Bateleur
Sur un Leporello chinois à 24 volets de format déplié 35,5 cm de haut par 600, calligraphié à l’encre de Chine et à l’acrylique le 20 mars 2023.
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1
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Lui sait démonter et remonter les montagnes.
Il arrive à les plier et les emporte.
Il fait avec elles sa route.
Un soir il les pose sur l’arène de sable qu’il faut
et les y dresse solides sonores.
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2
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Dit le bateleur :
Qui veut gravir écoute.
Qui salue entend.
Qui invoque convoque.
Qui saisit libère.
Qui ceint sait.
Qui s’en va signe
ou pas.
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3
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Champ de foire
place du marché
table au jeu de dominos
c’est ta vie, ma chère montagne,
que cent récits traversent
et que toi tu mets debout.
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Plateau scénique table de jeu
c’est entre toi et nous
ta vie, la vie par délégation
par abandon par rire.
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4
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Frêle est le bateleur
qui rit seul
jamais seul.
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Fertile est le remonteur de montagnes
aussi libre qu’elles
au jour étincelant
à la nuit griffante.
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5
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A la plaine descendent la caillasse la branche morte,
à l’estuaire pêche et tue l’échassier.
Merci au remonteur de montagnes et à ses cinq enfants
Eschyle, Vâlmûki, Shakespeare, Berg et Beckett
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remontant sans fin massifs de granit massifs de grès
aux immenses réservoirs de parole et d’eau,
bourdonnantes grottes de l’humain lien
qui nous rend verticale la vie et finalement belle.
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Yves Bergeret
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Un jeu de cartes
Cette communication à un colloque international à l’UNESCO le 21 mars 2023 se lit en italien grâce au poète et philosophe Francesco Marotta. Voici, aussi ferme que claire, sa traduction : https://rebstein.wordpress.com/2023/04/04/un-gioco-di-carte/
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Poésie et informatique.
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Et là, au pied de cette montagne,
en bas dans la plaine,
l’horizon respire, on peut le toucher.
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Aco Sopov
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J’habite en pleine montagne, dans les Alpes. Je vis avec la montagne. Je dis bien « avec elle ».
Invité à m’associer au colloque d’hommage à Aco Sopov à l’UNESCO à Paris, j’ai pris le train. Je me suis assis dans le wagon. Une secousse. Un tremblement. La montagne a reculé.
J’ai voulu me retourner pour saluer la montagne et lui dire « à bientôt… à samedi prochain ! ». Elle n’était plus là.
Dans cette élongation, dans cet élargissement du lien au lieu peut naître le poème. Le poème pourrait bien être une volonté de refonder le lien, le lien au lieu. Ou une volonté d’approfondir le lien au lieu.
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J’ai regardé si mes compagnons de voyage voyaient la montagne prendre distance. Non. Ils regardaient des choses non pas par la fenêtre du wagon mais par l’écran de leurs smartphones.
Sur leurs écrans ils faisaient des petits jeux ou consultaient des petites vidéos ou des publicités de sites de vente en ligne de baskets. En somme ils regardaient un micro-artefact scintillant grâce auquel satisfaire leur besoin de sens et leur appétit d’avenir. Par ce très petit écran ils acceptaient, était-ce conscient ?, un extraordinaire rétrécissement de la fenêtre.
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Un épisode fâcheux de l’histoire humaine a fait surgir en Europe occidentale vers 1800 le romantisme, en particulier ce romantisme de la mélancolie, de la solitude impuissante et plaintive. Cet épisode, purement local et, au demeurant assez récent, a fait alors imaginer que le poème se réduirait à une fenêtre ouverte sur l’intime.
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Le smartphone est l’instrument diabolique du romantisme. Il ouvre compulsivement sa minuscule fenêtre sur une myriade de bases de données et de petites images qui harponnent pour engloutir dans le rêve rythmé d’un « univers virtuel », comme on dit. Et cet « univers virtuel » est consolateur. Plutôt il s’agit d’un minuscule théâtre qui propulse sur la scène plate de l’écran des figurines, des objets, des prix en euros ou en dollars. Par leurs effets stylistiques et ontologiques d’accumulation, de thésaurisation et de non-sens Raymond Roussel et les acrobates de l’Oulipo sont les ancêtres tutélaires de ce monde offert par la mini-fenêtre du smartphone ; hélas le smartphone a complètement égaré l’humour ébouriffé de Queneau ou le vertige parfois mystique de Roussel.
