La Poésie, quelle poésie ? Venise ? (avril 2018, YB)
L’enchaînement des projets que je formule et des invitations que je reçois me conduit depuis plusieurs années en Vénétie. Cet enchaînement est logique. Afin d’éviter quelque contresens comique voire archaïque, peut-être est-il utile de rappeler ici les étapes de vie et de création du poète que je suis.
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Au début, alpiniste et lecteur permanent de René Char, je faisais toute sorte d’ascensions dans les Alpes, j’écrivais, je publiais des recueils de poèmes ; tous dans le souffle épique des paysages ouverts.
Six mois après la mort de Char en février 1988 je partais travailler à Prague, particulièrement dans le domaine de la musique et de la poésie contemporaines. Poètes et éditeurs dissidents, dans la langue tchèque, étaient remarquables, les courageux traducteurs de poésie aussi ; au moment même de la « Révolution de velours », fin 1989, mes poèmes disant dans cette révolution (avant qu’elle ne s’égare dans les turpitudes de l’ultralibéralisme) sa volonté de liberté, de résistance et de dialogue, le disant par les métaphores de la montagne, étaient immédiatement traduits et publiés dans la presse tchèque.
Puis de 1990 à 2000 je travaillais et écrivais surtout dans les Antilles où la langue, grâce au créole et au métissage très fécond des archipels, renouvelle profondément la poésie. Je rencontrai Césaire, je découvris l’œuvre fondamentale de Monchoachi. Je commençais à faire des installations de poèmes en espace, dont la majeure a été Fer, feu, parole, en avril 1999 en Martinique : c’était un ensemble de treize installations simultanées du littoral même jusqu’au sommet du volcan Montagne Pelée, avec un plasticien martiniquais et toute une équipe enthousiaste. Simultanément je me rendais à mes premières invitations en Sicile, autre île de métissage dur et douloureux, ainsi qu’à Chypre, encore une île déchirée par les conflits.
A partir de 1999 je commençais un long travail en Afrique noire. On m’avait d’abord demandé de faire des ateliers d’écriture au Sénégal puis au Mali. Très tôt je suis parti volontairement dans les rares zones montagneuses sans écriture, mais (ou plutôt : donc) extrêmement riches ethnologiquement, du nord du Sahel, au Mali en particulier. En brousse. Pendant dix ans j’y ai appris, et non pas livresquement, mais par l’initiation orale stricte, avisée et prudente, les pensées animiste et symbolique, dans les langues mêmes et les gestes quotidiens où elles sont vécues.
Un livre de Char m’accompagnait toujours. J’admirais Elytis, le fondateur solaire, Segalen l’opiniâtre. Mais aussi j’apprenais à vivre et comprendre la poésie d’une toute autre manière. Dans un monde sans écriture, extrêmement pauvre sur le plan technologique et matériel, j’apprenais et comprenais que la seule constance, la seule pierre fondatrice du monde, c’est-à-dire des relations humaines qui constituent les communautés, est la parole, la parole dense et claire, socle de tout lien humain.
En même temps je lisais assidûment les premiers livres de René Girard, les textes de Marcel Detienne (en particulier son admirable Les Maîtres de vérité), de Michel Cartry et de Gilbert Rouget. Je fréquentais constamment Les Techniciens du sacré de Rothenberg et la collection de CD d’ethnomusicologie Ocora-Radio-France. Attentif aux sens de chaque mot, je relisais Hésiode et Virgile chez nous, Gilgamesh, le Ramayana, et tant d’autres ailleurs. Alors les prestiges langoureux du lyrisme individualiste européen, un peu avant, pendant et après le romantisme, me sont devenus des ingénuités locales temporaires, caprices d’assez faible densité car n’apportant que de très frêles cailloux à la maison commune, que des brindilles de bois sec au chantier de la carène. Alors les évanescences de délicatesse stylistique m’ont semblé stériles ; les frissons mystiques dans la pénombre d’un signifiant écorné me sont parus des raffinements exégétiques et altiers dans un cadre spatio-temporel étroit : un bout d’Europe de l’ouest pendant un siècle et demi.
