L’arête Puiseux
Poème écrit à Briançon le 19 février 2022 et calligraphié, encre de Chine et acrylique, sur quatre diptyques de Clairefontaine 300g en format déplié de 24 cm de haut par 32, en pensant à une ascension rêvée il y a cinquante-cinq ans, l’arête nord de la pointe Puiseux, au Pelvoux.
Le poète Francesco Marotta propose cette version italienne vivante, ferme et limpide de ce poème : https://rebstein.wordpress.com/2022/03/01/punta-puiseux/
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1
Tu es poumon sans maître,
tu es aspiré dans le sillage de ton souffle,
en plein ciel plume noire sur la crête blanche,
ongle striant la crête,
ongle tournant la Terre, la vie.
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2

En haut des marches géantes
de vertigineux escaliers
voici, on dirait jardin aux légendes :
poteries ornées, oliviers noueux,
banquets dorés, petites fontaines…
en retournant un à un chaque épisode
tu arrives à Prométhée enchaîné.
Et il veut te parler ; tu chasses l’aigle pacotille
qui lui mange le foie.
Tu jettes au précipice le maigre jardin.
Plus de chaînes.
Maintenant te voilà légende, diseur.
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3
Diseur, tu ouvres l’oreille de la montagne.
Sa membrane vocale
est ta gorge.
Une pierre est ton œil.
La montagne t’entre par l’oreille.
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4
Au sommet le vent change la rotation de la Terre.
Sous la double pierre-œil
tu enfouis deux talismans
que très ému l’aïeul t’a donnés,
deux petits genoux en fer, creux et noirs.
Dedans : la phrase nouée, une question, une réponse,
d’où en pleurs de joie s’élancera le bonheur
pour, de tes mains calleuses, en sang,
construire ta vie et le monde.
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Yves Bergeret
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Les mains, la roche
Poème écrit à Briançon le 16 février 2022 ; grâce au poète Francesco Marotta, le voici dans une très belle traduction italienne (dans la deuxième partie de ce « post ») : https://rebstein.wordpress.com/2022/02/22/trascinarsi-sulla-schiena-in-mezzo-al-cielo/
1
Qui veut gravir écoute.
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2
Dans notre conversation naît la pleine lune
écoutant le bruit sourd de la marche des montagnes
dans ton avenir
et dans ma mémoire.
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3
La montagne t’offre sa longue fissure.
Tu lis sa page gauche sa page droite.
Ton corps est leur lien.
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4
Un nuage a posé ta montagne sur la mer.
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5
La montagne flotte sur ta vie.
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6
Tu plonges plus profond que la montagne
et du fond remontes entre tes dents
une joie d’or.
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7
La montagne ne choisit pas.
Elle est.
Fruit tombé du ciel,
fruit de joie.
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8
Le servile et l’empressé se trompent.
Bien trop libre
la montagne regarde leur talc
et le laisse.
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9
La face solaire de la montagne
est l’arc, la voute de ton rêve profond.
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10
La face salée de la montagne
est le balancier de tes épaules,
l’une puis l’autre, tu nages ainsi.
Dans ton sillage nage la montagne.
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11
La montagne t’écorche les mains.
Tes mains portent la montagne
à l’incandescence.
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12
Une prise rocheuse ne prend rien.
Elle délivre la joie.
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13
Elle attend tes mains, la montagne,
pour chanter.
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14
Tes mains donnent forme au vide vertical,
au destin hermétique de la montagne
qui entre dans le tien.
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15
Qui chante dans les pas de l’autre,
la montagne ou toi ?
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16
Tes mains s’enracinent
dans les racines de la montagne.
Chaque prise est votre fleur gémellée.
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17
Qui prend le devant
sur le désert de l’incompréhension,
la montagne ou toi ?
Qui va devant
sur la mer omnisciente,
la montagne ou toi ?
