièce

mais je suis mort bien avant. Nous tous aussi.

完整的石块在戏剧第八幕浮现

但我已死在许久之前。我们所有人概莫能外。

 

 

 

 

12

Un étranger débarque,

sa propre pierre posée sur son épaule comme un faucon brun.

Il me semble que la mienne ne repose sur rien.

Je cherche son nom.

一个异乡人登陆,

他扛在肩头的石块好似一只棕色的隼。

而似乎我的石块并未依托于任何事物。

我寻找着它的姓名。

 

13***

Ma pierre dérive dans le ciel.

Je m’en rends compte aux ombres.

我的石块在空中漂流。

我在影中把它察知。

 

 

 

 

14

Quand le soleil s’en va, ma vie s’éteint.

C’est ma pierre qui continue, à sa propre altitude.

当太阳升起,我的生活熄灭。

我的石块延续,在它自身的海拔。

 

15

A cette altitude, ma pierre joue de la pierre,

instrument qui chante entre moi et vous tous.

Ici ma pierre invente l’art. Merci à elle.

在这个高度,我的石块演奏着石块,

在我与你们所有人之间歌唱的乐器。

在这里我的石块发明艺术。向它致谢。

 

16

Ma pierre m’échappe.

Dans le désert minéral elle fut merveilleuse.

Elle fut claire.

Mais nous ne pouvions rester.

Elle et moi avons besoin d’eau.

我的石块逃离我身。

在矿物沙漠中它曾经绝妙。

它曾明净。

但我们不能停留。

它和我都需要水流。

 

 

 

 

17

Il me semble n’avoir jamais quitté ma pierre.

似乎我从未离我的石块远去。

 

 

 *

Le treizième poème de ce cycle donne lieu à cette traduction en italien et à cet écho, dus au poète Francesco Marotta (écho lui-même repris, plus bas, en français par Yves Bergeret) :

Ma pierre dérive dans le ciel.
Je m’en rends compte aux ombres.

        1. La mia pietra va alla deriva nel cielo.
        1. Me ne accorgo dalle ombre.

“Ti insegno ad abitare l’ombra
che dura sotto il sole.
La pagina mai scritta
dove il tempo immobile si guarda.
Si conosce.

Ti insegno ad ascoltare
il mio respiro di madre
nella carne.„

Je t’enseigne à habiter l’ombre

qui sous le soleil dure.

La page jamais écrite

d’où l’on regarde le temps immobile.

D’où on le connaît.

Je t’enseigne à écouter

mon souffle de mère

dans la chair.

***

Le même entrelacement des voix et des langues, italienne et française, se lit avec le 11ème poème du cycle :

La pierre entière émerge au huitième acte de la pièce

mais je suis mort bien avant.

Nous tous aussi.

La pietra emerge intera nell’ottavo atto dell’opera
ma io sono già morto da tempo. Tutti noi lo siamo.

“Essere nel tempo
l’azzardo che incrina
gli specchi del visibile.
Respirando un’unica notte
tra silenzio e stupore.
Chiamando a raccolta parole e distanze.

Io sono natura
che insieme a te si lacera
quando cadi come un’ombra
tagliata di netto
dal richiamo smeraldino di una fonte.

Io sono la fonte
che ripete da millenni
il canto che dal fango
risuona nell’alveo del tuo nome segreto.”

 

Etre dans le temps

le hasard qui fendille

les miroirs du visible.

En respirant une unique nuit

entre silence et stupeur.

En appelant encore et encore paroles et distances.

Je suis nature

qui tout comme toi se déchire

quant tu tombes comme une ombre

taillée net

dans le rappel émeraude d’une source.

Je suis la source,

je répète du fond des millénaires

le chant qui né de la boue

résonne dans le lit

de ton nom secret.

***

 

Pierre du Luthier 9.png

 

 

*****

***

*

 

 

 

 

 

 

Le Luthier, à diverses altitudes

 

Cycle de quatre poèmes créés par Yves Bergeret à Venise du 15 au 18 octobre 2018, le premier accompagné d’un dessin à la gouache de G., les trois suivants avec certaines strophes calligraphiées (en trois exemplaires, encre de Chine et acrylique sur quadriptyques horizontaux Rosaspina 285 g de Fabriano de 17,5 cm de haut par 100 de large) par le poète ; les photos allant avec le dernier poème ayant été prises au marché de Mestre, à Venise.