Pour les trois quarts de l’humanité actuelle la poésie conserve activement sa fonction fondatrice dans et de l’oralité et en conséquence son prestige. Elle est éthique, elle pose les pierres d’un socle, elle est le pavement vivant de l’agora, de l’orchestra, du forum, du giérin, où la communauté interroge la turbulence incessante du monde entièrement animiste, où parfois la communauté, hors toute transcendance réductrice, cherche, par l’intermédiaire de l’initié d’incantation, de geste et de rite, le sens du présent et du futur. La poésie est éthique, elle est responsable d’elle-même et de la communauté ; le poète est seulement l’artisan formuleur et transmetteur de cette éthique. Il ne s’efface pas, il ne s’isole pas, il ne se plaint pas. Il porte plus claire la parole qui fonde le lien et fonde donc l’espace.
La poésie fondatrice se retrouve partout. Partout villes et bourgs, routes et champs, ponts et rives, cols et crêtes sont créés parce que nommés dans une densité spécifique de parole. Parfois la nomination fondatrice peut également être mythique, comme par exemple le balbutiement de la Sibylle de Cumes fonde Naples d’une part et l’empire romain d’autre part.
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Au début de ce propos j’évoque le travail que je commence en Vénétie. Venise est un paradoxe quasiment hors parole. Aucun grand mythe ne la fonde. Elle n’a de socle que la boue fuyante dans le labyrinthe marécageux de la lagune. Aucun grand rite de parole stable ne la refonde, aucune liturgie profane centrale. Même plus, elle est la permanente mise en crise de la parole comme valeur référente car elle est l’entrepôt rusé des marchands qui négocient dans une tension rivale et compétitive entre acheteur et vendeur ; plus la négociation est dynamique, fluide et changeante plus prospèrent les dynasties commerçantes de doges et d’armateurs. Certes ce fangeux paradoxe au rebours de la parole est dynamique. Or à côté des thésaurisations de l’image peinte ou sculptée devenue elle aussi valeur marchande et rabaissée en somptueux décor de la joute commerciale, à côté du continuel pèlerinage de foules de touristes exténués en quête, justement, de sens et de parole, se produit et reproduit sans cesse le flux métissant des migrants innombrables dans les faubourgs non touristiques ou industriels de Venise, comme Mestre et Marghera.
Au débouché de tout l’arc alpin et de la culturellement et industriellement très riche vallée du Pô, la lagune de Venise est une Sicile renversée ou un idéal archipel antillais : les esclaves de l’ancien commerce triangulaire vers les Antilles, les migrants actuels réfugiés de guerres ou de famines économiques débarquant héroïquement en Sicile apportent tous avec eux des éléments anthropologiques considérables : car dans leurs mondes le socle-parole de la poésie est fondamental, le lien communautaire de parole fidèle et stable est fondamental. Les propriétaires, jusqu’en 1848, d’esclaves antillais n’ont jamais réussi à étouffer cette puissante dynamique de parole antillaise, en particulier dans la créativité créole. Mon livre Carène présente cet affrontement intense entre les asphyxiantes féodalités siciliennes et les créativités migrantes d’Afrique et d’Asie. Le statut ambigu de la parole à Venise et l’apport tenace des migrants depuis des siècles font de cette réalité de marécage une intense interrogation poétique.
Yves Bergeret
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En complément de ces réflexions, je souhaite attirer l’attention du lecteur sur cet autre article, récent, Bégayer, qui permet de réfléchir au fondement et à la fonction de la poésie : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2018/03/23/begayer/
Je renvoie également à l’entretien de juillet 2015 avec le poète -et mon traducteur- chinois Zhang Bo : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2015/07/25/origine-de-la-poesie/
Je rappelle enfin cet article, sur l’anthropologie de l’image : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2017/04/16/limage-au-mur-agit/
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Du Bar de Chatillon-en-Diois et d’autres lieux, d’Antonio Devicienti, (à Die, avril 2018)
Ce vaste poème, commencé à Die dans la Drôme, est dédié à Yves, Elma et Giulia. Les lieux sont Die, Châtillon-en-Diois, Saillans, Crest, l’Abbaye de Valcroissant, les cours d’eau Drôme et Bez, qui apparaissent ici plus ou moins transfigurés, tout comme bars et maisons, même s’ils existent réellement. Les personnes sont celles rencontrées, dans la réalité ou en rêve, durant le trop court mais splendide week-end de Pâques à Die ; le « philosophe-mathématicien » est Marcel Légaut.
