Partage des eaux
Poèmes de Yves Bergeret avec dix doubles peintures d’Yves Ribard (huiles sur papier, 52/72 cm x 2) commencées à la crête calcaire de la Montagne d’Aucelon, ligne de partage des eaux entre le bassin de la Roanne et celui de la Drôme, près de Die, septembre 2013 – janvier 2014.
*
Un millième de seconde
au centre de l’œil unique de la grande sédimentation
migrante minérale
calcaire semence
des eaux et du ciel ;
puis la nuit du sens
*
et la main dans la pâte qu’elle remue
délivre le fil et peut-être le sens et le jour
*
2.
Un autre instant de halte
dans la rage des monstres sous la croûte de la montagne
étroitement serrés dans le contrejour de la parole ;
puis la soif brûlante, inquiète
*
et la main cure
et racle et soigne et recoud
ce que troubla la rage
Une seconde
dans la fugue des étoiles près de leur collision ;
puis l’harmonie qui ne sait plus pleurer de joie
*
et la main cueille les fruits
de la toute première saison
*
4.
Une rémission
dans la pesanteur de la montagne
condamnée à sa propre expiation
*
et la main sucre le lait de l’enfant
et le célibat amer de l’océan
Une plongée
dans la colère aigre
entre le venin d’automne et la mauvaise marée
*
et la main moissonne et chante comme l’oiseau
dont la gorge ne sera jamais tranchée
*****
6.
Une voix suspendue dans le vide
et la falaise est bouleversée
et le rocher redevient l’enfant qui ne sait pas encore marcher
*
mais la main épèle
vers l’initiale et à son second jambage s’arrête ;
et l’histoire est là, qui l’attend
Un nuage retourné
dans sa première goutte d’eau
où la montagne n’a même pas l’idée de son propre murmure
*
et la main commence à demander
de qui elle est,
où elle dort,
où elle va poser la masse des pierres qu’elle porte
*
8.
Une écume
entre flux et reflux des marées minérales,
écume juste au moment où se partage la terre en deux
*
et la main écarte les crevasses
retenant pourtant l’écart
et toute en rires suit affamée
l’histoire qui pourrait naître
dans les ombres encore affiliées à personne
*
9.
Un grésil qui remonte
dans les petites fissures orphelines
et les racines joviales des buis
*
et la main court après ses doigts
qui acquiescent à la rébellion du grésil
et se découvrent dans les rides d’un dieu polymorphe
*
10.
Un jardin vertical
striant la joue calcaire de la falaise
qui cherche le sens de son fou rire
*
et la main
oubliant que le sens s’éreinte
rejoue toujours les dix actes
de l’épopée perdue
***
Volcan gauche
– Ville du Port, bar PMU d’une cité populaire puis église du centre-ville où se déroule une cérémonie de confession collective, mercredi 18 décembre 2013
Battre coulpe
battre destin
forger forge
pour qui ?
YB
Le petit peuple des âmes attend
Sous des arcs de fer
Arrachés aux navires
D’étreindre le murmure de la répétition
Dehors les chevaux des comptoirs
Battent
La même terre noire
Les hommes y jettent argent et graines
Et si de l île le volcan seul était le hasard ?
TC
*
2.
– Regardant sur la côte à Rivière des Galets, les énormes bombes volcaniques devenues galets sombres et poreux, le vendredi 20 décembre 2013
Qui tombe
avec soi renverse
la moitié sanguinaire de tout homme
et les bombes qu’en partage
le volcan nous lance
YB
Les pierres noires
Que le volcan lance à terre
Que l’océan n’attrape pas
A l’entre deux
La plante colon les ronge en lumière
Ici
Ce qui ne bouge pas
La peau de l’île le prend
D’un enclos l’autre
Les corps transitent
Aux limites du longtemps
TC
*
3.
