Archive | septembre 2022

Cabane

Poème écrit à la Cabanette solitaire haut dans la montagne au dessus de Luc en Diois, le 20 septembre 2022.

Le poète Francesco Marotta fait venir dans la langue italienne (https://rebstein.wordpress.com/2022/10/11/condivisione/) la respiration des planches de cette cabane de montagne et le souffle du vent dans les branches des pins qui l’entourent.

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1

La cascade est sèche.

L’été a tout bu.

Mais dans les tréfonds de la montagne

dans les grottes à l’infini

l’eau, claire ou sombre on ne sait,

trouve comment jaillir par les sentiers de tes rêves

car il y a toujours une maison de paix qui germe

sous ton front, une cabane, même désarticulée.

Le vent inlassable vient se gratter à elle,

le vent frère sans âge

qui veut partager l’hospitalité de ta maison,

le vent qui a aussi soif que toi et moi.

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2

Qui parmi nous dresse debout sur les pierres les planches ?

Qui les taille dans la forêt ?

Qui lime les nœuds dans le bois ?

Qui entraîne les pins et ma cabane à dormir debout ?

Qui compose verticaux les jambages de bois

dont la forêt est fière,

dont ma cabane jubile,

qui sont les barres de mesure du vent chantant

ou de sa mère la vie .

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Yves Bergeret

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Le Lointain, 1 très grande & 5 petites calligraphies

Grâce au poète Francesco Marotta, d’une manière aussi cristalline que limpide, les voici en italien : https://rebstein.wordpress.com/2022/10/20/le-lointain-il-lontano/

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Une très grande calligraphie créée le 11 septembre 2022, en format 215 cm de haut par 60, dans un alpage de Glaise, au dessus de Veynes, à l’acrylique et à l’encre de Chine.

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Un pas puis l’autre

le lointain n’hésite pas ;

les chiens hurlent,

est-ce de joie ?

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Les marées rapprochent écartent les montagnes

que tant de violence intimide

harcèle le jour la nuit

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Et si le lointain à pas sûrs s’approche encore

on sait coudre le cuir des montagnes :

tes doigts, le dur buis, le fil de la parole.

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Cinq petites calligraphies créées à Veynes même, le 12 septembre 2022 sur diptyques de Canson 224 g, au format déplié de 24 cm de haut par 32, encre de Chine et acrylique.

1

Chemin, petit chemin,

refuse la foulée de fer blanc

qui fait basculer dans les hangars mortuaires

et crève les yeux.

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2

Chemin, petit chemin,

jette vite l’enclume ;

seuls les gens fusionnels en usent.

Ils ne savent pas marcher.

Ils veulent m’aplatir en lame la vie.

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3

Chemin, petit chemin,

enfonce-moi dans le sous-bois.

Une feuille qui frémit au vent

ne mendie pas l’acquiescement

mais garde pour l’étranger un peu de lumière.

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4

Chemin, petit chemin,

ne raconte le pays lointain dont tu viens

qu’à l’âme non marchande

qui ne pourrit pas de haine ni de peur.

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5

Chemin, petit chemin,

lave chaque nuit tes cailloux :

le lointain envoie ses vents jouer sur eux

la tragédie la joie de tout étranger.

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Yves Bergeret

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Ce que voit la montagne de l’Oule, à Veynes

Poème écrit et calligraphié à Veynes le matin du 10 septembre 2022 sur quatre diptyques de format A4 de Fabriano dessin 120 g.

Le poète Francesco Marotta aide la montagne à dire en italien ce qu’elle voit, ce qui la révulse, ce qui l’émeut au coeur de son amour pour la vie digne et libre : https://rebstein.wordpress.com/2022/10/21/la-montagna-guarda/

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Elle regarde l’homme-squelette de fer blanc,

le coureur de trail, qui la griffe,

cervelle collée sur une montre.

Elle cherche sa mèche

pour la souffler ou pour attiser quelque chose.

Il n’en a pas.

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Elle regarde le douloureux à double voix

qui se jette sous des roues, qui cherche les siennes.

Elle les lui camoufle.

Elle le comprend, le rabroue, le berce.

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Elle regarde le petit enfant

qui regarde ses sourcils au dessus des forêts.

Elle les fronce pour lui déchiffrer

tous les livres du monde.

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Elle ne désespère pas et appelle encore

l’adolescent qui piétine dans la douleur

et se brise chaque printemps les clavicules.

Elle lui serre les mains.

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Yves Bergeret

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Sur Les Perses, d’Eschyle : efficience de la langue-espace

Le philosophe et poète Francesco Marotta propose ( https://rebstein.wordpress.com/2022/10/07/eschilo-e-la-lingua-spazio/) sa traduction de cette analyse.

