Archive | avril 2020

La Colonne et nous

Le dimanche 26 avril 2020 j’ai vu entre le cimetière de Die et le petit théâtre du bourg un modeste chantier. Il semblait arrêté. Au milieu, un tronçon de colonne excavé et couché à terre. Le 27 avril j’ai écrit et mis en espace ce poème, en deux exemplaires sur triptyque de format déplié de 25 cm de haut par 65, sur papiers monochromes avec des collages en papiers très variés.

 

Yves Bergeret

 

 

 

1

 

 

« Le vent du Sud m’a emporté jusqu’ici.

Mon granite est splendide.

– Impossible de te croire.

Au sud de nous, ce n’est que calcaire, gravier,

sables. Puis la mer et son sel.

– J’ai porté fronton d’un temple romain.

Vous n’avez retrouvé qu’un tiers de moi.

Ma part majeure divague en secret

dans les murs de vos maisons.

– Impossible de te croire.

Allez, qui parmi nous a bris de granit sous son lit ?

– Vous ignorez ma jumelle, écroulée sous terre,

elle aussi devant votre cimetière ».

 

 

 

 

*

2

 

 

« Vous dîtes : d’une seule main je ne peux cultiver.

Moi aussi je dis : une colonne seule ne porte rien ;

le fronton, le toit, l’arche réclament la seconde

et même plus. Ensemble les dieux tolèrent ;

si l’un d’eux prétend être le seul, il massacre.

 

– Impossible de comprendre tes trois minéraux.

– Feldspath, quartz et mica que votre œil nu

discerne parfaitement sont les vertèbres et les dents

de ceux, tailleurs en carrière, esclaves des charriots,

marins de la Méditerranée et des fleuves,

esclaves du chantier qui me font voyager

au prix de détours harassants depuis les Alpes

et me reposer ici un moment dans votre humus.

 

Vos terrassiers et vos archéologues l’exhument

devant votre cimetière parce que j’ai voulu saluer

vos morts. Ma jumelle dort sous les gradins

de votre théâtre.

 

Les lamelles bariolées de vos iris saluent

les mille grains de mes minerais et les ramènent

à la vie de plein vent, où ensemble nous bâtirons

un monde plus aimable.

Merci à vous. »

 

 

 

 

*

*

***

*

 

 

 

 

 

 

 

 

La Maquette (2 La maquette)

Voici la deuxième partie du poème Maquette. On trouve en tête de la publication de la première partie ( https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2020/04/21/la-maquette-1/)  les indications techniques nécessaires.

 On lit en italien ce deuxième épisode de La Maquette dans une traduction ample, fluide et architecturée du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/05/01/il-plastico-2/

YB

 

 

 

L’architecte nous a fabriqué sa maquette,

labeur tenace qu’il a fait, qu’il fait flotter

belle et nécessaire utopie

par-dessus toute tempête,

labeur vaste comme une épopée.

 

Vif et vivant est devenu l’empilement

des strates de carton, féline et fertile

est devenue la maquette dès que les femmes

l’ont chantée : alors, même des entrailles

de la violence, ont jailli les mille couleurs

de l’espérance, a jailli le ruissellement

de la parole par le haut et le bas des rues,

des roches et des jours,

la parole aube.

 

 

*

 

 

Maquette est poème,

poème est maquette,

forte foi future toujours bâtie

de main d’homme, grenier de plein ciel.  

 

 

*

 

 

« Depuis le zénith au dessus de la source

je regarde les rues, je les fais monter et descendre,

je fais se lever et s’abaisser les maisons de carton

comme balançoires où jouent les enfants

très petits encore des femmes qui chantent.

 

C’est moi qui depuis le zénith descends

en contournant les nuages de l’aube

pour en étudier et nommer les contours merveilleux.

C’est moi qui descends jusqu’à l’oreille de l’architecte

et l’inspire en son long projet ;

je lui pressens beaucoup de douleurs

et de joies après qu’il en a déjà vécues tant

car sa vision est de sincérité, de liberté

et d’audace.

 

C’est moi qui inspire et aspire,

qui aspire depuis la source rouge la parole,

elle qui avec l’opiniâtreté des mythes remonte

et traverse l’huile sombre opaque

calcinante mais la parole n’en a pas

la moindre douleur ;

c’est moi qui ensuite lui fais traverser

les strates du carton ondulé.

 

C’est moi qui aspire les bancs de poissons

qui jaillissent du feu noir jusqu’à vers

mon point zénithal avant de retomber

en pluie d’or et de couleurs.

