Archive | avril 2019

Dans l’atelier de Mariam Partskhaladze, créatrice textile à Die

 

 

 

 

Il n’existe nulle part un tel ensemble de couleurs, formes, couleurs encore, tissus roulés, suspendus, froissés, en liberté dans le secret de l’ordre intime qui est au fond de leur désordre, teintures, déteintes ; si tu entrais dans la serre des fleurs du paradis, ne serait-ce pas ainsi…

J’ai senti qu’oiseau je volais dans un ciel où Véronèse amadoue Le Tintoret ; et les volutes des nuées et des brumes se libèrent du vent uniforme de la vaste lagune vénitienne et s’offrent les turbulences en tous sens des bourrasques des vallées de montagne.

 

 

 

 

J’ai pensé aussi que j’étais dans la luxuriance d’un temple hindouiste ; non, dans la luxuriance d’un album de miniatures indiennes ou mogholes ou peut-être persanes, mais que l’ordre du récit, de l’épopée ou de l’invocation lyrique aussi bien amoureuse que mystique était dissimulé ; ou, plus encore, en gestation.

 

Et que tout dépendait de la main d’une femme. Et non pas de celle de Vâlmîki, l’homme qui, la légende le dit, reçut le récit du Ramayana, ou de Jean à qui une voix souffla à Patmos l’Apocalypse, ou d’Hésiode recevant des Muses, sur la colline aux oliviers où il fait paître brebis et agneaux, le foisonnement chatoyant de la cosmogonie du monde …

*

 

 

 

 

Mariam Partskhaladze, Géorgienne installée à Die depuis tant d’années, est créatrice textile en laine feutrée et broderie. Dans son grand atelier ce n’est pas certes pas un parc de Versailles en microcosme. Ici le dieu docte de la rationalité, de la symétrie et de la haute maîtrise sur les espaces s’est absenté, s’est dissous. C’est une toute autre fluidité qui exalte le sens et la saveur du monde. Et va bientôt exalter le corps en sa vivace et souriante liberté, le corps qui portera la robe que Mariam crée. Et, oui, va bientôt exalter un corps en sa féline souplesse.

*

 

 

 

 

Afin de les incruster dans les laines juste lavées et cardées, que parfois même elle vient d’acheter dans les montagnes autour de Die, Mariam trouve des dentelles anciennes, des fleurs de tissu, des soieries, des laines teintes, des bribes, des broderies. Toutes ces pièces délicates, ouvragées, d’une lente temporalité, ont été en quelque sorte abandonnées. Ceux qui vécurent dans l’habit dont une pièce tient à présent dans la main de Mariam, dans la vêture déposée sur la table, dans la tendresse, ceux-là se sont retirés, se sont effacés, indéterminés peut-être, étreints de mélancolie et de solitude ; ils ont pris une longue barque et voguent dans l’émotion et le retrait, dans la nuit déjà très loin. Et ils et elles ont rendu à l’anonymat, à une sorte de liberté apatride ces éléments de tissage que Mariam lave, feutre, coud, assemble, dispose dans un nouvel agencement agile des formes et des couleurs.

 

 

 

 

Leurs tissus, leurs effets (quel beau mot !) parlent pour eux, eux les absents qui se sont repliés, là-bas juste derrière la montagne de Justin au sud de l’atelier. Derrière la montagne, c’est camp du Drap d’Or. Derrière la montagne, c’est tour de Babel dont les tables et les étagères de Mariam en son atelier montrent les reliefs du perpétuel festin.

*

 

Ou bien étagères et tables montrent les accessoires de scène, disponibles à la grande recomposition dont l’intelligence de l’artiste, haute dame du Caucase qui a traversé toute la Méditerranée jusqu’à nous, va enchanter notre vie de fond de vallée.

 

 

 

 

Mariam n’est pas la démiurge à la virile posture comme les trois mythiques énonciateurs que je disais plus haut : Vâlmîki, Jean et Hésiode. Elle est la démiurge beaucoup plus souple et humaine, profonde, sensible et magicienne, Médée ayant dépouillé toute fourberie : ce ne sont pas des pièces de tissu qu’elle s’approprie. Ce qu’elle saisit, c’est un legs prolixe d’humanité entrelacée. Elle l’observe, l’écoute, le met en travail, le recompose, le recompose complètement. Elle est bien démiurge, mais démiurge par création profonde au cœur même de la transmission.

