Archive | septembre 2016

Poèmes du Diois, de Pierre-Alain Tâche

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La route vers Grimone 

 

S’émanciper des toits romains, c’est donner du champ à l’errance en mimant le vol de l’effraie !

Nul savoir ne prépare à la traversée des monts, pourtant inéluctable ! En des lieux où le rocher se rira du moindre hululement de l’inquiétude. Alors, s’en aller dans le bleu, qui se resserre, vers un rouge coquelicot parent du sang neuf et léger, qui embellit les blés !

Une eau, déjà, se terre ; et cependant nul ne pressent que de pierreuses paumes vont bientôt la débusquer et se crisper sur elle.

*

C’est là qu’une dérive a commencé. Là où l’ordre taillé des buis a surpris tout de même un peu, qui tranche avec la démesure et murmure à l’oreille des surplombs ; là où la roche est sûre d’elle et jette une ombre d’avant tombe, intime et froide, sur les corps.

Œdipe aveugle est entré dans la faille en ignorant le doigt de l’interdit. Il est désormais sur la route. Il n’a pas jouissance des lieux et boit à la fontaine, où croupit le cresson du malheur. Mais il n’oublie pas pour autant que son origine est ailleurs.

*

Le nœud coulant de la D 539 étrangle la rivière. Et la gorge aussi serre à remonter ainsi vers la source inconnue, où stagne une naissance irrésolue.

Se redresser alors comme un plongeur près de reprendre souffle ! Et la tête tourne, tourne et dévisse aux flancs de la vague calcaire – énigme qui se farde d’ocre et déferle en strates de mer figée.

« Il faut travailler la falaise, dit Œdipe, pour entendre ce qu’elle veut nous dire ». Sa rumeur est puissante ; elle nous secoue. Parce qu’avec elle, c’est encore affaire de parole.

*

L’imprudent, qui fait face, grave en hâte une barque. Des rameurs la feront jaillir, par d’étroits tunnels, sur une houle verte où le bétail, dans son sillage, hésite à pâturer.

Alors, c’est un hameau semblable au malingre troupeau, et cette école, où s’ouvre le chemin vers l’écriture qui part dans la pente – et le verbe alors prend le relais du ciseau.

Grimone est soudain dans le creux où retombe l’écume. Un ciel ouvert s’épate en grands alpages de lumière. La griserie de l’air aiguise le regard. La rive semble proche, où un peu de sens apparaît.    

***

Valcroissant

 

La cluse est le portail offert d’un jardin qu’envahit un silence d’une verdeur inouïe, qui monte, ce matin, par de multiples fûts herculéens, jusqu’au fronton que forme le brouillard.

Où sommes-nous ? Il y a des outils en sommeil dans le dortoir de l’abbaye. Une ornière trahit un tracteur qui profana la paix du cloître. Et tout, à l’avenant, nourrit la parabole où la charrue fait alliance avec la croix pour produire le grain de la métaphore.

Un coq d’un rouge hardi proclame qu’un logis de France est à l’étage d’une salle où siégeait le chapitre. Un homme seul, assis sur le seuil, y lit un verbe d’aujourd’hui.

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***

Auguste au bar

 

Ses souliers sont de taille ordinaire. Il ne porte pas de perruque et le nez rouge manque au sourire édenté. Et c’est pourtant l’Auguste d’autrefois qui tire les cafés serrés !

Un poète aura bien tenté de lui faire évoquer une cage aux lions, où il s’est marié. Avec la trapéziste. Or il se tait. Sans doute par pudeur, mais aussi parce l’étranger peinerait à croire que l’épouse est tombée un soir des étoiles sous ses yeux agrandis par le fard et l’effroi.

Pas étonnant qu’il ait quitté la piste, depuis lors. Pour un pays perdu d’où gérer le cirque d’autrui.

***

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La Dame de Châtillon

L’utile aussi vieillit ou tombe dans l’oubli. La corde fait ainsi défaut à la poulie, qui pendait sur le viol. Elle procurait pourtant l’abondance aux greniers et le repos du soir, au-dessus des bêtes rentrées.

Or, ce matin, à Châtillon, dans l’étroitesse des venelles, des mots sont engrangés, échangés, au droit de fleurs à dépoter. De sa chaise roulante, une femme hâlée d’âge mûr, et de noble maintien, règle la mise en terre des plantons. Le ton gai de sa voix sonne chaud comme une pluie d’été.