 

Je suis la parole dans la parole,

c’est-à-dire l’esprit des poissons

et la sève de la pensée,

le nerf invisible de l’effort invisible

qui superpose les strates de carton ondulé

et distribue sans compter les couleurs.

 

Je suis l’esprit de la parole qui pivote

autour de la source rouge et fait aller

et tourner le cortège des femmes à grave voix.

 

Je m’habille du chant des gorges des femmes.

La maquette est mon diapason dont vibrent

la pensée, toute personne, tout poème

passé et futur. Je suis la parole dans la parole. »

 

 

 

*

Vibre le carton, s’émeut le carton

enserré dans son intimité

se tend, s’émeut le carton.

*

 

 

« Ma lente origine est l’humain dialogue.

En me débattant en me contorsionnant

en m’écorchant en me blessant

je suis sortie des cris, des hurlements et des haines

et ai peu à peu trouvé la forme

simple et ouverte qui donne sens

et à la personne et au monde.

 

Si on me laisse être claire,

si les aboyeurs sont tenus à distance

je suis le socle nu et invisible

d’où se bâtissent tout lien, toute carène

et jusqu’à l’architecture la plus subtile.

 

Je suis la rosée des hommes et des femmes

se déposant chaque aube sur le réel en furie.

Je suis le regret et le désir du nuage d’aube.

Je suis vous et toi et moi.

 

Si rosée je m’évapore et vapeur

je m’élève jusqu’à mon propre zénith,

je suis toujours humaine et sensible.

Tout dogme me fait pleurer car il tue.

 

Je suis au fond de vous, sève vertébrale,

et à la fois je suis votre zénith.

La source rouge est ma confluence

de vous à moi et de moi à vous, elle est

l’honneur et la joie claire de vous à vous. »

 

 

 

*

Petite maquette déjà ignifugée,

jeune tremplin sculptable,

chaloupe qui est colline et ville,

tanguant sur la violence du monde.

*

 

 

 

 

*

***

*

 

 

La Maquette (1 La tempête)

Voici la première partie d’un poème que j’ai commencé à écrire le jeudi 19 mars 2020 à Die, où je suis retenu par les menaces réelles et insaisissables de la pandémie. J’ai réalisé certaines strophes sur triptyques de format déplié 25 cm de haut par 65 en double exemplaire, sur et avec des papiers très variés dont j’ai travaillé certains en gestes d’acrylique avant d’en faire collage.

La maquette en cours, simultanément, de travail est de l’architecte Dario Lo Bello ; c’est lui qui en a pris les photos, dans son atelier à Venise.

Voici la splendide traduction en italien de cette première partie, par le poète Francesco Marotta : https://rebstein.wordpress.com/2020/04/28/il-plastico-1/

 

 

Yves Bergeret

 

 

*

 

 

 

En ce temps de cruauté

où la montagne nous est dérobée,

où l’horizon nous est dérobé

l’architecte en découpant à l’échelle

d’un cinq centième, en superposant,

en collant par strates, du carton ondulé

a fabriqué une haute colline rocheuse

au dessus d’une rade

de carton ondulé.

 

Puis m’en a envoyé par mail la photo.

« Consolons-nous, m’a-t-il écrit.

Demain je poserai les bâtiments ».

 

Maquette de fiction, qui plus est en photo,

petite promesse d’un vaste futur :

ah, ce pourrait être l’ouverture d’un récit

cheminant comme maint récit, refondant

qui le dit et qui l’écoute.

 

Or nous voilà ballotés entre divers récits.

Peu nombreux sont les récits actifs.

Entre eux beaucoup de creux, d’intervalles

toxiques, jamais vides : la violence insonore,

la tempête sombre, y cognent en tous sens,

océan en furie…

Nous sommes là. Inquiets, vigilants,

juste assez allégés (certes graves)

pour ne pas couler.

 

 

*

 

 

 

 

Depuis l’arrière de la colline de carton

s’avance un cortège de femmes

au chant grave et ferme.

Petits tambours à peau très tendue,

je ne sais qui tient les tambours, qui les frappe.

Chaque syllabe du chant est un pas du cortège.

Trois mêmes notes aux tambours.

C’est le chant qui est cortège.

Les femmes voguent à l’intérieur du chant.

Graves et légères elles ne coulent pas.

Ne s’enfoncent pas.

 

Elles avancent sur le creux noir

entre les récits, dont trop sont

de marbre et d’acier.

Elles voguent entre les récits.