Ces quatre poèmes se lisent en italien dans la traduction particulièrement dynamique du poète Francesco Marotta, à cette adresse :  https://rebstein.wordpress.com/2018/10/28/liutaio-iii-1-4/

 

 

1

Couleurs à ras de goudron

à Venise, les 15 et 16 octobre 2018

 

 

Traversant Paris je vois soudain sur un trottoir

le luthier. Par terre, contre un immeuble,

jambes allongées, adossé à un soupirail.

Pour payer son voyage vendant des gouaches vives

qu’à même le sol il fait sur des petites feuilles :

un puissant bolide rouge dont le nez s’écrase

contre le bord de la feuille, avec du bleu et du vert,

c’est le travail de ce matin,

personne dedans le bolide, juste disponible, comme cela.

 

Assis sur l’asphalte, il voit

les immeubles par leurs pieds,

les citadins par leurs semelles

et la ville par son enfer de solitudes

tandis que ses hauts célestes sont figés

dans des gestes de congélation raciste.

De tout cela relèvent bien un pseudo-langage, des cris,

une rumeur, mais c’est surtout douleur

à qui le luthier répond par les silencieux rouge,

bleu et vert de son bolide.

 

Dans son dos le soupirail dit :

« j’ai la largeur de ton dos, luthier.

Dans ton dos je tonne,

par ton dos je tonne.

Je suis bouche de la montagne renversée

dans laquelle sont creusées les caves de toute la ville.

Je suis la cascade à l’envers

et dans la boue gelée des paroles piétinées

je suis ton rouge sans concession

et ton bleu sans patrie et ton vert sans clôture.

Voilà pourquoi, cher luthier, tu es ma voile rouge,

dit le soupirail, ma voile tempêtueuse

qui passe sur la ville et si peu de gens me voient,

et si peu de gens te voient ».

 

« Pattes de canard à trois pattes

rouge bleu vert

nous barbotons à cœur fendre

à vision fendre à trottoir fendre

à sérac détacher à rocher précipiter

à misère cacher à granit satelliser

rouge bleu vert »

c’est ce que disent en choeur les trois couleurs.

 

*

 

2

Meije

 

 

 

Or moi l’avant-veille dans les Alpes j’avais cru bien faire

en passant le pont où des niais sautent à l’élastique

dans le vide pour se racheter une âme,

en passant par le col goudronné pour rien,

en passant par le village de jadis

bétonné dans la bêtise fraîche.

Or je ne trouvais rien, rien et rien.

Quelques notes creuses et des accords vagues et faux.

Quel ennui !

 

Mais cette nuit-là je m’allongeais au pied de la Meije,

la plus grande face nord de ma jeunesse :

cinquante ans après je lui ai parlé toute la nuit,

je l’ai écoutée toute la nuit.

La pleine lune soutenait ses syllabes.

 

Elle m’a expliqué mes erreurs

et m’a dit de deviner où j’avais perdu

le chemin de la lutherie.

Elle a ainsi rendu mon passé léger comme le son de la mer

quand l’avidité des hommes ne l’étouffe pas

et qu’on la traverse parce qu’on a une âme

immense et indéfinie comme la sienne,

mouette même dans les petites choses,

poisson sous les nuages,

vague et plancton dans la joie de la pleine lune.

 

En somme dans la nuit la Meije

n’avait même pas besoin de couleurs.

Des glaciers et des parois

et des arêtes rocheuses lui suffisaient,

juste posés sur l’ossature du grand récit.

Il n’y aurait eu que des luthiers

pour y évoluer libres vers les hauts et vers les bas

par d’invisibles échelles de gammes futures

et parmi les profondeurs des cinq océans

s’enroulant là sur l’axe du monde.

 

 

*

 

3

Chercher du bois

 

 

 

Pour rejoindre la vallée du Pô et la descendre

le train roule au pied de la Croix des Têtes,

long contour par la berge de l’énorme

rivière grise encaissée furieuse et

là-haut deux mille cinq cents mètres de parois en chaos.

Multiples couches sédimentaires brassées en tous sens.

Rien de clair ni de ferme,

ce n’est pas couleurs ni gris.

Sans doute est-ce pure violence

recroquevillée sur elle-même

mais explosant vers le vent :

c’est tout simplement le démon des frontières,

la grimace du refus

et la haine qui a peur du moindre étranger.