***

L’Aigle et le galet

Cycle de dix poèmes d’Yves Bergeret écrits sur le lit de galets du torrent à Châtillon en Diois et à Die du 23 au 25 septembre 2016 sur un petit livret allemand de format horizontal de 20 cm de haut sur 16 cm de large, en quatre exemplaires, avec acryliques et collages (dont des fragments d’un cahier de comptes de 1909 & d’un carnet, sans doute de comptes aussi, de 1877).

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 1

Avec la beauté foudroyante

qu’au bord du plus haut du ciel

me tendent grises et jaunes les falaises

je fais au bord du torrent mon lit d’épines et de lin.

*

 

2

A la renverse sur une roche ronde

je regarde le ciel

et les nuages bouleversant

leurs formes.

*

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3

Certaines gouttes de pluie

touchent l’arrière de mon épaule.

*

 

4

Une aboyeuse très teigneuse

trépigne au bout de la plaine pour que je la voie.

De l’intelligente et heureuse j’aime le libre pas.

*

 

5

Je vois ce que travaille le torrent,

qui est l’enfant intime du ciel,

l’enfant roulant phobies et joies

des pays et des villes de tous les angles du monde.

*

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6

Un aigle à trois mille mètres glisse

en frottant son dos aux nuages,

coud mon corps, m’enchante, me découd

à grande ponctuation du fil de lin

qui plonge à chacun de mes vers

dans le lit d’épines où je vis.

*

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7

La phrase du torrent,

je la lis vers l’amont.

*

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8

S’assombrit

le nuage qui s’accroche au sommet,

entendant gémir

la foule des esclaves en Chine ;

la douleur lui rougit le cœur

et ses larmes vont tomber,

il est gris très sombre.

*

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9

J’évalue mal l’altitude du passereau.

*

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10

A la beauté impudique tout au bord du ciel

le galet qui roule au fond du torrent

redonne sang, humanité, soif

de comprendre, de dire.

*

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Bâtis l’instable / Poésie & Histoire, 2ème entretien avec Zhang Bo

Zhang Bo est un poète lettré de Nankin et traducteur (Camus, Char, Bergeret) ; un premier entretien entre les deux poètes a eu lieu l’été 2015 et a été publié sur ce blog (lien : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2015/07/25/origine-de-la-poesie/  ) sous le titre Fonction de la poésie.

Cet entretien est un moment de synthèse dans l’activité variée (créations, analyses, recherche) de ce blog. Activité dont témoignent les photos présentées ici, en relation étroite avec les étapes de l’entretien & avec les activités du blog.

*

On peut lire la version italienne de cet entretien, traduite par le poète Francesco Marotta, à cette adresse :    https://rebstein.files.wordpress.com/2016/10/yves-bergeret-poc3a9sie-et-histoire.pdf

 

***

1 D’où vient la notion de « langue-espace »

2 Langue-espace ou langue-temps ?

3 Beauté et « troisième état de la langue »

4 La poésie face à l’Histoire

5 Poésie, culte de la Beauté et/ou Résistance

6 Pour les lecteurs chinois

 

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[Jugement de Caïphe, détail, fresque du 16ème siècle, cloître Santo Pietro, Piazza Armerina, Sicile]

