Dans l’atelier de Mariam Partskhaladze, créatrice textile à Die
Il n’existe nulle part un tel ensemble de couleurs, formes, couleurs encore, tissus roulés, suspendus, froissés, en liberté dans le secret de l’ordre intime qui est au fond de leur désordre, teintures, déteintes ; si tu entrais dans la serre des fleurs du paradis, ne serait-ce pas ainsi…
J’ai senti qu’oiseau je volais dans un ciel où Véronèse amadoue Le Tintoret ; et les volutes des nuées et des brumes se libèrent du vent uniforme de la vaste lagune vénitienne et s’offrent les turbulences en tous sens des bourrasques des vallées de montagne.
J’ai pensé aussi que j’étais dans la luxuriance d’un temple hindouiste ; non, dans la luxuriance d’un album de miniatures indiennes ou mogholes ou peut-être persanes, mais que l’ordre du récit, de l’épopée ou de l’invocation lyrique aussi bien amoureuse que mystique était dissimulé ; ou, plus encore, en gestation.
Et que tout dépendait de la main d’une femme. Et non pas de celle de Vâlmîki, l’homme qui, la légende le dit, reçut le récit du Ramayana, ou de Jean à qui une voix souffla à Patmos l’Apocalypse, ou d’Hésiode recevant des Muses, sur la colline aux oliviers où il fait paître brebis et agneaux, le foisonnement chatoyant de la cosmogonie du monde …
*
Mariam Partskhaladze, Géorgienne installée à Die depuis tant d’années, est créatrice textile en laine feutrée et broderie. Dans son grand atelier ce n’est pas certes pas un parc de Versailles en microcosme. Ici le dieu docte de la rationalité, de la symétrie et de la haute maîtrise sur les espaces s’est absenté, s’est dissous. C’est une toute autre fluidité qui exalte le sens et la saveur du monde. Et va bientôt exalter le corps en sa vivace et souriante liberté, le corps qui portera la robe que Mariam crée. Et, oui, va bientôt exalter un corps en sa féline souplesse.
*
Afin de les incruster dans les laines juste lavées et cardées, que parfois même elle vient d’acheter dans les montagnes autour de Die, Mariam trouve des dentelles anciennes, des fleurs de tissu, des soieries, des laines teintes, des bribes, des broderies. Toutes ces pièces délicates, ouvragées, d’une lente temporalité, ont été en quelque sorte abandonnées. Ceux qui vécurent dans l’habit dont une pièce tient à présent dans la main de Mariam, dans la vêture déposée sur la table, dans la tendresse, ceux-là se sont retirés, se sont effacés, indéterminés peut-être, étreints de mélancolie et de solitude ; ils ont pris une longue barque et voguent dans l’émotion et le retrait, dans la nuit déjà très loin. Et ils et elles ont rendu à l’anonymat, à une sorte de liberté apatride ces éléments de tissage que Mariam lave, feutre, coud, assemble, dispose dans un nouvel agencement agile des formes et des couleurs.
Leurs tissus, leurs effets (quel beau mot !) parlent pour eux, eux les absents qui se sont repliés, là-bas juste derrière la montagne de Justin au sud de l’atelier. Derrière la montagne, c’est camp du Drap d’Or. Derrière la montagne, c’est tour de Babel dont les tables et les étagères de Mariam en son atelier montrent les reliefs du perpétuel festin.
*
Ou bien étagères et tables montrent les accessoires de scène, disponibles à la grande recomposition dont l’intelligence de l’artiste, haute dame du Caucase qui a traversé toute la Méditerranée jusqu’à nous, va enchanter notre vie de fond de vallée.
Mariam n’est pas la démiurge à la virile posture comme les trois mythiques énonciateurs que je disais plus haut : Vâlmîki, Jean et Hésiode. Elle est la démiurge beaucoup plus souple et humaine, profonde, sensible et magicienne, Médée ayant dépouillé toute fourberie : ce ne sont pas des pièces de tissu qu’elle s’approprie. Ce qu’elle saisit, c’est un legs prolixe d’humanité entrelacée. Elle l’observe, l’écoute, le met en travail, le recompose, le recompose complètement. Elle est bien démiurge, mais démiurge par création profonde au cœur même de la transmission.
