Archive | juin 2021

L’Ethiopien façadier

Poème écrit et calligraphié le 26 juin 2021 dans la montagne de Pontaix, près de Die, sur diptyques de Canson 180 g de format  déplié 24 cm de haut par 32.

Ce poème se lit également en italien dans la ferme traduction du poète Francesco Marotta, à cette adresse : Il muratore etiope | La dimora del tempo sospeso (wordpress.com)

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1

Les lettres amhariques ont cru chavirer.

Il a cru mourir de faim.

Le sol sec rouge sombre s’est creusé effondré

sous son corps allongé sec noir.

2

Jeté hors sa terre hors sa langue

il a traversé les lacs immenses les sables immenses.

La violence ahurie l’a déchiré en Libye.

Il a vu une étoile s’assécher plus sèche que le sel.

3

Il a traversé la mer et sa houle noire

qui est la fille de la misère.

La tempête chaque nuit a brisé un de ses os.

La mer chaque nuit a brisé une âme près de lui.

La mer chaque nuit a brisé une carène derrière lui.

Il n’a dormi aucune nuit.

4

Trempé jusqu’au pancréas et à l’aorte

il a mis pied en Sicile et a dormi.

On l’a battu pour qu’il cueille plus vite les oranges

et mérite une orange à manger le soir.

5

Dans mon village un jeune façadier

l’a accueilli et lui apprend le métier.

Sur l’échafaudage il redresse sa colonne vertébrale

et enduit panse le visage de la maison

que, droite ou bancale, chantante,

mes ancêtres ont dressée avec les galets du monde,

les galets roulés polis dans les horreurs

et les sursauts des peuples du monde.

*

Yves Bergeret

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Récits d’Archiane

Poèmes calligraphiés et créés par Yves Bergeret et Catherine Reeb à l’acrylique et encre de Chine le 21 juin 2021 sur Canson 224 g de format déplié 24 cm de haut par 32 dans le fond du Cirque d’Archiane, près de Die, au pied du Rocher d’Archiane et des Aiguilles d’Archiane.

Le poète Francesco Marotta donne de ces poèmes une très dynamique traduction italienne ; la voici : Racconti di Archiane | La dimora del tempo sospeso (wordpress.com)

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Roc d’Archiane

YB

1

Il a pu, le Roc d’Archiane,

enclore la faim et le loup,

garder le pain et le sel,

coffre dur où même le désert

vient ranger sa vigilance

et sa rustique tendresse.

2

Il enfle son torse, le Roc d’Archiane,

et le vent y engouffre mille siècles,

dix croisades

et un débarcadère.

3

Il est sûr que le ciel aime

tomber dans les grottes d’Archiane

qui ne sont pas deux miroirs

mais des oreilles,

oreilles mères des tiennes.

Torrent d’Archiane

YB

4

Torrent,

cher invisible

qui épluches la montagne

et jettes ses bribes de peau aux oiseaux,

cher sonore,

bonjour ! bon chant !

5

Torrent,

cher scieur

qui jettes le calcaire en copeaux,

en falaises, en dents, en

falaises vers le haut,

cher éleveur, bon espoir !

6

Torrent,

cher raboteur

qui frottes le grand corps calcaire

et en fais des pentes,

qui cire avec d’humides forêts

les épaules et les côtes du grand corps,

cher patient,

bonne rédemption !

Théâtre d’Archiane

YB

7

Les figurants

descendent les gradins d’Archiane.

Le vent retrousse les arbres comme des jupes.

On va commencer le récit de révolte

ou de cosmogonie

selon comme on va recoudre les avalanches.

8

Les figurants

dorment en l’air

allongés entre le zénith

et les aiguilles calcaires.

Le poing serré de l’un ou l’autre récit

porte le ciel.

9

Un anneau va nommer le grand figurant,

solitaire et fier, vide et plein,

enfant bâtard de la géllogie et de la musique,

c’est-à-dire de la main gauche

et de la main droite des hommes.

Anneau parole.

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1

Danse la montagne

CR

Le serpent de pierre

            ronfle, siffle, souffle

siffle, souffle

sous l’orage.

Racines percent et cramponnent

            les failles

pour y suspendre les cailloux.

Chemin qui tremble

            quand danse

                        la montagne.

2

Les assoiffés d’Archiane

CR

Les assoiffés se tendent l’un vers l’autre.

            Illusion de l’eau

qui s’enfuit,

Le tronc s’ouvre aux pics,

            promesse d’une sève

déjà perdue ;

Ensemble ils prient

            pour rattraper

les gouttes aux abois.

3

Quand l’eau vient

CR

Les tours sentinelles contournées

            par le flot

ne savent rien du futur ;

S’engouffrant au puits

            la vague, elle, construit

son image sur la

montagne.

Tout chavire,

            ôte la voix aux humains,

            sculpte le nouveau désert.

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Chant d’homme

Poème écrit et calligraphié à l’acrylique et encre de Chine à Briançon le 15 juin 2021, sur papier très tendre 220 g d’un vieux livre d’art des années 1945, en format A3. En hommage à Abdoulaye Guindo, homme qui a fait un long voyage héroïque.