 

 

 

Voici, un corps féminin attend sa vêture, son lent baptême par un habit de laines libres incrustées d’épisodes d’ancêtres, de phrases de récits sur des rivages inconnus ; comme une archéologue fugace, comme une éphémère anthropologue, Mariam recompose pour la personne un alphabet, une langue peut-être, que le corps féminin va mettre en verve, en vie, par l’assemblage fluide des éléments. Et la sève, le sang qui donne vie à l’ensemble composé, re-composé, c’est l’intelligence de la jeune artiste.

 

Un matin enfin, assemblées, cousues, souples et logiques, au loin s’en vont les œuvres de Mariam, les bustiers, les gilets, les chapeaux, les étoles, les robes qui voyagent sur les hanches et les torses, sur les corps des voyageuses, sur les chanteuses de l’Opéra de Paris, sur la tête de la Sicilienne, sur la tête de la Milanaise, sur la tête de la cultivatrice de Luc en Diois, sur les épaules de la femme de Canton. Et la robe, et l’étole que Mariam assemble avec les longs pans de laine qu’elle feutra, installent la femme qui les porte dans une fable nostalgiquement somptueuse où une porte du paradis s’ouvre et reste entrebâillée, avec un léger murmure.

*

 

 

 

Yves Bergeret

 

***

Le Site internet de Mariam Partskhaladze s’intitule : mp-creationtextile.com

*****

***

*

 

 

Journal tchèque, en hommage à Francesco Marotta

 

 

Cette publication est un hommage à Francesco Marotta, poète profond et essentiel, traducteur saisissant toute la dynamique de la pensée poétique et toute l’énergie du surgissement de la métaphore.

 J’ai écrit ces poèmes lors de mes séjours à Prague, au fil de deux années.

Leur version italienne a été créée par le poète Francesco Marotta.

Leur mise en page est également de lui.

 

Yves Bergeret

 

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YVES BERGERET

 

 

Journal Tchèque

Diario Ceco

 

 

 

 

[2012-2014]

 

 

 

 

I

S’ouvre au bord

(Si apre sul bordo)

 

 

 

 

1.

Adieu les rails

le tramway s’envole vers le quatrième nuage

ouvrant les tombes

et levant le rideau de la scène

où j’ai joué.

 

Dans le souffle de l’ascension

je trouve la parole et la prends par la main.

 

Et cherche avec elle parmi le sol ébranlé

les graines fraîches

mêlées aux vestiges d’or

de notre épopée.

 

 

1

Addio rotaie

il tram s’invola verso la quarta nuvola

aprendo le tombe

e alzando il sipario della scena

dove ho recitato.

 

Nel soffio dell’ascesa

trovo la parola e la prendo per mano.

 

E cerco insieme a lei sul suolo che vibra

i semi freschi

mischiati alle vestigia d’oro

della nostra epopea.

 

 

2.

A la maison recomposée

j’entends marcher les mortes

et je salue celles qui traversent

un autre quart de siècle

avec des effusions toujours si près de la lave.

 

Au buffet de la gare

les voix grondantes des buveurs de bière

font accoucher le ciel.

 

Ainsi aussi naît la parole.

 

 

2

Nella casa ricostruita

sento camminare le defunte

e saluto quelle che attraversano

un altro quarto di secolo

con delle emissioni sempre così vicine alla lava.

 

Al bar della stazione

le voci assordanti dei bevitori di birra

fanno partorire il cielo.

 

Anche così nasce la parola.

 

 

3.

Le compositeur

prend la ville affolée par la main

et lui rend un soir son humanité.

Cris, rage et rires des pierres se taisent.

C’est l’attente entre elles qui chante

entre les pierres l’attente que la parole se lave

et prophétise l’épopée impossible.

 

 

3

Il musicista

prende per mano la città impazzita

e le restituisce una sera la sua umanità.

Grida, rabbia e risa di pietre si tacciono.

E’ l’attesa che canta in mezzo a loro

l’attesa tra le pietre che la parola si purifichi

e profetizzi l’epopea impossibile.

 

 

4.

Les étudiants viennent au Musée cubiste

chercher la parole du quatrième nuage

entre les bronzes à la volée

et les feuilles à la battue

où elle pourrait se poser.

 

A peine se laisse-t-elle écrire,

la parole cherche le cinquième nuage.

 

 

4

Gli studenti vengono al Museo del Cubismo

a cercare la parola della quarta nuvola

in volo tra i bronzi

e i volumi incorniciati

dove potrebbe posarsi.