Voici, un corps féminin attend sa vêture, son lent baptême par un habit de laines libres incrustées d’épisodes d’ancêtres, de phrases de récits sur des rivages inconnus ; comme une archéologue fugace, comme une éphémère anthropologue, Mariam recompose pour la personne un alphabet, une langue peut-être, que le corps féminin va mettre en verve, en vie, par l’assemblage fluide des éléments. Et la sève, le sang qui donne vie à l’ensemble composé, re-composé, c’est l’intelligence de la jeune artiste.
Un matin enfin, assemblées, cousues, souples et logiques, au loin s’en vont les œuvres de Mariam, les bustiers, les gilets, les chapeaux, les étoles, les robes qui voyagent sur les hanches et les torses, sur les corps des voyageuses, sur les chanteuses de l’Opéra de Paris, sur la tête de la Sicilienne, sur la tête de la Milanaise, sur la tête de la cultivatrice de Luc en Diois, sur les épaules de la femme de Canton. Et la robe, et l’étole que Mariam assemble avec les longs pans de laine qu’elle feutra, installent la femme qui les porte dans une fable nostalgiquement somptueuse où une porte du paradis s’ouvre et reste entrebâillée, avec un léger murmure.
*
Yves Bergeret
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Le Site internet de Mariam Partskhaladze s’intitule : mp-creationtextile.com
*****
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*
Journal tchèque, en hommage à Francesco Marotta
Cette publication est un hommage à Francesco Marotta, poète profond et essentiel, traducteur saisissant toute la dynamique de la pensée poétique et toute l’énergie du surgissement de la métaphore.
J’ai écrit ces poèmes lors de mes séjours à Prague, au fil de deux années.
Leur version italienne a été créée par le poète Francesco Marotta.
Leur mise en page est également de lui.
Yves Bergeret
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YVES BERGERET
Journal Tchèque
Diario Ceco
[2012-2014]
I
S’ouvre au bord
(Si apre sul bordo)
1.
Adieu les rails
le tramway s’envole vers le quatrième nuage
ouvrant les tombes
et levant le rideau de la scène
où j’ai joué.
Dans le souffle de l’ascension
je trouve la parole et la prends par la main.
Et cherche avec elle parmi le sol ébranlé
les graines fraîches
mêlées aux vestiges d’or
de notre épopée.
1
Addio rotaie
il tram s’invola verso la quarta nuvola
aprendo le tombe
e alzando il sipario della scena
dove ho recitato.
Nel soffio dell’ascesa
trovo la parola e la prendo per mano.
E cerco insieme a lei sul suolo che vibra
i semi freschi
mischiati alle vestigia d’oro
della nostra epopea.
2.
A la maison recomposée
j’entends marcher les mortes
et je salue celles qui traversent
un autre quart de siècle
avec des effusions toujours si près de la lave.
Au buffet de la gare
les voix grondantes des buveurs de bière
font accoucher le ciel.
Ainsi aussi naît la parole.
2
Nella casa ricostruita
sento camminare le defunte
e saluto quelle che attraversano
un altro quarto di secolo
con delle emissioni sempre così vicine alla lava.
Al bar della stazione
le voci assordanti dei bevitori di birra
fanno partorire il cielo.
Anche così nasce la parola.
3.
Le compositeur
prend la ville affolée par la main
et lui rend un soir son humanité.
Cris, rage et rires des pierres se taisent.
C’est l’attente entre elles qui chante
entre les pierres l’attente que la parole se lave
et prophétise l’épopée impossible.
3
Il musicista
prende per mano la città impazzita
e le restituisce una sera la sua umanità.
Grida, rabbia e risa di pietre si tacciono.
E’ l’attesa che canta in mezzo a loro
l’attesa tra le pietre che la parola si purifichi
e profetizzi l’epopea impossibile.
4.
Les étudiants viennent au Musée cubiste
chercher la parole du quatrième nuage
entre les bronzes à la volée
et les feuilles à la battue
où elle pourrait se poser.
A peine se laisse-t-elle écrire,
la parole cherche le cinquième nuage.
4
Gli studenti vengono al Museo del Cubismo
a cercare la parola della quarta nuvola
in volo tra i bronzi
e i volumi incorniciati
dove potrebbe posarsi.