– Ville de Saint André, dans un bar populaire entre mairie et église, pendant plusieurs mariages simultanés dont chacun a choisi deux couleurs sans signification que tous portent sur leurs vêtements, jeudi 19 décembre 2013
Un tambour deux gorges
ils recousent la fraternité tant broyée
que du fond de l’océan
à reculons remonte
le volcan gauche
YB
La paume des rues
Porte haut ceux qui s’accouplent
Leurs corps de tissus défilent
Au pas de deux couleurs
Qui n’ont rien à se dire
Ceux qui ont soif
S’effacent des cortèges nuptiaux
Vers les autels d’urine et d’alcool
Leurs corps lents
Tendent le verre
Avalent des traits de lumière
Et s’en vont
Les doigts passés sur les lèvres
– Remontant à pied depuis son embouchure la Rivière des Galets, très profonde ravine par où réussissaient à maronner les esclaves vers le Cirque de Mafate, en altitude, le samedi 21 décembre 2013
Jet du volcan
syllabe veuve à fond de ravin
ceux qui maronnent
remontent à fond de ravin
mille syllabes
YB
Par le bas
Lance toi
Au vide de l’île
Pieds de force sur galets,
Cours enfin
Dans la chaleur en mémoire
Salive d’écumes de langues,
Crie nu
A la gueule du volcan qui s’ouvre
L’eau, la pierre qui descend,
Tourne sans plus voir
Ni l’avant ni l’arrière
Corps à l’inconnu
Cherche
La terre en suspens
Pour être à l’invisible sans mesure.
TC
*
5.
– Le Port, quartier Titan, lieu dit Epuisement. Philippe, Tamoul, construit lui-même , d’années en années, un temple familial, chez lui, quelques statuettes chrétiennes, vingt grandes effigies hindouistes. Il peint ses dieux de couleurs vives, les entoure de carreaux de céramique aussi vifs. Il est également guérisseur ; le dimanche 22 décembre 2013
Entre océan fuyant
et volcan avalant
il remercie les couleurs
et leur salut à mille voix
où il fond
YB
Par des mains fermes
Du sang animal qu’elles versent
Surexistent
A la peau de l’île
Des couleurs
Couleurs font dieux
Mains de cale
Les alignent
En multitude plane
Et roulent
Au pied de leur hypnose
Des pierres de mer
Repos des dieux à couvert
Mangeuses du regard
Contre l’oubli paria
Mains de couleurs
Effacent
Les ressacs de l’ordre
Et posent
Calmes
Une matière égale à toucher
– Remontant une nouvelle fois à pied la ravine de Rivière des Galets ; énigme – lorsque la pente raidit avec son dédale d’arêtes, comment l’esclave fuyant retrouve-t-il les marrons déjà installés, libres, en haut ; le lundi 23 décembre 2013
Dans l’histoire la révolte
dans la cendre la ravine
et tout ce chemin de parole
à remonter
et dix ans encore pour l’accepter radical
comme carrelage de couleur
contrejour sur océan en feu
YB
Ceux qui s’échappent
Ne fuient pas
Cherchent
Les traces à venir
En fin de ravine
Dans la paroi noire
Une veine marron
Diagonale inflexible
Espère la mer, montre les cimes
A ceux qui dansent
Sur le labyrinthe de la pente
A l’entre deux des galets
Ni volcan ni mer
Ceux qui ne bougent pas
Tendent aussi des lignes claires
Au dessus de l’épuisement
Y montent avec leurs dieux
Mais n’y dansent pas
Ceux qui s’échappent
Marchent
Sur les murmures de langues nouvelles
Retrouvent les autres
Et ne sont qu’à eux
Une mémoire de mêmes gestes
– Après avoir marché sur les quais le long des darses du port de la ville Le Port ; le lundi 30 décembre 2013
Adossé à l’horizon
nourri par l’étranger
le port tremble quai et vague
donne salut fier
à qui ?