 

Non appena si lascia scrivere,

la parola cerca la quinta nuvola.

 

 

5.

Entre les collines

stucateurs, doreurs et sculpteurs

ont tant et tant tordu

l’espace en tous sens

qu’ils ont fait de la ville

une grotte retournée

comme un gant.

 

Au confluent précis

de la destruction

et de la parole.

 

Est-ce qu’ici la parole

ne marche pas sur sa tête?

 

Sous la voûte de la taverne obscure

les joueurs d’échec rattrapent le dieu aveugle

que la parole disperse depuis trente siècles.

 

 

5

Tra le colline

decoratori, doratori e scultori

hanno a tal punto modificato

lo spazio in ogni direzione

da trasformare la città

in una grotta rovesciata

come un guanto.

 

Alla confluenza precisa

della distruzione

e della parola.

 

Non è che qui la parola

non cammina sulla sua testa?

 

Sotto la volta della taverna buia

i giocatori di scacchi incontrano il dio cieco

che la parola allontana da trenta secoli.

 

 

6.

Dans ses propres alluvions

creuse

le fleuve

 

A creusé dans les guerres

sa vocation

le passeur de langues

 

Dans le vacarme des églises

a creusé

l’image claire qui bouge

 

La parole y trouve parfois son auberge

 

 

6

Nelle sue sedimentazioni

scava

il fiume

 

Ha scavato nelle guerre

la sua vocazione

il traghettatore di lingue

 

Nel brusio delle chiese

ha scavato

la mobile immagine chiara

 

La parola vi trova talvolta il suo ostello

 

 

7.

Mélèzes, érables et frênes

châteaux, méandres et statues

tout s’ouvre au bord,

s’écarte et part

vers une autre parole

dont l’appartenance tombe

comme en été une bretelle

d’une épaule nue.

 

 

7

Larici, aceri e frassini

castelli, meandri e statue

tutto si apre sul bordo,

si allontana e parte

verso un’altra parola

da cui il possesso cade

come in estate una bretella

da una spalla nuda.

 

 

 

 

II

La veste trouée

(La veste bucata)

 

 

1.

Légères coupoles, voiles enflées

sutures et cicatrices

langues divorcées tournant en manège

dont parfois s’enfuit tel dialecte

 

Chante kiosque qui fédère et disperse

corps et mots, liens et sauvageries

qui ne s’amarrent

qu’à des sculptures tordues ou raides

adossées au fleuve ou à des retables luisants

 

 

1

Cupole leggere, vele gonfie

suture e cicatrici

lingue separate che vorticano in una giostra

da cui talvolta fugge qualche dialetto

 

Canta, chiosco che unisci e disperdi

corpi e parole, legami e ferocie

che si àncorano soltanto

a sculture contorte o rigide

addossate al fiume o a dei pannelli luminosi

 

 

2.

Autrement qu’avec les doigts blancs

et les yeux clairs de la parole

qui trépigne dans les semences

 

peut-on recoudre la veste du dieu qui s’effiloche,

ravauder la ville dont l’âme fuit par les quais,

repriser le drap glorieux que la musique

s’éveillant en sursaut projeta en plein couchant?

 

 

2

In che altro modo se non con le dita bianche

e gli occhi chiari della parola

che palpita dentro i semi

 

si può ricucire la veste sfilacciata del dio,

rattoppare la città la cui anima fugge per i moli,

rammendare il drappo glorioso che la musica

svegliandosi di soprassalto lanciò in pieno tramonto?

 

3.

Hommage à ceux qui marchent lentement dans la gare,

à ceux qui attendent le tram en regardant les mouettes,

à ceux qui escaladent les citadelles de leur passé avec grâce

 

ils n’ont pas d’appartenance

 

sur leur épaule Est vient se poser l’ancien poids du monde

et sur celle de l’Ouest le contrepoids d’un orgueil

qui bégaie dans des langues

 

 

3

Onore a quelli che camminano lentamente nella stazione,

a quelli che in attesa del tram guardano i gabbiani,

a quelli che scalano con grazia le cittadelle del loro passato

 

essi non hanno alcuna appartenenza

 

sulla loro spalla a est si è posato l’antico peso del mondo

e su quella a ovest il contrappeso di un orgoglio

che balbetta nelle lingue

 

 

4.