Menaçante la chaotique paroi sédimentaire

n’offre pas le moindre bois de lutherie.

 

 

*

 

4

Marché

à Mestre, Venise, le jeudi 18 octobre 2018

 

 

Tout en bas de la plaine du Pô,

la lagune et, à Venise, l’héroïque cacophonie

du grand marché de Mestre.

Tous les peuples de l’Asie, de l’Afrique, de l’Europe de l’est

s’y croisent et parlent, petits commerces fragiles,

légumes et fruits, quincaillerie et vêtements en tous sens.

 

Engloutie par la brume la beauté des palais,

engrossée par les marchands de croisière

la beauté des peintures anciennes.

 

Au marché de Mestre j’entends cinquante langues

de montagnes et de plaines, d’archipels et de déserts

et au milieu d’elles la voix fine et frêle du luthier

qui ajuste l’accord des pronoms

et écoute au plus près

les harmoniques des verbes.

 

 

*

 

 

*****

***

*

 

 

 

 

 

 

Bâtir toujours, Baptistère de la Cathédrale de Padoue

 

 

Baptistère de Padoue 00.png

 

***

*

 

 

Un lieu de changement radical dans la vie d’une personne, comme un baptistère, ne peut être ordinaire. Les images qu’on y installe sont loin d’être anodines : dans le temple « hounfor » du vaudou haïtien les oriflammes de milliers de paillettes et perles cousues sur tissu, d’environ un mètre carré, prennent en scintillant part active à la convocation concrète de l’« esprit », le loa ; puis, dans une continuité parfaite, le « loa » met en transe visionnaire ou curative l’impétrant. Dans un baptistère la fonction de l’image est encore plus grave car, alors que la transe est éphémère, le baptême opère un changement définitif dans le statut même de la personne. Or dans le Baptistère de la Cathédrale de Padoue l’image tend à devenir l’actrice principale de l’acte sacré en cours. D’un acte humain.

 

 

Ce bâtiment est un peu moins grand que celui, sans coupole, de Poitiers, du quatrième siècle et avec des fresques des dixième et douzième siècles, que je choisissais volontairement pour créer et dire en mars 2016 mon poème-installation Cheval-Proue (on peut le voir sur ce même blog avec ce lien :  https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2016/03/23/cheval-proue-poitiers-baptistere-20-mars-2016/ ). Reprise bien des fois en Europe, cette œuvre dit, au sens épique, la geste héroïque et fondatrice des migrants actuels, porteurs de civilisations, qui traversent une mer furieuse.

 

Le Baptistère de Padoue est un peu plus grand, je crois, que celui, sans coupole aussi, de Varèse avec ses restes de fresques du quatorzième siècle, que je découvrais grâce à Antonio Devicienti et avec lui ( on peut lire sur ce blog nos analyses conjointes, à cette adresse : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2017/06/07/varese-baptistere-cathedrale-avec-antonio-devicienti/   )

 

 

 

Au Baptistère de la Cathédrale de Padoue, l’ensemble majestueux, foisonnant et très dynamique de fresques est de Giusto De’Menabuoi. Il l’a réalisé au quatorzième siècle. Dès qu’on franchit le seuil, on est très vivement saisi. Par un effet de foules, figurées partout, de haut en bas, immobiles, en attente mais aussi en acte. Et pourtant, de cette masse humaine, rien ne pèse ni n’étouffe.

 

 

 

 

1

C’est que le Baptistère a été bâti et peint pour justement sa fonction majeure. Pour qu’on y entre et y vive une radicale transformation du statut le plus profond de sa propre personne. Vertige et baptême.

En bas un cube parfaitement maîtrisé, avec de très larges images peintes rectangulaires sur les murs, à raison (en principe) de trois par mur, sur trois niveaux, donc neuf en tout par mur. Dans ces images les figures humaines sont de taille réelle, voire légèrement plus grandes, jusqu’à deux mètres dans les images de la rangée inférieure et plutôt 1,7 mètres dans les images de la rangée au dessus. Et encore un petit peu moins au dessus. Orthogonalité pour une grande stabilité, voire intimidante immobilisation de chaque scène, même si chaque image développe une puissance mythique forte. Il s’y agit des vies de Jean-Baptiste, de la Madone et du Christ.

