Certains métiers : quatre dessins (+1) de Soumaïla Goco [2]
On se rappelle trois dessins de Soumaïla Goco Tamboura
présentés, comme ici, par Yves Bergeret
et publiés le 5 novembre 2015 sur ce même blog :
On lit aussi cet article traduit en italien par Francesco Marotta à cette adresse:
https://rebstein.wordpress.com/2016/01/24/taluni-mestieri-quattro-disegni-di-soumaila-goco/
Sur un grand nombre de dessins sur feuilles seules ou sur des pages de blocs de papier quadrillé qu’il me demandait de lui apporter Soumaïla Goco a dessiné les métiers et, parfois, les outils de ces métiers qui lui paraissaient indispensables pour vivre dans cet espace très dense et faussement désertique. Certains dessins montrent des éléments isolés : des maisons, des huttes de sortes de roseaux propres aux esclaves des maîtres Peul, des portes de greniers dans les villages de “ captifs ”…
Voici, me dit-il, les outils du tisserand (ce qu’il est lui-même) :
On voit clairement l’organisation orthogonale des éléments sur la surface de la feuille. Art du tisserand qui sait répartir les signes dans son tissage.
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Particulièrement intéressant est un dessin de février 2007 où Soumaïla Goco me dit qu’il a figuré, qu’il me montre et qu’il me transmet “ l’atelier du forgeron ”. J’emploie volontairement ces trois verbes en leur donnant un aspect performatif. Soumaïla Goco est en effet profondément immergé dans la pensée symbolique de la brousse. Devin et griot, quasiment sans écriture, il sait parfaitement que sa langue a un pouvoir et qu’elle exerce sa vocalité deux fois à la frontière de deux systèmes du monde : à la frontière entre animisme, où il est complètement immergé, et monde de l’islam encore très fluctuant à cette époque dans le Nord du Mali. Et à la frontière entre le monde Peul de ses maîtres de “ captivité ” et le monde Toro nomu vers lequel il ne cesse de regarder.
Or chez tous les peuples de l’Afrique Noire le forgeron est un personnage honni, redouté et en même temps admiré. Car il a un pacte avec des “génies ” très puissants dont le soufflet de sa forge convoque la force pour transformer par le feu les métaux. Ce pacte est ambigu et fait peur aux autres gens des villages. Par exemple les Toro nomu de Koyo n’acceptent pas de forgeron sur le plateau de grès où se tient leur village, si ce n’est par un unique itinéraire très précis et pour qu’il se tienne au travail qu’on lui demande de faire sous un unique arbre précis ; il ne doit jamais s’approcher de l’unique petite source pérenne du village ni croiser aucune femme enceinte.
Soumaïla Goco organise l’atelier en quatre parties rectangulaires comme un tapis parfaitement maîtrisé, comme un sol de lave domptée : le rouge vif en est la couleur fondamentale. Sur un petit fond bleu dans les deux rectangles à droite deux têtes de puissants “génies ”, sûrement ceux du pacte du feu. Et sur les mêmes petits fonds bleus des rectangles gauches, deux têtes de taureaux dont les naseaux sont immédiatement surmontés de paires de courtes cornes courbes. C’est en effet ainsi que dans d’autres dessins sur les pages d’un cahier d’écolier, Soumaïla dessine de très nombreuses têtes de taureau, prestigieux en particulier chez les Peul, nomades dont toute la richesse est l’élevage. Et surtout le taureau est l’animal le plus prestigieux et le plus cher à sacrifier pour les rites cruciaux. Je pense que les deux taureaux à gauche sont les instruments du sacrifice que doit faire le forgeron pour fixer son pacte avec les deux grands “génies” à droite. Aux angles des quatre grands rectangles à fond rouge Soumaïla a dessiné douze sortes de cocardes à dominante orange et rouge ; par d’autres dessins, en particulier, je comprends que ce sont des tambours. Instruments toujours rituels et impressionnants qui accompagnent les sacrifices de l’initiation du forgeron, mais aussi bien qui renforcent le chant du griot et ses transmissions. Lorsqu’il chantait, Soumaïla Goco soutenait toujours son récit de ce qu’il pouvait trouver sur place comme instrument de percussion.
Le rite initiatique du forgeron est bien sûr progressif ; mais le grand sacrifice animal est un passage capital et dangereux car la colère des grands “génies” peut être effrayante. Le rite est sans écriture, il est dans l’oralité toujours effaçable. Le dessin ne s’efface pas ; Soumaïla Goco a l’audace de figurer le rite sur la feuille. Soumaïla Goco a créé ce dessin initiatique pour moi, afin de me le donner, afin de me le “ dire ”, afin que je “ sache ”. Enfin Soumaïla Goco me transmet et une part du pouvoir du forgeron et, peut-être tout autant, son propre pouvoir de dessinateur disposant d’un pouvoir surnaturel et d’une capacité à affronter la colère des “génies” : par ce dessin il la dompte dans un motif de tissage que bien sûr personne avant lui n’avait imaginé ni tissé. Et il me transmet ce dessin.
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Dans deux dessins de juillet 2005 Soumaïla me fait connaître les êtres humains quasi invisibles de la brousse : les charbonniers. Ces hommes qui, dans une extrême misère et une extrême saleté, entretiennent dans le sable les feux lents couverts d’une croûte de terre sableuse où ils préparent avec le peu de bois qu’ils trouvent en brousse les morceaux de charbon nécessaires à la cuisine. Eux aussi passent avec les “ génies” du feu un pacte effrayant. Pas si grave toutefois que le pacte des forgerons, car ils se limitent à une transformation faible et simple du bois. Mais comme s’ils étaient des petits “génies” de brousse, Soumaïla Goco les multiplie et leur donne du nez aux sourcils un graphisme qui est celui de la paire de cornes des bovins sacrifiables.