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Yves Bergeret
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A l’essentiel, par Harold Bruce (escalade et vidéo, massif de l’Estérel, septembre 2021)
Avant de faire cette escalade audacieuse qui va déployer une action modeste et épique, d’une profonde beauté, Harold Bruce cale son téléphone dans un creux de rocher de l’autre côté de la crique, au cap Dramont, où il va grimper : le petit appareil filme, aucun apprêt, aucun artifice, aucune répétition ni repérage préalable du grimpeur. Il grimpe. Silencieux. Horizontal, très près de l’eau. Tel cormoran qui vole horizontal très proche de la surface des eaux. Soudain le grimpeur monte vertical, alouette verticale, verticalement et franchit des passages de très haute difficulté technique, jusqu’à la cotation 6b. Puis il monte la pente finale, guépard. Puis il a ce geste audacieux que l’on voit. Un cri. A l’eau il retourne, au ressac régulier de l’eau salée. La respiration de la mer et celle du grimpeur sont la même et unique.
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Plus tard il prépare sa vidéo, raccourcit certains moments d’hésitation de son escalade verticale.
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Voici cette vidéo : https://youtu.be/Ub3hOrAhR0U
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Quatre acteurs :
la superbe roche rouge volcanique,
le ciel témoin sans agitation,
la mer attentive, respirante, ne retenant pas son souffle, confiante,
le grimpeur solitaire, au geste continu, sans saccade, sans frénésie, articulé, souple.
Tout grimpe, tout va, pas à pas, ressac à ressac, pli de roche à pli de roche, poème en acte.
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YB
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L’œuvre verticale (Chartres)
En ayant passé une nouvelle journée, le 26 janvier 2022, dans le chantier de la cathédrale de Chartres…
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Ce poème fait suite à celui écrit le 14 octobre 2021 à la cathédrale de Chartres ( Horticulture tubulures | Carnet de la langue-espace (wordpress.com) ) puis à celui écrit au même lieu le 22 octobre 2021 ( Laveur de carreaux et âme des tubulures | Carnet de la langue-espace (wordpress.com) ) et enfin à celui écrit de même le 31 décembre 2021( Le voile tendu à Chartres | Carnet de la langue-espace (wordpress.com) ).
On lit L’oeuvre verticale dans une splendide traduction de Francesco Marotta, que voici : https://rebstein.wordpress.com/2022/02/12/lopera-verticale/
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Arbres que l’hiver dénude,
algues immenses et frêles,
algues sombres, algues
des mondes sombres
jetées par la marée sur la plaine
jusqu’au fond des terres,
branches sans nœuds
algues sans remords.
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Boules de gui
nids de corbeaux
algues en boules
dans le ciel.
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Ce sont bien des hommes
qui ont, de la plaine occulte,
monté par centaines de milliers
les pierres
.
ont créé la montagne de Chartres,
les piliers, les grottes,
les voûtes, les aiguilles,
ont créé.
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L’orgue, c’est le cerveau de la montagne
bois noir et métal
suspendus
à deux longueurs de corde du sol.
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Puis le voile blanc
devant tout le transept sud
et sur le tissu de bas en haut
ses ombres de lignes
horizontales verticales obliques :
damier d’ombres à treize étages,
cinq cases à l’étage,
une oblique par case,
damier à soixante-cinq cases,
damier…
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heure à soixante-cinq minutes
jour à soixante-cinq heures,
semaine à soixante-cinq jours,
mois à soixante-cinq semaines,
année à soixante-cinq mois
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et derrière, modestes,
modestes, presque jeux d’enfant,
le bruit profond d’une foreuse,
le son grave d’une ponceuse,
le rythme d’une masse sur un bois dur
.
bruits seuls, bruits en fugue
des admirables percussionnistes mes frères
qui excavent la montagne,
qui affinent la montagne
.
bruits qui enflent,
bruits qui élargissent hanches et fémurs,
bruits qui aspirent la marée
depuis l’arrière de l’arrière de la plaine
.
bruits qui enivrent les algues
et les tissent en oiseaux noirs
en oiseaux blancs dans le ciel de Chartres.