1 D’où vient la notion de « langue-espace »

Zhang Bo : tu as mentionné en conclusion de notre premier entretien que tu écoutes “ la résonance dramatique de l’humanité qui dort là, à la belle étoile, sur la lave tiède, et de celle qui, vigilante et résistante, agit dans ses labeurs parmi les piémonts, et de celle qui arrive affamée en barques. ” Dans cette belle expression je peux bien sentir un esprit éthique en trois dimensions : dans l’humanité qui dort, il y a une harmonie entre le monde et l’homme, une liaison entre la terre et moi ; pour les labeurs, ils exhalent l’haleine de l’indépendance et de l’insoumission ; et pour cette humanité « qui arrive affamée en barques », quand tu mentionnes leurs existences, tu ne parles pas seulement des migrants qui franchissent la frontière géographique et culturelle, mais aussi d’une grande crise actuelle européenne, celle de l’immigration et de l’identité culturelle, et tu fais ici ton propre engagement. Je sais que depuis des années tu vas très souvent en Sicile, tu prends des risques face à la Mafia en parlant avec des Africains qui ont marché à travers des montagnes et des océans, tu écoutes les poésies orales de leurs pays natals, leurs propres expériences pénibles et désillusionnées, tu crées avec eux des œuvres ensemble et finalement ils peuvent rétablir une certaine balance spirituelle et avoir des consolations. La vie pour eux n’est plus que des ateliers de misère ; mais, il y a des gens comme toi qui les écoutent et leurs parlent, afin surtout de créer véritablement quelque chose. C’est significatif. Cette année en printemps, tu as collaboré avec Jean-François Vrod, violoniste célèbre, au Baptistère de Poitiers en montrant ta nouvelle installation “ Cheval Proue ”, et tu parles à nouveau des migrants affamés en barques, je peux bien entendre ton souci pour eux et en même temps ta bénédiction. Je sais qu’en 732 une armée de chevaliers francs conduits par Charles Martel a combattu des guerriers sarrasins, on dit “ la Bataille de Poitiers ”. Pour certains auteurs dorénavant, cette bataille sert de symbole pour la lutte de l’Europe chrétienne face aux musulmans et Poitiers devient un signe assez fort pour le nationalisme. Mais tu choisis ce lieu, et surtout le Baptistère, en sens inverse. Tu veux donner ta vision et ta sollicitude cosmopolite. Dans toutes ces œuvres et ces actions, je peux percevoir une force éthique qui conjugue hautement l’esthétique, comme René Char dans son Fureur et mystère. Si l’on dit que tu vas au Mali c’est pour t’intégrer dans un monde de “ l’autre ”, ce que tu fais et ce que tu penses pour les migrants c’est pour les aider à s’intégrer dans ton monde, l’Europe. Pourquoi tu as surgi ces idées, quelles expériences quand tu faisais tout cela ?

 

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[Installation Cheval Proue au Baptistère Saint Jean, Poitiers, 20 mars 2016]

YB : Lorsque, l’âge venant, j’ai commencé à renoncer à l’alpinisme de haut niveau j’ai choisi d’aller sur les montagnes des déserts minéraux, en Afghanistan puis dans le sud du Sahara algérien. Puis au Maroc. J’ai alors très vite compris que je n’escaladais pas une masse minérale mais que, jeune poète européen en mouvement et en action, grand lecteur de René Char, je glissais mes pas dans ceux des héros mythiques de ces lieux, si désertiques fussent-ils ; le rythme de ma marche n’était bien sûr pas le même que le leur. Et j’entendais très bien le rythme des autres pas, visibles, ceux des bergers et des cultivateurs de rencontre, et finalement aussi ceux des êtres invisibles que chacun, ici dans cette oasis, là dans cette très maigre pâture d’altitude, connaissait et respectait scrupuleusement. Et sans doute exercions-nous quelque maigre influence les uns sur les autres.

 

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[Dalle sommitale de l’Estrop, 3000 m, en Haute-Ubaye ]

En 1990, lecteur, admiratif aussi, du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, je me suis rendu sur son île, la Martinique, dans les Antilles. J’escaladai aussitôt le volcan dangereux au pied duquel Césaire est né, la Montagne Pelée. Or les “ pas des êtres invisibles ” ne se laissent pratiquement plus entendre dans les Antilles. Ils auraient dû être ceux des peuples pré-colombiens qui ont constitué la langue-espace de l’archipel. Mais ces peuples quasiment tous été exterminés par les colonisations européennes. Les colons ont alors importé d’Afrique une main d’œuvre esclave, de multiples origines mais toutes volontairement et entièrement déracinées de leur langue-espace native. Ecouter une langue-espace deux fois éradiquée ? effectuer l’utopique “ retour au pays natal ” ? Totalement impossible.

 

C’est alors que je me rendis compte que si une langue-espace immémoriale, en quelque sorte garante de «  l’ordre du monde » de cet archipel, n’existait plus, il existait pourtant une autre langue-espace en turbulence et en constante créativité, farouche, rebelle, provocante, hirsute. Tout spécialement dans la bande littorale des îles. Les lois de jadis réservaient une bande de “ 50 pas du roi ”, selon une vieille mesure allemande. Cet étroit espace était zone militaire, totalement interdite aux civils et, bien sûr, aux esclaves. Les puissances coloniales se disputaient les îles. Les maîtres craignaient en outre que les esclaves ne s’enfuient vers d’autres îles. A la Révolution française le nom changea et on se mit à interdire l’accès des “ 50 pas géométriques ”.