Le poète Francesco Marotta en donne ici : Canto d’uomo | La dimora del tempo sospeso (wordpress.com) une version italienne dont la beauté est d’une vigueur féline.

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1

Violence et cruauté au Sahel

l’ont jeté à seize ans à la rue.

Cœur tenace il a pleuré il a couru.

Il a tiré sur lui le vent et s’en est couvert.

Le vent l’a aidé à aller.

2

Seul il a traversé désert et dureté extrême.

Il a pleuré ceux qui marchaient avec lui et mouraient.

Il a marché.

3

Il a nagé dans le sel et dans la violence de la mer.

Il ne savait pas nager, il a avalé trop d’eau salée.

Il a nagé, le nuage de la liberté l’accompagnait.

4

Aux mafieux de Sicile il a désobéi

et a marché jusqu’à la montagne.

Elle l’a protégé comme un vent nouveau,

plus proche, plus fraternel.

5

Il a grimpé dans la caillasse

et franchi le col où ne vont que les tigres

et ceux qui ont le cœur intransigeant et libre.

6

Il a regardé derrière lui

et a vu combien le gouffre était profond

et traitre : il ne lui a rien pardonné

et a ri.

7

De l’autre côté du col plus douce est la pente.

L’eau de la source court claire

comme les bras et les jambes de la parole.

Il a regardé et vu

qu’il est devenu le torse de la parole.

8

Il est devenu homme adulte. Solitaire et fier.

Il sait à présent guider des bœufs vers la pâture.

Il aide encore à mourir ceux qui n’en peuvent plus.

Il nomme la vie : elle a des arômes lumineux.

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Yves Bergeret

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Torrent Vacarme

Poème écrit et calligraphié à l’acrylique en trois diptyques, chacun en deux exemplaires, sur papier Clairefontaine de 330 g au format déplié de 24 cm de haut par 34, sur une sente de sanglier plusieurs centaines de mètres au dessus du lit bouillonnant de la Durance entre le col du Montgenèvre et Briançon le 13 juin 2021.

1

Sur mille mètres d’épaisseur

il a creusé la montagne en criant.

De son tumulte, de ses rives,

les arbres remontent en criant les pentes

verticaux, verticaux, criant,

ne criant jamais si fort,

dans leurs branches jamais le vent ne crie

si fort que le torrent.

2

Vacarme des eaux du torrent,

c’est l’accoudoir du ciel.

Si fort vacarme

le torrent emporte l’exclamation de toutes les grottes

qui attendent dans la masse de la montagne,

il clame l’espoir de ceux qui migrent

à travers désert et mer, clame la révolte des marins

qui refusent l’exécution de Billy Budd

et reprennent son flambeau d’humanité et de beauté.

3

Troncs très droits

sapins et mélèzes en foule

courent remontant les pentes

à gauche à droite du torrent

à bâbord à tribord.

Qui peut se laisser abattre par la bêtise ?

Ni les arbres ni le torrent ni nous.

Se laisser abattre par la violence ?

Ni les arbres ni le torrent ni nous.

Par la haine ?

Ni les arbres ni le torrent ni nous.

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Yves Bergeret

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L’aube au vallon 山谷黎明

Poème écrit et calligraphié en exemplaire unique à l’acrylique et encre de Chine dans la montagne boisée de Pontaix, près de Die, les aubes des 10 et 11 juin 2021 ; le support est un papier 220 g très tendre d’un vieux livre d’art des années 1945, en format A3.

Le poète Francesco Marotta en propose ici : L’alba nella valle | La dimora del tempo sospeso (wordpress.com) la version italienne, particulièrement musicale.

La traduction chinoise que l’on lit ici est de Zhang Bo.

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1

Il saute par-dessus la montagne, le soleil,

et vient te chercher, c’est l’aube.

太阳,它从山峰之上跃起,

前来把你找寻,这是黎明。

2

Le fond du vallon dans sa brume

t’offre à voix grave

son tout premier récit.

身处薄雾中的山谷

用庄严的音色给予你

它最初的叙述。

3

Le ciel aussi chante grave,

t’offre sa toute première mémoire dans le jour,

son œil multiple prêt au tout premier espoir.

天空亦庄严歌唱,

给予你它对白昼最初的记忆,

它多重的眼眸为最初的希望做好了准备。

4

La seconde heure du jour,

le vent naît et fait chanter les arbres du vallon.

Voici, tu entends : la mer chante à son lointain enfant,

est-ce la roche, le schiste,

l’homme hirsute…

白昼的第二个小时,

风起,它令深谷中的树木歌唱。

这里,你听:大海在为它远方的孩子唱歌,

那是礁石,岩板,

须发蓬乱的人……

5

La chevelure dans le ciel, tu l’entends,

la chevelure, elle se peigne,

ce long cri qui éraille même la crête,

la cicatrice des assassinés dans la vie désertique.