Féminin est le chant.

 

La colline de carton de l’architecte

flotte. Vogue sur la violence.

Ses strates de carton ondulé vibrent

et craquent sur la tempête de feu.

La colline s’enflamme.

 

 

*

 

 

Une chanteuse du cortège

marche devant les autres.

Sa gorge va devant les autres gorges.

Sa gorge soulève la colline de carton

sur le creux noir et les gouffres amers.

Le creux noir brûle. Comme huile en feu.

La colline brûle sans fumée

ni cendre mais reste,

mais survit, colline

souple sur les remous des flammes

et du noir. La voix de la femme

embrasse la colline et

l’enfante.

 

Les autres femmes glissent en cortège

dans le souffle de la nouvelle-née.

La colline de carton reçoit

le souffle des chanteuses graves.

 

La colline vogue,

fière voile dans laquelle soufflent

la chanteuse première et ses sœurs.

 

La colline qui brûle

ne se consume pas.

 

C’est ici que l’architecte sait qu’il peut

poser les bâtiments. Petits bouts de

carton encollés dans les ressauts de la

pente de la colline. Et il m’envoie par mail

la photo de la colline habitée. Petits édifices,

voyelles idoines au chant.

 

 

 

 

*

 

 

La colline de carton se déplace.

La ville de carton sur la colline

de carton se déplace.

Des poissons jaillissent du fond

du creux noir et sautent par-dessus

la colline qui va.

 

De toutes les couleurs sautent les poissons

puis retombent à l’eau noire, qui brûle,

mais elle ne consume pas les poissons.

 

Ils tressent en sautant, les poissons,

une grande nuée de cent couleurs, les poissons,

couleurs flottant dans le ciel de la ville qui va.

 

Chantant les femmes hissent

du fond du creux noir en feu noir

les poissons.

 

Sautant hors de l’eau opaque

les poissons ouvrent la lumière

aux cent couleurs.

La ville vit.

 

Chaque goutte salée qui retombe

s’incarne, se cristallise dix secondes

en pas et en pas et encore en pas

du cortège des femmes qui chantent.

 

 

*

 

 

 

Au toucher des gouttes de sel

les roches en rythme aussitôt se colorent.

Les strates de la colline de carton

sont couches de roche rouge,

couches de roche bleue.

 

Au tomber des gouttes de sel

les édifices sur la colline de carton

se peuplent, c’est l’aube,

c’est le moment. Chacun se retourne sur son lit,

la première lueur traverse les paupières

et la ville veut parler.

 

Murs ocre et orange,

blanches façades où les femmes

ouvrent les fenêtres dans leur chant,

dans le soleil qui va par le ciel,

dans l’enfant qui vagit

et dans le creux noir brûlant qu’elles écartent.

 

Murs orange et blancs

escaladent la pente de la colline,

murs colorés, pans des robes, de la taille

au pied, des femmes. Elles chantent en cortège,

légères et graves ; elles montent la pente,

elles allègent la ville,

l’architecte est leur fils,

elles apaisent le feu noir du creux noir

et des gouffres amers.

 

L’humble carton, que chaque nuit

découpe et colle l’architecte,

se mue en chair vive du poème qu’ici j’écris.

 

Or voici le point rouge

vers le bas de la pente,

la source

où la parole jaillit.

 

 

 

*

 

 

 

*

***

*

 

 

 

 

 

 

 

La Vie 生活 La Vita

Poème pour rétorquer à la menace de l’épidémie, écrit en double exemplaire par Yves Bergeret à Die du 8 au 10 avril 2020 et accompagné de gestes d’acrylique et de collages (dont des fragments de cahiers de compte de 1850 et 1903), sur cinq diptyques en Canson « C » à grain de 180 g, au format déplié de 24 cm de haut sur 32.

 

*

 

Ce poème se lit dans une traduction italienne lumineuse du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/04/15/la-vie-la-vita/

Il se lit également dans une élégante traduction chinoise du poète Zhang Bo, de Nankin, ci dessous, après la version originelle française.

 

*

 

 

 

1

 

 

 

Voici ta voix qui creuse la boue sèche,

fissure le ciment poreux de la peur

et propulse ce qui traînassait

de frêle en toi et en nous

vers l’autre versant de la montagne,

celui du soleil jamais assez furieux

contre les vieux mécomptes.

 

*

 

2

 

 

 

Voici ton œil

qui vole sur l’océan.

Voici ton œil, l’associé muet

de la vague somptueuse

qui déchire la torpeur

et crée le rythme.

