Le voile tendu à Chartres
Deux de mes amies sont très récemment mortes, persécutées par des gourous. Mortifère fanatisme. « Sauveur » tyran. Voici donc ce poème créé dans la cathédrale de Chartres dont continuent les travaux de restauration dans le transept sud ( on se rappelle les vigoureuses créations acoustiques des échafaudagistes-percussionnistes : Horticulture tubulures | Carnet de la langue-espace (wordpress.com) et Laveur de carreaux et âme des tubulures | Carnet de la langue-espace (wordpress.com) ).
On lit ce poème en italien grâce à la traduction dynamique et ferme du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2022/01/02/un-tunnel-di-luce/
On a tendu à la croisée d’un transept et de la nef
un immense voile blanc.
Il vibre, la lumière le lèche, il apaise une plaie,
il veille, il clora la gueule d’un monstre.
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Tout en haut à sa droite, bois sombre et métal,
l’orgue veille aussi. Il fraternise.
Capable de tonner contre la violence des gourous.
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La sœur, le frère.
La tendre membrane blanche,
l’orgue, déchaîneur de tonnerre, élanceur de joie
pour protéger le corps meurtri, le crâne en sang
de celles et ceux qui refusent de mourir,
qui ne veulent pas être tués par la bêtise.
Il n’y a pas de drap possible,
il n’y a pas de linceul possible,
il n’y a pas de pierre claire possible,
il n’y a pas de bois sombre possible,
il n’y a pas de tuyau de métal possible,
il n’y a pas de vie possible
tant que la violence de la bêtise tue.
.
Beaucoup plus haut que l’égout des gourous,
les échafaudagistes tendent le drap fin.
Beaucoup plus franc
que la contorsion des gourous,
les maçons, les sculpteurs dressent les pierres.
Beaucoup plus humains que les relents des gourous
le facteur et l’organiste ouvrent les fruits du son.
On peut aussi restaurer à neuf
la vieille dentelle de pierre qui sépare et divise
divin et profane, prêtres et fidèles, joie et soumission.
On peut fouiller dans les veines de la pierre
pour tenter de comprendre quel récit y coulait.
.
Mais sous leurs tubulures les échafaudagistes
ont ménagé un tunnel de lumière : libres s’avancent
trois ombres échappées de la terreur et des enfers.
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Mais les échafaudagistes ont tendu le très fin voile blanc
au dessus du tunnel de lumière
en sorte qu’en merveilleux théâtre d’ombres
les tubulures dansent la tenace dramaturgie de ta liberté
que chaque gourou tente de briser
mais dont tu portes, mon amie vigilante,
tout l’effort vers une parole de clarté et de paix.
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Yves Bergeret
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La découverte infinie
Le poète Francesco Marotta, dans sa langue ferme, sensible et musicale, propose la traduction italienne de ce poème, ici : https://rebstein.wordpress.com/2021/12/29/la-scoperta-infinita/
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Devant marche l’un, un peu voûté :
comme un dernier voyage.
L’autre le suit, s’attarde,
découvre collines et vallons de la vie,
salue les passants.
Puis ils viennent s’asseoir à la table voisine.
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Chacun est un arbre
aux branches noueuses,
remuantes jusqu’à leurs extrémités,
écartant en silence l’espace.
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Aux fourches des branches :
des nids tièdes, des mousses,
des pumas somnolents,
des nuages allant à leur pluie.
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L’un replie comme voiles fatiguées
ses coffres de mélèze, sa maison en roses des sables.
N’a nulle idée de les emporter avec lui
en bas de la cascade quand il sera temps d’y être jeté.
Seuls, ses os et sa tête s’y fracasseront.
Personne ne les ramassera
et il est très bien qu’il en soit ainsi.
Tout simplement coffres et maison,
il les donne.
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L’autre refuse.
Ses yeux noirs sont la lune de midi,
le soleil de minuit.
Refuser c’est tendre le miroir rond
où l’un, secret, découvre,
courbé, accepte
que coffres et maison aient des cœurs,
aient des souffles.
Et courent. Jeunes pumas
qui n’ont nul besoin de chasser et tuer.
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Chaque nuit les branches grossissent
et poussent ; l’écorce étriquée craque.
