Terre claire, à Die, juillet 2017
1
Céramique
Poème en trois quadriptyques verticaux de 100 cm de haut par 35 sur papier Tiepolo blanc 100 % coton en 285 g de Fabriano, qu’Yves Bergeret a créé, peint à l’acrylique et calligraphié à l’encre de Chine sur un bord du torrent de Châtillon en Diois le 5 juillet 2017. Les éléments de collage, sauf deux découpes dans une feuille de comptes d’un charbonnier de Crest en 1907, sont des dessins à l’encre de Chine créés au piquant de porc-épic sur les revers de bouts de carton de boîtes de médicaments par Belco Guindo, Dembo Guindo et Hama Alabouri Guindo à Koyo, dans le nord du Mali, le 14 juillet 2005 ; tous ces éléments dessinés parlent d’un ancêtre mythique, Barka, qui créa et entretint un four lent à poterie à trois cent mètres du village dans le piémont du plus haut sommet, Issim Koyo, particulièrement dense en capacité surnaturelle animiste.
1
L’eau du torrent roule du feu.
Par paliers c’est la joie, rustique et fauve
aux mains pétrissantes.
Voilà, l’amnistie
qui met la montagne sous tes pieds.
*
2
Dans le calcaire et la marne
dans l’argile et le grès
un volcan gronde.
Chaque galet du torrent
garde l’odeur d’un amour
ou d’un meurtre animal.
Dans la terre et la marne
la parole aux mains pétrissantes
reprend l’épopée au départ.
*
3
Sous les mains pétrissantes
l’eau, la terre, le feu
choisissent une âme d’ancêtre :
c’est la forme, tombée du ciel,
humble météorite,
un poème, signature aux mains pétrissantes.
*
***
2
Petite suite
24 très courts poèmes écrits par Yves Bergeret à Die le 16 juillet 2017 ;
on les lit en italien dans une traduction limpide et musicale du poète Francesco Marotta, ici : https://rebstein.wordpress.com/2017/07/29/il-flauto-e-il-tiglio/
1
Tu jettes des cailloux dans le torrent,
l’eau te surprend et rit aux éclats.
2
Tu amasses des brindilles
contre le bassin de la fontaine.
Le jardin chérira ton feu.
3
Tu portes en dormant
une moitié du ciel par paupière.
4
Tu écoutes les oiseaux invisibles.
5
Tu acceptes une plume
de l’oiseau de proie sans nid.
6
Tu regardes le tilleul
étayer tes ancêtres.
7
Tu apprendras avec ta mère
un autre alphabet.
8
Tu glisses au long du bois de la table.
9
Tu vois sous la capuche du vent
les longues phrases non tressées.
10
Tu étais pourtant arrivé au premier sommet
sans peine.
11
Tu souhaites que le ciel
embrasse la fontaine.
12
Tu comprends le boiteux
qui choisit pour s’asseoir et mourir
le rebord de la fontaine.
13
Tu écoutes le ciel chanter
dans le fond de la fontaine.
14
Tu prends la frontière
pour un fond de lac de montagne
qu’on outrepasse au galop d’un mythe.
15
Tu sais rigidifier des fils,
tresser des brins d’osier
quand la parole est l’eau de ton moulin.
16
Tu aimes le vent qui chante avec toi
et les pas de l’étranger
dans l’ombre du tilleul.
17
Tu entends qu’on te répond oui
et tu descends dans la vallée.
18
Tu adosses le joueur de flûte
au tronc du tilleul.
Sa flûte est en bois.
Quelle liesse chez les ancêtres !
19
Tu fais confiance au torrent,
à la porte sans clef du jardin,
à ta meilleure syllabe.
20
Tu manges avec soin
le récit salé de la montagne.
21
Tu reprends l’ombre
que la brindille laissa dans l’herbe
et lui offres une lagune.
22
Tu lies la crête au vent,
la flûte au tilleul.
23
Tu es la paupière du ciel.
Tu es la feuille verte,
estivale et sombre,
jeune tambour infime
dont l’ancêtre et le vent jouent.
24
Tu glisses et pétris.
En somme tu es le son de la flûte
sous le tilleul.
***
3
Hôte au village
Deux quadriptyques verticaux sur Montval 300g de Canson (de format 108 cm par 37,5 ) calligraphiés et peints par Yves Bergeret à Romeyer, près de Die, le 14 juillet 2017
1
Sautant crête, frontière et mer
l’étranger vient rendre à notre village
l’élan
qu’orage et violence bloquaient.