Ta paupière bat, c’est l’écume, la grande

diction, c’est notre humaine histoire.

Voici ton œil, beau comme la loquacité

heureuse.

 

 

*

 

3

 

 

 

Voici ta silhouette

mais elle n’a rien à voir avec toi.

Elle court après toi,

tu cours malgré elle.

 

Voici la fourrure de tes mensonges.

Empaille-la. Tes professeurs de mensonge

vont s’étrangler d’indignation.

Voici la dépouille, ta face mortelle de pitre.

Voici la dépouille, elle est fumée vague

d’un feu de feuilles sèches.

 

 

*

 

4

 

 

 

Voici tes deux roues à aubes.

Tourne aussi bien l’une que l’autre.

L’une monte, l’autre descend.

L’une, l’effort. L’autre, le sommeil.

L’eau dans les godets

répète liberté, liberté, liberté.

 

 

*

 

5

 

 

 

Voici ton passé et sa dépouille

jetés sur le sable.

Laisse tes enfants courir sur la dune.

L’eau chérit la verticalité.

 

 

*

 

生活

 

1

这就是你的嗓音,

它挖掘干涸的泥浆,

崩裂恐惧构成的多孔水泥,

并把那些拖延不决之物

还有你与我们身上脆弱的部分

推向另一侧山坡,

那里阳光对于旧时的失望

从不太过狂怒。

 

2.

这就是你的眼睛,

它在大洋上飞翔。

这就是你的眼睛,无声地结合于

奢华的海浪

海浪撕碎麻木

创发韵律。

你的眼睑眨动,这是泡沫,伟大的朗诵

这是我们人类的历史。

这就是你的眼睛,仿佛快乐的连珠妙语般美丽。

 

3

这就是你的身影

但它与你毫无关系。

它奔跑在你身后,

你奔跑却不予顾及。

 

这就是你谎言的裘皮。

用稻草覆盖它。你的谎言教师

将被义愤扼住喉咙。

这就是蜕皮,你小丑般致命的面孔。

这就是蜕皮,它是干枯树叶引火后

模糊的烟气。

 

4

这就是你黎明时分的两只水轮

每一只都转动良好。

一只上升,一只下降。

一只奋进,一只沉眠。

提斗中的水

重复说着自由,自由,自由。

 

5

这就是你的过去

和它被扔在沙上的蜕皮。

让你的孩子们在沙丘上奔跑。

流水珍爱垂直起落。

 

 

*

 

 

*

***

*

 

 

 

 

CHANTS OURALIENS, ou : la parole-espace

Yves Bergeret

Cette prose se lit en italien dans une traduction limpide et dynamique du poète et philosophe Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/04/12/canti-degli-urali/

 

 

 

 

 

Carnet de la langue-espace témoigne sans répit de la dimension de langue et de parole qui fonde tout espace. Ce blog donne d’abord des textes de création nés du dialogue avec la parole constitutive d’un espace, parole devant laquelle on se trouve et avec laquelle on vit : dans les Alpes, au Mali, en Italie, ailleurs encore. Ce blog donne également des analyses de la relation qu’entretiennent avec leur espace natif la parole orale ou écrite et la parole par l’image, le plus souvent à fresque.

 

Comme la relation créatrice avec l’espace, qui est parole en sédimentation ininterrompue et effervescente, est le sujet de travail et de recherche de ce blog, la question de la pensée animiste se pose ici sans cesse. Car celle-ci est, dans un continuum d’interactions concrètes, l’échange constant, réciproque, polysémique et polyphonique, de la personne avec l’espace ; avec l’espace incluant bien sûr le visible et l’invisible, le présent et le passé et même le futur en gestation.

 

C’est ce dont témoigne et ce qu’analyse mon livre Le Trait qui nomme, transposition sélective et transmission complète de mes vingt-deux longs séjours au fil de dix années, seul occidental, au sein d’un peuple minoritaire animiste et sans écriture, les Toro nomu dogons, sur une montagne isolée dans le désert au nord du Mali. Ce peuple est uni, solidaire, très clairement conscient de sa responsabilité envers ce qu’il considère l’espace ; cette responsabilité est l’objet précis de la synthèse du dernier chapitre de ce livre. Voici son sous-titre : Pensées et usages de l’espace à Koyo. Ce peuple vit dans un dénuement matériel qui hors catastrophe sanitaire, politique (les razzias touaregs du passé, le djihad actuel) ou climatique le laisse totalement libre d’exercer l’amplitude et l’accomplissement de la parole.

