Une tasse de café qui en signifie deux, d’Antonio Devicienti
La version originale en italien se lit ici : https://vialepsius.wordpress.com/2016/12/28/una-tazza-di-caffe-che-ne-significa-due/
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Le poète, qui s’attribue à lui-même avec conviction et orgueil ce nom de poète, explore à pas lents et très lents la banlieue en en cherchant l’humanité et en entretissant de très longs dialogues avec les êtres humains qui l’habitent.
Dans sa poche le poète porte un livre de René Char et, assis à une table de Café, observe les personnes, en écoute les voix, prend sur un carnet note de la vie qui, sans répit, coule dans ces salles vitrées, sur ces trottoirs bien visibles depuis la table où une tasse de café dit le suspens et la méditation du corps-esprit.
Le poète me parle d’une table en bois entre deux fenêtres qui donne sur le vertige de l’Océan et d’une petite fille qui joue, heureuse avec la lumière et avec le sel des embruns ; le poète me raconte des escalades vertigineuses dans le corps vivant de la falaise et me parle d’un autre ami et poète, à la monacale concentration.
Dans son corps le poète porte la douleur et dans l’esprit il entreprend un voyage de traversée et d’élan (pas toujours ne répond le corps aux sollicitations, mais l’esprit est impatient, tyran parfois, car il a faim) ; l’esprit a une faim inextinguible.
Le poète aime les poèmes qui naissent à quatre mains (quatre mains signifient deux esprits qui se rencontrent, deux histoires qui se mêlent, deux visions qui s’accostent, deux allures qui se conjuguent, deux qui s’entretissent, s’entrecroisent, se traversent, se touchent, se desarrollan en fugue de Bach).
Le poète fredonne Bach et lui-même, en tâtant sa cheville douloureuse, se rappelle qu’il porte dans ses tendons et ses muscles, dans sa peau et ses os la même minéralité que la montagne du Vercors, la même poussière sur laquelle veillent les esprits et les animaux sacrés de la falaise des Toro nomu -comme un coup de poignard, lui traversent l’esprit la nostalgie et le besoin de l’air immense, sans limites, à la belle étoile…
Le poète vit en poésie chaque instant de sa propre existence : parfois sa journéepoème devient écriture, plus souvent elle est aller, regarder, converser : elle est chercher des êtres humains, parler avec eux, en écouter la poésie du ton de la voix et de leur vie tandis qu’elle se raconte, quand elle est racontée.
Le poète n’a pas honte d’être poète (et pourquoi le devrait-il ? uniquement parce que parlent ainsi les pontifes de l’aridité, de l’avarice et du coïtus interruptus ?) – lui lit l’espace et, comme ses amis Toro nomu, pose des signes dans l’esprit de qui lui parle, tandis qu’il s’abreuve aux paroles des gens, à leurs gestes, aux signes que toute personne a sur sa peau, dans ses vêtements, dans l’intonation de son parler.
Le poète, qui regardant l’Europe en voit le racisme invétéré, l’orgueil vaniteux, l’alanguissement épuisé sans plus d’élan, l’inutile complaisance dans des intellectualismes amorphes, le poète correspond intensément avec des poètes qui ont les mains salies (merveilleusement salies) par le quotidien ; l’un est, par exemple, l’ami qui monte sur la montagne pour observer, solitaire pendant des journées entières, le vol et l’envol d’oiseaux de haute altitude et en rapporte, de retour dans la vallée, des récits d’émotion immuable, de conviction immuable.
Le poète ne sait pas que, en ce moment, tandis que pensant à lui j’écris à son sujet, j’écoute la voix de Mercedes Sosa puis celle de Maria Farantouri, et je suis ému aux larmes parce que je considère et reconsidère leur courage et leur détermination, parce que l’émigration a marqué au fer rouge leurs esprits ; et le très jeune poète migrant qui a débarqué en Sicile a entre les mains un poème en forme de carène qui fend la nuit et défie la haine ; et lui, venu d’Afrique, a rencontré le poète, enfant d’Europe et Ancien d’Europe et ensemble ils ont parlé, écrit, peint. Et la Sicile, de toute beauté et stratifiée, reste immobile, enchaînée à un Moyen Âge, qui est le sien, sans futur.
Le poète qui connaît Prague et Lisbonne, la Martinique et Chypre, qui habite des salles pleines de noblesse creusées dans la pierre millénaire de remparts romains et, en même temps, deux chambres minuscules dans le corps séculaire de Paris, le poète ouvre un livre d’Elytis pour recueillir dans son propre regard la marche incessante de la poésie, l’horizon très vaste du chant.
