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Lever du brouillard, écailles par le ciel

Ces deux poèmes sont traduits en italien par le poète Francesco Marotta, lui aussi à l’écoute du souffle intense de ces montagnes : https://rebstein.wordpress.com/2023/06/01/io-scalo-la-mia-vita/

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Lever du brouillard

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Très grande calligraphie née le 18 mai 2023 en amont de La Jarjatte, près de Lus-la-croix-haute, à la limite inférieure d’un brouillard épais qui ce jour-là effaçait les plus hauts sommets du département de la Drôme, arêtes et cimes calcaires altières ; cette calligraphie, de 215 cm de haut par 60, a été créée à l’encre de Chine et à l’acrylique sur le large lit de galets du Buech, torrent vigoureux filant ensuite au Sud lointain.

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Lait de lumière,

je me lève,

le brouillard s’illumine.

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Mon crâne qui saigna

est lune sur la cime,

mes épaules chair intègre

de part et d’autre de la paroi

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qui est le grand vide

où je puise mon souffle.

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Ecailles par le ciel

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Très grande calligraphie, de 215 cm de haut par 60, née le 30 mai 2023 au dessus du village de Grimone, près de Lus-la-croix-haute, sous un ciel se couvrant peu à peu, où menaçait l’orage ; la forêt de pins, de frênes et de légers mélèzes frémissait. Cette calligraphie a été créée à l’encre de Chine et à l’acrylique.

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Elles arrivent par le haut, les mères et les mortes.

Elles écartent les nuages et les ombres de plomb.

Elles replantent dans la terre les montagnes.

Elles glissent leurs mots sous mon souffle.

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Chacune se ferait écaille

pour que j’aie peau de reptile

mais je n’arrive jamais à ramper

ni ne peux me passer de mains

car je grimpe ma vie,

je fais grimper la vie.

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Yves Bergeret

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Proue

Issu d’un grand Poema en cours, ce poème est créé et calligraphié sur un Leporello chinois à 24 volets au format déplié de 35,5 cm de haut par 600, à l’encre de Chine et à l’acrylique, à Briançon le 24 mai 2023.

Et cette proue, grâce au poète Francesco Marotta, se multiplie dans une traduction italienne d’une toute dynamique beauté ; la voici : https://rebstein.wordpress.com/2023/05/25/proue-prua/

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1

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Je regarde droit devant

dans la matière aimante de la vie.

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Mon regard entre dans la chair de la vie.

Mon âme est proue,

n’est que proue.

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2

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La vie selon ses vagues et ses souffles de houle

me soulève, me soulève, j’en attraperai

les martinets en plein soir.

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3

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Et aussi la vie me laisse décliner en glissant ;

j’en recueille dans la double coquille de mes mains

les filaments salés, les biles sombres.

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4

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Mon mouvement n’est que proue,

je me lève à nouveau

entraînant foule des montagnes,

cortège des vivants et des morts,

même ceux qui meurent seuls

dans une chambre ignorée.

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5

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Proue simple de bois

ouvrant l’immense polyphonie

des quatre torrents

et des oiseaux qui les chantent

avant même l’aube.

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6

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Ne va, ne va que de l’avant la proue.

Proue je suis

et j’ai l’énergie du guépard

mais je cours sans tuer jamais,

tirant la coque des miens et de tous

et la poupe des morts.

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7

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Proue je vais,

tirant les montagnes qui

fendent les houles en s’inclinant

dans le rebond et la joie.

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Yves Bergeret

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4 Leporello créés au désert du Sahara & retrouvés 21 ans après

Ce jour je retrouve dans un recoin de ma caverne des Leporello à 24 volets que, à l’encre de Chine et à l’acrylique, j’avais créés avec des « poseurs de signes » sans écriture dans le Sahara malien il y a 21 ans et que je n’avais plus jamais ouverts depuis. Leur format est assez petit : 2 de 24 cm de haut et 2 de 27 cm de haut, tous faisant dépliés 384 cm.