 

 

 

Mais en haut tout change avec la transition rapide du tambour circulaire (avec des scènes de l’Ancien Testament) et des quatre pendentifs (avec les évangélistes) pour arriver à la demi-sphère de la coupole où se manifeste en forte perspective un foisonnement de vie céleste avec des centaines de personnages saints en cinq cercles concentriques : puissante giration. La coupole crée vertige, d’autant plus qu’on doit lever la tête et la tourner en tous sens pour voir, pour découvrir, comme après le baptême on découvre, enivré de renaître, une vie nouvelle. Aïe, la tête me tourne ! aïe, je perds la tête, je perds la raison ! Or un fort point fixe sommital hypnotise : les yeux très noirs du Christ pantocrator au centre de la coupole. Ces yeux fixent les gens en bas, nous, exactement de la même manière que les Zar animistes et les saints de l’art populaire traditionnel éthiopien, en particulier dans les rouleaux magiques de thérapie.

 

 

 Baptistère de Padoue 07b.png

 

 

2

Mais avant tout il est impossible de tout voir ensemble. Maîtriser du regard ne se peut. Il faut tourner la tête en tous sens. Pour voir il faut entrer dans le vertige, il faut se laisser aller à une ivresse mystique. Et finalement aussi pour regarder les rectangles d’images massives du bas, aussi.

 

 

 

3

Les outils du passage de l’orthogonalité du monde ordinaire vers le manège surnaturel qui dans la demi-sphère tourne sur lui-même à l’infini, ce sont les quatre évangélistes des pendentifs qui soutiennent le tambour puis la coupole. La fonction de l’écriture est de sédimenter et consigner la parole essentielle, celle qui est en travail dans l’acte baptismal qui lui-même ouvre à la rotation surnaturelle. Mais au dessus des évangélistes en train d’écrire, des livres sont certes figurés, mais tous fermés et non disponibles à la lecture. Pour que la giration ascensionnelle aboutisse, auprès des deux yeux noirs hypnotiseurs, au livre ouvert sur les plis de vêtement du Pantocrator. Mais sa page de droite est illisible. Celle de gauche porte en latin « Je suis l’alpha et l’oméga » : l’initiale et le point final. Tout est dit. Tout est complet. Tout a été pensé, dit et écrit. Il n’y a plus rien à écrire. Ni non plus à découvrir par la lecture. Alors nous pouvons fermer les livres et chercher ici, sur les effervescences de ce qui est peint dans le Baptistère, chercher ce qui est véritablement en acte, au-delà du livre ou même sans lui. Ce qui est effectivement bâtisseur de la nouvelle vie.

 

 

 

 

4

Si par effort de volonté et de rationalité je reprends le mouvement ascensionnel de ce monde peint ici, je peux me rendre compte que je suis guidé par un axe visuel vertical de pensée théologique et symbolique. Le lieu de l’émotion de la naissance est le mobilier des fonds baptismaux au centre au sol. Mais le lieu de l’action théologique surnaturelle est l’autel dans la petite abside, seul autel du bâtiment, où se renouvelle l’eucharistie. Une splendide fresque de la crucifixion, agitée, sombre, populeuse, foisonnante, le surmonte dont l’axe vertical est le tronc de la croix du Christ où il est peint agonisant. L’axe vertical continue au dessus par la longue fente verticale rouge dans les tissus de la Madone, sexe féminin parturiant sur le point d’écarter les drapés bleu ciel de la femme. L’axe vertical continue, traverse, à peine décalé, et c’est légitime, la page portant les mots écrits « je suis l’alpha et l’oméga » ; l’axe suit le nez pour enfin arriver aux yeux noirs de la fascination.

 

 

 

 

5

Quasiment tous les personnages peints sont lourdement vêtus de tissus épais monochromes. Petits et peu visibles sur une portion du tambour, Adam et Eve vont brièvement nus. Le Christ est baptisé et crucifié quasi nu. Mais ces corps humains en seulement trois scènes, parmi les dizaines et dizaines de scènes ici peintes, sont banals et d’une sensualité infime. Non, ce qui se donne à voir ici c’est le poids des tissus, des tissus par dizaines et dizaines de kilos. Le corps ne saurait être désirable. Dans un très lointain au-delà surnaturel il serait peut-être envisageable. Mais la foule en cercles concentriques autour du Pantocrator est d’abord foule de drapés redondants et épais.