Non appena si lascia scrivere,
la parola cerca la quinta nuvola.
5.
Entre les collines
stucateurs, doreurs et sculpteurs
ont tant et tant tordu
l’espace en tous sens
qu’ils ont fait de la ville
une grotte retournée
comme un gant.
Au confluent précis
de la destruction
et de la parole.
Est-ce qu’ici la parole
ne marche pas sur sa tête?
Sous la voûte de la taverne obscure
les joueurs d’échec rattrapent le dieu aveugle
que la parole disperse depuis trente siècles.
5
Tra le colline
decoratori, doratori e scultori
hanno a tal punto modificato
lo spazio in ogni direzione
da trasformare la città
in una grotta rovesciata
come un guanto.
Alla confluenza precisa
della distruzione
e della parola.
Non è che qui la parola
non cammina sulla sua testa?
Sotto la volta della taverna buia
i giocatori di scacchi incontrano il dio cieco
che la parola allontana da trenta secoli.
6.
Dans ses propres alluvions
creuse
le fleuve
A creusé dans les guerres
sa vocation
le passeur de langues
Dans le vacarme des églises
a creusé
l’image claire qui bouge
La parole y trouve parfois son auberge
6
Nelle sue sedimentazioni
scava
il fiume
Ha scavato nelle guerre
la sua vocazione
il traghettatore di lingue
Nel brusio delle chiese
ha scavato
la mobile immagine chiara
La parola vi trova talvolta il suo ostello
7.
Mélèzes, érables et frênes
châteaux, méandres et statues
tout s’ouvre au bord,
s’écarte et part
vers une autre parole
dont l’appartenance tombe
comme en été une bretelle
d’une épaule nue.
7
Larici, aceri e frassini
castelli, meandri e statue
tutto si apre sul bordo,
si allontana e parte
verso un’altra parola
da cui il possesso cade
come in estate una bretella
da una spalla nuda.
II
La veste trouée
(La veste bucata)
1.
Légères coupoles, voiles enflées
sutures et cicatrices
langues divorcées tournant en manège
dont parfois s’enfuit tel dialecte
Chante kiosque qui fédère et disperse
corps et mots, liens et sauvageries
qui ne s’amarrent
qu’à des sculptures tordues ou raides
adossées au fleuve ou à des retables luisants
1
Cupole leggere, vele gonfie
suture e cicatrici
lingue separate che vorticano in una giostra
da cui talvolta fugge qualche dialetto
Canta, chiosco che unisci e disperdi
corpi e parole, legami e ferocie
che si àncorano soltanto
a sculture contorte o rigide
addossate al fiume o a dei pannelli luminosi
2.
Autrement qu’avec les doigts blancs
et les yeux clairs de la parole
qui trépigne dans les semences
peut-on recoudre la veste du dieu qui s’effiloche,
ravauder la ville dont l’âme fuit par les quais,
repriser le drap glorieux que la musique
s’éveillant en sursaut projeta en plein couchant?
2
In che altro modo se non con le dita bianche
e gli occhi chiari della parola
che palpita dentro i semi
si può ricucire la veste sfilacciata del dio,
rattoppare la città la cui anima fugge per i moli,
rammendare il drappo glorioso che la musica
svegliandosi di soprassalto lanciò in pieno tramonto?
3.
Hommage à ceux qui marchent lentement dans la gare,
à ceux qui attendent le tram en regardant les mouettes,
à ceux qui escaladent les citadelles de leur passé avec grâce
ils n’ont pas d’appartenance
sur leur épaule Est vient se poser l’ancien poids du monde
et sur celle de l’Ouest le contrepoids d’un orgueil
qui bégaie dans des langues
3
Onore a quelli che camminano lentamente nella stazione,
a quelli che in attesa del tram guardano i gabbiani,
a quelli che scalano con grazia le cittadelle del loro passato
essi non hanno alcuna appartenenza
sulla loro spalla a est si è posato l’antico peso del mondo
e su quella a ovest il contrappeso di un orgoglio
che balbetta nelle lingue
4.