天空中的长发,你听,

长发,它在给自己梳头,

这声长啸划破了山脊,

沙漠般的生活中被害者的伤痕。

6

Mousses et buissons, arbustes, herbes sèches

poussent dans la cicatrice,

demandent le fil : tu dois suturer encore.

苔藓与荆棘,灌木,干草

在伤痕中生长,

它们要求纱线:你必须继续缝合。

7

On suppose que certaines aubes pourraient

poser sur l’océan la montagne transparente

que la lumière excave dans la mémoire.

人们猜想,某些黎明

可以在汪洋上安置

阳光在记忆中掘出的透明山峰。

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Yves Bergeret

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La tunique bleue

Le poète Francesco Marotta crée de ce poème la version italienne d’un humanité et d’une musicalité profondes. La voici : La tunica blu | La dimora del tempo sospeso (wordpress.com)

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Comment savoir d’où il vient ?

Très longs os, muscles effilés saillants,

large front, sourire rare

portant les nuages de secret en secret.

Une longue tunique bleue pour seul vêtement,

trouée. Peu importe. Seule la vigilance importe.

Vigilance de la liberté et de la conscience.

Vigilance de la beauté, dont serein le vol plane

entre la couleur bleue, c’est une planète,

et la parole éblouissante, c’est un soleil,

maternelle parole qu’aucun sable,

qu’aucun gouffre jamais n’engloutissent.

Je l’ai rencontré dans le désert il y a vingt ans

au sommet d’une montagne orange. Il y vit.

Je l’ai salué. Il a d’abord été surpris. M’a observé.

Au bout de cinq ans il m’a ouvert

l’accès des grottes où naissent les esprits de sa montagne.

Je lui ai ouvert la porte du poème.

Dans beaucoup de langues notre histoire a été traduite.

Et puis a été dite et dite dans les cavernes du monde.

Sa tunique bleue vient du ciel,

ses trous sont pour les visites

que lui rendent les vents lointains

et pour le rappel des grands absents,

et pour l’écoute de leurs clameurs.

A son long corps très maigre

la tunique usée convient

comme d’ailleurs à quiconque sait dire,

que ce soit dire le non de la révolte,

que ce soit dire le oui de l’accueil.

On m’apprend ce soir qu’il va mal, souffre beaucoup,

muet presque. Il va s’en aller par les trous de sa tunique.

Ah, je me trouve ce jour à six mille kilomètres

sur une tout autre montagne. Lui ne peut même plus

aller ci et là sur la sienne.

Je sens passer dans le vent l’odeur de son long corps

cuit buriné tel pain au four. Les pleurs de sa femme

et de ses fils tourbillonnent autour de son vent noir.

Sa tunique trouée va regagner, je crois, le ciel,

sa meilleure peau, la loquace et rêche,

la tendre et froissée, sa meilleure peau

que la parole tissa au fil des saisons.

Et il est bon que de grands trous distendent le bleu,

chaque trou est porte ou image ou miroir.

Dans tant de bleu il est bon que du fond surviennent

le miroir d’un lac presque à sec, en somme une ville,

l’image d’une forêt en flammes, en somme notre pays,

et la porte, celle de notre insatiable vigilance.

Puis le vent du matin se lève

et, chaleur venant, se met à remonter les pentes

en tirant, tirant la tunique bleue vers ce ciel

où parle le corps de nous tous.

Parfois, avec le vent de plus en plus fort, la tunique

laisse quelques lambeaux bleus sur une montagne noire,

sur un jeune frêne, en passant, sur un toit penché, parfois.

Parfois la tunique se déchire.

Le tissu bleu aux mille trous, voici, traverse la mer

et va, s’accroche à un mât, à un phare, à un pylône, a donné

quelques lambeaux déjà aux murs de la chapelle Scrovegni

près de la mer à Padoue,

quelques lambeaux à un vitrail à Chartres,

à un cri de nostalgie hérissé

au centre d’une plaine, va, va le tissu bleu.

Est-ce elle ou un vaste lambeau ?

Elle s’accroche au mur d’entrée de mon village.

Sous sa voûte on doit se courber pour entrer ;

par frilosité on plante un panneau de sens interdit.

Par ruse on colle en bas du mur

une boîte à lettres jaune pour réunir les messages désespérés

des prisonniers derrière le mur ou les petites enveloppes

vers nulle part.

Mais, oui, un vaste lambeau bleu s’est plaqué sur

le haut mur, déchiré, beau comme le vol

de la parole qui plane par le ciel et la mer.

Des lettres, et même des mots, voyez-vous,

fleurissent dans le bleu sur le mur, des noms de métiers

voués à l’accueil et à certains rites de la joie.

Car la tunique bleue de la montagne orange du désert

fut tissée dans une cascade de joie

où riait tout ce qui parle, en se lavant,

qui parle, et même des lettres jaunes

et des mots orange fleurissent sur le mur

qu’ensemence la tunique venue de si loin,

mais aucun mot n’est étranger,

aucune couleur n’est hostile

car la parole est au cœur de la toute vigilante beauté.

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Yves Bergeret

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