Le poète invite volontiers à s’asseoir avec lui une personne qui, passant par là, a les dents cariées par la beauté de la vie (et par son acidité). Misérables les nombreux poètes blafards qui ne se lisent qu’eux-mêmes. Une amie qui raconte lucide et enthousiaste comment elle combattait dans le maquis, une autre encore, enfant de la Russie, qui offre dans son Café une très bonne bière fraîche couleur de l’ambre et des étagères regorgeant de livres, une tasse de café qui ait goût de France ou de Turquie ou de Grèce et dont chaque gorgée reflète une note de Bach, un vers de Frénaud, un signe signifiant « montagnevive », un son créole antillais, tout cela est acte de remerciement pour ce qui existe.
Antonio Devicienti
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Tour Eiffel, Notre-Dame, Panthéon, avec Emile C. (2)
Ensemble de trois diptyques de format 32,5 cm de haut x 50 sur papier Canson 200g, créés en pensant à des grands monuments de Paris, par Emile C., 17 ans, et Yves Bergeret ; textes, graphismes et collages sont de la main des deux ; comme pour les premières oeuvres publiées ici le 11 décembre dernier, les thèmes sont choisis par Emile C.
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1
Le 19 décembre 2016, sur le thème de la Tour Eiffel
Fer et acier et fonte
le bateau vertical
tire en sillage sa ville
dans l’océan du ciel
plus haut plus haut,
fer et acier et fonte
le bateau vertical tire vers l’aigu
le chant de la ville
jusqu’au bout du monde.
YB
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Au bord de la Seine une très grande vieille dame.
Cette très grande vieille dame elle existe depuis l’exposition universelle de 1889
pour fêter la Révolution de 1789.
EC
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2
Le 21 décembre 2016, sur le thème de Notre-Dame de Paris
Répondant au mythe qui essaye de nous enivrer,
tant d’artisans et de maçons et de maçons
ont dressé le grand mur de sculptures
qui nous donne en miroir les générations des générations
vigilantes dans les vents
et somptueusement muettes
dans les cris et les bruits de la ville.
YB
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Notre-Dame de Paris elle est si belle.
Elle a été construite dans les années 1200
essentiellement à la main avec les poulies et les cordes
C’était un travail de Titan.
EC
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3
Le 24 décembre 2016, sur le thème du Panthéon
Hommage aux grands hommes qui sont morts
dans le Panthéon au cœur du Quartier Latin
dans le V arrondissement de Paris
au nord du jardin du Luxembourg.
EC
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Les dieux remisés au vestiaire
nous ont laissé l’épais tapis des mythes
et maintenant hommes et femmes de conscience et de volonté
déploient couleurs et récits,
archipel où nous accostons tous, vous et moi,
archipel divers et sans fin ni frontière
où en cabotant se construit la longue épopée humaine.
YB
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L’Errance, 1991-1993-2005-2016
Si legge in italiano, tradotto da Francesco Marotta, qui : https://rebstein.wordpress.com/2016/12/22/lerranza/
Petit carnet de format 16,5 cm de haut par 12,5 en papier chiffon à la cuve de 350 g, créé et cousu à la main en 1991 par l’artiste Gille Lenglet, sur lequel j’ai écrit en décembre 1993 un cycle de poèmes intitulé L’Errance, en réponse à une demande du poète martiniquais Monchoachi : à cette époque je parcourais en tous sens les volcans et « mornes » des Antilles et, entre Digne et Nice, la haute montagne du Grand Coyer . En juillet 2005 j’emportais ce petit carnet au Mali ; au village de Koyo le peintre-cultivateur Hamidou Guindo y ajoutait ses signes à l’encre de Chine et à l’acrylique bichrome.
Hamidou Guindo, alors âgé d’environ 35 ans, posait ici pratiquement tous ses signes comme incitateurs de fertilité, signes de pluie et de gouttes de pluie, semences et graines, paroles de création, rafales du vent pendant la fécondante saison des pluies, juillet & août, où les actes et les rites afin d’entretenir les rares terrasses cultivées dans sa montagne sont essentiels pour la vie de Koyo, son village dogon Toro nomu. Où pendant dix ans je suis revenu pour de longs séjours créer en dialogue avec Hamidou et cinq autres peintres-cultivateurs.
YB
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Me reposant allongé dans la pente
sur un fouillis de pierres plates mêlées de neige,
midi, étant descendu du col où soufflait un vent glacé.
J’entends sous mes os sous les pierres
le chuintement infime de la fonte au soleil.
