Archive | juillet 2023

Une « Algue imaginaire » de Maïté Tanguy

Le poète Francesco Marotta a traduit avec lyrisme et acuité en italien partiellement cette prose : https://rebstein.wordpress.com/2023/07/27/alghe-immaginarie/

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A notre petite table de restaurant à côté de son atelier parisien et à côté de celui d’Alberto Giacometti (son ombre tutélaire n’y est pas ici pour rien), Maïté Tanguy me donne ce 24 juillet une de ses « Algues imaginaires », qu’elle vient de présenter dans sa splendide exposition au Festival du Lin, ce mois-ci, à Sotteville-sur-mer, en Pays de Caux.

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L’œuvre, de 25 cm par 9 par 5, est originellement une algue que Maïté Tanguy a recueillie sur la plage des Sables Blancs, à Tréboul, près de Douarnenez, au bout occidental de la Bretagne, devant tout le mystère coriace de l’Atlantique, coriace jusqu’à perte d’âme et de souffle. Un matin de la grande marée de mars dernier, l’algue gisait sur la plage. La créatrice textile l’a prise dans sa main, l’a portée dans sa maison, l’a laissé sécher puis l’a longuement travaillée selon un procédé aussi respectueux que secret. Et puis l’a peinte en bleu, en rouge et en or, laissant très discrètement dans quelque creux ci et là apparaître encore le brun noir du corps déhanché de l’algue.

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Ni haut ni bas n’a la petite sculpture, ni avers ni revers ; mais bien vite la toute légère sculpture m’impose qu’elle a silhouette et tête : c’est ainsi que je l’écoute et la photographie. Elle est fragile et friable mais elle griffe et se tend. Elle est légère comme ces déconcertantes torsades de jeune lave dont à l’autre bout de la planète et de ses eaux salées, à La Réunion, j’avais pris l’une dans ma main il y a dix ans dans les pentes du Piton de la Fournaise, le volcan qui n’arrête d’émerger du fond noir de l’Océan Indien. Un étrange minerai noir brille en pulsion violette dans le creux de la lave frêle et scarifiante. Le fond de l’océan projette un langage de couleur dure que je ne comprends pas mais entends. Maïté Tanguy saisit la petite algue très longue voyageuse que la marée dépose à ses pieds ; c’est l’artiste qui donne couleur et profusion de sens à ce que l’océan fait engendrer, voyager, surgir, dérouler au gré de la tempête et du courant tout-puissant de qui ? …de la mémoire des gens de mer et de pêche et de dure migration à travers les générations.

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Une tête hirsute échevelée comme Gorgone à mille minimes épis de blé, c’est cuivre, c’est or, retroussés par la volonté de savoir et sauver.

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Un torse bleu vif ou plutôt un drapé pathétiquement beau sur le torse où se noue le souffle qui lève les vagues et les tempêtes et les passions de l’âme humaine en sa rage et sa douleur et son exubérance de vivre.

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Une taille de guêpe et puis la longue traîne déchirée que la Victoire non de Samothrace mais de toute personne allant sa vie, grimpant son espoir dans les pentes épineuses de la vie, nageant sa volonté d’écouter parmi les houles bruyantes de la vie, or et sang caillé, or et vermillon de la jubilation -malgré toute déchirure- de dire, chanter, répliquer au vacarme des trombones de la violence.

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Fétiche baroque et même rococo que l’artiste m’aurait pu donner à jeter rejeter dans la mer lorsque dans sa prochaine grande marée, à l’automne, je serai témoin de ses noces à minuit ; noces de la mer vineuse et divine avec la personne humaine pétrie de solitude et d’opiniâtreté. Mais la légende se trompe et le rite vénitien ou le mythe homérique se tarissent car j’aurais beau tenter de jeter à l’abîme la petite sculpture nuptiale, Maïté Tanguy la rend pérenne et insubmersible par la sereine confiance de la triple couleur, éternité d’espoir sur la peau rétive de l’algue ; Maïté Tanguy la rend pérenne par la jubilation de créer.

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Yves Bergeret

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Guépard cosmogonie

Appartenant au grand ensemble du printemps & été 2023 intitulé Guépard, voici ce poème intitulé Guépard cosmogonie ; je l’ai créé et calligraphié à l’acrylique et à l’encre de Chine le 4 juillet 2023 au col Charnier, au dessus du Lac Lauzon et de La Jarjatte-en-Dévoluy, sur 4 grands papiers de Fabriano 250 g de 200 cm de haut par 75 de large et un, de 150 cm de haut par 75.