Le magma bourdonne

la baleine chante

le volcan gronde

sur ses branches mortes la ville pose

sur ses pylônes et ses clochers la ville pose

l’autre partition dont chacun émeut

une mesure quand même brute

 

4

Il magma ribolle

la balena canta

il vulcano rimbomba

la città poggia sui suoi rami morti

la città poggia sui suoi piloni e i suoi campanili

l’altra partitura di cui ognuno sposta

una nota comunque grave

 

 

5.

L’aveugle qui chante en buvant une bière à l’aiguillage

reprend les amours concentriques

des voyageurs dont les pas ne résonnent pas dans la gare

et les auréole sur des haines ruinées,

sur des façades surplombantes,

sur des hanches anonymes,

sur l’autre face de la parole

 

 

5

Il cieco che canta bevendo una birra alla spina

riprende gli amori concentrici

dei viaggiatori i cui passi non risuonano nella stazione

e li dispone a corona sugli odi disfatti,

sulle facciate sporgenti,

sui fianchi anonimi,

sull’altro versante della parola

 

 

6.

Mince dorure au plafond

du bleu peint à des branches nues

adieu déjà

le fils s’en va

 

 

6

Sottile doratura sul soffitto

dipinto in blu a rami spogli

è l’ora dell’addio

il figlio se ne va

 

 

7.

Soustraire les dorures

soulever un carrelage

 

et encore une plaine et sa brume

 

parler dans une nuit sans lune

et encore une frontière sans fleuve

 

et encore en creux une Asie aux os cassants

 

 

7

Rimuovere le dorature

sollevare un pavimento

 

e ancora una pianura e la sua bruma

 

parlare in una notte senza luna

e ancora una frontiera senza fiume

 

e ancora, silenziosa, un’Asia dalle ossa fragili

 

 

8.

Après l’image m’emmène

le chant

 

 

8

Dopo l’immagine mi accompagna

il canto

 

 

9.

La poignée de mélèzes en novembre

de l’autre côté du village

 

celle si triste que son visage ridé

l’a déposée sur l’îlot de bouleaux

 

s’immolent dans l’image qui les sauve

et les pétrit jusqu’au chant

 

 

9

La manciata di larici in novembre

dall’altro lato del villaggio

 

quella tanto triste che il suo viso rugoso

l’ha deposta sull’isolotto di betulle

 

s’immolano nell’immagine che li salva

e li plasma fino a farne un canto

 

 

10.

Les ruisseaux descendent à tue-tête

dans les cavernes et la mémoire

 

pour la route du troisième acte

je nous souhaite un retable

et de bons masques

 

 

10

I ruscelli scendono a precipizio

nelle caverne e nella memoria

 

sulla strada del terzo atto

desidero per noi un fondale

e delle maschere adatte

 

 

11.

Mais peut-être parade ou recours

écart ou trop grand écart?

Pont frais ou rompu?

 

Parole: belette ou renard?

 

 

12

E’ forse parata o risorsa

divario o immensa distanza?

Ponte nuovo o crollato?

 

Parola: donnola o volpe?

 

 

 

 

III

Marquetant les vallées

(Istoriando le valli)

 

 

1.

Dans l’alluvion l’eau cherche encore chemin,
l’étranger creuse le sédiment,
très étranger l’enfant
écoute la phrase par l’autre bout

 

1.

Nell’alluvione l’acqua si fa ancora strada,
lo straniero scava il sedimento,
ancora più straniero, il bambino
ascolta la frase dall’altra estremità

 

 

2.

A l’enfant qui dort contre mon épaule,
à l’égaré qui halète sur la crête,
à la serveuse qui rougit au comptoir
s’adresse la phrase cisaillante
qui soulève les toits, fissure les façades,
fait danser les atlantes sur le trottoir
et qui me traversant le torse
jette toute béquille au fourré

 

 

2.

Al  bambino che dorme appoggiato alla mia spalla,
all’uomo smarrito che ansima sul crinale,
alla cameriera che arrossisce al banco
si rivolge la frase tagliente
che scoperchia i tetti, crepa le facciate,
fa danzare gli africani sul marciapiede
e attraversando il mio petto
getta ogni stampella all’ammasso

 

 

3.

Au hommes massifs
aux femmes fatiguées
qui font quatre décennies le tour de l’escalier

 

sans monter
ni descendre ni s’en rendre compte

 

à eux laissons le long ressac hors la langue,
son écho sous la voute
sans rythme ni contrevoix

 

Le train va partir
le rail grince
la main sur la poignée de la portière

 

ou le vent suivant pas à pas l’eau de la pluie
dans le nuage qui disperse sa menace

 

 

3.