 

 

 

6

Dans cette humanité du voile, deux personnages tranchent fortement car le fresquiste a exalté les couleurs de leurs tissus, longue tunique rouge sur le corps du Christ partiellement recouverte d’une longue cape bleu ciel sur-rehaussée de blanc ; les mêmes couleurs pour sa mère. Ces deux couleurs vibrent et brillent, à l’avant de toutes les autres.

 

 

 

7

Ces deux couleurs sur le corps du Christ tranchent particulièrement dans deux grandes images superposées, admirables. Au rang inférieur, la veille de son arrestation le Christ agenouillé au jardin des Oliviers, prie seul, scintillant. Trois apôtres assis somnolent à sa gauche. Au pied d’eux quatre, les autres apôtres attendent ou dorment, masses enveloppées de tissus presqu’informes et ternes, humanité gauche et embarrassée de sa trop lente mue, blocs humains aux couleurs faibles et maintenant fades, blocs minéraux humains parmi les blocs rocheux sombres ou même noirs où la dramaturgie de la Passion est en train de se nouer. Ces hommes informes ne communiquent pas entre eux, leurs solitudes distantes font le rythme lourd du monde embryonnaire, bien antérieur à la rotation alerte qui pivote, serrée et intense, tout là-haut autour des yeux du Pantocrator.

 

 

 

Or juste au dessus le fresquiste a composé une scène aimantée par les mêmes deux couleurs des vêtements du Christ. Le Christ debout tout à gauche attire les pêcheurs et leur barque pour en faire ses apôtres. Quand je suis entré dans la Baptistère le soleil éclaboussait la figure du Christ, puis le soleil s’est déplacé vers la mer. Voici des photos de ce mouvement céleste d’une étoile dans la fresque. Ce mouvement fait bien sûr partie de l’action du lieu. Tout en haut à gauche de cette grande fresque, une ville serrée derrière ses remparts.

 

 

 

8

Le Baptistère, apposé à la Cathédrale de Padoue, au cœur d’une des villes les plus actives et franches de l’Europe médiévale puis renaissante, ne porte presque pas de figuration de ville parmi ses images a fresco. Trois ou quatre, dans des recoins discrets du monde ici peint. Mais tout en haut du tambour le fresquiste, citant l’Ancien Testament, a tenu à figurer une solide Tour de Babel en construction, avec ses maçons partout et ses tailleurs de pierre. Dans le Baptistère, dans ce lieu en vertigineuse giration, ce n’est en fait pas l’écriture révélée qui compte vraiment ; ni l’esprit saint ; ni une grâce et un sourire d’accomplissement. Echappant aux deux profonds yeux noirs hypnotisant, ou ne serait-ce pas plutôt qu’il est encouragé par eux, exalté par eux, loué par eux, tout un peuple tenace travaille à construire un monde à venir.

 

 

 

Ouvriers de la Tour de Babel, bûcherons puis charpentiers (mal visibles tant ils sont en hauteur dans la coupole) préparant l’Arche pour Noé, jeunes pêcheurs que le Christ appelle depuis la rive, et les filets dans leur barque sont pleins pour nourrir la ville au fond, et, regardez bien, les coupeurs de rameaux parmi les hautes branches vert sombre quand le Christ fait son ultime entrée à Jérusalem. Puissant vert sombre, rythme des élagueurs sans vertige, têtus, qui même si un drame se noue ne cessent de travailler. Rythme actif dans le vert sombre tandis que dans la fresque juste au dessus les Innocents sont horriblement massacrés dans un fouillis très encombré des corps adultes dont le seul rythme, parmi l’espace saturé comme celui d’une mosaïque, est le vert jade délavé des tissus qui couvrent certains corps meurtriers ou victimes. Non, les élagueurs en dessous nous répètent avec entêtement que si la violence est là, nous ne nous laisserons pas faire.

 

 

 

9

Mais tout ce que je viens d’écrire n’est-il pas à inverser ? Le volume intérieur du Baptistère est mis en rotation autour de l’axe hypnotisant du regard du dieu fils. Certes. Mais ce manège cosmique et théologique est en fait ce qui tourne autour du jeune baptisé au sol : c’est le porteur d’avenir, le naissant, le re-naissant qui porte par sa volonté et par sa vigueur le mouvement du monde et qui le défend contre la violence qui pourrait les paralyser, lui et le monde, au sol. Mais non, la vie tourne. E pur si muove.