En face dans une pente plus haute,
d’un blanc presque aveuglant,
claquent crient des pierres rares
déchaussées par le soleil,
rares, tombent. Menus cris dans le vide.
Je m’endors. Je rêve aux glaciers
glissant dans les vallées désertiques,
langues des grands vents du ciel
endormies sur des lits de pierres polies.
Un sursaut de quelque chose qui gronde,
un bref souffle repris
et la glace en séracs descend l’escalier
(ou la pente brisée) en secouant
de ses épaules brumeuses
les petits bris de l’amour perdu.
Puis je vois un cheval au loin dans la brume.
Puis un homme qui court
au bord de la route dans la brume dorée.
Au pied des arbres dénudés
l’humus brun, des fougères jaunies.
Je rêve au carrelage blanc
posé sur les tombes de la Martinique
comme des petits coups de rame,
réguliers, tendres, à peine sonores
sur l’eau étale de la fonte des terres et des corps.
Que le poème soit alors
qu’il dévide alors
le mince fil de la pensée
dansant comme une ombre
sur la dérive venteuse des eaux de la terre.
Que le poème soit alors
qu’il dresse alors
dans la mouvance instable des choses
un cortège d’images moins provisoires,
belles comme les fresques sous les voûtes,
insatisfaites comme les tasses trop petites,
belles comme la foulée d’un corps
sur la neige dure encore sous le vent de l’aube,
heureuses et inquiètes comme une famille de réfugiés
débarquant en guenilles dans l’aéroport,
tombant déjà au bas d’une pente boueuse
où fond la neige.
Que du poème il reste alors
aussi seuls que les pierres tombant dans la pente
les cris d’une toute petite fille
criant au fond des aéroports où l’on dérive sans fin,
ses cris aussi réels
que les montagnes blanches mouvantes
où l’on est né
et où l’on retourne dormir
dormir sur elles qui bougent
et fondent dans la lumière.
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Mail d’hier soir, d’Anne Michel
La Ville, d’Anne Michel, 25 cm x 32, technique mixte sur papier, 2012
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Jean Teiller, c’est vraiment bien ce qu’il écrit dans la présentation du blog, concernant la langue-espace, c’est très clair.
J’aime beaucoup relire des textes, le soir, avant de me coucher.
Le métro passe sur l’espace-de la langue aérienne (sur les ponts métalliques), le café des Wallons est fermé depuis longtemps, la lune est brillante et pointue, une étroite fente dans le bleu de la nuit.
Dehors, la petite cour est froide et déserte. Sur le boulevard, le Monop’ a baissé son rideau métallique depuis une heure. La vieille Rom toujours assise au même endroit sur une caisse qu’elle s’est aménagée en banc, est partie, j’ignore où. Elle laisse souvent bien pliées quelques fringues sur ce petit banc de fortune adossé au grillage des mini jardins sur le trottoir, vivement l’oxygène !
Et abandonne son balai, posé au sol, en long. Ses yeux rougis, exorbités, regardent inlassablement les gens passer, mémés et pépés du coin, touristes fagotés n’importe comment, enfants qui zigzaguent sur leur skate-board.
Et les chevilles des poètes, tandis qu’ils dorment, roulent doucement leurs muscles délicats pour y faire revenir le sang, la force et la souplesse.
Ne cours pas tant dans la froide avenue, clopin-clopant la nuit avance, les rats dans les égouts couinent dans l’eau souillée, ainsi va le corps de la Terre, avec ses avoines et ses créatures, son grand plafond désert et le triste souvenir du lamentin du Jardin des Plantes assassiné par des plaisantins cruels.
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Lumières de la ville, d’Anne Michel, 22,5 cm x 16,2, technique mixte sur papier, 2010
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Pour connaître l’oeuvre d’Anne Michel : annemichel.fr
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Ciel, Etoile, Concorde, avec Emile C. (1)
Ensemble de trois diptyques de format 32,5 cm de haut x 50 sur papier Canson 200g créés en pensant à des grands espaces ouverts à Paris, par Emile C., 17 ans, et Yves Bergeret ; textes, graphismes et collages sont de la main des deux ; les thèmes sont choisis par Emile C.
1
Le 20 novembre 2016, depuis un 5ème étage, devant un ciel d’automne
Il y a des nuages et de la pluie, des arcs-en-ciel.
La nature est vraiment magnifique.
Il y a des cheminées, des arbres.
EC
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Le ciel est par-dessus les toits,
si gris, si blanc,
battant dans les ailes du grand oiseau invisible
qui nous donne son souffle à deux temps
entre les ombres rapides où glissent
les mots du mythe fabuleux, déjà piaillant
sous les pierres rondes des nuages.