*
2
Sourds nous tremblions dans l’oreille de l’orage
qui couard ne sait que fondre.
L’étranger s’est assis dans la paume de l’orage,
la parole est enfin notre grande éclaircie.
*
***
4
Lézard
Deux poèmes écrits et calligraphiés par Yves Bergeret sur quadriptyques verticaux Rosaspina 220g de Fabriano, suivis d’un poème, créés à Lus la croix haute le 17 juillet 2017, le tout avec une peinture sur plaque de fer créée par Soumaïla Goco Tamboura dans le nord du Mali en juillet 2009.
Cet ensemble-ci, Lézard, se lit dans une remarquable traduction de Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2017/07/25/lezard-lucertola/
1
La montagne est mon lézard impertinent,
seuls des marionnettistes illuminés aux jambes de vent
en savent tirer les fils.
2
D’un lit de galets,
d’un lit de pierres usées que nous jetèrent
les dieux monstrueux,
je fais surgir la couleur d’un poème.
Le poème est notre lézard impertinent.
3
Je peins au sol dans le lit sec du torrent,
la montagne s’enfuit vers le ciel.
Je peins et trace le poème
apaisant la montagne marionnette
farouche et vierge
qui ne veut plus rentrer en scène.
Je peins et trace le poème
qui attrape la montagne par la jambe.
Ce n’est pas le poème qui crée l’action dramatique.
Non plus la montagne, figurante ou actrice,
funeste et mutique, frivole et dure.
C’est l’entrechoc, l’éboulis, le mouvement
qui crée la pièce, l’arrivée haletante
de l’étranger aux pieds en sang,
l’entrée en scène de la parole autre, échevelée.
***
5
Ivoire et quartz
Deux poèmes écrits et calligraphiés par Yves Bergeret sur quadriptyques verticaux Rosaspina 220g de Fabriano, suivis d’un poème, créés à Lus la croix haute le 21 juillet 2017
1
Notre poème donne cap à l’eau sous la terre
et boit le ciel par-dessus l’orage.
Poème, joyeux lézard, donne-nous tes écailles,
elles seront nos sceaux pour nous reconnaître.
Triste lézard, viens manger dans ma paume.
2
Le lézard qui gronde, c’est l’orage,
ah, notre poème avec la tête en bas,
et nous sommes la foule des dents
qui claquant finiront de déchiqueter
la violence dans tant d’ans.
3
On hennit et souffle derrière les frênes.
De nouveau nuages d’orage grossissent,
le vent les pousse du sud
par-dessus les montagnes mauves.
Ivoire des dents, à jamais reste.
Même déchiquetée, la violence
comme chiendent pousse entre les frênes.
Ivoire et quartz,
l’os même des mots du poème,
c’est nature de la parole.
Constance
dont mon vieux corps en se délabrant
se retire, tandis que le cheval invisible
hennit face à l’orage.
Les nuages clairs voire blancs
gravissent avec distinction féroce
ivoire et ciel,
nuages écueils pour rattraper
ce qui de la parole se dilapide
et pourtant certains poètes furent
constants et vigilants
sur les branches des frênes.
*****
***
*
Au Café Andarta, à Die, poème d’Antonio Devicienti
Ayant séjourné à Die, le poète et essayiste Antonio Devicienti a consacré ce poème à un des Cafés les plus créatifs et humains de la vallée. On lit sa version originale en italien ici : https://vialepsius.wordpress.com/2017/06/28/au-cafe-andarta/
*
On sait que le grand site et blog italien La Dimora del tempo sospeso fait très largement autorité en Italie. Il vient de reprendre ce poème-ci d’Antonio Devicienti, tout en l’accompagnant de la présentation que l’on va lire ci-dessous. Celle-ci en outre rappelle clairement l’orientation éthique fondamentale de mon travail. Je remercie sincèrement l’auteur de ce rappel. Il m’a paru utile de le traduire et de le proposer en avant-propos aux lecteurs francophones.