 

Il est cependant entouré de forces réductrices et assimilatrices qui l’exposent à la disparition. Ces forces : la pression séculaire des nomades éleveurs Peuls dans la plaine de sable et de leurs très nombreux esclaves, les Tamboura ; une scolarisation alphabétisante et rationalisante si du moins elle est mal réfléchie, brutale et finalement colonisatrice ; l’influence de la transmission globalisante par des petites radios à transistors et les tout premiers indices d’un exode rural.

 

Ce peuple sans écriture mais au corpus oral considérable compte cinq mille locuteurs ; leur langue, que je parle, s’appelle le Toro tégu. La question se pose : lui et sa pensée vont-ils disparaître ? sans trace ? Non, le corpus d’œuvres sur tissu, papier et pierre que j’ai créées en dialogue avec lui est très important et a donné lieu, de manière délibérée de la part de chacun, à de très nombreuses transmissions. Est-il temps actuellement de sauvegarder une culture si minoritaire, y compris dans son aspect de micro-régionalisme, de particularisme local ; y compris s’il s’avérait que ce peuple vive selon une organisation archaïque de la société et du monde, archaïque car répétitive et en quelque sorte crispée sur des mythes originels refondés au moyen de rites profondément conservateurs ? Oui, on sait d’ailleurs la responsabilité dynamique du groupe des Femmes aînées qui chantent à Koyo les rites nocturnes ; oui, on sait qu’elles ont la capacité d’accroître le réel en y incluant de nouveaux éléments par des chants nominateurs qu’elles créent ensemble et chantent-incantent à toute la communauté dans ces rites nocturnes.

 

Je remercie ici l’éditeur Alfio Grasso, de Algra editore, qui a eu l’audace de publier en français et italien Le Trait qui nomme ; je remercie le collectif des traducteurs italiens, conduit par l’admirable Francesco Marotta ; je remercie l’UNESCO et en particulier Yasmina Sopova qui a toujours activement soutenu ce dialogue de création, d’écoute et de transmission. Je remercie tous ceux qui ont pris et prennent part à cette intense transmission.

 

*

 

Le Trait qui nomme contribue à poser deux questions. D’une part qu’est-ce qu’une « littérature », cet étrange artefact de mots et de phrases, notion d’usage récent supposant une certaine mise à distance du réel avec des personnages généralement, avec une action, avec un décor ? D’autre part quel est l’intérêt de sauvegarder une parole singulière d’un peuple minoritaire dont la culture et l’existence même seraient en voie de disparition ? Cette double question, cruciale, se pose dans un autre livre.

 

Il se trouve que je viens de terminer lecture d’un travail capital porté à l’écrit et édité en français il y a peu. Il s’agit des Chants ouraliens, traduits admirablement depuis le finnois et les langues finno-ougriennes par Gabriel Rebourcet et publiés en 2006 dans la collection L’Aube des peuples, chez Gallimard. Gros volume : 700 pages. Voici ce dont il s’agit, qui est, dirais-je, tout l’inverse d’un livre de « littérature » : voici la sédimentation qui a fait ce livre. En 1840 Antal Reguly, hongrois âgé de 21 ans, arrive à Helsinki et y apprend le finnois ; l’année suivante il part à Saint Petersbourg apprendre des langues finno-ougriennes ; enfin il part en Sibérie en 1843. Il y reste quelques années, dans des conditions de vie extrêmement difficiles. Il meurt de la tuberculose en 1858 à Budapest. Il a été le premier d’une « école » de jeunes savants, en pleine émergence émancipatrice des cultures nationales minoritaires en Europe, au milieu de ce siècle-là. Il part collecter bien au delà de la Finlande, l’Estonie et la Hongrie les éléments oraux de la mystérieuse et très ancienne civilisation finno-ougrienne. Il en reçoit de multiples transmissions orales en Sibérie et surtout de part et d’autre de l’Oural. A l’ouest de cette chaîne montagneuse, la russification et la christianisation orthodoxe commencent à s’approcher ; à l’est de ces montagnes rien de tel. Ses collectes sont enrichies de quelques autres collectes, extrêmement difficiles à réaliser ne serait-ce qu’en raison du climat, par ces autres jeunes savants surtout finlandais jusque vers 1900. Les collectes sont transcrites, parfois éditées, très lentement. Les éditions solides et savantes, incomplètes encore, ne commencent en hongrois, allemand et finnois que vers les années 1950 et même plus récemment.