Agli uomini corpulenti
alle donne esauste
che da quattro decenni fanno il giro della scalinata

senza salire
né scendere e senza rendersene conto

a essi lasciamo la lunga risacca senza parole,
la sua eco sotto la volta
senza ritmo né controcanto

Il treno sta partendo
la rotaia cigola
la mano sulla maniglia della portiera

 

o il vento che segue al passo l’acqua della pioggia

nella nuvola che allontana la sua minaccia

 

4.

Peau très pâle de l’amoureuse
qui a confié au soleil de s’occuper
des affaires de graine, de couleur et de terre

 

peau très pâle
léger tambour
qu’affectionnent les doigts de la mélancolie
et aussi les doigts de la phrase qui se moule

 

 

4.

Pelle pallidissima dell’innamorata

che ha affidato al sole l’incombenza

dei semi, del colore e della terra

 

pelle pallidissima

tamburo leggero

prediletto dalle dita della malinconia

e anche dalle dita della frase che prende forma

 

 

5.

Il paraît qu’on renaît
dans un remous du fleuve,
dans une cascade que le vent échevèle,
dans une phrase simple qui passe au présent

 

sonore on renaît
dans plusieurs pierres lavées sur la berge

 

 

5.

Sembra di rinascere
in un vortice del fiume,
in una cascata che il vento scompiglia
in una semplice frase che prende corpo

si rinasce sonori
tra le tante pietre lavate sulla riva

 

 

6.

Certains que la malédiction poursuit
s’assoient au bord du fleuve,
malades, Russes petits tyrans tyrannisés,
poètes désuets de mysticisme,
malades autres, divers sourds sans lèvres.
Et l’oreille interne perdue.

 

Le fleuve sourit d’eux

 

et pour eux le grand récit sonne

dans les cordes vocales du courant
et même eux, îlots vaseux, piles de pont,
sont dans le fleuve-chœur

 

 

6.

Alcuni perseguitati dalla malasorte

si siedono in riva al fiume,

malati, piccoli teppisti russi asserviti,

antiquati poeti mistici,

altri malati, diversi sordi senza labbra.

E l’orecchio interiore perduto.

 

Il fiume sorride di loro

 

e per loro il grande racconto risuona

nelle corde vocali della corrente

e anch’essi, isolotti fangosi, piloni di ponte,

sono nel fiume-coro

 

 

7.

Contre les quais où se frottent contes petits et grands cris,
contre les berges où s’usent les langues
s’ébroue
au cœur du fleuve fangeux
la source claire

 

 

7.

Contro le banchine dove si sfiorano piccole storie e grandi grida,

contro gli argini dove si logorano le lingue

fiotta

dal cuore del fiume fangoso

la sorgente chiara

 

 

8.

Grande voix du fond du fleuve
monte enfle croît

 

brune aux yeux noirs
ouvre ses jambes

 

clochers et beffrois ploient
tours de télévision et hauts immeubles
ouvrent leurs ailes

 

le fleuve est lac en haut d’une montagne

 

conque

 

 

8.

Una grande voce dal fondo del fiume

risale si gonfia cresce

 

bruna dagli occhi neri

apre le sue gambe

 

campanili e bastioni si piegano

torri televisive e alti edifici

aprono le loro ali

 

il fiume è un lago in cima a una montagna

 

una conca

 

 

9.

Les fresques s’éclairent,
les maudits se relèvent,
l’oreille interne se reforme,
la bière ne tue plus les mots,
une parole très ouverte cherche chemin,
monte du fond du cratère

 

 

9.

Gli affreschi si illuminano,

i disperati si rialzano,

l’orecchio interiore si rigenera,

la birra non uccide le parole,

una parola accogliente si fa strada,

risale dal fondo del cratere

 

 

10.

On se retourne pour voir
comment marche cet étranger
qui n’a enfilé qu’une manche de la langue.
Son autre bras: os léger
d’origine inconnue, des à-pic vertigineux
entre chaque syllabe qu’il dit, os battant la mesure
de l’océan qui traverse nos générations

 

 

10.

Ci si volta per vedere

come cammina lo straniero

che ha infilato una sola manica della lingua.