YB
*
Il y a six ans, en plein été, faisaient leur apparition sur ce site les premiers textes (pour être précis, le très beau Poème de l’Etna) d’Yves Bergeret, poète et artiste plasticien de valeur absolue et reconnue, voyageur infatigable, depuis toujours en dialogue avec les cultures autres de l’Afrique et des Amériques, de l’Europe et de l’Asie, grand connaisseur des civilisations liées à l’oralité, estimé et traduit dans le monde entier. Alors pratiquement inconnu en Italie, à la louable exception toutefois d’un groupe d’artistes et d’intellectuels siciliens (et avant tous, Carlo Sapuppo et Pia Scornavacca) qui avaient oeuvré à présenter au public italien ses installations, ses « poèmes-peintures » intenses et impressionnants, en même temps que l’engagement constant du poète provençal en faveur de la cause des migrants.
A partir de ce moment son œuvre a contribué à enrichir La dimora del tempo sospeso dont il est devenu une présence constante, discrète mais essentielle, en parfaite syntonie avec son traducteur, Francesco Marotta ( à qui on doit, entre autres, un des plus beaux essais qu’il soit donné de lire sur l’œuvre de Bergeret ), et en totale cohérence avec l’intention éthico-politique, avant même d’être esthétique, qui est une des raisons d’existence du blog. Pour fêter, à notre manière, l’événement, nous préparons une petite anthologie tirée de la centaine de textes de création et de pages en prose qu’il a voulu nous offrir, sans aucune présomption critique mais en suivant uniquement le fil de l’émotion, de l’implication personnelle et des pistes de réflexion et de connaissance qu’il a su nous nous fournir dès que, il y a quelques années, nous l’avons connu et nous avons commencé à le lire avec une attention toujours plus grande.
Dans l’attente que soit conclu le travail que nous nous préparons, nous voulons partager avec vous l’hommage que lui a dédié Antonio Devicienti, sensible et très précis comme toujours, sur son blog. A l’apparence et à la description, toute en écoute et en participation, d’un lieu bien précis, le Café Andarta, à Die, ville natale d’Yves Bergeret, qui se transforme, de vers en vers, d’image en image, en un vaste portrait réunissant un poète qui nous est et nous sera toujours cher, les valeurs dont sa personne et son oeuvre sont l’expression, les mondes que nous avons connus et habités grâce à ses yeux, à ses couleurs et à ses poèmes, l’humanité que nous avons retrouvée en nous et hors de nous grâce à son exemple. (g.e.m.-rebstein)
La version originale en italien de cette présentation se lit ici : https://rebstein.wordpress.com/2017/07/10/al-caffe-andarta/
***
*
Au Café Andarta on va pour une bière ambrée
et des paroles d’amitié
au Café Andarta les pierres antiques des remparts
et le bois vivant des tables, des planchers
sont des mers profondes qui engendrent des montagnes
sont des montagnes d’écriture grande ouverte
et des livres aux murs qui murmurent des mots
tandis que le poète découpe
et colle les éléments de ses collages et écrit
peint écrit découpe et colle
au Café Andarta vient s’asseoir Boulgakov
et Marguerite est avec lui
sur une serviette en papier
il écrit au stylographe cette lettre si belle qui
semble un papillon – – Ж –
et la serviette s’envole et plane sur le
piano du Café Andarta
où Elytis joue par coeur Bach
puis la serviette-papillon devient
une carte routière de la France,
les sentiers de la Drôme et du maquis,
un livre donné, un manuscrit de René Char,
une marque de pouce dans l’argile humide,
la lampe suspendue au dessus de la table au Café Andarta,
l’appareil photo de Josef Sudek
et son bras arraché – acte de poésie,
les lunettes de soleil de Pasolini,
une mosquée de sable du Mali,
un exemplaire de Lémistè.
Pour Valentina et Yves
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Ankindé seul 孤独的安金德
Ce poème fait partie de l’Acte III de Carène ; il a été présenté et joué à Poissy le 9 juin 2017 dans une production d’ArtYvelines. Il est ici traduit par Zhang Bo, poète de Nankin.
Ankindé va en haut de la colline
tout en haut du bourg d’Aidone.
On ne peut plus habiter plus haut.
Cent kilomètres à l’est le volcan brûle.
Ankindé prend un vent dans sa main gauche
et dans sa main droite il attrape la guirlande noire
des noms de toutes les îles que le vent survola.
Dans sa main gauche le vent se débat.
Et rage. Ecorche la paume d’Ankindé.
Et refuse à toute force de voir les noms des îles.
Ankindé alors s’amenuise, se durcit, se glisse
dans le noyau de la rage du vent.
Il blanchit la rage du vent.
Le volcan rentre dans la brume et s’éteint.