 

 

 

Yves Bergeret

 

 

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***

*

 

 

 

 

 

Le Luthier parle

 

Cycle de trois poèmes créés et avec certaines strophes calligraphiées (encre de Chine et acrylique sur quadriptyques horizontaux Rosaspina 285 g de Fabriano de 17,5 cm de haut par 100 de large ; en quatre exemplaires) par Yves Bergeret du 23 au 25 septembre 2018 à Die et à Veynes.

 

Après le premier cycle intitulé Luthier, ce second cycle est traduit en italien, dans une version ferme et lumineuse, par le poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/10/19/liutaio-ii-1-3/

*

 

à Die, le dimanche 23 septembre 2018

 

1

« Sur les galets blancs je m’allonge.

Le sommeil me prend

et me porte au fond du courant.

Le torrent m’ôte la peau,

me dégage de la bourrasque des nombres et des cadastres.

et m’apprend à lire sans alphabet.

Ame brève et fluide

je parcours la terre en son désordre

et l’ensemence. »

 

*

 

2

Le Luthier s’éveille et dit

 

à Veynes, le lundi 24 septembre 2018

 

« La nostalgie du sel énerve le torrent.

Je sais tendre les quatre cordes

où dans un chant de houle il l’évaporera

en quatre voix qui se cognent aux rocs,

se suspendent aux branches

et protègent le cortège des exilés

dont je suis tombé. »

 

 

*

 

3

Le Luthier dit encore

 

à Veynes, le mardi 25 septembre 2018

 

« Ma colonne vertébrale est l’archet.

J’ai les jambes et bras

qui gigotent comme crins rompus.

Il n’y a pas de doute que je joue,

que je frotte le fond écailleux de votre vie.

Il n’y a pas de doute que je joue

le déroulé du troisième récit,

celui sous le second, qui est l’intime, le tragique,

coupant comme des éclats d’obsidienne,

celui sous le premier récit qui est la misérable,

la majestueuse hypocrisie des 4×4 et barbecues.

 

Je joue le troisième récit,

j’ai mains et pieds inutiles, fruits desséchés,

car par-dessus notre océan de violence

c’est le pont arqué de mes trente-trois vertèbres qu’il faut.

 

C’est le vent qui tient l’archet,

ce n’est bien sûr pas moi qui l’ai en main.

Le vent m’agite jambes et bras

comme grappes amères et feuilles sèches.

Le vent passe le cortège court

de mes vertèbres sur le torrent,

sur les tièdes écailles de votre désespoir,

ô mes frères étrangers lointains.

 

Le vent me passe sur.

Je suis celui qui passe sur.

Je n’ai pas de socle.

Je n’ai pas de chair.

Je n’ai pas d’histoire.

Archet suis-je.

 

Archet, ce qui vous met en résonance,

vous chante et vous dit

sonores et mûrs entre les pierres froides.

 

C’est le vent qui tient l’archet,

ce n’est pas moi qui le tiens en main.

Le vent, c’est ainsi que se nomme

la vertigineuse chute de chacun devant soi,

le trébuchement qui va de l’avant,

l’avalanche qui gronde dès le haut de la pente,

la requête de mon frère l’étranger

sûr de survivre en bondissant par-dessus

la nuit glacée et le marécage monstrueux. »

 

 

*

 

 

*****

***

*

 

 

 

 

 

Rotation, fresques à Prelles (15ème siècle)

 

Chapelle Saint-Jacques, 15ème siècle, à Prelles, près de Briançon

 

 

 

A côté du village, Poussée Tellurique Alpine plisse et hausse les masses du Pic de Montbrison jusqu’à près de trois mille mètres ; un vallon profond après, par là derrière, Poussée Tellurique Alpine plisse et hausse encore beaucoup plus haut les masses du Pelvoux et de l’Ailefroide, puis, encore à peine derrière,  celle des Ecrins et de la Meije jusqu’à quatre mille mètres. Il y a du mouvement là-dedans, beaucoup de mouvement profond et têtu. J’ai dormi la nuit précédente au pied de la face nord de la Meije et de celle du Rateau, la lumière forte de la lune encore grosse assemblait les glaciers du haut en scène de théâtre pour les danseurs célestes. Que personne ne voit. J’ai peu dormi, me suis réveillé chaque heure : je voulais les voir. Je n’ai rien vu que des étoiles et le blanc lunaire des glaciers puis l’aube qui a resserré en gris argenté les crêtes sommitales avant de les lâcher en flèches tourbillonnantes dans le ciel. Les torrents qui confluent à La Grave au pied de ces faces nord immenses tonitruaient en portant ces masses ; les faisaient légères.