Chacun est un arbre qui s’éloigne de l’autre.
Sans lui tourner le dos
car aucun arbre n’a de dos.
Les pumas aux fourches observent
sans crocs : les pluies les leur ont limés.
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Les nuages infertiles sont feuillage
d’automne aux branches.
Mon carnet reçoit mortes les feuilles dorées.
Les sèches feuilles craquantes
sont les ocelles des pumas.
Car leurs pumas se découvrent splendides.
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Leurs pumas sautent de joie, en cris d’enfants
comme quand lui, le père, essayait de crier
aussi fort que le fils
qui s’éclaboussait dans les vagues de minuit
.
et le fils brisait la pleine lune en reflet
dans les vagues bruyantes
et le père voit dans les yeux du fils
le soleil de minuit la lune de midi
tendant d’affectueux et virils messages
et le père se voûte un peu plus pour les comprendre.
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Yves Bergeret
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Le grimpeur sur la mer
La montagne est posée sur la mer.
La montagne ne touche pas la mer.
La montagne flotte dans l’air.
L’air la souffle.
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Sa face est verticale. Tu grimpes sur elle.
Tes talons à des centaines de mètres de haut
surplombent la surface des eaux.
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Tes voûtes plantaires te portent
par dessus le sel, l’air, l’eau tout en bas.
Deux petites arches d’os, de peau, d’un peu de muscle,
c’est ta vie par la gauche, les mots,
par la droite, le regard.
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Va, grimpe, écoute la roche chanter
et la mer respirer.
Le moment le plus beau est de grimper
en traversant horizontalement
de la gauche à la droite la face de pierre.
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Toujours des centaines de mètres au dessus de l’eau,
toujours talons dans le vide,
tu es l’aiguille qui tire le fil de la vie
d’un bord du monde à l’autre,
du levant au couchant.
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Tu tires le fil de la vie
de la naissance perpétuelle
jusqu’au grain rugueux du calcaire
qui fait tes os, tes chevilles, ton front.
.
Tu es le léger fil de chair, os et ligaments
qui supporte la montagne
qui suspend la montagne
pour qu’elle ne s’enfonce pas dans la mer ;
la volonté absolue d’être libre
tu la couds à l’air où la parole cherche
ses plus claires gorges, ses plus fines oreilles.
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d’une voie d’escalade non facile, entre ciel et mer, face à l’horizon, à la Calanque de l’Oule, près de Marseille, que Harold Bruce, grimpeur néo-zélandais, a réalisée avec Cédric Meaux le 11 décembre 2021 ; et moi aussi, mais il y a cinquante ans. [Photos Cédric Meaux, grimpeur et photographe : https://www.flickr.com/people/mox2013/ ]
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Dans cet enregistrement je dis le poème : https://www.dropbox.com/s/vxhhoox64yuz83c/AUDIO-2021-12-21-09-09-53.m4a?dl=0
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Yves Bergeret
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Ce poème se lit en italien, dans une traduction dynamique et ferme, aérienne, du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2021/12/20/lo-scalatore-sul-mare/
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A propos de LA RIEUSE, une lecture de Sandrine Péricart
Sandrine Péricart, dans un mail ce matin, fait part de sa lecture et relecture du poème publié sur ce blog la veille : La rieuse | Carnet de la langue-espace (wordpress.com)
Yves,
C’est un beau poème, un impressionnant poème, dont les vingt et une strophes toujours relancent le rythme, toujours étonnent, et ce de vers en vers jusqu’à la presque fin sanglante : un rire, qui comme un sacrifice animiste, tuerait ou se mutilerait pour maintenir la continuité du monde.
Dans la force de ce rire grave, et presque indécent, me marque d’abord une oscillation entre haut et bas, nuage et terre ferme ou eau écumante, jouissance et impuissance, baume et sel. J’hésite : se méfier des créatures extraverties, aux cheveux dépeignés, ces gorgones. De mes propres clichés, de mes jugements aussi, que ce poème me révèle.
Le rire me semble d’ici et surtout d’ailleurs.
D’ici : l’énergie extravagante d’une vieille femme opposant au monde la force de sa volonté, de son délire.