 

Gabriel Rebourcet a porté son choix sur les « Chants, poèmes et prières » des peuples Mordves à l’ouest de l’Oural et Vogoules et Ostyaks à l’est. Il s’agit toujours de textes oraux, dits en rites scandés parfois dansés et théâtralisés par des diseurs et diseuses ici identifiés et nommés ; ces textes sont aboutissements temporaires de créations collectives ininterrompues depuis des décennies voire des siècles, de rite en rite. La relation au réel de la toundra, au réel des très puissants fleuves, au réel de la glaciation hivernale, au réel de la faune vigoureuse ne laisse place à aucune mélancolie. La parole performative psalmodiée provoque et séduit l’ours, frère agressif, divinisé et effrayant de la personne humaine ; elle harangue le poisson du fleuve ; elle vole en compagnie de l’oie sauvage et de la grue aux ailes bruyantes. Toute la population animale et humaine est, animisme chamanique oblige, de nature divine et en métamorphose fréquente. L’oie sacrée choisit au milieu du fleuve un îlot de roseaux pour pondre et couver trois œufs dont l’un en craquant hurle le grognement de l’ours divin : car c’est lui qui éclot alors et qui continue l’action épique entreprise depuis vingt strophes par des personnages aux identités et aux contours mobiles. Les « changements à vue » sont époustouflants, l’action continuellement dense ne s’arrête jamais. La langue elle-même rebondit dans les ritournelles de la scansion, la contradiction n’est pas une erreur, La parole dite est continuellement un pouvoir en acte et le réel en danse.

 

Dans ce livre magnifique je retiens en particulier un Cycle de l’ours (vogoule) en une centaine de pages réunissant quinze poèmes extraordinaires et un Cycle de la noce (mordve) de soixante-dix pages en vingt-cinq poèmes. Et voici qui est déroutant pour un « lettré » occidental et à retenir pour le devenir de nos « littératures » écrites : certes l’hyperbole épique est présente partout, mais aussi le réalisme rude et cruel de la vie dans la toundra, mais aussi le contre-récit de prudence pour dénigrer la mariée ou les convives ou le fiancé afin d’assurer en fait la prospérité du nouveau foyer et éloigner les mauvais démons accapareurs et toxiques : le retournement de registre, de fonction, d’action, de lieu est constant. En somme l’intelligence est partout dans ces collectes extraordinaires.

 

Ce livre pose avec la plus grande acuité des questions centrales sur ce qu’est un texte, un auteur, une littérature et une culture. Ces questions, mon livre Le Trait qui nomme les aborde sans cesse. Également elles surgissent à toute page de l’admirable projet de Monchoachi, qui a commencé à réunir en édition imprimée en plusieurs tomes l’oralité créatrice de tous les continents, sous le titre de Lémistè.

En effet : qui est l’auteur de Chants ouraliens ? Les diseurs de la mi dix-neuvième siècle ? Non. Les collecteurs finnois qui ont convaincu les diseurs et pris en note leurs dictions ? Non. Leurs premiers éditeurs savants à Budapest, Helsinki ou Berlin ? Non. Gabriel Rebourcet qui a sélectionné, traduit en français et accompagné de très utiles et précises notes ? Non. Tout simplement la question de l’auteur ne se pose pas. Chacun a sans aucun doute laissé sa marque. Mais le « chant » est d’une origine extrêmement ancienne et est le bien de tous ; il est très ancien et/ou dû à une spécificité unique du monde finno-ougrien qui déborde la « littérature » et en renverse sans arrêt les notions de décor, de personnage, d’action, de distanciation. A mes yeux de lecteur actuel, il n’est en rien « ancien »; au contraire il jouit d’une force considérable de présence : il est constamment vertébré car il est fonctionnel c’est-à-dire rituel pour des circonstances précises dans les besoins et les urgences de la très difficile vie quotidienne. Il m’est également fonctionnel car il prend sans cesse au dépourvu mon confort de lecture « littéraire » par de constants effets de surprise, par de constants coups de théâtre, par de constantes métamorphoses. Il me sort de la rationalité linéaire et de la pensée eschatologique et me remet en phase avec la jubilante richesse de la pensée animiste ; il me hisse hors de l’écriture distanciante et me rend à la liberté aérienne de l’oralité.