Ce vaste poème veut être un nouvel hommage à la France et un remerciement pour l’exquise hospitalité qui nous a été offerte par le Poète de la Langue-Espace et par les personnes qu’il nous a fait rencontrer.
Au moment précis où je finissais d’écrire ce vaste poème, Yves Bergeret publiait sur son blog un très beau texte construit autour des deux frères charpentiers et une des maisons (celle de la poutre maîtresse) sur lesquels moi aussi j’écris dans mon vaste poème :
[https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2018/04/10/le-bois-de-vie-a-crest-avril-2018/]
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La version originale de ce vaste poème se lit en italien à cette adresse :
https://vialepsius.wordpress.com/2018/04/10/del-caffe-di-chatillon-en-diois-e-di-altri-luoghi/
Le patron du bar ex-clown ex-trapéziste
saurait raconter des centaines d’histoires
si le client, entré pour un café,
le lui demandait.
Qui regarde les murs doublés de bois délavé,
les tables des années cinquante,
les photos encadrées d’un cirque
désormais abandonné,
pourrait déduire quel homme il est, en réalité,
sur le seuil du vaste poème.
S’entrevoit dans son dos
entre le présentoir des biscuits et l’horloge au mur
le temps pendulaire de l’écriture.
Il y a un torrent qui jaillit
impétueux d’une gorge rocheuse
comme le fait parfois l’écriture
après de longs moments d’ennui et d’attente
et le temps à nouveau s’ouvre en multiples temps
et les temps denses s’entre-tressent,
vannerie de la parole.
S’asseoir avec le mathématicien-philosophe de Valcroissant
au bord du pâturage
et y voir arriver une famille
de saltimbanques et de comédiens de l’art,
partager avec eux un pain cuit
dans le four de l’Abbaye,
puis ils étendent à terre des nattes de laine,
autour du feu ils se blottissent pour dormir.
La lumière du crépuscule illumine encore
les pierres grises de l’Abbaye, la rosace,
les marches, le visage du philosophe-mathématicien
dont les yeux
tant et tant d’années ont lu les siècles et veillé
dans de vastes prières, dans des pensées
dépourvues d’inimitié.
C’est alors que l’ex-clowm et trapéziste,
gardien du vaste poème,
en dansant comme désarticulé
sur les gouttières du toit saisit la lune,
la tirant à lui de biais
s’y enfonce en riant
y fait mille cabrioles,
s’y pend la tête en bas.
Parce qu’il y a un poutre maîtresse,
bien faite, splendide en bois bien travaillé,
une poutre à épouser les murs
très anciens, il y a un grand toit
à réparer et à remettre en place ;
deux frères charpentiers capables
de soulever l’immense poutre
jusqu’à la cime solaire du bourg
(« à l’école on s’ennuyait », dit l’un)
(« la vieille maison archipleine de choses
était une boîte à merveilles », dit l’autre)
invitent le gardien du vaste poème
à nous mener promener au dessus,
à nous faire encore sauts et cabrioles,
grimaces et galantes révérences.
– et il y a un rappel de la pierre à la pierre,
chacune extraite de la montagne,
de la pierre au bois, il y a la vie
(sacrée) des fontaines au centre des villages
pour la soif des animaux et des hommes,
pour la lessive et la vaisselle,
pour désaltérer l’esprit
qui regarde l’eau surgir et couler
des robinets antiques, dans des vasques
de pierre ouvragée, au long de canaux
qui rendent l’eau à la terre.