YB
2
Le 26 novembre 2016, sur le thème de l’Arc de Triomphe, place de l’Etoile
Hommage au soldat qui partit sans retour,
au vent qui passe sous l’Arc,
aux avenues qui migrent à toutes voiles
vers les plus lointaines îles
qui migrent à leur tour
dans la grande rotation humaine.
YB
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Il y a huit avenues.
Sous l’Arc de Triomphe
il y a la tombe du soldat inconnu,
les gens qui sont morts pour les guerres de 14 et 39.
EC
3
Le 10 décembre 2016, sur le thème de la Place de la Concorde
Sur la Place de la Concorde au milieu
il y a un obélisque.
Tous les 14 juillet c’est le jour de la fête nationale.
C’est l’endroit où le Tour de France arrive,
le défilé arrive.
EC
*
Tourne la foule, tournent les bus
autour du plus vieux doigt du monde,
tournent vélos et voitures
autour de l’obélisque qui regarde
devant et derrière par-dessus les siècles,
qui regarde les escales de joie ou de sang
des voyageurs girant sans fin
YB
*
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L’Aube à Die, d’Antonio Devicienti
Remerciement pour une hospitalité, du 30 octobre au 2 novembre 2016
Se le case sono fatte della stessa pietra
della montagna
e i pavimenti di legno della stessa materia
del bosco –
se la luce che sale lungo la meridiana
dei muri
sempre ripete la bellezza dell’inizio
la scrittura dovrà essere degna
della serietà del mondo.
Si les maisons sont faites de la même pierre que la montagne
et le plancher du même bois que la forêt –
si la lumière qui monte sur le cadran solaire des murs
sans fin répète la beauté des origines
l’écriture devra être digne
de la gravité du monde.
*
Un poema che raccolga lo spazio
chiuso e vasto
tra due case affrontate
che si faccia spazio
ascendente mentre l’occhio che legge
discende
dall’alto in basso della pagina.
È guardare (è scrivere) il segno
del sole
tra i muri, le porte, le finestre.
È ricordare le mani che fabbricarono
le generazioni che abitarono
le piogge che scesero lungo muri di pietra vivente.
Un poème en acte
qui réunisse l’espace
clos et vaste
entre deux maisons
l’une face à l’autre
qui se fasse espace
ascendant tandis que l’oeil qui lit
descend
du haut vers le bas de la page.
C’est regarder (et écrire) le signe
du soleil
entre les murs, les portes, les fenêtres.
C’est se rappeler les mains qui construisirent
les générations qui habitèrent
les pluies qui descendirent au long des murs de pierre vive.
*
Questo versante della pagina
avrà scabrosità di porosa pietra
friabile al tocco del tempo
una città nella quale
un impresario di milonghe
offrirà locandine dipinte a mano
a chi voglia rammentarsi
un paso doble che fece innamorare.
Il graffio sul legno del portale
(alfabeto dimenticato che impetrava
con punta di chiodo o lama di coltello
la forza di dire in tagli da sgorbia
il diritto d’accedere alla luce).
Ce versant de la page
aura rugosité de pierre poreuse
friable au toucher du temps
une ville dans laquelle
un impresario de milongas
offrira des affiches peintes à la main
à qui veuille se rappeler
un paso doble qui fit tomber amoureux.
Le graphisme sur le bois de la grande porte
(alphabet oublié qui induisait
à la pointe du clou ou à la lame du couteau
la force de dire en entailles de gouge
le droit d’accéder à la lumière)
se répercute jusqu’ici
où le signe tisse des visions.
*
l versante della pagina a fronte
lascerà affiorare impronte
da spettacolari mondi
dove abitano parole meravigliose
(Fernweh, Praça das Amoreiras, croniqueur de signes)
…………………..
mentre la montagna il cui cuore accoglie
le nascite
e che contiene tutte le parole possibili
lascia evaporare la nebbia
allo scaturire dell’alba.
Scalarla non sarà sfidarla –
né conquistarla.
Ma amarla.
Le versant de la page en face
laissera affleurer traces
des mondes spectaculaires
où habitent des paroles merveilleuses
(Fernweh, Praça das Amoreiras, chroniqueur de signes)
……………….
tandis que la montagne dont le cœur accueille
les naissances
et qui contient toutes les paroles possibles
laisse s’évaporer la brume
lorsque jaillit l’aube.
L’escalader ne sera pas la défier
ni la conquérir.
Mais l’aimer.
*
traduit par Yves Bergeret
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