.
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C’est alors ici que tu grimpes,
que tu connais la montagne de Chartres,
par le nœud du cerveau de métal et de bois,
les pointes de tes pieds
juste posées sur la naissance du son,
tes talons dans le vide.
.
tu grimpes dans le corps ombreux de l’espace,
bâtisseur de vie, bâtisseur
de cette manière d’être lucide
et souriant dans le contrejour
de la conscience tragique.
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Grand raclement de gorge,
c’est vie.
Algue c’est corde vocale,
L’océan afflue
puis se retire.
.
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Les hommes montent les pierres
jusqu’au front du ciel gris,
jusqu’à la main du racleur
qui ponce la pierre.
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Qui racle la pierre crée le son,
ouvre le monde
et renaît lui-même enfant
plus jeune chaque midi.
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Carillonnent les cloches par là-bas
dans le grain du brouillard,
cognent les masses sur des poutres de bois
derrière le grand voile blanc.
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Tes nouveaux pas
ne te font jamais tomber dans le vide.
La montagne est l’océan
que tu dresses vertical.
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Chacune des soixante-cinq cases
de l’impossible immense
éphémère voile blanc
hors temps hors son hors vision
chacune dans le vide vertical
chacune plus réelle que le réel
.
Chaque case
un battement du cœur lent
puissant lent du monde humain
.
Chaque case
et son oblique
systole diastole
ton oui ton non
ton sommeil ton éveil
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Chaque case,
souffle de ton récit,
ponctuation de chacun de tes talons
sur un alizé dru
dans le creux du ciel
.
Chaque case du récit
dont tu nais comme en été l’orange
sur sa branche en plein vent,
rebond de ton talon
haussant le vide vertical
vers l’archipel
.
Chaque case blanche
phalange de tes doigts
qui savent saisir roche et son,
qui font sonner bois et pierre
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Chaque case blanche
voile de Véronique
portant vierge empreinte
de tes deux talons,
des dix doigts de tes mains
sonnantes.
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Chaque case
empreinte de tes côtes
sur le suaire épique
de ton chemin de vie
au bord du vide vertical
que tu regardes, droit dans les yeux,
que tu lis, que tu vis.
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Chaque case
soixante-cinq fois tes côtes
soixante-cinq pages
de l’aimante parole
que tu offres à tous
à tout vent
.
.
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L’archipel blanc de ton souffle,
archipel vertical dans le ciel noir,
dans le corps sans âge
jeune à jamais de la montagne
.
Archipel tel est ton corps
et le corps de chacun
hérissé entre nœuds d’algues
et branches de la plaine
.
Archipel dont tu n’es que part,
lourde ou légère,
parmi tant d’autres parts,
qu’un îlot d’algues et de corail,
bâtisseur grimpeur parmi tant
de bâtisseurs et grimpeurs.
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Ainsi sur le blanc
de la page verticale
monte le souffle
alternant de nous tous.
.
le souffle qui soulève, dépose l’espoir,
le rythme alterné
de l’humain espoir
.
.
Et si arrive l’heure du retrait
le grand voile se tend :
comme un volcan de colère
la montagne de Chartres,
comme un volcan fertile
la montagne de Chartres
d’autant plus se hausse
.
Se hausse à chaque nouvelle empreinte,
à tout nouvel élan du récit
car bâtir jamais ne cesse
.
Jusqu’à six cent cinquante cases,
jusqu’à six mille cinq cents cases
du damier du grand livre fraternel
qu’écriture, escalade, écoute,
lecture toujours en cours
dressent en plein vent
.
Dressent dans le creux des monts,
sur les crêtes râpeuses,
dans les vallon touffus
dressent, toujours recommençant,
toujours transmettant,
bâtissant tenace carène.
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Yves Bergeret
*****
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