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Après le premier cycle de Guépard de début juin 2023 créé essentiellement à Briançon  ( 6 très grandes calligraphies de Guépard | Carnet de la langue-espace (wordpress.com)), où le guépard devient simple foule d’un jeune chœur à cinq voix,

après le second cycle de Guépard que j’ai créé, sous le titre Guépard interstices, le 28 juin au centre géographique du Massif des Ecrins (Guépard interstices | Carnet de la langue-espace (wordpress.com)) où l’immense paroi nord-ouest d’Ailefroide occidentale offre à la personne humaine moderne et active qu’est le Guépard le libre cheminement de son damier vertical, d’interstice à interstice,

ce troisième cycle que j’intitule Guépard cosmogonie se replie dans les Alpes sédimentaires calcaires du Dévoluy, tandis qu’à quelques dizaines de kilomètres à l’Est la virulence des Alpes granitiques et glaciaires poursuit sa surrection percussive, telle Rebonds B de Xenakis : au dessus du lac Lauzon et du hameau de La Jarjatte, le Col Charnier offre la courbe parfaite d’un modeste alpage nu et le voisinage des plus hauts sommets de la Drôme, aux formes claires et souples, pour la genèse cosmogonique de cet être humain profondément créateur et bondissant qui va se nommer Guépard ; Guépard est bel et bien cousin du divin Singe Anjuman qui dans l’hindouisme sait porter la Grammaire du Monde et franchir d’un bond fabuleux le détroit de Ceylan pour y sauver l’épouse ravie à Rama.

Les jeunes philosophes Thibeault Lallement et Thomas Le Rhun, ainsi qu’Antony Vaher, m’accompagnaient en portant le matériel pour cette longue journée de création ; sur une bosse d’herbe et de caillasse de l’alpage du col ils se sont à voix haute lu et commenté des pages de l’Ainsi parlait Zarathoustra, de Nietzsche.

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Ici :https://rebstein.wordpress.com/2023/07/22/ghepardo-cosmogonia/ Guépard cosmogonie atteint en italien la densité cristalline de l’essentiel, grâce au poète Francesco Marotta.

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Au Col Charnier les vagues minérales de la montagne se développent avec une simplicité et une clarté qui libèrent l’intégrité du souffle des origines et installent dans le simple cycle de vie et de mort l’homme Guépard-Grimpeur qui bâtit à chaque geste à chaque mot le sens possible et acceptable du monde, du destin, de la personne.

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1

Vois, l’ossature se rassemble

et la chair de la parole frémit.

La pluie sombre s’écarte.

Carène dont va naître Guépard s’isole

pour lui apprendre le bond

et même ce qu’est l’ossature.

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2

Des mains carrées créent et donnent à Guépard

les montagnes en bagage et les pierres

et, seulement en graine brut, les torrents.

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3

Par dessus l’Océan bondit Guépard

mieux qu’Anjuman.

Voici le bond, il délivrera

qui le verra et l’aimera.

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4

Puissance du bond,

Guépard n’est pas chair

mais foudre de pensée et de joie

si vive que le ciel est toute montagne,

montagne légère comme la main

qui jette le monde dans la vie.

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5

Sépulture toute de joie est le ciel,

entier voile sans trame

où Guépard se fond

ne laissant que ses ocelles,

gentilles matrices de nos cris de joie

et des nuages.

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Yves Bergeret

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Photos : Thibeault Lallement, Thomas Le Rhun, YB & D.R.

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Guépard 2 (Guépard interstices), installation du 9 juillet 2023

Le dimanche 9 juillet 2023 Anne-Marie Poncet a généreusement accueilli dans son Jardin des Aires, au centre de Die, la deuxième série de six très grandes calligraphies créées à l’acrylique et à l’encre de Chine en une seule journée le 28 juin 2023 au Plan du Carrelet, au centre même du massif des Ecrins, au pied de l’immense et mythique face nord-ouest d’Ailefroide occidentale.

