Hommage aux tués du 25 janvier (marché de Boni, nord du Mali, 2018)
Le jeudi 25 janvier 2018 une mine explose sous un camion arrivant au marché hebdomadaire de Boni, au Mali, oasis entre les villages de Nissanata (où Soumaïla Goco Tamboura habitait avant sa mort au début de la guerre) et de Koyo, deux villages où j’ai travaillé avec les « poseurs de signes » au long de mes très nombreux séjours pendant dix ans. Quelques jours plus tôt l’armée malienne avait « accroché » dans les parages un groupe de rebelles touaregs islamistes. Ce 25 janvier, 26 personnes ont été tuées, dont femmes et enfants, qui étaient montés sur ce camion pour se rendre au marché.
YB
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Voilà, la montagne
s’est retournée sur la pointe,
d’une seule explosion est entrée
par leurs bouches dans leurs corps,
ils ont entièrement brûlé.
La montagne, l’immense voix chorale
de la montagne a bondi
et est venue les épouser
au moment où ils mouraient brûlés.
Des nomades, intégristes racistes,
avaient dissimulé sous le sable de la piste
une mine.
Centaines de tonnes de grès
vingt-six tués
milliers et milliers de mots,
c’est notre dignité absolue
du mot, de la parole, que nous portons,
que nous reprenons, transmettons,
ouvrons, élargissons.
Vingt-six bouches,
centaines de milliers de grains de sable,
tonnes et tonnes de grès remuées,
c’est la très grande voix de nous tous
qui sous les coups sous l’explosion
refuse tout mensonge toute violence
tout dogme toute féodalité.
Si vingt-six bouches et la mienne
et la vôtre sous le choc ont été déformées,
aussitôt la parole nous revient,
plus claire que le feu, plus calme que le cri féodal
car la parole ne brûle ni ne se disloque.
Si la violence et la bêtise lui font perdre l’équilibre,
toujours la parole se reprend et retrouve
le mouvement de la vie, de la mer,
des roches et des sables
car toujours l’un d’entre nous
intrépide, ingénu et coriace
donne salive et sang
pour le mot la phrase
que la parole, c’est-à-dire l’humanité,
lui souffle.
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***
*
Saut Sabbat + 1 poème (Alexandre Cailleau, en Guyane, 2003-2017)
Alexandre Cailleau, géologue en Guyane française, a écrit en 2017 ces deux cycles de poèmes dans le souvenir très vif d’une descente en pirogue du fleuve Mana dans la forêt amazonienne : à l’occasion d’une mission sur une mine d’or légale en 2003, il n’avait pas eu d’autre choix que de revenir sur le littoral dans une embarcation d’immigrés clandestins. L’expérience a été un choc tant la vie de ces hommes et femmes est constamment remise en jeu, en particulier à chaque « saut » (les « rapides ») du fleuve jusqu’à Saut Sabbat, point d’arrivée de la descente de ce fleuve pour rejoindre la route qui relie la forêt à Saint Laurent du Maroni, quasiment sur la mer.
Les photos sont d’Alexandre Cailleau.
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DESCENTE DE LA MANA
Mail à YB du 4 août 2017
ci joint un poème qui raconte comment un jour je me suis retrouvé à redescendre le fleuve Mana dans une pirogue d’immigrés clandestins pour revenir sur le littoral. Ce jour-là j’ai cru que j’allais mourir.
Je ne crois pas t’avoir raconté l’épisode, mais j’ai vécu là une belle expérience d’homme avec les Hommes.
C’est aussi pour moi l’histoire d’une traversée de mon monde vers le leur, à contre-courant, interdite, une grande leçon de vie, initiatique…
De cette histoire est né le respect pour des hommes, clandestins…
J’espère qu’elle te plaira, je pourrais la travailler plus, mais j’ai peur de polluer le premier jet avec des conneries… je ne sais pas..
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Parfum
Placer [mine d’or alluvionnaire] Kokioko, fleuve Mana, Guyane
Mon sac est fait depuis trois jours,
les gars nous accompagnent
on part très tôt et on marche,
en bottes, on marche
c’est long
deux heures ?
La lumière perce la forêt
ce carbet cramé sur la droite
on arrive
des voix de femmes
*
Première fatigue
Il discute
j’observe
on attend
du café ?
merci
mais cet impossible goût de parfum aura marqué mon palais à vie
marqué à vie
choqué par les lits
et les portes en bâche noire
j’imagine les cris
au soleil
de 10 heures
des hommes et des femmes qui se mordent
*
La course à l’attente
C’est parti
la course à l’attente
j’ai perdu d’avance
mais toutes les 10 minutes j’y re-crois
pas rassuré
seul, parmi les hommes
ailleurs, y a-t-il réellement un monde ?