D’ailleurs : le rire crée un autre monde, peuple ce monde de ses manques, ouvre d’autres horizons, des perspectives et des abysses, s’en échappe et y revient, semblable et différent : continuité et rupture.
Les hommes d’abord, en sont comme privés de parole ou sourds, rivés au sol.
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Puis, aux relectures suivantes, haut et bas se réconcilient ; le rire est moins hirsute, les hommes rêvent aussi, le rire est un cheval de proue sur le bateau des migrants, le rire est leur rêve et son renoncement.
Enfin, mère, la femme accomplit-elle les rites de la vie, donnant naissance et veillant les morts, aussi ?
Car elle accomplit inconsciemment quelque rite de refondation du réel, n’est-ce pas ?
Je pense aux femmes aînées qui chantent.
Quoi qu’il en soit le poète nous ouvre un monde derrière ce rire, le décline, lui donne généalogie, descendance, grandeur épique, harmoni(qu)e.
Oui, c’est vraiment très beau, à relire, encore.
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Sandrine Péricart
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La rieuse
Poème en vingt-une strophes écrit à Malakoff à l’encre de Chine le samedi 11 décembre 2021, en exemplaire unique, sur un carnet « Venezia book » de Fabriano, de format 15 cm de haut par 10, en 48 pages à 200g, sous épaisse couverture carmin,
en hommage à la rieuse âgée du bar-tabac de la place du marché,
sœur des diseuses de Katajjaït de Nunavik, sœur de celle qui chante-dit la Sequenza 3 de Luciano Berio, sœur de Kundry déniaisant Parsifal, sœur des rieuses dans les ruelles du port de Brindisi par lesquelles Hermann Broch fait transporter Virgile à l’agonie, sœur d’Elektra face à Clytemnestre, sœur de Lulu qu’Alban Berg fait précéder les hommes épuisés…
Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem
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Le poète Francesco Marotta offre en italien les bonds et rebonds de ce poème du rire de la Rieuse, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2021/12/19/la-donna-che-ride/
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(Lectrices et lecteurs de ce poème sont invités à prendre connaissance de la belle et profonde analyse qu’en fait Sandrine Péricart : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2021/12/14/a-propos-de-la-rieuse-une-lecture-de-sandrine-pericart/ )
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1
Rire si grave, si fort, Madame, votre rire,
qu’il écarte les jambes,
qu’il jette les matraques au caniveau,
qu’aux tables, au comptoir du bar les hommes
redécouvrent qu’il existe des océans.
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2
Elle rit, rit, rit. Que son rire leur fasse miroir
ou vitre, aussitôt ils y voient leur gouffre
aussi bien que le train de nuages
qu’elle fouette tels chiens au cirque.
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3
Assez de force dans son rire
pour disperser le désespoir en cascade
ou relever les planches brisées
des baraques de foire et autres fariboles.
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4
Chaque éclat de son rire
passe lubrique anneau aux doigts du dieu
nauséabond ou somnolent.
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5
Puis se retire reprendre souffle
et laisse crisser le sable entre les écueils
puis remonte chercher l’orgasme
puis se retire en ne fermant qu’un peu les paupières.
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6
Par son rire grave
elle réouvre, lave puis mieux resserre
la suture des sillages
dans l’océan, dans la crainte
et, là, dans la douleur de ce réfugié en larmes.
.
7
Est-ce que son rire
n’est pas l’anneau de fiançailles
qu’elle cisèle pour leur solitude,
qu’elle cisèle au-delà de la conscience
puis qu’elle laisse leur pesanteur briser ?
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8
Elle sait jusqu’où elle rit.
Elle dépeuple le bar :
tous les hommes cognent furieusement
leurs fronts à l’archipel noir
qu’elle leur jette en pâture sur l’horizon.
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9
Elle oublie les hommes du bar.
Elle s’enfonce dans son rire.
C’est un sentier dans la dune.
Elle veut que son rire rattrape son enfant.
.
10
La crête de la dune s’effrite dans son rire,
tout glisse, les pas de l’enfant
creusent empreintes dans son rire.
Elle rit l’enfant que personne ne voit.
.