Les « poseurs de signes » et moi commencions à plus finement nous connaître ; nous « disions » ensemble les lieux de sable et de montagnes abruptes où nous vivions, sous un soleil accablant. Nous grimpions sur les sommets tabulaires par des passages acrobatiques et audacieux. Bonheur direct et dru.

Peu à peu au fil des années qui suivirent 2002 les signes graphiques allaient s’affiner et transmettre beaucoup plus d’éléments des savoirs initiatiques de l’oralité et, en écho bien sûr, mes aphorismes alphabétiques allaient écouter les plans et arrière-plans polyphoniques de la montagne animiste.

Voici, ci- dessous, les toutes premières approches sur papier entre deux « poseurs de signes » et moi : en août 2002. Grâce à la traduction très présente du poète Francesco Marotta, on les lit en italien ici : https://rebstein.wordpress.com/2023/05/11/linfanzia-del-segno/

YB

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Cortège

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Créé le 9 août 2002 avec H.B.D., « captif » de Touareg, dans l’oasis de Boni, maintenant ravagée saccagée par le fanatisme et la pure violence.

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Cortège

et la montagne est venue jusqu’à nous

et

les nuages d’orage ont chanté.

Gens de montagne ou de plaine

ont marché dans les traces de leurs propres

pas,

cherchant abri et vie

dans l’ombre mobile du signe.

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Avec le vent

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Créé le 15 août 2002 avec H.B.D., « captif » de Touareg, dans l’oasis de Hombori, maintenant ravagée saccagée aussi par le fanatisme et la pure violence.

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J’ai posé le ciel

sur un pilier. Viens t’

asseoir avec moi.

Le vent

nous pousse dans les mains

et

je noue le vent à la

racine de la parole.

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La musique

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Créé le 16 août 2002 avec Nouhoum Mondoro, dans l’oasis songhaï de Hombori, maintenant ravagée saccagée par la violence fanatique. Nouhoum est « hole bari », c’est-à-dire « cheval de génie » [le « hole » (« génie », ou « esprit »), maître très énergique d’un des éléments du monde songhaï animiste, vient, dans un rite spécifique avec sacrifice animaux, s’asseoir sur les épaules de l’initié « bari » (« cheval ») ; le « hole » lui insuffle les paroles que dans une transe dansée et soutenue par le « godié », instrument monocorde frottée, le « bari » va apporter en réponse aux questions des participants du rite. Dans les signes graphiques on peut ici identifier à plusieurs reprises le « godié ». La multiplication des points en séquence de pointillés figure l’irradiation de l’énergie animiste qui se réunit pour une transe à venir immédiatement.]

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Je danse

sur les chemins,

mes silences vous

embrassent ;

je prends les

montagnes par la main et pars

avec elles.

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Mouvement

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Créé le 19 août 2002 avec le « hole bari » Nouhoum Mondoro, dans l’oasis songhaï de Hombori, maintenant victime de la pire violence fanatique. [Les animaux et éléments ici accompagnés de pointillés sont insérés dans une turbulence animiste, par exemple un sacrifice imminent.]

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Où vont les

chemins ?

Qui parle dans

le vent ?

Qui redonne

nom à l’

eau ?

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Yves Bergeret

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Trois livres: Poseurs de signes / Poème / Espace de la montagne du désert (2004-2010)

Voici trois publications sur le travail de dialogue de création accomplie avec les poseurs de signes de Koyo au début des années 2000. Grâce au poète Francesco Marotta on lit ici cet ensemble et en italien et en français, et dans une mise en page qu’il a choisie : qu’il en soit vivement remercié.

L’ensemble que voici est repris de son propre site, La Dimora del tempo sospeso.

YB

Martinet premier

Poème créé et calligraphié à Briançon sur un Leporello chinois à 24 volets au format déplié de 35,5 cm de haut par 600, à l’encre de Chine et à l’acrylique à Briançon le 18 avril 2023 pour saluer l’arrivée, la veille, du premier martinet de l’année sur les hautes vallées et les vives montagnes de l’Oisans.