Des bidons roulent tout seuls
c’est parti
mais non, pas
attente au soleil, au soleil, au soleil
prêt à partir..
non,
pas
Bon, ça bouge
oui mais la nuit tombe
la pirogue est là, incroyablement pourrie
et on charge les bidons
je m’accroche à mon sac
quelques hommes, au bout de cette terre, préparent la rivière
leur pirogue prend l’eau comme en pleine mer sous la tempête,
sauf qu’on est en rivière,
à quai
Voyant la scène, je bois la tasse
de peur
*
18 heures 15
Tiens, c’est elle qui monte en premier…
la mort
un piroguier ?
un moteur ?
tombe, nuit, ne te gêne pas pour nous
deux femmes pimpantes, vieillissantes
perchées sur les bidons
leurs cigarettes fines et leurs rires usés
désormais
Je comprends seulement maintenant qu’on attendait la nuit
pour gagner
pour échapper aux hommes de l’autre équipe
la tactique
*
L’affluent
Encombrée
de jaune et de bois
sandales ou bottes ?
à chaque fois
Les femmes restent
sur leur toit
les hommes pestent
enfin, moi.
J’ai compris
ils sont fous
le takari
perdu au premier virage
rigolade !?!
mais non ?
mais si.
Serre les dents, carène
porte nous
toi seule peut sauver ces quelques hommes
bois contre bois,
ta fibre, tes ondes, tes blessures
hanteront à jamais la rivière jaune
*
Noir de lune
La Mana
pardonne-leur
sous la lune
il fait froid
la mort me souffle une idée
je sors mon poncho pour couper le vent
il me tuera quand on coulera
Sur le fleuve
des amis
bientôt morts
engloutis
Ils parlent et rigolent
elles parlent et rigolent
je suis le seul à savoir
pour la mort
Et puis ça arrive
je l’ai vu
et on fonce
droit dessus
C’est fracas
c’est des cris
puis les rires ?
Mais non ?
Mais si.
pas pour moi.
Le sable,
les raies ?
puis les sauts
et les bois
et les morts
le froid
Le granite
impassible
se déchaine
se défoule
nous aider
que l’on coule
Il chantonne
son préféré
à bord le silence
détonne
la mort nous attend dans l’eau noire sous les branches
On la chasse
plutôt « ils »
de leurs sandales colorées,
habiles
*
En mirage
Puis le calme
de la ville
en mirage
flotte au dessus de la Mana
le froid mange le temps
le froid mange les dialogues et les rires
le froid, s’étend
Puis brutalement la berge
la pénombre
le tambour des bidons que l’on roule
Merci ô camarades
qui m’aiment et qui me fuient
portés par leurs sandales
partis
*
***
SAUT SABBAT
Les yeux rouges
violemment injectés de sang
trapu comme une bête
traquée
Cheveux noir bouclés
gominés,
Brésilien
Italien ?
racé
22
une balle siffle dans le bas du ciel sans vie
azimut brutal
siffle encore…
comme un « non »
Le bitume de cette nuit-là,
serpent noir luisant,
réfléchit ci et là
entre les ombres des grands arbres
une douce lueur de lune
Graviers
asphalte abimé, troué,
tu portes ce soir quelques hommes
leurs prières, leurs chants
leurs sandales qui s’abîmeront jusqu’au prochain passeur,
trafiquant
De l’autre côté, au dessus de l’eau
sous le lourd pont d’acier
l’air, craintif,
transforme le souffle des travailleurs
en rouille amère
rouge
vif
L’haleine, l’alcool, le souffle,
travaillent le fer
Quelques grammes d’or
deux cents je crois
dans un pot
dans son sac
à dos
Les mois se sont déchaînés
et maintenant
l’air monte,
descend
bleu, gris, glacé,
légèrement
entre deux pays,
continents
Saut Sabbat
Onze heures ? Minuit ?
Je connais le monsieur qui tient le bar-magasin-dancing
Il peut nous aider ?
Pour l’instant les chiens aboient sa haine…
Essayer…
Je crie en français
…
Je re-crie à voix basse près du portail blanc
Va-t-il nous laisser téléphoner ?
(Saint Laurent…)
Une pensée, de temps en temps
traverse le bas de ce ciel
puis le haut
et,
dans une langue imagée de campagne,
se mêle comme la brume, aux pensées des épouses et des mères
restées au pays
La violence aux aguets,
assis, seul, au bord de la route nue
tatouage triste sur le fleuve Mana
rentre en moi un nuage chargé de poudre
accro
L’on me voit, peut-être ?