Le magma bourdonne
la baleine chante
le volcan gronde
sur ses branches mortes la ville pose
sur ses pylônes et ses clochers la ville pose
l’autre partition dont chacun émeut
une mesure quand même brute
4
Il magma ribolle
la balena canta
il vulcano rimbomba
la città poggia sui suoi rami morti
la città poggia sui suoi piloni e i suoi campanili
l’altra partitura di cui ognuno sposta
una nota comunque grave
5.
L’aveugle qui chante en buvant une bière à l’aiguillage
reprend les amours concentriques
des voyageurs dont les pas ne résonnent pas dans la gare
et les auréole sur des haines ruinées,
sur des façades surplombantes,
sur des hanches anonymes,
sur l’autre face de la parole
5
Il cieco che canta bevendo una birra alla spina
riprende gli amori concentrici
dei viaggiatori i cui passi non risuonano nella stazione
e li dispone a corona sugli odi disfatti,
sulle facciate sporgenti,
sui fianchi anonimi,
sull’altro versante della parola
6.
Mince dorure au plafond
du bleu peint à des branches nues
adieu déjà
le fils s’en va
6
Sottile doratura sul soffitto
dipinto in blu a rami spogli
è l’ora dell’addio
il figlio se ne va
7.
Soustraire les dorures
soulever un carrelage
et encore une plaine et sa brume
parler dans une nuit sans lune
et encore une frontière sans fleuve
et encore en creux une Asie aux os cassants
7
Rimuovere le dorature
sollevare un pavimento
e ancora una pianura e la sua bruma
parlare in una notte senza luna
e ancora una frontiera senza fiume
e ancora, silenziosa, un’Asia dalle ossa fragili
8.
Après l’image m’emmène
le chant
8
Dopo l’immagine mi accompagna
il canto
9.
La poignée de mélèzes en novembre
de l’autre côté du village
celle si triste que son visage ridé
l’a déposée sur l’îlot de bouleaux
s’immolent dans l’image qui les sauve
et les pétrit jusqu’au chant
9
La manciata di larici in novembre
dall’altro lato del villaggio
quella tanto triste che il suo viso rugoso
l’ha deposta sull’isolotto di betulle
s’immolano nell’immagine che li salva
e li plasma fino a farne un canto
10.
Les ruisseaux descendent à tue-tête
dans les cavernes et la mémoire
pour la route du troisième acte
je nous souhaite un retable
et de bons masques
10
I ruscelli scendono a precipizio
nelle caverne e nella memoria
sulla strada del terzo atto
desidero per noi un fondale
e delle maschere adatte
11.
Mais peut-être parade ou recours
écart ou trop grand écart?
Pont frais ou rompu?
Parole: belette ou renard?
12
E’ forse parata o risorsa
divario o immensa distanza?
Ponte nuovo o crollato?
Parola: donnola o volpe?
III
Marquetant les vallées
(Istoriando le valli)
1.
Dans l’alluvion l’eau cherche encore chemin,
l’étranger creuse le sédiment,
très étranger l’enfant
écoute la phrase par l’autre bout
1.
Nell’alluvione l’acqua si fa ancora strada,
lo straniero scava il sedimento,
ancora più straniero, il bambino
ascolta la frase dall’altra estremità
2.
A l’enfant qui dort contre mon épaule,
à l’égaré qui halète sur la crête,
à la serveuse qui rougit au comptoir
s’adresse la phrase cisaillante
qui soulève les toits, fissure les façades,
fait danser les atlantes sur le trottoir
et qui me traversant le torse
jette toute béquille au fourré
2.
Al bambino che dorme appoggiato alla mia spalla,
all’uomo smarrito che ansima sul crinale,
alla cameriera che arrossisce al banco
si rivolge la frase tagliente
che scoperchia i tetti, crepa le facciate,
fa danzare gli africani sul marciapiede
e attraversando il mio petto
getta ogni stampella all’ammasso
3.
Au hommes massifs
aux femmes fatiguées
qui font quatre décennies le tour de l’escalier
sans monter
ni descendre ni s’en rendre compte
à eux laissons le long ressac hors la langue,
son écho sous la voute
sans rythme ni contrevoix
Le train va partir
le rail grince
la main sur la poignée de la portière
ou le vent suivant pas à pas l’eau de la pluie
dans le nuage qui disperse sa menace
3.