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Le poète Francesco Marotta propose la version italienne de ce poème, puissante et fluide, telle que l’on peut la lire ici : https://rebstein.wordpress.com/2023/04/22/il-primo-rondone/

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1

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Solitaire

avant-garde de ses frères migrants

reconstruisant le ciel

à grandes volées silencieuses.

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2

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Battant soudain l’air à coups frénétiques d’ailes

l’irradiant l’exaltant

avant de reprendre la tracée sans fin

de la volonté

de la pensée.

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3

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De toute vigueur secouant ses ailes

en suspens devant la forêt vertigineuse

pour appeler aiguilles et puis cônes des mélèzes

à sortir de leur hiver.

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4

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De son bec tirant les nuages

et puis leurs ombres plus rapides.

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5

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Et si les vents d’altitude hésitent

et se croisent en tous sens,

il les bouscule, les raille,

les rallie, les aime

comme des ancêtres aux os frêles

et les jette dans la joie.

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Yves Bergeret

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Braise

Voici les strophes du poème Braise réalisées en deux versions, l’une longue, l’autre un peu moins longue.

Tout d’abord sur un Leporello chinois à 24 volets de format déplié 35,5 cm de haut par 600, calligraphié à l’encre de Chine et à l’acrylique le 28 mars 2023.

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La deuxième strophe se lit en italien et français grâce au poète Francesco Marotta, dans sa mise nordique en page : https://rebstein.wordpress.com/2023/04/24/nel-cuore-della-parola-2/

La cinquième strophe se lit aussi en italien et français grâce au poète Francesco Marotta, dans sa mise puissante en page : https://rebstein.wordpress.com/2023/04/24/nel-cuore-della-parola-1/

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1

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Soleil,

à mon volcan crâneur,

à ma sobre montagne

scelle ta phrase têtue

et puis toute ta galaxie !

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2

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Partout où la paix s’étend et aime

j’ensemence,

je jette l’ancre.

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3

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Si fort racle le vent,

si haut jubile le vent

qu’il rougit et cuit

tout cornu front de taureau.

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4

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Océan à l’orgueil taiseux,

merci de mâcher même les mots les plus tristes !

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5

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Yeux,

mes yeux félins, ôtez-moi

cette poussière qui m’enrage !

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Braise a été également réalisé en calligraphie et collages sur un rare Leporello cambodgien à 24 volets de papier chiffon à la cuve de 300 g, au format déplié de 24 cm de haut par 276, le 5 avril 2023.

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Yves Bergeret

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Bateleur

Sur un Leporello chinois à 24 volets de format déplié 35,5 cm de haut par 600, calligraphié à l’encre de Chine et à l’acrylique le 20 mars 2023.

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1

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Lui sait démonter et remonter les montagnes.

Il arrive à les plier et les emporte.

Il fait avec elles sa route.

Un soir il les pose sur l’arène de sable qu’il faut

et les y dresse solides sonores.

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2

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Dit le bateleur :

Qui veut gravir écoute.

Qui salue entend.

Qui invoque convoque.

Qui saisit libère.

Qui ceint sait.

Qui s’en va signe

ou pas.

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3

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Champ de foire

place du marché

table au jeu de dominos

c’est ta vie, ma chère montagne,

que cent récits traversent

et que toi tu mets debout.

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Plateau scénique table de jeu

c’est entre toi et nous

ta vie, la vie par délégation

par abandon par rire.

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4

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Frêle est le bateleur

qui rit seul

jamais seul.

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Fertile est le remonteur de montagnes

aussi libre qu’elles

au jour étincelant

à la nuit griffante.

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5

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A la plaine descendent la caillasse la branche morte,

à l’estuaire pêche et tue l’échassier.

Merci au remonteur de montagnes et à ses cinq enfants

Eschyle, Vâlmûki, Shakespeare, Berg et Beckett

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remontant sans fin massifs de granit massifs de grès

aux immenses réservoirs de parole et d’eau,

bourdonnantes grottes de l’humain lien

qui nous rend verticale la vie et finalement belle.