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Tout espace est de la langue ; on le sait en particulier depuis la naissance de ce blog en août 2013. Le concept de langue-espace s’est d’ailleurs élaboré dès le milieu des années 1990.

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Ce permanent bourdonnement de signes frais ou anciens qui dans l’espace se structurent sans cesse, se font et se défont, est aisément perceptible à qui a pris précaution de ne point laisser étouffer en soi sa dimension animiste innée.

Les Toro nomu qui habitent le village de Koyo, en haut de leur montagne tabulaire dans le sud du Sahara, conçoivent même que la substance du réel est tout simplement de la parole en devenir, en vie, en acte : il revient à l’espèce humaine, libre, autogestionnaire et autarcique dans leur village, d’être les « jardiniers de la parole » (je conseille à nouveau de reprendre mon livre Le Trait qui nomme).

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Il y a presque trois millénaires Homère donne constamment à lire dans ses deux épopées les interactions spatiales ininterrompues entre visible et invisible. De manière visible et réaliste personnages grands ou petits et éléments naturels, telle que mer en mouvement puissant et vents fantasques, n’ont pas d’identité cernable et séparable tant ils sont prolongés et se prolongent en entités invisibles extrêmement variables et toujours dynamiques dont certaines portent des noms de dieux divers : c’est là l’animisme, tout simplement. Les êtres humains ne se découragent jamais à tenter de gérer ces interactions par des sacrifices à répétition, en particulier d’animaux variés dont la chair est consommée selon des rites précis.

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Quatre siècles plus tard, en –472, Eschyle écrit Les Perses. Cette tragédie n’est pas un spectacle auquel viennent se divertir des spectateurs. Comme toutes les tragédies grecques antiques elle est un rite où, après le sacrifice initial d’un bouc, la communauté athénienne refonde son union de vie, de pensée et de décision politique, sous l’égide du dieu Dionysos. Le mot même de tragédie signifie d’ailleurs « chant du bouc », animal voué au culte de cette divinité de l’animisme grec. Comme Marcel Detienne le montre avec rigueur et précision une cité grecque ne peut se comprendre sans sa dimension invisible, sa langue-espace, qui est bourdonnement de signes en syntaxe, parmi lesquels diverses entités nommables, et surtout bourdonnement de rites de parole humaine, souvent chantés et dansés. Comme à Koyo, le rite des Huit Femmes aînées chantant-dansant une nuit par semaine en saison sèche sur la place du giérin, afin de toujours refonder le réel, si ce n’est même l’accroître.

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Or depuis -499 l’existence même de la communauté des Athéniens est mise en péril par les guerres que leur livrent, très puissants et très nombreux, les Mèdes (qu’on appelle aussi les Perses). Mais les Grecs se ressaisissent ; par l’éclatante victoire navale de Salamine en -480 ils consolident leur indépendance et leur civilisation politique, commerçante et animiste. Tout péril cependant n’est pas définitivement écarté en -472. Eschyle écrit donc sous une urgente pression sa tragédie afin qu’elle agisse dans ce contexte politique et militaire et interagisse immédiatement avec l’énergie invisible du monde. Pour que Les Perses renforce la langue-espace grecque.

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Par un vrai coup de génie Eschyle démultiplie ici le pouvoir de la parole rituelle qui convoque la dynamique de la réalité invisible. Certes sa langue poétique, chantée-dansée par les choreutes, est d’une saisissante beauté (je recommande la traduction de Jean Grosjean, dans la collection de La Pléiade). Mais surtout la tragédie Les Perses, elle-même procédé rituel, inclut un supplémentaire et saisissant paradoxe. D‘une très audacieuse intelligence. Car Eschyle fait ici parler dans le cœur de la langue et du rite grecs non pas les Grecs mais les Perses ennemis : d’abord dans un somptueux prologue épique, qui, encore mieux que le plus flamboyant Homère, présente en strophes rythmées la foule innombrable des armées assemblées par Xerxès – les voici faisant mouvement par les déserts, les voici traversant la mer au Bosphore. Mais le prologue est teinté d’une inquiétude sourde. Rompant avec le style épique très élevé, la reine mède accroît cette inquiétude en disant en phrases soudain sobres son songe de la nuit dernière, visionnaire et tourmenté. Ah, déjà surgit le messager qui aussitôt retourne au style épique et profère le récit du désastre naval de Salamine : le peu de navires grecs a détruit l’énorme flotte mède ; tous alors engagent la grande déploration des Mèdes barbares, au centre de laquelle s’insère la méditation d’un fantôme, celui de Darius, le précédent souverain mède, fantôme, oui, présent, oui, en scène : deux fois on pleure, d’abord, inaudible et effacé, dans la langue mède de la réalité historique mais surtout, ici sur l’orchestra du théâtre grec, en puissante et somptueuse présence sonore : c’est la déploration rituelle des noyés et des morts, récupérée et absorbée dans la langue victorieuse grecque.