L’écran, tout petit sur le téléphone, moins mesquin sur l’ordinateur, est un ressentimenteux, comme disait Nietzsche, il est triste et prétend faire croire qu’avec lui on thésaurise images et « légendes d’images » dans un carrousel effréné, frustrant et morne.
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Je ne suis pas un romantique d’Europe de l’ouest. Je suis juste un petit berger qui descend de son alpage et, juste pour quelques jours, se prive des très dynamiques horizons rocheux pour venir aujourd’hui à Paris. Alors, la poésie dans ce monde numérique ?
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Si ce monde numérique est ce gigantesque amoncellement d’images, de mots et de sons qui ont la capacité d’être « affichés » à l’écran, je pourrais essayer de bâtir avec ces éléments d’affichage un virtuose et inattendu château de cartes. Je sais toutefois que le destin du château de cartes est son effondrement. Ai-je la capacité, ai-je même l’envie, seul devant mon écran, de créer ou même simplement de lire un poème qui soit un château de cartes numériques, effondrable d’un seul clic ?
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Mais les cartes à jouer, comme les dominos, ne sont pas du matériau pour construire des châteaux volatils. Elles sont du matériau pour jouer. En général pour jouer à plusieurs. Comme l’enfant, l’acteur, le musicien. Pour solliciter audacieusement le hasard et parodier le destin.
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Un des plus efficaces poèmes contemporains est celui que j’ai vu s’accomplir comme un rite sur les rives des petites Antilles, juste au pied des volcans, avec cartes ou dominos. Voilà ce qu’il en est. Les hommes partent sur leurs barques au milieu de la nuit pêcher. Ils rentrent à mi-journée épuisés. Les femmes vendent l’après-midi le poisson au bord de la route du littoral. Après une sieste les pêcheurs se réunissent au bar ou, mieux, juste devant les vagues, sous un auvent fait de bois d’épaves de mer. Avec un petit verre de rhum ouvrant le rite, face à l’océan de la déportation esclavagiste de leurs ancêtres, ils provoquent la chance, le hasard, le destin pour construire une théâtralité brève, un pari sur la gloire et sur la fortune : la tragédie en deux ou trois actes est totalement sérieuse. On frappe le plateau de la table en y jetant carte ou domino comme on frappe un tambour rituel animiste. Et surtout chacun son tour, en frappant le bois, on proclame, idéalement on invente, une maxime fulgurante en créole, langue de l’oralité et de la liberté à réinventer. Dix, vingt, trente maximes, voilà, ce poème collectif sur rythme de percussions.
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Ce poème aux dominos, au contraire d’effondrer un rêve privé, est la dramaturgie qui recoud un lien entre-tressé à la fois à l’espace de l’archipel méso-américain et à l’Afrique perdue, dramaturgie ouverte car l’issue de la partie jouée n’est jamais connue d’avance. Le poème des maximes aux dominos n’a pas de transcendance à vénérer, ni de maître ou de puissance politique à flatter. Il est une des plus robustes perpétuations du chœur de la tragédie grecque antique ; dans celle-ci la parole collective tâtonne, se hérisse, se rebelle, n’est jamais une quelconque mélancolie solitaire. Voilà ce qu’est le poème.
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J’ai dit plus haut que j’allais parler d’un des plus « efficaces » poèmes contemporains ; volontairement je n’ai pas dit un des plus « beaux » poèmes contemporains.
L’adjectif « beau » renvoie à un usage esthétique de la parole et à une sublimation de la perception du réel, selon quelque transcendance plus ou moins explicite, par exemple un idéal platonicien ou une grâce d’un dieu monothéiste. Or cet adjectif « beau » n’a qu’un sens local et jamais universel. Quand bien même on l’utilise. Ce qui est très loin d’être toujours le cas.