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Yves Bergeret

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Un jeu de cartes

Cette communication à un colloque international à l’UNESCO le 21 mars 2023 se lit en italien grâce au poète et philosophe Francesco Marotta. Voici, aussi ferme que claire, sa traduction : https://rebstein.wordpress.com/2023/04/04/un-gioco-di-carte/

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Poésie et informatique.

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Et là, au pied de cette montagne,

en bas dans la plaine,

l’horizon respire, on peut le toucher.

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Aco Sopov

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J’habite en pleine montagne, dans les Alpes. Je vis avec la montagne. Je dis bien « avec elle ».

Invité à m’associer au colloque d’hommage à Aco Sopov à l’UNESCO à Paris, j’ai pris le train. Je me suis assis dans le wagon. Une secousse. Un tremblement. La montagne a reculé.

J’ai voulu me retourner pour saluer la montagne et lui dire « à bientôt… à samedi prochain ! ». Elle n’était plus là.

Dans cette élongation, dans cet élargissement du lien au lieu peut naître le poème. Le poème pourrait bien être une volonté de refonder le lien, le lien au lieu. Ou une volonté d’approfondir le lien au lieu.

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J’ai regardé si mes compagnons de voyage voyaient la montagne prendre distance. Non. Ils regardaient des choses non pas par la fenêtre du wagon mais par l’écran de leurs smartphones.

Sur leurs écrans ils faisaient des petits jeux ou consultaient des petites vidéos ou des publicités de sites de vente en ligne de baskets. En somme ils regardaient un micro-artefact scintillant grâce auquel satisfaire leur besoin de sens et leur appétit d’avenir. Par ce très petit écran ils acceptaient, était-ce conscient ?, un extraordinaire rétrécissement de la fenêtre.

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Un épisode fâcheux de l’histoire humaine a fait surgir en Europe occidentale vers 1800 le romantisme, en particulier ce romantisme de la mélancolie, de la solitude impuissante et plaintive. Cet épisode, purement local et, au demeurant assez récent, a fait alors imaginer que le poème se réduirait à une fenêtre ouverte sur l’intime.

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Le smartphone est l’instrument diabolique du romantisme. Il ouvre compulsivement sa minuscule fenêtre sur une myriade de bases de données et de petites images qui harponnent pour engloutir dans le rêve rythmé d’un « univers virtuel », comme on dit. Et cet « univers virtuel » est consolateur. Plutôt il s’agit d’un minuscule théâtre qui propulse sur la scène plate de l’écran des figurines, des objets, des prix en euros ou en dollars. Par leurs effets stylistiques et ontologiques d’accumulation, de thésaurisation et de non-sens Raymond Roussel et les acrobates de l’Oulipo sont les ancêtres tutélaires de ce monde offert par la mini-fenêtre du smartphone ; hélas le smartphone a complètement égaré l’humour ébouriffé de Queneau ou le vertige parfois mystique de Roussel.

L’écran, tout petit sur le téléphone, moins mesquin sur l’ordinateur, est un ressentimenteux, comme disait Nietzsche, il est triste et prétend faire croire qu’avec lui on thésaurise images et « légendes d’images » dans un carrousel effréné, frustrant et morne.

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Je ne suis pas un romantique d’Europe de l’ouest. Je suis juste un petit berger qui descend de son alpage et, juste pour quelques jours, se prive des très dynamiques horizons rocheux pour venir aujourd’hui à Paris. Alors, la poésie dans ce monde numérique ?

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Si ce monde numérique est ce gigantesque amoncellement d’images, de mots et de sons qui ont la capacité d’être « affichés » à l’écran, je pourrais essayer de bâtir avec ces éléments d’affichage un virtuose et inattendu château de cartes. Je sais toutefois que le destin du château de cartes est son effondrement. Ai-je la capacité, ai-je même l’envie, seul devant mon écran, de créer ou même simplement de lire un poème qui soit un château de cartes numériques, effondrable d’un seul clic ?

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Mais les cartes à jouer, comme les dominos, ne sont pas du matériau pour construire des châteaux volatils. Elles sont du matériau pour jouer. En général pour jouer à plusieurs. Comme l’enfant, l’acteur, le musicien. Pour solliciter audacieusement le hasard et parodier le destin.