Tu le sais : chaque fissure de la vasque
de la haute fontaine, chaque intervalle
entre les pavés, chaque vitre
de fenêtre ancienne rappelle l’arrivée
des camionnettes militaires,
les maquisards regroupés sur la montagne
(ce n’est pas l’histoire passée, c’est le souffle au cœur du présent),
les rafles
et les fusillades.
Et l’écriture, qui écoute la noble
exquise dame qui nous accueille
et nous raconte des épisodes de la Résistance,
se réchauffe au soleil du début de l’après-midi,
se laisse conduire par elle,
autre gardienne du vaste poème
par seule vertu de parole humaine et narrante
au long des routes de France
à l’intérieur d’une maison de très anciennes pierres
et c’est ainsi que tu apprends : jamais soumis,
jamais esclaves les gens de ces vallées
et de ces montagnes, conscients
de génération en génération,
fidèles aux enseignements de la montagne.
Le Poète de la Parole-Espace
qui a les sentiers de haute montagne
et les parois verticales pour
pages où écrire le souffle
de l’ouvert et de l’immense
raconte lieux et personnes –
sa maison marquée par les pas
et les sillons de générations et générations
tout en haut d’un escalier long
et étroit s’installe au-dedans de remparts
millénaires, se suspend
sur une voute
et la ruelle au dessous a la lumière
des traversées.
Encore des poutres (les maîtresses,
les secondaires, les centaines de planches
clouées pour former le plafond de la chambre)
pour une maison travaillée
paume à paume par des mains savantes
( m’émeut toujours le savoir
des mains ) : encore un mouvement
pendulaire d’ici, de nouveau, à Valcroissant.
Tortueuse la route,
mais l’ermitage sait être au cœur
de la communauté, de l’histoire.
L’étable adossée à l’Abbaye,
la réserve de paille et celle de bois.
Le philosophe-et-mathématicien vient vivre ici,
la famille et quelques amis avec lui :
le travail ( qui salit les mains
et laisse puanteur sur les vêtements )
alimente l’esprit, enflamme
la réflexion.
Il s’agit de trouver des chemins neufs pour la pensée,
alors on la cultive paume à paume,
on l’ouvre dans le silence qui
la nuit et jusqu’à l’aube monte jusqu’aux
crêtes enténébrées des montagnes,
qui de l’aube tout au long de l’arc
de la matinée descend sur la vallée
ouverte, puis l’après-midi s’adoucit
au toucher des prés qui furent teints
du sang des maquisards.
Et voici une librairie, nécessaire,
et un acte libertaire, un lieu
dont les livres surviennent pour être
offerts aux mains gourmandes de lecteurs
qui les ouvrent, les feuillètent…
Le village a balcons et fenêtres
ouverts à la lumière, une rivière
enthousiaste d’exister
et encore une fontaine où
le pas de la soif est celui de la lecture.
Et voici un bar populaire, nécessaire,
où les gens parlent de politique
et de leurs métiers, de réunions et de paris.
L’ex-clown-trapéziste ne voyage plus
depuis des décennies, passe un chiffon
humide sur le comptoir et bien sûr se rappelle
le fourgon Citroën jaune avec lequel arrivait
le courrier :
je vous écris d’endroits où
les élagueurs se transmettent un métier
vieux de milliers d’années
et tailler pour éclaircir signifie
donner force à la vie.
Je peindrai les tours de fenêtre en vert clair,
planterai un olivier dans la grande jarre sur le balcon,
huilerai les gonds de la porte,
remplirai la carafe d’eau
et me mettrai à écrire sur la table dans la cuisine.
Le fromage a la saveur savante
des paniers d’osier tressé, le pain
la fragrance de l’intelligence.
Une maison (tu le sais) n’est pas
dans les chiffres du cadastre, mais dans le livre
comptable du charbonnier et dans le parfum
des armoires que l’ébéniste fabriqua
en les encastrant dans des niches du mur :
étage à étage, jusqu’aux combles
sous le toit, fenêtre après fenêtre jusqu’à la génoise
à triple ondulation, une cheminée
dans chaque chambre, les plafonniers
suspendus et les marches de bois sonore
à grimper en rythme
au fil des ans, des lustres, des décennies
… ou à descendre
jusqu’aux voûtes croisées des étables et
des caves, ville engloutie de
canaux, couloirs, pressoirs en hypogée, murs
mitoyens, fours.