 

Mais justement, pour l’énorme majorité de la population qui est d’origine africaine, ce littoral tabou s’est transformé en l’objet de tous les désirs. Il est, en quelque sorte, le tremplin imaginaire vers “ l’autre bord ”, c’est-à-dire une Afrique perdue devenue totalement imaginaire. D’autant plus que les législations contemporaines rendent le littoral inconstructible. Or cet étroit rivage est un lieu dont la créativité populaire m’a vivement frappé. On s’y approprie des parcelles de terrain abrupt que l’on squatte et équipe de bouts bricolés de matériel de récupération, fabriquant d’incroyables habitations précaires qui sont des sculptures géantes d’art brut et d’ « arte povera » dans lequel les alizés jouent sans cesse, comme d’instruments mythiques de musique. On y pratique une économie informelle : la nuit et avant que le soleil ne se lève trop haut le mari pêche sur un « canot », comme le dit le français des Antilles, qu’il a fabriqué de ses mains et baptisé non pas d’un nom mais d’une brève phrase propitiatoire peinte sur le flanc de l’embarcation parfois même en créole ; pendant que le mari dort pour se reposer de son travail de nuit, la femme vend sur le bord du trottoir devant le squat le poisson sur une petite table de bois peint en découpant avec un rustique « coutelas » ce que le client veut. Puis peu après son réveil le mari rejoint sous un auvent bâti en planches récupérées sur les canots naufragés les autres pêcheurs ; et combien de fois ai-je assisté à ses parties homériques de jeux de dominos où tapant théâtralement sur la table les dominos on rejoue parodiquement mais pathétiquement son destin d’enfant de déportés en faisant fuser de splendides aphorismes en créole. Et justement ce littoral est-il un lieu de très intense inventivité de la langue créole, mi écrite mi orale.

 

J’ai longuement observé ces pratiques d’une intense créativité, j’en ai composé maints cycles et maints livres de poèmes ; et assez rapidement j’ai travaillé en dialogue avec des plasticiens de ces îles pour des expositions, des publications, des installations. Les institutions culturelles n’avaient pas pris conscience de cette fourmillante créativité. J’espère qu’elles envisagent de se réveiller.

 

Poète aux Antilles je ne cherchais pas à entrer dans un monde constitué, stable, académisé, à y entrer en raison de je ne sais quelle mélancolie européenne, en raison de je ne sais quel besoin d’exotisme lustral et rafraîchissant. Ce monde antillais n’avait aucune forme ni aucun contenu académique. Il était en constante turbulence et en constante reformulation. J’étais moi-même un poète en espace, poète dont la parole est en acte ; j’inventais, je modifiais, je créais. Je n’étais en aucune manière un poète rendant quelque hommage à un art classique dont il aurait fallu qu’on le recopie, le perpétue, le répète. Les Antilles, en effervescence créative permanente, sont sans doute un des lieux les plus modernes du monde. Poète lecteur d’espace, j’y rejoignais l’effervescence de ceux que je voyais si bien à l’œuvre sur le littoral.

 

Dès lors plus qu’aux artistes académiques qui perpétuent des formes et des contenus classiques je me suis toujours intéressé davantage à ceux que dans un contexte sans écriture j’appelle les « poseurs de signes » : ces personnes qui, sans aucune prétention à un individualisme en radicale rupture, ont l’audace de poser sur un support, un mur, un papier, une paroi de grotte, un trait généralement, une forme parfois qui fixe dans une visibilité pérenne quelque chose qui a été pressenti. Les « poseurs de signes » sont des créateurs audacieux à la fois respectueux d’une pensée orale de la communauté et du monde et à la fois courageusement aventuré dans la construction d’une autre relation au monde, où la main qui pose le signe éprouve sa propre force puis sa propre autonomie et écarte les divinités variées qui peuplent et agitent le monde en les poussant vers la temporalité d’une théâtralité distanciée.