Agli uomini corpulenti
alle donne esauste
che da quattro decenni fanno il giro della scalinata
senza salire
né scendere e senza rendersene conto
a essi lasciamo la lunga risacca senza parole,
la sua eco sotto la volta
senza ritmo né controcanto
Il treno sta partendo
la rotaia cigola
la mano sulla maniglia della portiera
o il vento che segue al passo l’acqua della pioggia
nella nuvola che allontana la sua minaccia
4.
Peau très pâle de l’amoureuse
qui a confié au soleil de s’occuper
des affaires de graine, de couleur et de terre
peau très pâle
léger tambour
qu’affectionnent les doigts de la mélancolie
et aussi les doigts de la phrase qui se moule
4.
Pelle pallidissima dell’innamorata
che ha affidato al sole l’incombenza
dei semi, del colore e della terra
pelle pallidissima
tamburo leggero
prediletto dalle dita della malinconia
e anche dalle dita della frase che prende forma
5.
Il paraît qu’on renaît
dans un remous du fleuve,
dans une cascade que le vent échevèle,
dans une phrase simple qui passe au présent
sonore on renaît
dans plusieurs pierres lavées sur la berge
5.
Sembra di rinascere
in un vortice del fiume,
in una cascata che il vento scompiglia
in una semplice frase che prende corpo
si rinasce sonori
tra le tante pietre lavate sulla riva
6.
Certains que la malédiction poursuit
s’assoient au bord du fleuve,
malades, Russes petits tyrans tyrannisés,
poètes désuets de mysticisme,
malades autres, divers sourds sans lèvres.
Et l’oreille interne perdue.
Le fleuve sourit d’eux
et pour eux le grand récit sonne
dans les cordes vocales du courant
et même eux, îlots vaseux, piles de pont,
sont dans le fleuve-chœur
6.
Alcuni perseguitati dalla malasorte
si siedono in riva al fiume,
malati, piccoli teppisti russi asserviti,
antiquati poeti mistici,
altri malati, diversi sordi senza labbra.
E l’orecchio interiore perduto.
Il fiume sorride di loro
e per loro il grande racconto risuona
nelle corde vocali della corrente
e anch’essi, isolotti fangosi, piloni di ponte,
sono nel fiume-coro
7.
Contre les quais où se frottent contes petits et grands cris,
contre les berges où s’usent les langues
s’ébroue
au cœur du fleuve fangeux
la source claire
7.
Contro le banchine dove si sfiorano piccole storie e grandi grida,
contro gli argini dove si logorano le lingue
fiotta
dal cuore del fiume fangoso
la sorgente chiara
8.
Grande voix du fond du fleuve
monte enfle croît
brune aux yeux noirs
ouvre ses jambes
clochers et beffrois ploient
tours de télévision et hauts immeubles
ouvrent leurs ailes
le fleuve est lac en haut d’une montagne
conque
8.
Una grande voce dal fondo del fiume
risale si gonfia cresce
bruna dagli occhi neri
apre le sue gambe
campanili e bastioni si piegano
torri televisive e alti edifici
aprono le loro ali
il fiume è un lago in cima a una montagna
una conca
9.
Les fresques s’éclairent,
les maudits se relèvent,
l’oreille interne se reforme,
la bière ne tue plus les mots,
une parole très ouverte cherche chemin,
monte du fond du cratère
9.
Gli affreschi si illuminano,
i disperati si rialzano,
l’orecchio interiore si rigenera,
la birra non uccide le parole,
una parola accogliente si fa strada,
risale dal fondo del cratere
10.
On se retourne pour voir
comment marche cet étranger
qui n’a enfilé qu’une manche de la langue.
Son autre bras: os léger
d’origine inconnue, des à-pic vertigineux
entre chaque syllabe qu’il dit, os battant la mesure
de l’océan qui traverse nos générations
10.
Ci si volta per vedere
come cammina lo straniero
che ha infilato una sola manica della lingua.
L’altro braccio: osso leggero
di origine sconosciuta, di picchi vertiginosi
tra ogni sillaba che pronuncia, osso che batte il ritmo
dell’oceano che attraversa le nostre generazioni
11.