 

 

 

Pendant des siècles des pèlerins piémontais et lombards passaient à pied par le col du Montgenèvre, par Briançon, suivaient le cours de la Durance, proche de sa source, pourtant déjà violente et grosse[1]. Des semaines plus tard ils arrivaient à Saint-Jacques de Compostelle. Maintenant ce sont les migrants du Sahel qui passent au long de la Durance, chassés de leur pays par le djihad et la misère désespérante, chassés par les racistes et populistes qui ces mois-ci ravagent l’Italie pourtant si accueillante. Ils passent. Ils passent à leur tour.

 

Six kilomètres en aval de Briançon, à Prelles, au bord d’une gorge étroite où bouillonne la rivière il y a, dos à la route, la chapelle modeste saint-Jacques. On s’y arrête ; on monte vingt mètres de pente caillouteuse, on voit au fond la masse ocre du Pic de Montbrison, là-bas en haut des pentes de mélèzes. Puis on se retourne, la chapelle, on ouvre la petite porte de très vieux bois. On descend quatre grosses marches de roche sombre venue de là-haut. Non pas quatre pierres tombales, non, quatre blocs rectangulaires, gris, striés, durs, cals de la main de Poussée Tellurique Alpine. Et on descend en marchant dessus. Oui, ici on descend sur les quatre blocs de la montagne, les genoux grincent, on descend dans la fosse sacrée, et c’est comme cela qu’on entre dans la chapelle. D’abord un peu sombre, puis les yeux s’accoutument. En franchissant ce seuil, en le descendant, on renverse Poussée Tellurique Alpine et son ascendant. On baisse.

 

 

 

Au dedans de la chapelle la lutte tellurique en haut-en bas se suspend. Murs clairs, plafond plat de bois sombre. Mais sur la voute de l’abside un Christ en gloire, les animaux symboles des quatre évangélistes. Et sur le haut des murs latéraux, serrées les unes aux autres en deux étages, une quarantaine de scène peintes à fresque. Pieuses, édifiantes dans leur intention apparente. Les personnages, presque tous vêtus, respirent la joie de vivre, le sain bien-être. Sauf quelques-uns. Il y a bien ici ou là de l’affliction, mais elle est digne et droite. Même le gros Christ en gloire dans sa mandorle est débonnaire et joyeux. Une humanité médiévale rurale. Nette et franche. Elle porte sa vie et la nôtre. Le poids de la mort, de la solitude, de la souffrance est faible. Rien ne pèse. Les bordures, presque toutes blanc et rouge sang, de la quarantaine d’images peintes, donnent un rythme visuel léger et tonique. Même la mandorle du Christ, loin d’être intimidante ou pompeuse, est éclairée de petits cercles blanc crème, en enfilade, on dirait un collier de perles.

 

 

 

Voilà, la masse des montagnes là dehors tout alentour se hérisse avec d’extraordinaires et très impressionnantes voix rauques. Leur chœur tellurique est grave et immense. Eh bien non, on nous dit ici : piétinez ces quatre blocs rocheux sombres et descendez. Allez, descendez ! Et maintenant que vous avez effectué le geste inverse de Poussée Tellurique Alpine, regardez le prodige : ce ne sont pas les montagnes de là-bas qui montent, ce sont les images qui montent, qui lévitent, qui flottent dans l’au-delà. Et l’au-delà, il est ici.

 

 

 

Et maintenant regardez bien les petites et les grandes choses qui font que nos images montent, montent à la place des montagnes. Mieux qu’elles.

