Meije
Ce nouveau cycle de poèmes d’Yves Bergeret et ces photos, de lui aussi, ont été faits à La Grave les 17 et 18 septembre 2019, au pied de la face nord de la Meije. On le lit en italien dans une splendide traduction du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2019/09/21/meije/
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On lit sur ce blog un premier cycle de poèmes, antérieur, inspiré de cette même montagne il y a un an et intitulé La Pierre du Luthier à cette adresse, où il est accompagné de sa traduction en chinois par Zhang Bo : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2018/10/28/la-pierre-du-luthier/
et à cette adresse, où il est accompagné d’un contrepoint du poète italien Francesco Marotta, chacun, le poète italien et le poète français, traduisant l’ensemble dans la langue de l’autre : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2018/11/12/la-pierre-du-luthier-avec-francesco-marotta/
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1
Par les gorges de la Romanche, à Livet puis en aval du Freney d’Oisans puis à la Combe de Malaval
« Le galet est mon sourcil.
Sous lui, mon impatience, mon œil battent la mesure.
Galets par milliers blanchissent au bord du torrent,
c’est mon œil diurne,
à mille facettes, j’ai l’oeil de la mouche.
Galets par centaines se polissent
au fond du courant,
c’est mon œil nocturne,
à rêves bruns, j’ai les rêves de la truite.
Chaque galet est ma paupière qui bat,
mon aorte qui bat »,
dit moins furieux le cyclope
qui va renoncer à manger chair humaine
et remonte, épaules basses, le chemin de sa vie
par les gorges profondes et les gorges rocheuses
et les gorges brisées jusqu’à l’antre.
L’antre est vers le ciel.
Ici il crie.
2
A La Grave
Ici la montagne s’écarte.
Alors j’ai pris le livre,
l’ai posé debout sur le socle de schistes
sur la rive sud du torrent
et l’ai ouvert.
Aussitôt le livre a eu deux mille cinq cents mètres de haut.
La couverture et les premières pages à gauche,
bien calées, claires, nettes
avec l’écriture sur le papier blanc.
Vers la droite on ne voit rien, des forêts, des forêts.
Mais le pli du centre
n’a cessé de reculer
et d’ouvrir plus en profondeur
et encore plus loin dans la profondeur.
Mais le lointain n’est pas s’éloignant.
C’est un réseau de séracs,
de bombements glaciaires
et de masses schisteuses
et de faces granitiques lisses.
La vocation de tout cela est de craquer
lentement
mais la musique du livre du monde
ne s’entend qu’avec certaine ouïe.
Il n’a ni proche ni lointain, le livre.
Au moment où le soleil tombe derrière l’horizon de l’ouest
cette lumière là distend le livre
aussi du bas vers le haut.
Gris lumineux est juste à cet instant le livre.
Aïe, dans le craquement de l’espace
s’entend pourtant encore cette furie
sans presque plus de dent
qui nous projette dans l’égout du destin
qui se précipite dans la violence
qui se jette enfin en cascade rouge
jusque sous les rochers noirs dans la mer.
Or je saurai fermement
ce qu’au retour demain de la lumière d’aube
le livre aura appris à m’apprendre
et je tiendrai mes mains dans mon dos
par confiance et par fin d’effroi.
3
Nuit de pleine lune à La Grave
J’ai peu dormi
m’éveillant chaque heure
espérant que la lune me fasse lire
les lignes près du pli du fond.
A une heure la ligne de la pénétration
du son par le sens
et de la peau du monde par la pensée rebelle.
A trois heures la ligne de la double conception
de la généalogie des premiers noms
et de la partie invisible de la forme que prendra l’homme.
A quatre heures la ligne de l’impasse du récit
qui ne sait que s’effondrer dans le bavardage des romans.
A six heures la ligne de la pensée de l’arche
et de celle de la voute, claire comme une traversée marine
même quand la mer est transparente comme le noir.
A sept heures la réunion des lignes par l’aube
pour la lecture du jour
mais il semble que personne ne sache
reconnaître ces neumes.
4
Matin à La Grave
Ce sont les filles qui ont chanté
et très fort, en clusters, en vagues
superposées non pas enchevêtrées.
Elles ont chanté et l’eau a remonté
par les schistes noirs, pentus, glissants
et friables comme l’incertitude des lièvres.