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Le poème est un acte performatif qui refonde, réactive, reprend, amplifie la relation du poète, du diseur, du lecteur, au réel et avant tout au lieu où il vit. Il recompose du destin humain face à la primitive cruauté des dieux dans la tragédie grecque, face à la déperdition d’être de la déportation esclavagiste, face à la déperdition d’humanité du nazisme ou d’un totalitarisme. Le poème inclut toujours une interrogation, une dramaturgie au moins embryonnaire pour y répondre et une ré-ouverture vers un monde en turbulence qu’il regarde droit dans les yeux.
Complètement différent de la dévaluation des mots dans la communication marchande, complètement différent des assemblages de leurres verbeux de la société du spectacle, le poème est une parole claire performative engagée dans une recomposition du destin humain. C’est-à-dire que le poème recompose inlassablement le lien d’égalité de personne à personne, et surtout pas le lien d’asservissement féodal où l’un ordonne tandis que l’autre se tait dans la soumission de l’omerta.
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Le poème se construit toujours avec le lieu physique car ce lieu est toujours une active et vivace sédimentation d’humanité. Le poème n’est pas un rêve creux. Il a toujours sa forte résonance avec le lieu de vie. Le poème est ce qui consolide, refonde, renoue du lien avec un lieu, exactement comme un sacrifice animiste redynamise périodiquement l’harmonie dialectique de la personne et du monde, du monde visible et du monde invisible.
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Le poème a toujours un horizon physique, c’est-à-dire un cercle foisonnant de personnes agissant, transmettant, interrogeant. Or l’espace virtuel du numérique ne connaît aucun horizon : il n’en a aucun.
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Internet dissout le lieu. Internet déracine la personne qui devient typiquement enfant de l’orphelinat du romantisme et de l’individualisme. Internet l’enfonce dans la consolation infantilisante du château de cartes. Au contraire le poème renoue sans fin à la densité du rapport au réel physique qui est toujours humanité en acte, non pas en Musée, mais en dramaturgie contemporaine, de guerre, de migration, de résistance, de carène à bâtir sur le chantier naval de nous tous.
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Remercions internet de rendre indispensable son contrepoids et son contraire, le poème, vraie carène de la volonté humaine, carène à mettre sans cesse en chantier face aux tempêtes récurrentes. Remercions internet et le numérique de renforcer la responsabilité humaine et éthique du poème.
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Yves Bergeret
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TRIO À CORDES : conte, par Anne-Marie Poncet
On sait combien importe la transmission, combien nous est essentielle l’éthique de la musique, vocale ou instrumentale, en tous lieux, à travers toutes les générations. C’est ainsi que l’on se rappelle combien ce violon-là pendant la seconde guerre mondiale fit de miracles : Violon-naissance, par Linette Guéron-El Houssine | Carnet de la langue-espace (wordpress.com).
Ici ce TRIO A CORDES vibre à travers les générations ; l’alto de ce trio poursuit dès aujourd’hui dans de nouvelles mains sa grande et active vigilance.
YB
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pour Carla, l’Altiste
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(du moment)
que l’une (qui possédait la mandoline) et l’autre (avec ses trois violons, mais aussi un Pleyel ébène… et même un petit harmonium) s’épousèrent
que naquirent trois enfants (la grande, la moyenne et la petite)
que la maison des vacances eut (outre celle de la grand-mère) trois chambres (dont la chambre du milieu)
que les trois violons endormis furent remis
le grand : violon marqué Falaise
l’alto : marqué Marquis Delait D’oiseau
le petit : violon trois quart Mirecourt el Maestro
aux deux Luthiers de l’Est
qu’ils les destinèrent chacun
le petit aux balbutiements d’enfants voisins
le grand au Musicien
que devint l’alto ?
voix médiane
alla se blottir dans les bras
de petite, petite, petite cousine
issue
issue
issue
de germains
sa grand-mère avait trois sœurs (et même un frère)
et son arrière-grand-mère se prénommait Germaine
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Anne-Marie Poncet
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Celui qui s’en va, pour Alguima Guindo
Poème écrit le 10 mars 2023, en accompagnement de la fin de la vie d’Alguima Guindo, sage toro nomu de Koyo, méticuleux, immensément savant ; et en donnant ici à voir des dessins à l’acrylique qu’il a créés avec mes trois strophes le 27 juillet 2005 au Mali, sur un Leporello chinois à 24 volets au format déplié de 32 cm de haut par 504 cm.