J’étais accompagné ce 28 juin de Catherine Reeb et de Attila avec Candice Gaigher et Yohan avec Géraldine Gaigher, pour leurs créations personnelles en parallèle : Guépard interstices | Carnet de la langue-espace (wordpress.com)

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Etant donné la forme de rectangle presque parfait de cette gigantesque paroi, sans pointe isolée culminante, et étant donné la structure apparente de cette paroi en forme de damier à multiples facettes juxtaposées et superposées, le thème des « interstices » entre ces facettes s’est imposé à moi, avec sa modernité non linéaire et en quelque sorte cubiste voire aléatoire. Chaque fissure, faille, ligne d’anfractuosité, oblique, horizontale ou verticale, porte un sens, ouvre une énigme, ose un retournement de dramaturgie…

J’ai donc composé ici un ensemble de neuf strophes que j’ai calligraphiées sur quatre très grands papiers de 215 cm de haut par 60 et j’ai repris trois de ces strophes sur deux grands papiers, à disposer au centre de l’installation, de format 150 cm de haut par 50. Installation elle-même en damier capable de rebondir sur lui-même.

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Cette paroi géante est un mur de fond de théâtre antique dressé pour que la voix y sonne et résonne, donc pour que la voix y « per-sonne », justement masque immense du grand visage que nous nous inventons sans cesse et qui nous souffle sans cesse et qui ravive sans cesse notre besoin de parole et de sens.

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Comme lors de l’installation du 17 juin 2023, j’ai dit le poème, ici en ses neuf strophes progressives ; et la matinée s’est conclue par une nouvelle présentation du grand Leporello Proue : Proue | Carnet de la langue-espace (wordpress.com)

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Que soit ici remercié Mohamed Barira pour son travail de régie dans l’installation du 9 juillet 2023.

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Les unes sur les épaules des autres

les parois savent s’élever

surlignant les cicatrices

qui sont rotations de vie

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toujours respectant entre elles les interstices

de parturition, de pardon, de réplique sidérante

et de fraternel abri.

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C’est l’interstice de l’amitié sans question

que je préfère,

celui où les guépards s’accouplent.

Ils feulent : c’est mon poème.

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A l’interstice de la fraternité

se suspend un petit glacier rebelle

qui refuse soleil et fonte :

c’est le meilleur bivouac en pleine face.

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Guépard discret

assis sur le vide, son corps noueux

juste accroché en paroi par les doigts

à deux toutes petites prises,

certains soirs parle.

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Dans l’interstice du reflet profond

deux grimpeurs encordés s’allongent

pour laisser filer l’avalanche ;

après quoi l’ivresse du grand large vertical

les projette en miettes mythiques.

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Par l’interstice du tacite amour

guépard échange vigoureuse poignée

avec la personne qui jamais n’acceptera.

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Mille mètres au dessus du glacier de départ

sur miroir noir vertical

guépard touche de ses vingt doigts

le mythe dans la roche,

décloue à chaque souffle

les esclaves aux paumes trouées.

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Interstices en tous lieux de la paroi,

en tous sens,

ce sont rides et éclats de la pensée,

arcades en creux du grand visage.

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Yves Bergeret

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Photos : Anne-Marie & Xavier Lemaître, Anne-Marie Poncet, YB et D.R.

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Guépard interstices

Ce nouvel ensemble fait suite au premier cycle de très grandes calligraphies créées à la fin du printemps 2023 : 6 très grandes calligraphies de Guépard | Carnet de la langue-espace (wordpress.com)

Cette publication ici, introduction et poème, se lit en italien dans la limpide et vigoureuse traduction du poète Francesco Marotta : https://rebstein.wordpress.com/2023/07/07/interstizi/

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L’ensemble de ces six nouvelles très grandes calligraphies, 4 de 215 cm de haut par 60, 2 de 150 cm de haut par 50, à l’encre de Chine et à l’acrylique, a été créé le mercredi 28 juin 2023 au Plan du Carrelet, à 2 100 mètres d’altitude, non loin de La Bérarde, au cœur même du massif de l’Oisans (où jadis je grimpais tant et tant de voies d’alpinisme non simples) ; c’est un confluent de virulents torrents.  Au dessus de lui, la mythique face nord-ouest d’Ailefroide occidentale, culminant quasiment à 4 000 mètres d’altitude, s’érige en gigantesque mur de théâtre antique.

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Cette immense face, sans cime aiguë dominante, rectangle abstrait dans sa perfection de roche et de glace, parle, écoute, réplique à qui sait écouter et voir. Paul Cézanne dialoguait sans fin avec le triangle incliné de la Montagne Sainte-Victoire. Ici le dialogue est avec ce mur qui est tout sauf plat et monotone. Piliers, gorges verticales, glaciers suspendus, arêtes droites, en font une gigantesque construction de mythes, d’enluminures, de taxinomies farouches, d’éléments multiples d’un damier hors temps sans origine ni fin où tout est à dire et à bâtir.