L’on m’observe ?
Guidé par ses yeux rouges désolés
il revient marchant
les pas courts de son ombre se réchauffent à celle des grands bois
réchauffent mon sang
Des minutes de nuit…
Puis ces phares excitants qui inondent notre siège
des « non », plus que des « oui »
le paysage déjà sombre, se tend encore
et l’or,
l’or que l’on presse
tout chaud encore et déjà
mort
*****
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Course, paix, coeur (Montrouge, janvier 2018)
Poème en huit strophes créé, et accompagné de gestes d’acrylique, par Yves Bergeret à Montrouge et Paris du 14 au 16 janvier 2018, sur quadriptyques horizontaux (25 x 65 cm) de Canson 200g, chacun en deux exemplaires.
Ce poème se lit en italien, traduit par le poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/01/17/per-arginare-la-violenza-del-mondo/
*
Un obus troue le tablier du pont,
deux, quatre, dix obus,
la rivière brunit,
le pont n’est plus.
Lui, il a seize ans. Il vit à la frontière du Cachemire.
Il sait que l’an prochain l’armée le prendra
pour lui faire tuer ses cousins du même âge
juste de l’autre côté de la frontière sur la crête
ou bien les beaux-frères de sa mère le tueront
près de la bergerie ou du pont détruit.
Il descend en courant vers la plaine
il refuse toute guerre, il court, il court,
il traverse l’Iran, il traverse la Turquie,
il retrouve son frère aîné qui s’est lui aussi exilé
il y a cinq ans et s’est installé cordonnier à Athènes.
Il ne comprend rien aux cuirs, semelles et clous
et repart, il traverse en courant la Suisse,
avec des cousins de sa vallée himalayenne il vend
des poireaux et des courges à Munich.
Mais la course le reprend,
il s’arrête à Montrouge devant la piscine,
vend des fleurs puis sert du café puis sert à manger
et a cessé de courir.
Trois étages au dessus de ses fleurs il trouve un logement.
Il se laisse pousser une moustache éloquente.
Il se marie. Sa femme discrète est très belle.
Il accueille ses jeunes cousins qui ont refusé
à leur tour les armes, puis d’autres parents qui refusent
les armes. Il accueille. Ses enfants prospèrent.
Son quartier à Montrouge prospère.
Fleurs et cuisine indienne. Il orne son bar,
dans son restaurant il a douze tables rouges
et au mur une très belle petite peinture sur bois ouvragé
qu’avant de mourir sa mère qu’il n’a jamais pu revoir
lui a envoyée depuis le village du Cachemire
où le pont n’a pas été reconstruit.
Il meurt il y a trois matins en descendant
de l’appartement à la boutique des fleurs.
Son cœur n’arrivait plus à porter
par tonnes entières les fleurs et les mots d’accueil
pour endiguer la violence du monde.
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Vannerie, avec Emile C. (3)
Trois poèmes d’Emile C., 18 ans, et Yves Bergeret, sur des thèmes choisis par Emile, et créés à Paris avec gestes de couleurs des deux auteurs, sur Canson 200g, format 32,5 cm x 50.
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Ce dialogue d’écoute et de création se lit traduit en italien par le poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/01/04/larte-di-intrecciare/
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Le 23 décembre 2017, sur le thème de la vannerie même
Roseau et jonc,
deux rives au bord du ruisseau,
deux vies souples au bord de l’orage,
deux qui se pressent et se tressent
avant que ne se close la fable,
allègre, dans trop de lumière.
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La vannerie, c’est le fait de faire des paniers à la main en bois en utilisant les matériaux qu’on trouve dans la nature : le lierre…
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Le 25 décembre 2017, sur le thème de l’arbre
Un arbre, c’est du bois et des feuilles et des racines qui sont ancrées profondément dans la terre. Les oiseaux rêvent entre le bois et le vent.
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« Où vas-tu, oiseau, mon fils ?
demande l’arbre.
-« Aux femmes lointaines
je vais porter le secret
que tu enfantes entre écorce et tronc.
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Le 27 décembre 2017, sur le thème du sol
L’humus : sous l’humus il y a des animaux et plusieurs kilomètres sous l’humus il y a du feu, mais des centaines de kilomètres sous la terre il y a du feu.
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«Bienheureuses êtes-vous, mes racines,
ma multiple mère, dit la forêt.
Bienheureuses racines qui, les yeux fermés, entendez
chanter le profond tonnerre du magma
et savez en tirer le fil du récit magique
qui se tresse et tresse les demeures
des hommes vagabonds. »
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