Un lanterne magique projetterait
alors de très fines silhouettes de clowns
trapézistes ou de mathématiciens de Sorbonne
et de pianistes non pas sur des parois assombries
mais sur la paume de la main qui
écrit et en écrivant la main
redonnerait ces voix, ces moues
du visage à la page
carrefour des passages ;
très petits cimetières familiaux
en pleine campagne signes bien
visibles des siècles des guerres de religion ;
auvents élancés pour protéger les fours
où commence la distillation
de la lavande ;
la gardienne du vaste poème, encore
enfant, en apprenant à écrire
sur un cahier en recopiant un syllabaire
et pour cela le monde, à peine
né, y devient dense
et tu remercies : chaque nouveau vaste poème
est acte de gratitude envers le monde
qui vient de naître.
Pour le spasmodique aller-retour
oui, le monde
neuf à chaque création, vieux
à chaque regard,
les vignes taillez-les bien de tout côté
et chaque fois la langue se fait espace –
l’espace se refait langue :
au marché contre la Cathédrale
la marchande d’épices
le fabricant de savons,
le vannier.
La lune d’hier soir s’est brisée
dans les lampes exposées dans une vitrine
et dans les paniers de marché en vannerie
exposés sur la place :
les amis archéologues de retour de la
campagne de fouilles au Kurdistan
racontent la dérive de la pensée
du désir d’espace et de vol,
de la neige qui, rude mais
complice, aide à franchir la frontière.
Le client, qui assis à une table
boit à petites gorgées son café
regarde à la dérobée le barman ex-clown
et l’homme pâle, absorbé
dans la mélancolie du journal, son
cousin : il est toujours question de frontière,
pense-t-il, ici la frontière va
entre l’obstiné voyage du cirque
et la fixité de la route départementale
qui coupe en deux le village –
entre gérer un café provincial
à moitié désert et le désir de partir
dans quelque nulle-part.
Mais toi, tu as besoin de passeurs fiables
maintenant que la frontière s’emballe
entre fascisme renaissant et parole ;
tu as avec toi, dans un sac de tissu,
Char et Giacometti, Reverdy et Picasso,
Thierry Metz et Jerome Rothenberg,
tous cadeaux du Poète très cher ami ;
ta fille a ramassé pour toi
des galets blancs dans le lit
des cours d’eau sauvages de la région,
tu reconvoques encore le gardien du vaste poème
qui ne connaît rien à la littérature
mais de la vie et de l’amour sait beaucoup,
de la brusque lacération de la mort,
des congés excessifs
et lui, essuyant un dernier verre à bière
laissé d’une tournée remontant
à des années, le pose tête en bas sur le replat
là, oui, entre le présentoir de biscuits
et l’horloge murale.
Antonio Devicienti
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Le Bois de vie (à Crest, avril 2018)
Il y a vingt ans je faisais parfois mes achats à la Quincaillerie Bru dans le centre très ancien de Crest, sous le donjon. A une trentaine de kilomètres en aval de Die, sur une rive de la Drôme qui descend des montagnes. Le nom Bru restait peint en grandes lettres sur une superbe pancarte au dessus de la double devanture ; le propriétaire d’alors s’appelait pourtant La Pra. La Quincaillerie était issue tout droit d’un roman de Balzac. Les objets par centaines pendaient au plafond ou attendaient dans des dizaines de petits tiroirs le long des murs. Il y a une dizaine d’années la Quincaillerie a fermé définitivement.