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Le geste épique du grimpeur-guépard s’y élance, y trace sillage de destin et de rire et de pensée et de mystère clair-opaque et de question rebondissante sans fin.

Or dans cette énorme masse minérale et glaciaire, de pensée, d’ombre et de lumière, ce qui articule avant tout l’espace, la vue et la pensée c’est le réseau géologique des fissures verticales, horizontales, obliques, c’est-à-dire les interstices de l’intuition, de la parole, de la pensée, les perpétuels reprises de souffle et rebonds de l’intuition, de la parole et de la pensée, qui sont les étapes et répliques de la création.

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L’équipe : ce mercredi 28 juin sont montés à ce Plan du Carrelet avec moi Catherine Reeb, chercheuse botaniste à l’Université Sorbonne nouvelle, pour une création personnelle de calligraphies, et Attila et Candice Gaigher avec Yohan et Géraldine Gaigher, pour un travail d’anthotype photographique (on connaît bien l’admirable travail de restauration des frères Gaigher dans une maison très ancienne de Crest : Bouquets au mur de la Maison Bru-Gaigher, à Crest | Carnet de la langue-espace (wordpress.com) ). Chacun soutenait chacune et chacun dans l’équipe, dans une toute originale polyphonie de créations croisées et partagées devant le mur titanesque d’Ailefroide occidentale. Mur titanesque, polyphonie des actes humains de création. En somme nous développions ensemble, nous six, le chœur contemporain qui rebondit sur les fulgurantes transmissions du Titan Prométhée.

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Prochainement sera publié le compte-rendu de notre polyphonie à six voix.

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Les unes sur les épaules des autres

les parois savent s’élever

surlignant les cicatrices

qui sont rotations de vie

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toujours respectant entre elles les interstices

de parturition, de pardon, de réplique sidérante

et de fraternel abri.

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C’est l’interstice de l’amitié sans question que je préfère,

celui où les guépards s’accouplent.

Ils feulent : c’est mon poème.

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A l’interstice de la fraternité

se suspend un petit glacier rebelle

qui refuse soleil et fonte :

c’est le meilleur bivouac en pleine face.

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Guépard discret

assis sur le vide, son corps noueux

juste accroché en paroi par les doigts

à deux toutes petites prises,

certains soirs parle.

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Dans l’interstice du reflet profond

deux grimpeurs encordés s’allongent

pour laisser filer l’avalanche ;

après quoi l’ivresse du grand large vertical

les projette en miettes mythiques.

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Par l’interstice du tacite amour

guépard échange vigoureuse poignée

avec la personne qui jamais n’acceptera.

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Mille mètres au dessus du glacier de départ

sur miroir noir vertical

guépard touche à vingt doigts le mythe dans la roche,

décloue à chaque souffle les esclaves aux paumes trouées.

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Interstices en tous lieux de la paroi,

en tous sens, ce sont rides et éclats de la pensée,

arcades en creux du grand visage.

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Photographies : Catherine Reeb, Attila & Candice et Yohan & Géraldine Gaigher, Anne-Marie Poncet, YB.

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Yves Bergeret

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Paroi

Poème, de la famille des poèmes liés à et au Guépard, créé à La Grave devant la face nord de La Meije le jeudi 29 juin 2023 et calligraphié sur un Leporello chinois à 24 volets au format déplié de 25 cm de haut par 408, le vendredi 30 juin 2023 à Veynes.

Et ce poème, où le grimpeur-guépard comprend si humainement et si respectueusement la paroi, est venu dans la langue italienne grâce à la traduction, toute d’humanité, du poète Francesco Marotta : https://rebstein.wordpress.com/2023/07/05/paroi-parete/

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Si j’y pose mes lèvres

la paroi feule.

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Contre le nombril de la paroi

j’ai dormi

cinq siècles

puis je l’ai aspirée.

M’a-t-elle aspiré ?

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A chaque geste quand je la grimpe

elle m’expire.

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De geste de mes bras à geste de mes jambes

de geste à geste

elle m’apprend la mélodie

elle m’apprend l’harmonie

de son destin de paroi.

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Elle me soutient

en feulant.

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Elle feule

toute polyphonie

de ceux qui toujours grimpent leur vie

et qui grimpant tirent coque et poupe.

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Paroi et moi

avons en commun

fissures et interstices :

ce sont nos cordes vocales.

Nous n’en avons pas d’autres.

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Yves Bergeret

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