YB
Surplus de galets et de fers
Répond déjà
A la pente en lambeaux de possibles
L’imagination à genoux
Devant le volcan
Ne renonce jamais
Mains acharnées
Creusent
Empilent
Scarifient
A la face du grand mouvement
Cuves, entrepôts
Sculptent
L’insuffisance du nombre
En arrachant à ce qui circule
Son tribut à l’ombilic volcan
Pointe de l’archipel en absence
Tient
L’armature du vide, l’escale
TC
Eléments de La Réunion
Habiter un lieu de cratères, cirques, ravines, falaises et « remparts », être perché sur la partie émergée d’un massif qui plonge à quatre kilomètres de profondeur sous la surface de l’océan, et, aux marches du monde, parvenir encore à se situer dans le temps et l’espace des circulations lointaines entre l’Asie, l’Afrique, l’Europe et les Amériques ; être à la Réunion c’est se mettre à l’épreuve de mouvements vertigineux.
En l’absence de traces antérieures, ce sont douze mutins exilés depuis Madagascar qui constituent le premier peuplement de l’île, provisoire, de 1646 à 1649. Auparavant, l’île était comme une rafraichissante aiguade, escale sur la route des Indes. Les exilés reviennent à Madagascar, sous domination française, leur description de l’état d’abondance de l’île de Mascareigne (premier nom de l’île de la Réunion) en déclenche la colonisation. La naissance sociale de l’île date de 1663 quand les premiers colons comptent aussi des femmes, esclaves malgaches ou « indo-portugaise ». L’île naît métissée, et révoltée puisque les esclaves malgaches fuient très rapidement leurs maîtres français et s’installent dans les hauts de l’île, formant ainsi les premières communautés de « marrons ».
Ces îles coloniales loin de leur métropole sont des espaces économiques par nature, où la politique est avant tout pragmatique. L’île est reconnue pour son climat, ses sols et ses eaux, les colons y développent des cultures vivrières pour les navigateurs en escale, avant qu’apparaissent d’autres ambitions : y cultiver ce qu’on va chercher en Asie et dont le coût de transport est élevé. Jusqu’au milieu du 19ème siècle l’espace de l’île porte de nombreux espoirs de plantations et de cultures de rente : muscade, girofle, café, cacao, vanille, tabac, blé, canne à sucre plus résistante aux cyclones. Certaines sont rapidement abandonnées. D’autres, dont la vanille et le café sont oubliées avant de renaître récemment, sans toutefois être les leviers d’un essor économique propre. La canne à sucre demeure, elle représente plus de la moitié de la surface cultivée dans les départements d’outre-mer français, mais elle subit depuis longtemps la concurrence d’autres cultures sucrières. Cette imagination économique au travail pendant deux siècles sur un relief complexe, autant fertile que difficile, a peuplé la Réunion.
Différentes communautés sont amenées, de force en esclaves ou par contrats dits d’engagisme, de Chine, d’Inde, de Madagascar et d’Afrique pour travailler comme artisans ou ouvriers agricoles. L’histoire sociale de l’île est celle d’hésitations, entre l’évidence de sols fertiles et d’eaux abondantes et la difficulté des pentes et le hasard des éruptions, entre la nécessité d’avoir de la main d’œuvre et les mauvais traitements qui lui sont infligés pendant la période esclavagiste et après celle-ci, entre la volonté d’assimiler les immigrants notamment par la conversion religieuse et la nécessité de laisser perdurer leurs pratiques animistes ou polythéistes.
Les immigrants, volontaires ou forcés, qui se révoltent ne peuvent que rester sur l’île, certains repartiront, mais à l’issue de leur « contrat ». Le marronnage réussit grâce au relief et c’est une exception à notre connaissance dans les îles sous domination française. Les esclaves dits marrons ont trouvé refuge dans les cirques de l’intérieur où des cavernes et des plateaux facilitaient leur vigilance pour prévenir les assauts de leurs anciens maîtres et opportunité de culture et de survie en collectivité. Ces communautés seront pourchassées avec plus ou moins d’intensité et de régularité. Au 19ème siècle, les travailleurs indiens organisent des grèves et portent plaintes contre les conditions d’emplois, forment des syndicats qui sont interdits mais l’élite des fonctionnaires et des planteurs est divisée, les planteurs se font aussi concurrence pour attirer de la main d’œuvre. Les hésitations sont celles de la domination politique dans un contexte économique fragile, leurs effets sont des plus intéressants, confortant les populations dans leurs choix idéologiques ou religieux.