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C’est-à-dire que, réunis sur les gradins du grand théâtre de pierre sous la falaise de l’Acropole pour refonder et renforcer rituellement avec l’impulsion de Dionysos la vie de leur cité, les Athéniens non pas participent au chant de gloire des vainqueurs de Salamine, à quelque Te Deum en somme, mais participent à la translation en langue grecque, dans un style épique admirable, de la grande déploration des Mèdes. Pleurer deux fois et les morts et la puissance militaire perdue les enterre encore mieux.

Les Mèdes avaient bien sûr leurs propres rites animistes ; mais Eschyle ici leur substitue un rite en langue grecque. Il fait entrer dans la langue-espace de la cité athénienne l’ennemi dont la flotte et l’armée ont été anéanties : l’esprit énergique de l’ennemi à présent s’incorpore, plus exactement subit toute pression pour s’incorporer à l’invisible et très concrète dimension animiste d’Athènes. Oui, non seulement Les Perses informe sur la défaite mais aussi exerce le pouvoir de faire entrer cette humanité barbare mède dans l’ordre dynamique de la langue-espace grecque, sous l’égide de ce Dionysos tutélaire de cette puissante parole chantée-dansée.

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Or procédant de cette sorte, en substituant au rite mède un rite grec, Eschyle aboutit à un puissant effet de loupe. Il grandit les choreutes et protagonistes mèdes. Pas seulement par l’énergie du style épique. Mais également par la puissance poétique de ses métaphores, une à une. Voici tous ces personnages en gros plan, dans une présence immédiate touchante et jamais humiliée par leur défaite. Eschyle révèle une intériorité en eux. Il les constitue en personnes (certainement pas en individus, cette question ne se pose nullement ici) pour lesquelles la question de l’identité nationale ne se pose pas, ni mède ni grecque. Eschyle les fait gens parlant, gens de la parole, gens d’une sorte quasi universelle de parole que, génial paradoxe, la performativité animiste de la profération et la dramaturgie du rite révèlent à elle-même.

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Yves Bergeret

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Tables de bar

Poème créé à Die le 4 septembre 2022.

1

Est-ce que c’est l’océan qui afflue reflue ici,

est-ce que c’est la longue kermesse qui bouillonne,

est-ce que la grande pâte humaine

ici sur elle-même se pétrit,

est-ce que frêne, tilleul et érable s’y inclinent,

est-ce que quelque digne récit monte

depuis les tables

où s’appuient des coudes,

s’emplissent se vident des tasses,

s’appuient des fronts éreintés,

accostent des barques surchargées ?

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Et l’espoir enfle à nouveau l’océan

et la kermesse ne veut plus de dieu

ni de ces choses de pacotille

ni d’Arturo Ui braillant

ni de ce monde de marchandises

mais veut s’il vous plaît un peu de fraternité.

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2

Vaste échelle

dont chaque barreau est une table

la table de la jeune femme à voix grave

la table des vendangeuses espagnoles

aux épaules cuites de soleil

la table des mères aux enfants juste sortis de l’école

la table du bégaiement cherchant la clef des vents

la table des plumes que perdent les oiseaux

et la table vide.

Qui doit toujours rester vide.

L’ordre des barreaux n’est pas dit.

La table vide tient au milieu

là où reprendre souffle dans l’ascension

ou dans le récit.

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3

Où dresser l’échelle, où l’appuyer ?

Pas de stabilité.

Il penche, le sol.

Les tables en tremblant à peine

s’agencent sans cesse en barreaux peu stables,

en écailles de tortue.

On les croit soudés. Mais non.

Toute tortue bouge.

Soudure, ce serait féodalité, esclavage,

prière à genoux avec un bandeau sur les yeux.

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Les tables bougent,

plateaux d’ivoire, de salive, de kératine,

lourds miroirs conservant renvoyant inversés

phrases, rires, certains gestes des mains.

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Les tables bougent,

cartes du jeu battues et rebattues

et le jeu jamais ne se clôt.

Façades tout autour, clochers, toits, cheminées,

veillent, attendent les butées

de la grande dramaturgie

que par scènes et actes scandent les tables.

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Yves Bergeret

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