On se cogne à celui qui arrive du bout de l’Asie,
on se cogne à lui, on le traverse,
il n’est plus là, aveugle à midi,
nuage durci dont les voyelles manquent toutes.
On avait pourtant dressé des statues sur toutes les places pour le héler;
il nous laisse des paravents, des décors fauves, des soupirs
11.
Ci si imbatte in colui che arriva dall’Asia estrema,
ci si scontra, lo si oltrepassa,
non è più là, cieco a mezzogiorno,
nuvola indurita senza più alcuna vocale.
Eppure erano state erette statue in ogni piazza per chiamarlo;
ci lascia dei paraventi, delle decorazioni sgargianti, dei sospiri
12.
On s’enhardit
en écoutant celui qui a retiré des grilles à la forteresse,
les a plantées à ras du fleuve.
Le courant les fait tinter, un peu faux;
il en a jeté une puis deux puis trois dans le courant:
elles consonnent.
Notre innocence peut maintenant précipiter son épopée dans l’air et l’eau
12.
Ci si sente audaci
ascoltando chi ha divelto le inferriate della fortezza,
le ha piantate rasenti il fiume.
La corrente le fa tintinnare, un po’ stonate;
ne hanno gettata una, poi una seconda, poi una terza nella corrente:
risuonano coralmente.
La nostra innocenza può lanciare ora la sua epopea nell’aria e nell’acqua
13.
Or ces trois étrangers ont construit des ponts
vers l’autre côté de la voix sèche et du vernis noirci,
là où des strophes et des paragraphes se cherchent
et là, il y a beaucoup de place, vraiment,
pour que germent des noms et des noms,
et certains mots qui ne blessent pas
13.
Quei tre stranieri hanno gettato dei ponti
verso l’altro lato della voce arida e della vernice annerita,
là dove strofe e paragrafi si cercano
là dove c’è veramente tanto spazio
perché nascano nomi e nomi,
e talune parole che non feriscono
14.
et ces mots qui ne blessent plus se mettent en répliques
l’un à l’autre, l’autre à l’un,
le lien et la séparation, la feuille et l’ombre
la colère et l’étang, le discernement et le rien.
Reste à chercher encore quel chœur notre
secouera les décors jusqu’au bord du sens,
en creux dans le récit cru,
un centre entre les ponts, fleurs dans les remous
14.
e le parole che non feriscono più rispondono
l’una all’altra, reciprocamente,
il legame e la separazione, la foglia e l’ombra
la collera e lo stagno, il discernimento e il nulla.
Resta ancora da trovare quel coro nostro
che rimuoverà gli orpelli liberando il senso,
nascosto nel racconto vivo,
un centro fra i ponti, fiori dentro i vortici
15.
Certes la nuit se fissure entre le gris et le bleu
mais peut-on imaginer un monde dont à midi les couleurs se retirent,
une forêt dont l’écureuil, le pivert et le geai se gomment?
Ce n’est, ce ne fut que marée basse.
Certaines vocations d’acteur, certaines tirades,
l’élan d’un tramway dans la pente,
une certaine narration qui marquète les vallées,
certain sacrifice à l’ombre mais sans une goutte de sang,
certaine beauté désarmante au creux de la parole,
cette réplique qui s’approche et s’éloigne
15.
E’ vero che la notte si scinde tra il grigio e il blu
ma si può immaginare un mondo in cui i colori a mezzogiorno si ritirano,
una foresta dove lo scoiattolo, il picchio e la ghiandaia scompaiono?
Non è, non fu che bassa marea.
Una vocazione da attore, un po’ di enfasi,
la spinta di un tram lungo il pendio,
una narrazione che punteggia di storie le valli,
un sacrificio nell’ombra ma senza una goccia di sangue,
una bellezza disarmante racchiusa nella parola,
la risposta che si avvicina e si allontana
*****
***
*
La Ténacité d’Alaye 阿拉依的坚韧
Faisant suite au poème Le Rêve d’Alaye, scène centrale des cinq actes de Carène (2017), ce poème-ci a été créé, accompagné de gestes d’acrylique et d’encre de Chine rouge, à Catane en Sicile par Yves Bergeret le 27 mars 2019 en deux exemplaires sur quatre quadriptyques horizontaux de Fabriano Rosaspina ivoire de 18 cm de haut sur 100 cm de large.