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On lit en italien ce double poème grâce à une traduction belle et puissante du poète Francesco Marotta. La voici : https://rebstein.wordpress.com/2023/03/12/in-memoria-di-alguima-guindo/
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Voici mon poème dans le Leporello de juillet 2005, sachant qu’il donne parole à qui l’on veut, et avant tout à l’ancêtre d’il y a six siècles, Ogo Ban, vivant encore à présent dans une grotte en pleine falaise et fondateur mythique de la graphie des signes peints selon les Toro Nomu ; alors je retrouvais Alguima au village en haut de sa montagne dans le désert après le voyage difficile d’Hamidou Guindo, neveu de Alguima, et de moi jusqu’à Die puis jusqu’à Rome au Museo nazionale etnografico Pigorini pour la très grande exposition de notre dialogue collectif de création engagé alors depuis déjà six ans :
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Dans la grotte à mi-pente j’ai peint les paroles
qui courent parmi les constellations,
et laissé aux siècles mes os, ma pensée, mon nom, ma peau,
beige poussière courant dans le vide brûlant.
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Un jeune peintre un jour traversera mer et désert
et sur son mur posera la pensée, les noms, la parole libre
qui moule nos vies
et démoule et forme et délie nos vies.
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Ainsi le peintre et le poète
à mi-falaise à mi-maison
entre les langues parmi les vents et les monts
reprendront de mes mains
les paroles qui ombrent les constellations.
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27 juillet 2005
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Je suis allé jusqu’au fond même de la vallée,
vraiment au bout.
Les sources étaient presque sèches
et les crêtes étaient hautes.
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Là j’ai trouvé la nuit.
Elle arrivait,
grande chose immatérielle
qui mettait à genoux les montagnes
et les pliait l’une contre l’autre
et leur faisait se cogner le front.
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Toute lumière disparaissait.
Tout devenait très froid
et invisible dans le noir.
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Alors j’ai entendu ce qui rampait
dans le lit à sec du torrent :
ça remuait des galets
et projetait vers le haut
des fils noirs pour attraper les étoiles grosses.
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Les montagnes se sont serrées
front contre front
puis torse contre torse
et elles faisaient naître la nuit.
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Entre elles le sillage était étroit.
Très étroit vers la fin de la journée.
Puis infime
et c’est alors que de cette fente étroite
est née la puissance de la nuit.
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Mais qu’est-ce que c’est que la nuit
si ce n’est le grand fil sombre et brûlant
du récit ou de la litanie,
le lent lourd tremblement
qui secoue les choses
et entrebâille les trous du corps humain,
ceux que de jour on n’imagine même pas,
les deux ronds vides des genoux
et ceux des épaules
et la bouche et les deux petits yeux.
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Dès que je sortis du ventre de ma mère
j’entrai dans la parole
et je me mis à parler
traversant de part en part la parole
qui me traversait de part en part.
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Il y a dix ans ma mère mourut
et je me retirai de la parole.
Je ne sus plus parler
car la parole fut aussi ma peau
qui s’était retournée, mon dedans était le dehors
et le dehors mon dedans.
La salive et le souffle qui portent les mots
n’avaient plus direction ni sens.
Ma vie se tut.
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Quand mon corps privé des sons s’affaissa
et que les trous de mes genoux et de mes épaules
et celui de ma bouche et ceux de mes yeux
s’emplirent de poussière et de graines vides
je décidai de rentrer en rampant
sous le socle de ma maison
et je me tins plusieurs années dans la nuit
que j’insuffle et diffuse et qui me ronge
car la nuit est l’étreinte de la vie
que j’éjecte et rêve et nomme sans lettre ni son.
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Yves Bergeret
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