Ankindé ouvre sa main gauche,
le vent se retourne sur le dos, on voit son ventre blanc.
Ankindé devient l’onde du ciel
et l’onde va entrer dans le grand récit.
安金德走向丘陵高处 (1)
阿依多内村的最高处。
无人能在更高处栖居。
向东一百公里火山在燃烧。
安金德用左手握住一阵风
用右手捉住由风飞过的一切岛屿的名字
组成的黑色饰带。
在他的左手中风在挣扎。
在发怒。擦伤安金德的皮肤。
竭力拒绝去看岛屿的名字。
于是安金德变小,变硬,滑进
风的怒火的核心。
他漂白风的怒火。
火山归于薄雾并渐渐止熄。
安金德展开他的右手,
风翻身仰卧,人们看到它的白腹。
安金德成为天空的波浪
波浪将涌进伟大的叙述。
*
Ankindé se rappelle un refrain de chant de chasse :
son grand-père le chantait une heure avant l’aube
et partait en pleine brousse
là derrière le fleuve sec de la peur
là où les lionnes se laissent téter
par les génies des orages et des vents.
安金德回想起一段捕猎之歌的曲调:
他的祖父曾在黎明前一小时唱起这旋律
然后走向荒野
在那干枯的恐惧之河后面
在那狮群任由暴雨和狂风的精灵
哺育的地方。
Ankindé se rappelle les minuscules dessins à ne pas regarder
qu’on cousait dans une menue bourse de cuir
à porter au cou pour chaque voyage.
安金德回想起在人们每一次旅行都挂在脖颈上的
皮质锦囊中缝缀的
不得观看的精细图案。
Ankindé se rappelle mais hésite,
se rappelle mais trébuche,
se rappelle mais ne sait pas nager,
se rappelle mais préfère l’amitié du vent blanc
se rappelle mais hume la peau de sel de l’avenir,
peine à se rappeler, perd la soif, lance le fil
du haut de la colline entre les buissons que le vent tort,
lance le fil de son récit qui entre
et entre dans la caverne chorale du grand récit.
安金德回想但却犹豫,
回想但却失蹄,
回想但却不知如何划水,
回想但却偏爱白风的友谊,
回想但却嗅闻未来之盐的表皮,
艰难地回想,失去焦渴,从丘陵顶端投出线索
在风绞过的荆棘之间,
投出他叙述的线索这叙述进入
进入伟大叙述合唱的洞穴。
“ Le ciel est ma caverne tiède ”.
Le ciel est la carène de la barque retournée.
“天空是我温柔的洞穴”。
天空是返程舢板的船壳。
*
Une heure avant l’aube le merle de mars
chante à toute force dans l’oliveraie
au bas de la colline. Il dresse les oliviers,
il enfle la colline, il incline les chemins du ciel.
Il n’y a pas d’amarre au pied de la colline,
il n’y a pas la mer au pied de la colline.
Seulement les vagues terreuses et la houle râpeuse du futur,
les bourrelets boisés et les vallons noirs qui vont et viennent
dans les reprises du chant du merle.
Seulement le futur écroulé de sommeil sur lui-même
comme l’homme piteux sans enfants ni petits-enfants ni neveux.
Le merle à toute force chante en bas dans l’oliveraie.
Ankindé en haut de la colline taille des marches
dans l’éboulis céleste, dans la caverne du ciel,
conduit encore plus loin les chemins du ciel
doucement sur le ventre blanc du vent tiède et dur.
黎明前一小时海鸦
竭尽全力在丘陵底部的
橄榄园中歌唱。它竖起橄榄,
它放大丘陵,它弯下天空的道路。
在丘陵脚下没有缆绳,
在丘陵脚下没有大海。
只有大地的波浪与未来粗粝的海涛,
树木繁茂的山脊与黑色的山谷来来往往
在乌鸦反复的歌声中。
只有因沉睡而崩塌的未来
好似一个没有子孙后代的可怜人。
乌鸦竭尽全力在低处的橄榄园中歌唱。
丘陵高处的安金德开凿台阶
在天国的废墟中,在天空的洞穴中,
把天空的道路引向更远的地方
轻轻地在温柔而严酷的风的白腹上。
*
(1)
安金德是来自非洲某个具有泛灵论文化背景种族的男性名。许多非洲人在成为穆斯林后更常使用穆斯林化的名字,本诗的主角则选择保留其传统的泛灵论名字。
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