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Un des plus efficaces poèmes contemporains est celui que j’ai vu s’accomplir comme un rite sur les rives des petites Antilles, juste au pied des volcans, avec cartes ou dominos. Voilà ce qu’il en est. Les hommes partent sur leurs barques au milieu de la nuit pêcher. Ils rentrent à mi-journée épuisés. Les femmes vendent l’après-midi le poisson au bord de la route du littoral. Après une sieste les pêcheurs se réunissent au bar ou, mieux, juste devant les vagues, sous un auvent fait de bois d’épaves de mer. Avec un petit verre de rhum ouvrant le rite, face à l’océan de la déportation esclavagiste de leurs ancêtres, ils provoquent la chance, le hasard, le destin pour construire une théâtralité brève, un pari sur la gloire et sur la fortune : la tragédie en deux ou trois actes est totalement sérieuse. On frappe le plateau de la table en y jetant carte ou domino comme on frappe un tambour rituel animiste. Et surtout chacun son tour, en frappant le bois, on proclame, idéalement on invente, une maxime fulgurante en créole, langue de l’oralité et de la liberté à réinventer. Dix, vingt, trente maximes, voilà, ce poème collectif sur rythme de percussions.

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Ce poème aux dominos, au contraire d’effondrer un rêve privé, est la dramaturgie qui recoud un lien entre-tressé à la fois à l’espace de l’archipel méso-américain et à l’Afrique perdue, dramaturgie ouverte car l’issue de la partie jouée n’est jamais connue d’avance. Le poème des maximes aux dominos n’a pas de transcendance à vénérer, ni de maître ou de puissance politique à flatter. Il est une des plus robustes perpétuations du chœur de la tragédie grecque antique ; dans celle-ci la parole collective tâtonne, se hérisse, se rebelle, n’est jamais une quelconque mélancolie solitaire. Voilà ce qu’est le poème.

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J’ai dit plus haut que j’allais parler d’un des plus « efficaces » poèmes contemporains ; volontairement je n’ai pas dit un des plus « beaux » poèmes contemporains.

L’adjectif « beau » renvoie à un usage esthétique de la parole et à une sublimation de la perception du réel, selon quelque transcendance plus ou moins explicite, par exemple un idéal platonicien ou une grâce d’un dieu monothéiste. Or cet adjectif « beau » n’a qu’un sens local et jamais universel. Quand bien même on l’utilise. Ce qui est très loin d’être toujours le cas.

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Le poème est un acte performatif qui refonde, réactive, reprend, amplifie la relation du poète, du diseur, du lecteur, au réel et avant tout au lieu où il vit. Il recompose du destin humain face à la primitive cruauté des dieux dans la tragédie grecque, face à la déperdition d’être de la déportation esclavagiste, face à la déperdition d’humanité du nazisme ou d’un totalitarisme. Le poème inclut toujours une interrogation, une dramaturgie au moins embryonnaire pour y répondre et une ré-ouverture vers un monde en turbulence qu’il regarde droit dans les yeux.

Complètement différent de la dévaluation des mots dans la communication marchande, complètement différent des assemblages de leurres verbeux de la société du spectacle, le poème est une parole claire performative engagée dans une recomposition du destin humain. C’est-à-dire que le poème recompose inlassablement le lien d’égalité de personne à personne, et surtout pas le lien d’asservissement féodal où l’un ordonne tandis que l’autre se tait dans la soumission de l’omerta.

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Le poème se construit toujours avec le lieu physique car ce lieu est toujours une active et vivace sédimentation d’humanité. Le poème n’est pas un rêve creux. Il a toujours sa forte résonance avec le lieu de vie. Le poème est ce qui consolide, refonde, renoue du lien avec un lieu, exactement comme un sacrifice animiste redynamise périodiquement l’harmonie dialectique de la personne et du monde, du monde visible et du monde invisible.