Elles ont chanté et l’eau de leur chant
en remontant a atteint le granite
du haut du livre et l’a lavé
comme nouvelle écriture
ramassant le sens épars et friable
de l’espèce humaine.
J’ai vu très clairement que l’espèce humaine
n’a rien du cyclope, n’a rien du meurtre
mais est l’herbe nourricière,
souple et granuleuse graminée
que broute le ciel dans sa solitude
et le ciel devient alors notre mère à tous,
un bras de l’autre côté de chaque horizon
où la parole a ses racines et ses fleuves
dont nos bouches ne se déprennent jamais.
5
A La Grave à midi
J’ai tété l’une et l’autre montagne
dans la même montagne.
C’est ainsi que je parle,
la cime de nuit, la cime du jour,
la voyelle et la consonne
entre les feuilles du schiste et les grains du granit,
eau parole suintant
toujours vers le haut
car je tète.
6
A La Grave à quinze heures
Peut-être suis-je à certaines heures
le neveu du cyclope,
le bûcheron aux coups sanglants de hache.
Mais la pente que je déboise
renaît en livre aux pages claires
que la lune racle et balaie
dans les intervalles du lourd sommeil
et plus haute est à l’aube
la montagne qui me tresse
et me nourrit et m’élève,
qui renforce mes os et ouvre mes yeux
jusqu’à la source fracassante de la parole.
Yves Bergeret
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L’Orage après l’aube m a i s Explosion
Ces deux poèmes se lisent en italien dans une très dynamique traduction du poète Francesco Marotta (avec un commentaire en italien de celui-ci), à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2019/09/10/lesplosione/
L’Orage après l’aube
Poème en trois parties sur trois diptyques (en trois exemplaires chacun) de papier tchèque Aqvarel 280 g, de format 29,7 cm de haut par 42 cm, créé à l’encre de Chine et à l’acrylique par Yves Bergeret, à Veynes le 28 août 2019.
1
L’orage a choisi ma maison
pour s’acclimater.
Il l’a choisie parce qu’elle est une montagne.
Allez, vieux bougre,
tu ne t’acclimateras jamais.
C’est pourquoi je suis ton fils.
2
L’aube est arrivée
par le côté, sans un mot,
même la porte du jardin n’a pas grincé.
Les arbres à leur tour se sont juste un peu baissés
pour passer sous elle
et aller voir notre montagne en bas,
violette comme la mer.
3
Au tronc du jeune chêne
s’enlace l’écho (c’est une fille)
du tonnerre derrière la montagne.
Fourmi aux rides de l’écorce,
grêlon futur,
grandit comme un corsaire
l’arbre.
Une bourrasque
rebrousse les feuilles du chêne
dans l’autre sens,
mais on ne refranchit pas
la porte de l’aube.
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Explosion
Le 2 septembre 2019, une mine explose sous un car de voyageurs sur la vieille piste goudronnée, défoncée, entre Douentza et Hombori, dans le nord du Mali ; à mi distance des deux bourgades l’extrémité nord de la montagne de Koyo surplombe cette route. Au moins huit voyageurs sont tués.
En réponse voici ce poème en trois parties sur trois diptyques (en trois exemplaires chacun) de papier tchèque Aqvarel 280 g, de format 29,7 cm de haut par 42 cm, créé à l’encre de Chine et à l’acrylique par Yves Bergeret, à Veynes le 5 septembre 2019.
1
Cachée dans la poussière de la piste
une mine a tué huit d’entre nous.
Nos falaises se hérissent.
Tirant vers la lumière aveugle
la moitié de leurs racines.
L’autre moitié, c’est la parole,
nous et le mil.
Parole, nous, mil, indéracinables.
2
Explosion projette nos corps comme des barques
contre les deux écueils du détroit.
Mais les deux écueils du détroit, les deux crocs
de la gueule incompréhensible
remercient eux aussi les chanteuses
qui ouvrent des trous dans la masse sombre
de la mort, rendent les corps à la vie.
3
Les falaises se plient davantage.
Des pans de roche tombent.
C’est comme cela, la parole
serre les poings
quand le souffle de l’explosion passe.
Mais le vent est notre étranger préféré
qui vient répondre jusqu’au bord du vide
en haut des falaises,
remettre en vie le cœur du récit,
tout ce que l’explosion froisse, notre parole
claire, notre soleil de minuit.
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