En 2015 je trouvais chez un brocanteur de Crest de grands Cahiers manuscrits de comptabilité des années 1900, et même deux de 1850. C’était ceux de la maison Bru. Elle vendait des sacs d’engrais et de charbon de bois dans tout le Sud-Est de la France. J’achetais ces Cahiers et découvrais cet ancien maillage commercial de négociations, de ventes, d’expéditions, maillage sur des centaines de kilomètres, maillage pour des éléments rustiques et banals, mais indispensables à la vie. J’aimais le voyage des sacs de charbon de bois. Dans la montagne très sauvage vers les cols de Menée et de Grimone en amont de Die je connais des fours lents à bois, justement destinés à noircir le bois en charbon, fours enfouis dans l’humus de sous bois profonds dépourvus de tout sentier ; dans des cabanes des immigrés italiens passaient là des mois à nourrir les braises et à étouffer les flammes trop vives, dans le voisinage des sangliers, des loups et des cerfs.
Le charbonnier faisait son bois. Dans un pacte merveilleux et périlleux avec les esprits de la forêt et de la montagne qui retenait tout juste ses avalanches. Puis le charbonnier vendait son charbon de bois à Bru. Ou en était directement l’employé. Le bois en charbon laissait sa trace sur les grands Cahiers de compte en longues lettres à la main en encre brune avant de poursuivre sa route vers la cuisine et la cheminée des maisons de vallée et de plaine au loin. Sacrifié-brûlé il donnait la vie.
Deux jours après mon premier achat j’ai créé dans la petite gare de Luc en Diois, très en amont, mes premiers poèmes avec « collages de charbonnier ». En voici le lien, sur ce même blog : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2015/10/24/fil-sillage-avec-un-charbonnier/
Des dizaines de fois je suis retourné à Crest devant la mystérieuse maison Bru, fermée, humble et noble. Soudain en novembre 2017 j’ai vu de la lumière au rez-de-chaussée. Je demandais à une aimable voisine ce qu’était cette lumière inattendue. « Demandez à ces messieurs », me répondit-elle : c’était deux personnages sortis directement du monde des Matinaux de René Char : Attila et Yohan Gaigher, ouvriers-artisans du bâtiment, jumeaux, hommes jeunes et directs, d’une magnifique droiture. Ils aiment restaurer les maisons anciennes, prennent leur temps pour le faire de manière aussi respectueuse que belle. Ils avaient acheté la maison médiévale depuis peu. En très mauvais état. Ils ont déjà vidé tous les débris et gravats, refait le toit. Pour ce dernier ils ont porté dans les ruelles médiévales d’énormes poutres neuves et les ont hissées au prix de manœuvres extraordinairement ingénieuses jusqu’à la charpente sommitale pour faire un toit neuf. Ils ont créé eux-mêmes cette vidéo pour l’expliquer : https://www.youtube.com/watch?v=9-qkCWwTJPk
Leur chantier, c’est un métissage de fresque de Giotto aux Scrovegni, de séquence du Décaméron de Pasolini et de tableau de Fernand Léger. Les jumeaux vont tranquillement de l’avant. Avec une lumière intérieure qui n’émane en effet que des Matinaux. Ils sont au cœur de mon cycle de poèmes La Poutre qu’on lit en français là, page 91 : https://perigeion.files.wordpress.com/2018/02/la_foce_e_la_sorgente_marzo.pdf et en italien là : https://rebstein.wordpress.com/2018/03/03/la-poutre-la-trave/
Attila, Yohan et moi nous nous rendons visite. Je leur présente certains de mes amis vrais compagnons d’écriture et de création. Attila et Yohan aussi le deviennent. Samedi dernier je les ai rejoints au deuxième étage de la maison Bru ; il faudrait d’ailleurs écrire à présent la Maison Bru-Gaigher. De même qu’à Venise s’est ouvert récemment un remarquable Palazetto Bru-Zane, à côté de l’université d’architecture et de l’église des Frari, un Palazetto dédié surtout à la musique française d’il y a deux siècles, petit centre d’art très actif ; Bru arrivant à Venise depuis la Suisse, après Toulouse, s’est lié à une famille locale Zane. D’où Bru de Crest était-il arrivé ?