L’altro braccio: osso leggero

di origine sconosciuta, di picchi vertiginosi

tra ogni sillaba che pronuncia, osso che batte il ritmo

dell’oceano che attraversa le nostre generazioni

 

 

11.

On se cogne à celui qui arrive du bout de l’Asie,
on se cogne à lui, on le traverse,
il n’est plus là, aveugle à midi,
nuage durci dont les voyelles manquent toutes.
On avait pourtant dressé des statues sur toutes les places pour le héler;
il nous laisse des paravents, des décors fauves, des soupirs

 

 

11.

Ci si imbatte in colui che arriva dall’Asia estrema,

ci si scontra, lo si oltrepassa,

non è più là, cieco a mezzogiorno,

nuvola indurita senza più alcuna vocale.

Eppure erano state erette statue in ogni piazza per chiamarlo;

ci lascia dei paraventi, delle decorazioni sgargianti, dei sospiri

 

 

12.

On s’enhardit
en écoutant celui qui a retiré des grilles à la forteresse,
les a plantées à ras du fleuve.
Le courant les fait tinter, un peu faux;
il en a jeté une puis deux puis trois dans le courant:

elles consonnent.
Notre innocence peut maintenant précipiter son épopée dans l’air et l’eau

 

 

12.

Ci si sente audaci

ascoltando chi ha divelto le inferriate della fortezza,

le ha piantate rasenti il fiume.

La corrente le fa tintinnare, un po’ stonate;

ne hanno gettata una, poi una seconda, poi una terza nella corrente:

risuonano coralmente.

La nostra innocenza può lanciare ora la sua epopea nell’aria e nell’acqua

 

 

13.

Or ces trois étrangers ont construit des ponts
vers l’autre côté de la voix sèche et du vernis noirci,
là où des strophes et des paragraphes se cherchent

 

et là, il y a beaucoup de place, vraiment,
pour que germent des noms et des noms,
et certains mots qui ne blessent pas

 

 

13.

Quei tre stranieri hanno gettato dei ponti

verso l’altro lato della voce arida e della vernice annerita,

là dove strofe e paragrafi si cercano

 

là dove c’è veramente tanto spazio

perché nascano nomi e nomi,

e talune parole che non feriscono

 

 

14.

et ces mots qui ne blessent plus se mettent en répliques
l’un à l’autre, l’autre à l’un,
le lien et la séparation, la feuille et l’ombre
la colère et l’étang, le discernement et le rien.

 

Reste à chercher encore quel chœur notre
secouera les décors jusqu’au bord du sens,
en creux dans le récit cru,
un centre entre les ponts, fleurs dans les remous

 

 

14.

e le parole che non feriscono più rispondono

l’una all’altra, reciprocamente,

il legame e la separazione, la foglia e l’ombra

la collera e lo stagno, il discernimento e il nulla.

 

Resta ancora da trovare quel coro nostro

che rimuoverà gli orpelli liberando il senso,

nascosto nel racconto vivo,

un centro fra i ponti, fiori dentro i vortici

 

 

15.

Certes la nuit se fissure entre le gris et le bleu
mais peut-on imaginer un monde dont à midi les couleurs se retirent,
une forêt dont l’écureuil, le pivert et le geai se gomment?

 

Ce n’est, ce ne fut que marée basse.

Certaines vocations d’acteur, certaines tirades,
l’élan d’un tramway dans la pente,
une certaine narration qui marquète les vallées,
certain sacrifice à l’ombre mais sans une goutte de sang,
certaine beauté désarmante au creux de la parole,
cette réplique qui s’approche et s’éloigne

 

 

15.

E’ vero che la notte si scinde tra il grigio e il blu

ma si può immaginare un mondo in cui i colori a mezzogiorno si ritirano,

una foresta dove lo scoiattolo, il picchio e la ghiandaia scompaiono?

 

Non è, non fu che bassa marea.

Una vocazione da attore, un po’ di enfasi,

la spinta di un tram lungo il pendio,

una narrazione che punteggia di storie le valli,

un sacrificio nell’ombra ma senza una goccia di sangue,

una bellezza disarmante racchiusa nella parola,

la risposta che si avvicina e si allontana

 

 

 

 

 

 

 

 

*****

***

*

 

 

 

 

 

 

La Ténacité d’Alaye 阿拉依的坚韧

 

Faisant suite au poème Le Rêve d’Alaye, scène centrale des cinq actes de Carène (2017), ce poème-ci a été créé, accompagné de gestes d’acrylique et d’encre de Chine rouge, à Catane en Sicile par Yves Bergeret le 27 mars 2019 en deux exemplaires sur quatre quadriptyques horizontaux de Fabriano Rosaspina ivoire de 18 cm de haut sur 100 cm de large.