 

Rimbaud ou Char se reconnaîtraient dans cette attention délibérément portée aux « poseurs de signes ». Je ne suis pas un poète européen en manque, en dépression ou en crise. Ces expressions supposent qu’une plénitude classique constitue le socle de la pensée européenne. Mais cette plénitude classique n’appartient qu’à des époques assez brèves dans notre histoire : le siècle de Périclès à Athènes au – 5ème siècle, le siècle d’Auguste au premier siècle à Rome, le siècle de Louis XIV en France dont la dimension artistique et culturelle a forgé le classicisme de la fin du dix-septième siècle. Chacune de ces périodes s’est conçue éternelle. Et d’ailleurs le classicisme français a voulu délibérément amplifier l’effet des siècles classiques grec et romain.

 

La poésie française et la poésie européenne ne s’épuisent pas ni ne s’essoufflent en s’éloignant d’un modèle classique. Elles évoluent et se renouvellent sans cesse, au prix d’éventuelles ruptures, tel le premier romantisme, tel le surréalisme. La relation au monde la plus profonde se fait par la parole poétique, proche du sacré, liturgique et théâtralisée ; mais ce monde lui-même change. Le foisonnement extraordinaire de la poésie européenne autour de 1910 est aussi celui de tous les arts européens : parce qu’alors le monde avec lequel se mettre en relation change profondément aux yeux d’un Européen actif. Les trains transcontinentaux, les grands paquebots, les premiers avions, la téléphonie métamorphosent la perception des distances et l’approche des peuples lointains. Les avant-gardes reformulent la relation de la personne au monde, complètement. Mais ces avant-gardes agissent presque de la même manière que les « poseurs de signes ». Presque. Car les formes artistiques qui les précèdent se sont parfois rigidifiées dans des sortes de petits classicismes peu tolérants envers les jeunes « poseurs de signes » futuristes ou expressionnistes ou cubistes ou vorticistes.

 

Nous ne vivons sans doute pas une période de fortes avant-gardes artistiques et littéraires. Mais est considérable la turbulence actuelle du monde, dont les puissantes et dramatiques migrations sont une des manifestations les plus visibles. Malgré les destructions, les blocages ici ou là, les violences parfois insupportables, je suis persuadé que de nouvelles formes artistiques et anthropologiques sont en pleine élaboration. Et voici précisément la question des jeunes migrants du Sahel qui arrivent en Sicile.

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[Restaurant de bord de piste dans le nord du Mali, février 2009]

La grande difficulté à trouver un emploi dans leurs propres pays ou les désastres de la guerre poussent ces jeunes migrants vers l’Europe. Ils s’illusionnent car la crise économique sévit en Europe aussi. Mais ils ne viennent pas les mains vides, car ils portent avec eux des éléments culturels et anthropologiques, constitutifs de leur culture et donc de leurs propres personnes, particulièrement riches et originaux et, le plus souvent, dynamiques. De plus leurs tempéraments ont des dimensions héroïques et entêtées car ils ont appris en migrant à traverser des difficultés physiques considérables ; Ulysse en son grand voyage est bien leur ancêtre acharné.

 

Lorsque je rencontre en Sicile des migrants du Sahel arrivés dramatiquement sur des barques pourries j’écoute leur grandeur, leur volonté, le fond de pensée animiste qui ne s’est jamais éteint en eux. Ils se sont figurés une Europe mercantile et suréquipée d’objets technologiques ; et c’est vrai que trop d’Européens tendent à remplacer leur pensée par l’avidité de ces objets. Il ne s’agit pas pour moi d’aider des migrants, si riches anthropologiquement et culturellement, à s’intégrer dans un monde dévoyé dans les seuls objets ; ni de les aider à vendre leur âme à ces objets inertes. Il s’agit au contraire de comprendre leur grandeur et de trouver comment cette grandeur aide les braises de la pensée européenne à s’aviver d’un feu plus varié et encore plus dynamique.

 

De même que les descendants d’esclaves antillais inventent sans cesse un monde contemporain syncrétique, ces migrants du Sahel que je rejoins et moi contribuons à créer un monde tiers, entre leur monde originel et le monde européen ; et ce monde tiers est un de nos avenirs fertiles possibles.