 

La métaphore des vertèbres est ici adéquate. Car ce gros livre montre très clairement que chaque Chant est la très souple colonne vertébrale d’une communauté orale et disante : il est nécessaire de dire le Chant, de l’écouter dire ; ce qui est dit est la chair et les vertèbres de cette communauté, tout est mobile dans le flux de l’énonciation car les contours des acteurs changent et se transforment au fil de la diction, les hauteurs du paysage et du point de vue, ciel, zénith, herbe drue, remous du fleuve ; les pêches robustes dans les remous du dégel s’accomplissent dans une diction haletante et d’un coup de sabre un homme-ours ouvre une brèche par où l’eau dégelée dégorge vers l’océan arctique. Le fil de la diction performative est vital car il moule le réel et, évidemment, la personne humaine, tant diseuse qu’écouteuse. En somme ce long livre est un très puissant frère du chœur de la tragédie grecque antique : le chœur, sous et avec l’émotion participante du public, y chante et danse son débat quotidien avec les dieux coléreux, tandis que de sa masse mobile émergent un protagoniste, un deutéragoniste portant le temps de quelques strophes un masque provisoirement identifiable ; puis le protagoniste rentre dans les remous du chœur, délaisse son masque qu’un autre choriste, protagoniste à son tour, portera en d’autres couleurs et d’autres fonctions variantes.

 

Ces « chants, poèmes et prières » ont été recueillis, surtout à l’est de l’Oural, avant toute russification, avant toute évangélisation orthodoxe, avant toute imprégnation scientifique rationalisante. C’est alors, c’est ainsi que le puissant et impressionnant balbutiement que l’on entend de la bouche de l’initié songhaï en transes dans les films de Jean Rouch, que l’on entend dans de nombreux enregistrements ethnomusicologiques de transes sibériennes de par exemple la collection Ocora, cesse d’être un flux de borborygmes opaques mais devient une succession de splendides et vigoureux poèmes où les porteuses de parole, les transmetteurs de parole tutoient l’ours, monstre émotif et généreux, dans un dialogue fluide et toujours en mouvement vers l’intentionnalité de l’énergie de vivre.

 

Finalement ce livre montre que le « personnage principal » (une des notions les plus puissantes de l’artefact « littérature ») n’est ni quelque dieu caché ni telle personne humaine ni bien évidemment l’auteur mais est la parole, roulant sur elle-même, parole aux foisonnantes péripéties, aux enivrantes répétitions, parole qui moule sans cesse la personne, les instances invisibles, la nature réelle, la vie, l’espace. L’espace est parole en remous.

 

*

 

Par un seul mot on nous fit naître

dans les trois villes

au huit mille hommes,

aux écuelles, poêlons de terre,

qui défendent notre mer basse,

basse mer, à son embouchure,

 

nous avons vécu notre vie

dans les trois villes

aux huit mille hommes,

aux doloires, poignards de corne.

 

Par un seul mot on nous fit naître

sur les trois rivages de sable

aux églantines, merisiers,

par un seul mot on nous fit naître

dans trois villages

aux merisiers, aux églantines.

 

Or qui déjà le défendra

le redan haut de cette ville,

petite ville, bourg des hommes,

les huit mille hommes,

aux écuelles, poêlons de terre ?

D’ailleurs qui loge, qui habite

le haut redan de ce village ?

 

C’est mon frère, vaillant héros,

gaillard-au-bonnet-blanc-de-neige,

c’est mon cadet qui vit féal,

coiffé du bonnet blanc de glace,

c’est mon frérot qui vit sur place.

 

Qui donc a emboîté huit charges

de poutres, merrains écorcés,

qui les a chargés, jointoyés

les huit merrains taillés au fer ?

C’est mon frère aîné, bon féal,

barbe-en-patin-de-pin-cambré,

c’est mon frère qui l’a bûché,

barbe en patin, mélèze arqué

comme le patin du traîneau…

 

Début (page 599) du Chant (ostyak) de la tribu de la rivière Nadym

(traduit par Gabriel Rebourcet)

 

Plus loin le dégel du fleuve Ob (page 659) dans le même Chant :

(traduit aussi par Gabriel Rebourcet)

 

Ainsi nous passons tous les jours

d’un long hiver, le temps de neige ;

notre père, très haut seigneur,

fait venir le vent à gosier,

le vent de goule à chaude gorge,

il lève le vent de la langue,

vent de langue, le vent docile :

il fait le temps doux de l’estive,

ouvre l’été, temps de merveille.

 

Voici le temps où fond la neige,

nous y voici, la glace fond.