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Le poème a toujours un horizon physique, c’est-à-dire un cercle foisonnant de personnes agissant, transmettant, interrogeant. Or l’espace virtuel du numérique ne connaît aucun horizon : il n’en a aucun.

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Internet dissout le lieu. Internet déracine la personne qui devient typiquement enfant de l’orphelinat du romantisme et de l’individualisme. Internet l’enfonce dans la consolation infantilisante du château de cartes. Au contraire le poème renoue sans fin à la densité du rapport au réel physique qui est toujours humanité en acte, non pas en Musée, mais en dramaturgie contemporaine, de guerre, de migration, de résistance, de carène à bâtir sur le chantier naval de nous tous.

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Remercions internet de rendre indispensable son contrepoids et son contraire, le poème, vraie carène de la volonté humaine, carène à mettre sans cesse en chantier face aux tempêtes récurrentes. Remercions internet et le numérique de renforcer la responsabilité humaine et éthique du poème.

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Yves Bergeret

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Eau, vent, roc

« Poema » calligraphié à l’acrylique et à l’encre de Chine du 14 au 16 février 2023 à Veynes sur un grand Leporello chinois à vingt-quatre volets au format déplié de 25 cm de haut par 408 ; ce « poema » a été écrit dans les deux mois qui ont précédé à Crest, Paris, Die et Veynes.

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Ce « Poema » se développe également dans une magnifique version italienne due au poète et philosophe Francesco Marotta. La voici : https://rebstein.wordpress.com/2023/03/28/acqua-vento-roccia/

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1

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Mon socle est une montagne.

Cette montagne est bleue, dis-tu.

Le socle de mon socle

est fait de plissements, dis-tu.

Plus profond ou antérieur,

qu’y a-t-il, je ne le sais pas encore.

.

En ce temps où quelque chose

crépite et fait semblant

d’être lumière,

dans les plis sédimentaires

dans les blocs granitiques que les plis serrent

continuent,

.

continuent encore à engendrer

à se risquer à se frotter

la semence âcre et le mythe orgueilleux

.

continuent à se broyer les uns les autres

mes doigts qui se desserrant

libèrent les vents qu’ils créent

.

et les vents à toute vitesse montent,

archétypales alouettes dont le trille infini

me soulève dans les airs

où je commence à parler.

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2

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De mon socle

par une source invisible et bruyante

naît le fleuve vert,

.

naît le cours de l’eau ivoire et verte

qui s’en va chercher partout

la main tardive du vent,

.

à reculons en souriant

la main tardive du vent, dis-tu,

va par les plaines et les mers

tourne par les monts et les vals,

.

la main tardive du vent,

écume si claire

sillage que crée ma vie.

.

Dans mon socle bleu, dis-tu,

fleuve vert creuse et siffle

ligne de mon destin dans la paume du ciel.

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3

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Les pillages et les dogmes

les mercenaires et les viols

cherchent partout la source pour la boucher,

sans répit fouillent où empoisonner le fleuve,

brutes stupides harcèlent pour cisailler ma voix.

Mon socle, dis-tu, craint et s’effrite.

.

Je déteste que mon socle craigne.

Pour le voir je me retourne.

Pour le voir je fronce mes sourcils,

mon front, dis-tu, est de cent plis sédimentaires.

Mes yeux les voici blocs granitiques

que plissée ma peau serre.

.

Même si je meurs

mes yeux restent

et mes cordes vocales aussi

haut par-dessus le sillage vert du fleuve.

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4

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Multiples plis et strates

qui jaillissez des forêts pentues,

qui à vif jaillissez quand s’effondre

la moitié de la montagne

.

multiples plis c’est multiples fois

que je plie mes bras et mes jambes,

multiples fois que j’avance

dans les buissons de ronces

et brise les branches sévères

et trace, dis-tu, le sentier de ma vie

dans l’orage sombre la tourbe enflammée

.

multiples plis c’est chaque pas

chaque début de phrase que je lance

sur la mer déchaînée teigneuse

.

multiples plis c’est chaque étape

chaque sursaut rapide et dur, dis-tu,

qui sculpte nouvelle côte de mon torse,

qui exhale nouveau soupir de mon poumon,

ah nouvelle cicatrice

de ma ténacité contre l’avalanche,

ah nouvelle dent à ma mâchoire

claquante dans le froid

.

multiples plis c’est mon front

c’est le coin de mes yeux

car j’avance quoi qu’il en soit,

proue solitaire que les algues pleureuses

ne freinent pas

.

multiples plis c’est ma scansion

ma confiance à jamais même si boiteuse.