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Voici une photo que j’ai prise en juillet 2003 à Nissanata, le village de « captifs » de Peuls où vivait Soumaïla Goco. Devant : un enclos à bovins pour les protéger la nuit des prédateurs du désert, hyènes et félins divers. Derrière : une habitation puis déjà la pente de la montagne.
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Les footballeurs entretiennent, on le sait, des pactes puissants avec les “ génies ”. Soumaïla me donne en octobre 2003 un dessin parfaitement ordonné. Les équipes de cinq joueurs, avec un ballon magique au bout d’un pied chacun, et d’un gardien de but, sans ballon, se font face à face sur la totalité du terrain de jeu. Au centre du terrain dans un rectangle magique, le grand ballon encore plus magique est un nid dense de croisillons.
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En juillet 2003 Soumaïla Goco me remet un dessin étonnant sur Koyo, où il ne va jamais. A l’intérieur d’un contour bleu et noir qui figure peut-être des serpents sacrés et protecteurs des Toro nomu, les habitants de Koyo, se dressent bien campés sur leurs pieds ouverts quatre “ génies ”. Au bout de leurs bras démesurés élevés en l’air et chaque bras passant de l’autre côté de la tête de chacun ils tiennent des petits outils à usage obscur. Mais l’un des “ génies ” dont le corps est fait de traits de dessins très épais n’a pas d’avant-bras et un énorme sexe masculin. Le grand contour bleu, apparemment reptilien, est rythmé de quatre profonds créneaux, un par côté, qui figurent quatre “ toko ”, comme les appellent les Toro nomu : les cheminements d’escalade aménagés dans la falaise verticale qui ceint entièrement le plateau de Koyo. Soumaïla Goco ne sait pas que ces “ toko ” sont en fait sept. Au centre de ce dessin une croix dans une ligne brisée (qui est sous la main des autres peintres-paysans un arc de cercle ; la signification en est fixe pour tous) : la lune et le soleil dans le ciel. Koyo est au ciel, et cousine avec lune et soleil. Le monde est stable, parfaitement rythmé et équilibré ; les “ génies ” de Koyo en perpétuent la plénitude et la permanence par une danse statique où ne se meuvent que leurs grands bras qu’ils roulent de part et d’autre de leurs têtes.
L’Etape dans l’île, Sicile décembre 2015
Quatre quadriptyques horizontaux
sur papier Canson Montval de 300g, de format 25 x 65 cm
écrits et peints par Yves Bergeret à Die les 5 & 8 janvier 2016
après avoir travaillé à Aidone en décembre
avec des migrants arrivés en Sicile en barque depuis la Lybie ;
ils sont en situation d’attente dans ce bourg au cœur de l’île.
Ces quatre poèmes font partie d’un cycle en cours de travail ; ils sont traduits en italien par Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2016/01/13/la-tappa-nellisola/#more-75482
1
Husséni, je l’ai d’abord vu remontant la ruelle
aux très gros pavés tout en haut du bourg,
tirant des outres invisibles,
comme à pas lents, à courants lents derrière lui,
des masses d’eau salée et opaque
parlant peu, les yeux observant tout
mais cachés par de longues étendues de dunes
et si l’eau qu’il tire derrière ses épaules
est opaque ce n’est pas qu’elle est saumâtre
mais l’alourdissent le limon de l’espoir tenace
aussi bien que le limon de la naïveté brute.
Lui monte la pente de la ruelle
avec la force patiente de la vague qui déferle.
Est-ce qu’en déferlant il ne dépose pas entre
les pavés mal joints ce limon
si fertile dont rêvaient de très vieux Siciliens
quand eux-mêmes étaient migrants normands ou arabes
fuyant une guerre ou une famine
car le limon est la force qu’à son tour il apporte
et libère en la donnant.
*
2
Les oreilles d’Alaye sont l’ombre de l’aube
et l’ombre du soir d’un immense nuage.
Son apparence : ce long nuage qu’un vent constant
fait glisser sur la mer sans qu’il change de forme.
Il écoute tout sans se faire voir.
Il écoute la savane qui crépite sous les trombes
d’eau de l’hivernage et les cris du Grand Marché de Bamako,
c’est son ombre de l’aube ; il écoute les reliquats de séisme sicilien
et les coups d’épaule du volcan, c’est son ombre du soir.
Son corps avec sa tête impassible occupe l’espace inconnu
entre les deux ombres. Et dans cet espace il bâtit quelque chose
de très important sans savoir vraiment le saisir.
Alaye a la peau très noire.
Encore aujourd’hui je me demande s’il n’est pas
extraterrestre tant parfois son visage lisse
sait rester impassible et tant sa parole sait se retenir.
Combien de chambres secrètes dans l’univers
intérieur du nuage ?
*
3
Il y a la mer et les vagues profondes.
Il y a eu les barques, les sauvetages et les naufrages.
Il y a les montagnes et les falaises.
Il y a eu les aboyeurs.
Il y a les épines et le hoquet,
ce hoquet qui se répète dans le creux du grand récit.
Il y a les draps salés, la mosaïque profuse au sol
et la peinture planant ivre en l’air.
Il y a l’excellence du roman qui se lit dans un fauteuil
il y a la réalité du poème qui se dit sur la place, dans la montagne
ou sur la barque.
*
4
Il n’y a pas encore de verbe
car la phrase du long récit n’est pas encore née de notre atelier,
et pourtant le récit est là, avançant par nos bras, par nos signes,
par nos gestes, il n’y a pas encore de verbe
car dans notre simple chantier n’est pas assemblée encore la carène.
N’en finit pas notre migration de tâtonner
cherchant l’autre boussole.
***
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