Sur les cimes, par-dessus l’Ob,

la rivière tant nourricière,

sur les crêtes hautes de l’Ob,

riche à foison de bon poisson,

la glace juchée à la cime

il la lève et dresse sa tête,

le collet de glace à son col

soudain le lève et le redresse :

vers le tréfonds de notre mer,

la giboyeuse, poissonneuse,

il bouscule la glace prise,

glace d’hiver couvrant le fleuve,

sur le chemin de grand voyage,

la route heureuse des fillettes

il la bouscule sur la sente,

la voie joyeuse des garçons.

 

 

 

*

***

*

 

 

Douki

L’homme à la grande paume, Dembo Guindo (nous le connaissons déjà ici : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2020/02/26/paume/) monte avec moi le 14 août 2004 sur une autre montagne que la sienne dans son désert. A plusieurs heures de marche par la plaine de sable. Il l’appelle Douki. Plus personne ne l’habite depuis des siècles. Le lendemain il dessine sur un petit « Cahier de dessins » de 22 cm de haut par 17, à l’encre de Chine et au pinceau, ce que je montre ici dans l’ordre où il l’a fait. Il me donne ce Cahier et me dit « d’écrire ce qu’il a écrit » ; en ce difficile 3 avril 2020 je le fais ici.

YB

On lit en italien ce poème dans une traduction lumineuse du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/04/05/sulla-montagna-di-douki/

 

 

1

 

 

 

 

Nous sommes montés par le tracé du milieu.

Le haut est un plateau.

La paroi est presque verticale.

A gauche c’est le tracé de notre volonté.

A droite c’est celui des ancêtres nés à Douki.

Ils ont accompagné notre montée.

Ils nous regardaient sans avoir encore décidé

s’ils nous accepteraient là-haut.

 

 

*

 

 

2

 

 

 

Quand même à mi paroi

nous avons bien fait de nous asseoir

dans un abri d’ancêtre sous un surplomb.

Au centre les trois pierres pour poser

une marmite de terre sur des braises.

Autour cinq yeux écarquillés.

D’ailleurs ce sont cinq oreilles.

On nous observait et nous écoutait.

Et nous aussi écoutions et observions.

Dans le vent violent les oiseaux faisaient

grand effort pour rester en planant

à notre hauteur. Soudain ils ont plongé

vers le bas de la paroi. Les ancêtres

les avaient libérés en leur disant

que nous pouvions continuer l’ascension.

 

 

*

 

3

 

 

 

 

Ce sont les pierres plates au sommet

que nous avons choisies, peintes et dressées.

Nous avions décidé de donner salut

à la force de la vie de Douki.

Toi tu as peint tes lettres

qui font germer tes mots.

Moi j’ai inventé des signes que j’ai peints.

Ces pierres font germer notre pensée

et jaillir l’eau de la parole dans le désert.

Nous avons bien installé et calé les pierres.

Elles enjambent la mort.

Elles font arc par-dessus la peur.

Très légèrement courbes parce que

nos arrière-petits-enfants

viendront y boire.

 

*

 

4

 

 

 

 

Les oiseaux sont revenus.

Heureux de nos pierres.

Ils sont allés planer très haut.

Vraiment très haut.

Ici j’ai tracé ce que les oiseaux ont vu

du haut du ciel : les très profonds ravins dans

la montagne de Douki et dans celle de Koyo

se sont mis en parallèle

car ils allaient soulever nos montagnes

et les faire danser ensemble,

chacune dans son pas,

dans la germination et la gestation

de la parole qui soulève tout.

 

 

*

 

5

 

 

 

La parole est un arbre.

Nous sommes les fruits de l’arbre

qui croît dans les exhalaisons du vent

et dans les strates de la montagne.

 

 

*

 

6

 

 

 

C’est le sommet de Douki.

Avec nos pierres. Qu’il a avalées.

Le sommet est une coquille,

sa bouche s’est refermée

sur nous qu’elle mange.

 

 

*

 

7

 

 

 

 

Partout à Douki, des singes.

Ils nous ont observé férocement.

Bienheureux. Amis féroces.

 

 

*

 

8

 

 

 

 

C’est toi ou moi.

La personne humaine.

L’axe vertical de la parole, tronc

plein de sève, depuis un talon

jusqu’à l’œil unique

qui voit tout,

depuis ce même talon jusqu’à la bouche

qui dira tout

quand toute oreille sera ouverte.

Nous avons deux bras qui sont

des feuilles de la parole.

Nous avons une jambe facultative,

liane nerveuse pour

bondir dans la paroi.

 

 

*

 

Yves Bergeret

 

 

 

 

*

***

*