Attila et Yohan vissaient, ponçaient, dressaient de fines planches de bois dans le salon voisin ; toutes fenêtres ouvertes je créais, en parlant avec eux, ce premier poème en deux strophes, calligraphiant sur une longue planche sur tréteaux ; au sol les débris soigneusement lavés et rangés d’une cheminée d’au moins six siècles dont les frères avaient découvert au rez-de-chaussée deux mascarons expressifs et puissants : deux têtes de lion rugissant, encastrées dans un très vieux mur de galets de part et d’autre d’un âtre, et mystérieusement à ras du sol actuel.
***
Voici donc ce premier poème en deux strophes, créé en exemplaire unique avec la présence active d’Attila et Yohan Gaigher (en outre les photos où on me voit au travail sont d’eux) le samedi 7 avril 2018 au centre ancien de Crest au deuxième étage de la maison médiévale dont ils entreprennent la restauration.
1
Sur un papier bristol blanc de 280g au format de 130 cm de haut par 125, acrylique, encre de Chine et collage de papier ancien de tapisserie murale au pochoir, venu des murs de la maison Bru-Gaigher
Vieux murs jeunes murs
mains vierges cals aux paumes
la maison monte en graine
entrailles de la pensée
2
Sur le même papier au format de 130 cm de haut par 140, acrylique, encre de Chine et collage de papier ancien de tapisserie murale au pochoir venu des mêmes murs
Je serre la main au vent qui passe,
je tends la main à l’étranger dans l’ombre,
je tire un toit d’ivoire
sur l’histoire martyrisée
et la toute enfance de plein vent.
YB
*
*****
***
*
Crue d’avril (à Die, avril 2018)
Cycle de quatre poèmes créés et calligraphiés par Yves Bergeret à Die sur les galets du lit de la Drôme et de celui du Bez, du 4 au 8 avril 2018, en quatre exemplaires sur quadriptyques horizontaux de 120g en format 17,6 cm par 100, avec collages, encre de Chine et acrylique.
*
1
Vent fort,
l’orage est ma vigie.
Dans ses marécages
féodale la bêtise
fait le dos rond.
Vent fort,
les embruns du torrent
glissent l’alerte dans ma phrase,
ourlent ma bouche.
Vent fort,
les galets roulent dans les vagues,
le torrent porte ma maison
dans un panier insulté
que je tresse de colère et de rire.
Vent fort,
mes volets claquent,
l’orage vient laper mon assiette.
Vent fort,
invisibles des pattes de lion
me décoiffent, mais je suis chauve,
redressent mon escalier
mais je dors dans un lit céleste.
*
2
Six hirondelles de roche
déplient à larges volutes
la montagne que l’hiver laisse.
Soixante volutes soixante lettres
quarante six au-delà de ce que je sais lire.
Le torrent à ras bords
retrousse ses rives.
Jamais si fort n’a chanté
la montagne qu’au soir les six hirondelles
mènent boire.
A voix très grave
roulant au fond des remous
chantent les galets invisibles
balbutiant ce qui se nomme
dans les seules quarante six lettres illisibles.
*
3
Juvénile le torrent
marche au milieu de son eau
en éclaboussant tout.
Une escouade de phalènes
tressaute à reculons dans le vent
lisant, je crois, les mots illisibles des galets.
Au bord du torrent fou
sur un lit de galets froids
je m’allonge ; heureux est mon dos.
Le soleil rôtit ma face.
J’écoute jubilant
l’eau donnant à mille voix
le chant des fondations.
*
4
De l’amont le torrent descend
les grands gradins
monocorde.
Devant mes genoux
c’est le point de silence de l’eau.
A mon aval
le torrent jaillit
clown ou brigand
roulant dans ses remous
les osselets de la montagne.
Devant mes genoux
c’est pleur ou supplication.
De la montagne ou de moi.
Ou de l’étranger qui cherche place
entre elle et moi,
notre ombre jumelle,
nos lèvres siamoises,
nos deux lèvres,
amour rosse qui rage et fuit,
corps d’ombre et de joie.
*
*****
***
*
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