 

 

 

D’abord parmi toutes ces images peintes au quinzième siècle voici l’image sacrée originelle : un Voile de Véronique avec l’empreinte de la tête du Christ, au dessus d’une fenêtre percée plus tard dans le mur à droite quand on entre. Courante dans les chapelles orthodoxes de la montagne de Chypre, la voici, légitimant la présence performative de toutes les autres images peintes. Empreinte prise involontairement par Véronique : elle voulait seulement essuyer le visage en sang et larmes du Christ portant sa croix vers le Golgotha ; mais sur le tissu la tête n’a ni larmes ni sang ni couronne d’épines car l’image-empreinte dit la Résurrection, voire l’Ascension. L’image renverse la pesanteur et élève et sublime. Tout dans la chapelle de Prelles découle d’elle. Les quatre évangélistes-animaux, le grand Christ en mandorle bien sûr, et les apôtres à ses pieds autour de l’autel où se célèbre le sacrifice christique. Et d’elle découle de part et d’autre de la voûte de l’abside Marie à droite qui reçoit l’annonciation de Gabriel à gauche.

 

 

 

Or ce qui se passe en face du Voile de Véronique, sur le mur opposé, est tout à fait intriguant. Certes une scène locale : un fils et ses parents, piégés dans une auberge, le fils accusé à tort d’être un voleur et pendu. Puis ressuscité. Légende très populaire à l’époque. Or une des peintures montre la petite famille dormant dans le même lit, les parents endormis à gauche, le fils endormi à droite à qui une servante félonne glisse un plat d’argent sous l’oreiller afin de l’accuser de vol. Mais voilà que la couverture du lit est figurée par des bandes monochromes parallèles et verticales, dans un style totalement original. Pourquoi ? Bandes parallèles comme le balbutiement, le bégaiement de mots à trouver puis à dire, mais on ne sait lesquels.

 

 

 

Et sur ce même mur, est peinte à droite en quatre scènes la Passion du Christ. Or la scène inférieure gauche montre trois cloueurs à gros marteaux de charpentier transperçant vigoureusement mains et pieds du condamné pour les fixer au bois, tandis qu’un quatrième homme tire une corde pour indiquer le mouvement : on va tirer croix et victime vers le haut, depuis la terre où on cloue… vers le ciel où mort adviendra et rite de résurrection s’ensuivra. Les bras des artisans sont levés, les marteaux sont en l’air, les mouvements vont tous s’effectuer. Les quatre artisans entourent le crucifié, aux quatre coins de l’image. Le Christ est un diamètre oblique du cercle de torture et d’action qui engendre la transformation du destin de l’humanité. La barbarie salvatrice de planter les clous est peinte ici pour faire voir une rotation. Le dieu est mis en rotation. Les cloueurs donnent l’énergie de la rotation, sont ce qui met en rotation la raison d’être du monde. Peinture splendidement originale.

 

 

 

J’en reviens au mur du Voile de Véronique. A gauche de celui-ci et de la petite fenêtre, une majestueuse Vierge à l’enfant assise avec, en savants et luxuriants drapés presque flamands, un Saint-Antoine debout.

 

 

 

Et à droite en haut une surprenante file de cinq riches personnages, sur fond sombre, noblement vêtus et tous enchaînés par le cou, au dessus de six personnages nus, qui embroché, qui pendu par le cou, qui pendu par les pieds : ce sont, sur un jovial fond blanc, les châtiments effroyables infligés aux riches du haut qui se sont laissé aller aux péchés capitaux et que des diables gris torturent. Frise très expressive. Incomplète, la peinture s’étant ici mal conservée au fil des siècles. Pourtant la double frise, péchés et châtiments, ne dramatise pas l’atmosphère et semble presque une pantomime villageoise.

 

 

 

Au pied de la double frise on a rangé contre le mur un vieux banc de bois clair. Sur la partie horizontale où s’asseoir, on a gravé il y a deux siècles et un siècle à grands et profonds coups de couteau une trentaine de grosses consonnes et quelques voyelles. Illisibles. Pourtant signes. Des lettres tombées là en creux, des creux dans la chair du bois, des lettres d’une langue qui se cherche tandis que là-bas en face les marteaux des charpentiers cognent et que leurs gestes robustes mettent en rotation le dieu et son monde, tellurique rotation du sens qui se cherche, de la parole qui passe et migre.

 

 

 

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Yves Bergeret

 

 

[1] Une cinquantaine de kilomètres en aval, au bord de la Durance, se dresse la cathédrale d’Embrun. On la retrouve dans ma prose Pierre qui monte crée, à la cathédrale d’Embrun ; en voici le lien pour y accéder, sur ce même blog : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2016/10/02/pierre-qui-monte-cree-a-la-cathedrale-dembrun/

On lit cette prose également dans mon livre L’Image en acte, Algra editore, 2017

 

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