11
Son rire si grave soulève
pourtant les nuages qu’en fuyant
l’enfant laisse en empreintes.
.
12
Y a-t-il un seul homme au bar qui entende
dans le versant de fougères sombres de son rire
la respiration du deuxième,
du troisième enfants, endormis sur son sein ?
.
13
Son rire la vêt,
peigne démêle sa chevelure
et moule tièdes les êtres irréels
qu’elle désire et perd au moins une fois l’an
quand l’eau coule trop salée
et que le pont s’effondre.
.
14
C’est alors que son rire
soulève la Terre.
.
15
Elle monte dans son rire,
nacelle légère,
et la voici raclant les tempes
à tous, même au bout de la ville,
même à ceux allongés au cimetière.
.
16
Ils voudraient la suivre dans son rire,
tous du bar et de la ville.
Ils voudraient renaître
mais elle aussi tombe de son rire,
châtaigne sans bogue.
.
17
Tombant du rire,
rejaillissant autre qu’elle-même, riant,
dressant foie cœur cervelle
telles rames plantées verticales
dans le tertre qui l’ensevelit.
.
18
Déchiquetée dans son rire ? Non pas !
Mâchoires et langue, lèvres et cordes vocales
inépuisables.
Elle se recoud seule
au grand sacrifice tant sanglant.
.
19
Seule jamais seule, elle rit l’écho
de ce qui meurt en hurlant et naît en criant.
Seule jamais morte, l’écho la rit,
l’écho de ce qui s’épuise à ne pouvoir mourir.
.
20
Rire si grave projetant l’océan noir
dans son aurore verticale où n’accède
que le très jeune enfant, même avant de marcher.
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21
Rire, crochet si grave
dont elle brode l’océan et le sel piquant
de la chair lourde des hommes aux fortes odeurs.
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Yves Bergeret
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Ouïsolid, l’Oeil et les Lithophones
Le poète Francesco Marotta traduit en italien les paragraphes ci-dessous : https://rebstein.wordpress.com/2021/12/07/locchio-che-ascolta/ . Or il joint à cette traduction-ci celle du passage (traduit par lui aussi) dans Le Trait qui nomme où, juste après cette épisode périlleux, je décrivais il y a dix-neuf ans ce qui se révélait comme un rite, ou plutôt comme mon initiation à un rite.
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Il y a 20 ans les Toro nomu Dogons du village de Koyo, dans le nord du Mali, m’ont emmené presque en haut d’une crête rocheuse verticale de leur montagne de grès orange. Il y avait là un vrai trou dans la masse rocheuse : il faisait sans doute 10 mètres de large, avec vers l’ouest une paroi vertigineuse de 300 mètres de haut dominant la plaine sableuse du Sahara, et vers l’est une paroi de seulement 50 mètres de haut dominant le plateau où se trouvait le village. On aurait pu dire une boutonnière géante pour boutonner le ciel à la terre.
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Nous sommes montés par la paroi la moins haute, celle du côté du village. Sans aucune corde. Je peux vous dire que la descente a été une escalade vraiment très difficile et, pour moi, carrément dangereuse. Les Toro nomu, tous excellents grimpeurs, appellent cet énorme trou, 3 mètres de haut, Ouïsolid ; les rares parlant français m’ont dit que je pouvais l’appeler « L’Oeil ». Des gros blocs de pierre au sol du trou…nous étions une quinzaine… Je ne comprenais pas pourquoi nous étions là.
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Mais soudain, dans mon dos, j’ai entendu des sons cristallins non pas aigus mais graves. Quelques initiés frappaient avec des petites pierres certains des gros blocs au sol. C’était un ensemble extraordinaire de sons rythmés. J’ai vu alors que la surface de certains blocs au sol était usée au point de sembler du marbre ; et les petites pierres dans la main des initiés étaient cylindriques et également usées comme marbre.
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Les sons de ces lithophones rebondissaient extrêmement loin. Les initiés m’ont dit : » nous parlons ainsi avec tous les êtres de la montagne, les gens du village, les ancêtres, les animaux, les esprits ; nous t’avons mené ici pour que ta parole soit portée par ces pierres à tout ce qui parle, vit, respire dans notre montagne « .
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Yves Bergeret
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