*

Ce poème se lit en italien dans une version aussi dynamique que claire du poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2019/04/03/la-tenacia-di-alaye/

*

On lit également ce poème en chinois dans une traduction élancée et musicale de Zhang Bo.

 

 

 

Voici que le monde se désépaissit.

Avec l’espoir jaune vif et or

de renaître complètement et sans savoir comment,

de renaître d’entre les alluvions et la fange partout,

il avait traversé la mer il y a dix ans.

于是世界早已变得稀薄。

带着烫金明黄的希望

去完整地重生又不知如何办到,

去重生于四处的积土与泥浆之间,

他穿过大海已有十年。

Mais il avait été proie de trafiquants

puis de mafieux à la petite semaine

puis d’hypocrites beaucoup plus fins

qui l’anesthésiaient en détournant des mots

comme fraternité, partage, compassion.

Vraiment c’était urticant,

c’était collant comme une toile d’araignée.

然而他已然是不法商人的猎物

接着成为末流黑手党的猎物

接着成为更加精明的伪君子的猎物

他们通过改换词语的意义去把他麻痹

例如博爱、分享、同情。

这真让人浑身发疹,

这就像蜘蛛网般黏人。

*

 

 

 

 

Pendant cinq ans trop serviable,

trop heureux d’être en vie

il a supporté les fils de l’araignée

et s’est tu, pour protéger ses frères de voyage

miséreux, impatients, désorientés.

在过于热心助人的五年中

为活着感到过于幸福的五年中

他忍受了蜘蛛的丝线

并沉默不语,以此保护他那些旅途中

苦难、焦躁、困惑的弟兄。

Puis pendant encore cinq ans

il a un à un coupé les fils.

Et un matin il a dégagé un trou,

par où le vent a soufflé.

Le trou s’ouvrait dans un mur qui était devant lui

et même contre son front.

Ce mur il ne l’avait jamais aperçu auparavant

et maintenant son front était frais.

接着又用了五年

他一根根斩断丝线。

一天早上他打穿了一个孔洞,

风经由那里吹拂。

孔洞开在一堵立于他面前

甚至顶在他前额的墙上。

这堵墙他此前从未察觉

现在他的前额凉爽。

*

 

 

 

 

D’une prière, d’une pensée, d’une intuition

et d’une vision audacieuse comme parole de poète

il s’est la dixième année engouffré tout entier

par la brèche et s’est envolé.

A sauté, peut-être. Aucune chute ne survint.

L’air n’était pas glacé,

l’air était exaltant comme un arbre

au printemps bruissant d’abeilles.

L’air était libre

et lui-même a découvert vraiment la liberté.

通过一次祷告,一次沉思,一次预感

以及一次如诗人话语般大胆的梦幻

他在第十年整个人从缺口

猛然切入然后起飞。

他曾下坠,也许吧。然而跌落并未发生。

空气未曾冻结,

空气曾如春天蜜蜂作响的树木般

令人兴奋。

空气曾无拘无束

而他本人真正发现了自由。

*

 

 

 

 

Elle est un vent qui vient et qui va,

des paroles stables et claires font son oxygène,

que les traitres ont de la peine à respirer.

Mais lui découvre la grammaire de ce vent

et apprend comment dans ce vent les montagnes se sculptent,

comment on peut avec ce vent modeler

la forme des villes et soulever le poids

du grand labeur de la vie.

自由是来而复往的风,

坚实明晰的话语造就她的氧气,

叛徒们难以呼吸。

而他发现了这风的语法

并学会群山如何在这风中雕刻自己,

学会人们如何用这风去塑造

城市的形态并托举

生活中艰苦劳作的重负。

Car chacun ici crée une place pour son nom

et pour son corps. Chacun crée le jardin ouvragé

de la parole ouverte où poussent herbes,

arbres et plantes dont chacun se nourrit et nourrit ses proches

et ses voisins au loin de part et d’autre des mers.

因为这里的每一个人都为各自的姓名

与身体创造一个位置。每一个人都创造由话语精工细作

的花园那里生长出青草,

树木与植物,每一个人都用它们养育自己并养育他

远在大海两岸的近亲与远邻。

*

 

 

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