.

Dans l’âge de mon corps

et dans le heurt de mon pas

je veux aller jusqu’au basalte

je chasse boue et sable

jusqu’au plus profond toujours clair pli.

.

5

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Sous mon socle, dis-tu,

tous ceux et celles qui sont mal morts,

qui ont été tués, ont été brisés

tous, serrés les uns contre les autres, remuent

lourdement remuent

lentement

.

sous mon socle, dis-tu,

tous ceux et celles qui sont mal morts

qui épuisés de faim, fuyant par sables et mers

ont perdu dents cheveux vêtures mains

et même ceux vendus comme esclaves

en plein désert près d’un puits

.

sous mon socle, dis-tu,

tous ceux-là et celles-là remuent

avec un bruit de tant de piétinement de tant de pieds

.

leur sang sec si durci

qu’en craquèle la montagne ma mère.

.

Ils remuent si fort que pressante leur douleur

se heurte à mes plissements, dis-tu,

et je ne peux plier genoux et coudes

qu’en contrechant des poussées de leurs âmes

mal mortes qui crient contre la voûte

de l’immense caverne sous le socle.

.

Si fort ils crient et remuent

que sédiments, plis et blocs

se brisent ici, ici-même qui se dit

source invisible et bruyante

.

ici même où filtre l’eau ivoire et verte.

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6

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Je m’appelle Tesnim, dit-elle,

mon prénom veut dire Source du Paradis

c’est-à-dire Parole Claire.

J’aspire l’eau.

Elle remonte jusqu’à mes lèvres.

Elle se recueille en moi.

Puis je la verse.

Je suis, dit-elle, la sève de douceur

dans les arbres des rives,

elles n’ont plus peur.

.

J’efface inondation et crue,

de la violence je me retire ; au paysage sarcastique

des mâles en cuirasse j’ôte prévalence.

Je suis, dit-elle, douceur.

.

La chair bleue de la montagne, c’est moi.

Je cours dans le versant d’ombre

de la masse rocheuse.

.

Je sais remonter la pente si raide,

emportant vers le haut l’insomnie crieuse

du socle et des socles.

C’est moi qui donne à la montagne

la courbe de son dos

et à sa crête la forme d’une carène

de brume sombre en plein milieu du ciel

.

dont je noue et moule le bleu profond

entre mes seins.

.

7

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Or Tesnim, dis-tu, déjà se retire

ou est-ce la brume qui si soigneusement

l’absorbe, si voluptueusement

qu’on ne sait si le bleu

est sang, corps de Tesnim ou ciel profond.

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Je suis, dis-tu, le souffle

du long cri que pousse la montagne

au moment où Tesnim se retire.

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Je suis, dis-tu, le froissement

l’arrachement des chairs.

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Je suis le trille

de cela qui ouvre la voie de son propre récit

entre halètement dans la foule du socle

et suspens du ciel à l’œil encore clos

sur sel et vent vert.

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8

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Suspendu à mi-pente assis sur le seuil

je vois, dis-tu, l’égaré affolé échevelé

qui patauge en bas retombe

plusieurs pas en arrière s’efforce.

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Par le travers des forêts sombres il cherche

du bois pour charpenter son corps

trois rameaux droits pour étayer sa vie

mais les branches cassent

retombent sur ses pieds.

Qui saignent. Il part en tressautant

ailleurs, au ravin suivant, au val tortueux.

Il me hèle, dis-tu, et veut trouver le sentier

et la clairière, dit-il, avant le seuil.

.

Ce n’est pas clairière, lui dis-tu.

Avant le seuil ce sont dix pierres claires.