« Nous sommes tous des parias », des Réunionnais construisent des temples domestiques où ils pratiquent des cérémonies hindouistes, tout en étant également catholiques. L’intégration de figures chrétiennes dans le panthéon hindouiste témoigne de la belle capacité d’absorption des polythéismes. Les rituels forment une part importante de la vie « malbar » (nom donné aux immigrants originaires du Tamil Nadu), parfois en opposition avec les temples collectifs (temples à société), anciennement construits près des usines sucrières, ou des nouveaux temples communautaires louant les services de brahmanes venus d’Inde. « Nous sommes tous des parias », l’affirmation d’une identité propre, « malbar » réunionnaise avec son histoire et ses rituels, se perpétue contre les tentatives d’instaurer un hindouisme « moderne », importé récemment avec la crainte que se construisent des hiérarchies sociales tout aussi importées des sociétés indiennes.
Dans les rues de Saint Denis, de vieux bâtiments demeurent muets et clos, ils ont les formes simples d’entrepôts. Peu importait l’île mais la route. En 1664, la Compagnie des Indes Orientales reçoit le privilège exclusif de la navigation et du commerce depuis le Cap de Bonne Espérance jusqu’aux Indes, par édit royal pour des périodes de dix ans, renouvelées jusqu’en 1769. Un dernier soubresaut l’activera de 1785 jusqu’à la liquidation de 1793. L’île n’a pas de port naturel, mais elle a un climat sain, on y dépose ses malades au passage, on y construit aussi des entrepôts, elle fait partie d’un vaste espace de routes et de marchandises, un réseau « d’établissements français ». Aujourd’hui le port de la Réunion est un des grands ports français.
Thomas Cantens
Quelques articles récents sur La Réunion et son histoire
Alessandro Stanziani. « Travail, droits et immigration. Une comparaison entre l’île Maurice et l’île de La Réunion, années 1840-1880 », Le Mouvement Social 4/2012 (n° 241), p. 47-64.
Hélène Paillat-Jarousseau et al. « Elevage caprin, rituel hindou et réglementation sanitaire française : tradition, concertation et régulation sur l’île de La Réunion », Norois 2/2012 (n° 223), p. 93-104.
Jacqueline Andoche, Laurent Hoarau, Jean-François Rebeyrotte et Emmanuel Souffrin. « La Réunion », Hommes et migrations, 1278 | 2009, 218-231.
Gérard Le Bouedec. « Philippe Haudrère, Les Compagnies des Indes orientales, trois siècles de rencontre entre Orientaux et Occidentaux », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 114-2 | 2007, 202-205.
Thierry Simon et Jean-Cyrille Notter. « Les « îlets » : enjeux pour un « archipel » au cœur de la Réunion », Les Cahiers d’Outre-Mer, 245 | 2009, 111-122.
Et des ouvrages plus anciens (accessibles sur gallica.fr)
Anonyme, 1883. Histoire abrégée de l’île Bourbon ou de la Réunion, depuis sa découverte jusqu’en 1880, par un professeur d’histoire, Impr. de G. Lahuppe (Saint-Denis)
Pavie, 1845. Une chasse aux nègres-marrons. Texte paru dans La Revue des Deux Mondes le 1er avril 1845.
Maillard, 1862. Notes sur l’île de la Réunion (Bourbon), Editeur Dentu (Paris).
Héry, 1883. Fables créoles et Explorations dans l’intérieur de l’île Bourbon : esquisses africaines. Éditeur J. Rigal (Paris)
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