*
Ce poème se lit en italien dans une version aussi dynamique que claire du poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2019/04/03/la-tenacia-di-alaye/
*
On lit également ce poème en chinois dans une traduction élancée et musicale de Zhang Bo.
Voici que le monde se désépaissit.
Avec l’espoir jaune vif et or
de renaître complètement et sans savoir comment,
de renaître d’entre les alluvions et la fange partout,
il avait traversé la mer il y a dix ans.
于是世界早已变得稀薄。
带着烫金明黄的希望
去完整地重生又不知如何办到,
去重生于四处的积土与泥浆之间,
他穿过大海已有十年。
Mais il avait été proie de trafiquants
puis de mafieux à la petite semaine
puis d’hypocrites beaucoup plus fins
qui l’anesthésiaient en détournant des mots
comme fraternité, partage, compassion.
Vraiment c’était urticant,
c’était collant comme une toile d’araignée.
然而他已然是不法商人的猎物
接着成为末流黑手党的猎物
接着成为更加精明的伪君子的猎物
他们通过改换词语的意义去把他麻痹
例如博爱、分享、同情。
这真让人浑身发疹,
这就像蜘蛛网般黏人。
*
Pendant cinq ans trop serviable,
trop heureux d’être en vie
il a supporté les fils de l’araignée
et s’est tu, pour protéger ses frères de voyage
miséreux, impatients, désorientés.
在过于热心助人的五年中
为活着感到过于幸福的五年中
他忍受了蜘蛛的丝线
并沉默不语,以此保护他那些旅途中
苦难、焦躁、困惑的弟兄。
Puis pendant encore cinq ans
il a un à un coupé les fils.
Et un matin il a dégagé un trou,
par où le vent a soufflé.
Le trou s’ouvrait dans un mur qui était devant lui
et même contre son front.
Ce mur il ne l’avait jamais aperçu auparavant
et maintenant son front était frais.
接着又用了五年
他一根根斩断丝线。
一天早上他打穿了一个孔洞,
风经由那里吹拂。
孔洞开在一堵立于他面前
甚至顶在他前额的墙上。
这堵墙他此前从未察觉
现在他的前额凉爽。
*
D’une prière, d’une pensée, d’une intuition
et d’une vision audacieuse comme parole de poète
il s’est la dixième année engouffré tout entier
par la brèche et s’est envolé.
A sauté, peut-être. Aucune chute ne survint.
L’air n’était pas glacé,
l’air était exaltant comme un arbre
au printemps bruissant d’abeilles.
L’air était libre
et lui-même a découvert vraiment la liberté.
通过一次祷告,一次沉思,一次预感
以及一次如诗人话语般大胆的梦幻
他在第十年整个人从缺口
猛然切入然后起飞。
他曾下坠,也许吧。然而跌落并未发生。
空气未曾冻结,
空气曾如春天蜜蜂作响的树木般
令人兴奋。
空气曾无拘无束
而他本人真正发现了自由。
*
Elle est un vent qui vient et qui va,
des paroles stables et claires font son oxygène,
que les traitres ont de la peine à respirer.
Mais lui découvre la grammaire de ce vent
et apprend comment dans ce vent les montagnes se sculptent,
comment on peut avec ce vent modeler
la forme des villes et soulever le poids
du grand labeur de la vie.
自由是来而复往的风,
坚实明晰的话语造就她的氧气,
叛徒们难以呼吸。
而他发现了这风的语法
并学会群山如何在这风中雕刻自己,
学会人们如何用这风去塑造
城市的形态并托举
生活中艰苦劳作的重负。
Car chacun ici crée une place pour son nom
et pour son corps. Chacun crée le jardin ouvragé
de la parole ouverte où poussent herbes,
arbres et plantes dont chacun se nourrit et nourrit ses proches
et ses voisins au loin de part et d’autre des mers.
因为这里的每一个人都为各自的姓名
与身体创造一个位置。每一个人都创造由话语精工细作
的花园那里生长出青草,
树木与植物,每一个人都用它们养育自己并养育他
远在大海两岸的近亲与远邻。
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