Sur leurs faces de longues incisions entrecroisées

attendent le doigt de l’aveugle

qui les lira, dis-tu,

attendent la main de celui ou celle

qui leur versera quelque sang quelque sève.

.

Rien ne sert de trépigner, lui dis-tu.

Les dix pierres claires, lui dis-tu,

sont mes sœurs silencieuses.

Tesnim les enfanta

un matin dans une intuition foudroyante.

Je m’assieds près d’elles, dis-tu.

La seule pierre sombre, dis-tu,

c’est moi ; je suis sonore,

sonore du son de tous les piétinements

sous le socle, de tous les piétinements en bas

des pentes, des rebonds des dix pierres claires

si un poème les élance.

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9

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Dix pierres claires, dis-tu, ne font clairière ni rivière.

Dix pierres claires nées par grands à-coups.

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Personne ne voit ensemble les dix pierres.

Pas même moi.

Chaque histoire est une colonne,

en haut de la colonne une pierre claire.

Toutes ensemble elles portent ma vie

mais jamais toutes ensemble, dis-tu.

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Il y a la colonne courte de mon enfance pénible

et son babillage dans l’humus noir.

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Il y a la colonne de la fugue adolescente

et son remue-ménage funambule.

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Il y a la colonne de la jeunesse dure

et celle de la jeunesse fougueuse

et celle de la jeunesse intrépide.

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Il y a, dis-tu, la colonne de mon premier enfant

et sa prudence enthousiaste,

il y a, dis-tu, la colonne de mon deuxième enfant

et ses écailles audacieuses.

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Chaque colonne n’entre dans la réalité

que par sa pierre claire, de guingois à sa cime,

cristallisant le rire, dis-tu,

qui m’a toujours fait avancer.

Mais le rire est silencieux, juste en tenace harmonie

avec mille plis et leurs blocs

qui n’ont pas souvent la tendresse pour emblème.

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Si les autres colonnes sont à peine esquissées

leurs pierres claires se suspendent déjà

dans le vide, narquoises quelque peu dis-tu.

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Tel est mon humain clan, sans âge

et riant. Pas de sable ni de boue.

Des pierres claires. A mi-pente.

A lointaine pente, dis-tu.

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Les échevelés croient que nous faisons clairière

où ils viendraient mendier câlins.

C’est l’inverse. C’est en pleine pente roue irréelle

à dix pierres claires.

Le moyeu de la roue c’est la pierre sombre,

c’est le contrejour que je suis, dis-tu.

C’est la source invisible et bruyante qui me dit,

qui dit.

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Yves Bergeret

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Des âmes de Veynes

Brefs portraits, ces poèmes écrits et calligraphiés à l’acrylique et encre de Chine à Veynes les 14 & 15 février 2023 sur diptyque Canson 180 g au format déplié de 24 cm de haut par 32.

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1

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Dans ta chambre, un lion de pierre de feu

juste derrière ta porte

pour bondir dans la forêt,

pour te cacher dans l’émerveillement.

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Elle descend la seizième volée de marches

et aperçoit par la meurtrière la morsure.

Est-ce elle ou la mer qui se mord la lèvre ?

Ne plus essayer de le savoir.

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2

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Sylvain aime avant tout

la solitude dans la montagne.

Sylvain aime que les hôtes se rassasient ;

il leur choisit quelques châtaignes célestes,

quelque jarre dont l’œil est profond.

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Claudine au village

entend arriver les voyous qui cassent les vitres.

Elle n’a pas de volet.

Elle demande aux fayards

de baisser leurs branches jusqu’aux voyous.

Les voici bercés, étourneaux à l’âme âcre.

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3

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Patrick gire en satellite de sa propre vie,

les jours fastes janissaire de ses ancêtres,

les jours tristes enfant perdu dans les dunes.

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Norbert ne choisit pas le nom de son jardin.

Il y cueille les osiers de son récit non tendre.

Il y sème à l’envers certains mots

que des dieux secrets lui soufflent.

Norbert change chaque jour le nom de son deuxième moi.

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Yves Bergeret

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