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[Dessin de Soumaïla Goco Tamboura, juillet 2006 : « les vivants et les ancêtres » de Lamasaga, village Toro Nomu au dessus de chez lui, abandonné depuis des siècles]

 

2 Langue-espace ou langue-temps ?

Zhang Bo : depuis le début de nos dialogues, tu dis sans cesse comment tu as senti les paroles variées qui coulent dans des espaces différents pendant ta longue carrière de poète, et tu résumes cette expérience par une expression laconique : « Langue – Espace ». Cela me fait penser à une expression chinoise « Temps – Espace »“时空”. Le temps signifie une durée et une accumulation verticale historique, et l’espace manifeste un déroulement et un allongement transversal géométrique. Malgré le fait qu’on puisse dire que l’espace se forme avec et par l’accumulation du temps, comme le démontre Heidegger dans son Être et Temps, je peux bien comprendre que quand tu pratiques ta « langue – espace », tu obtiens dans l’espace un contenu actuel et présent à travers une pensée symbolique. Ta parole poétique est une cristallisation d’une commune présence entre toi et l’espace quand vous deux vous rencontrez brutalement dans un instant immédiat et initial. Et quand tu pressens la parole mythique ou épique immémoriale dans des espaces animistes antillais ou africains, cette parole est essentiellement atemporelle. Mais quand j’étudie la poésie européenne (surtout française, allemande et russe), je vois bien une relation étroite entre la langue et le temps. Par exemple, en 1958, Paul Celan a dit :

« Accessible, proche et non perdu demeura au milieu de toutes les pertes seulement ceci : la langue. Elle, la langue, demeura non perdue, oui, malgré tout. Mais elle devait à présent traverser ses propres absences de réponse, traverser un terrible mutisme, traverser les mille ténèbres de paroles porteuses de mort. Elle les traversa et ne céda aucun mot à ce qui arriva ; mais cela même qui arrivait, elle le traversa. Le traversa et put revenir au jour, « enrichie » de tout cela. »[1]

Cette langue de Paul Celan, une langue traumatique qui porte le fardeau de l’Histoire, autrement dit une langue du temps, enrichie à travers les ténèbres et les moments insupportables. Pour Paul Celan, cette temporalité de la langue s’est enracinée dans sa propre mémoire catastrophique du génocide ; pour les contemporains, moi par exemple, elle vient d’une tension invisible accumulée par un oubli intentionnel d’un passé sinistre, ou de la dévaluation générale de la parole avec le développement progressif d’une société de consommation. À mon avis cette lutte de la langue dans le temps est un des sujets les plus pressants, une des questions les plus graves que le 21e siècle pose aux poètes contemporains. Bien que tu soulignes que tu n’es « pas un poète européen en manque, en dépression ou en crise », aujourd’hui on vit et on confronte d’une certaine manière un manque, une dépression ou une crise, en Europe et en Chine. Cette situation est la conséquence du temps et diffère beaucoup de celle de Apollinaire (1910) et de celle de Baudelaire (1850). Ainsi je voudrais bien te poser une question : toi qui parles de « langue – espace », que penses-tu de « langue – temps » ?

[1] Paul Celan, Le Méridien & autres proses, édition bilingue, traduit de l’allemand et annoté par Jean Launay, Éditions du Seuil, 2002, p.56

 

YB : La poésie moderne européenne, disons depuis Baudelaire et Mallarmé, se préoccupe souvent d’une perte du sens ou d’une faiblesse spirituelle du monde (et non plus seulement de l’individu, comme le sentaient les romantiques), comme si des dieux l’avaient abandonné, laissant les hommes en proie aux ressassements d’une nostalgie mélancolique qui se rappellerait « l’Azur ». Retrouver cet Azur de manière stable serait impossible et le poète en vient à développer une esthétique de l’instant, une épiphanie de l’émerveillement. Baudelaire le présente dans le splendide sonnet A une passante, épiphanie de l’illumination métaphysique et érotique. Cette esthétique de l’épiphanie convient bien à une société dont la culture a été nourrie de tradition chrétienne ; seul le surgissement de la grâce divine illumine la tristesse du monde déchu et nous avons en France et en Europe de longues files de poètes pèlerins de la mièvrerie religieuse, claire ou masquée, qui assigne à la poésie une mission de « présence » : en fait un resurgissement du réel défaillant pour le rendre à sa plénitude dans le « miracle » du poème. Que cela est hypocrite et lassant…

 

Heureusement au début du siècle passé Tzara et les dadaïstes à Zurich puis surtout Breton et les surréalistes à Paris ont laïcisé cette esthétique de l’instant. La source de l’illumination devient alors non pas quelque intervention bienveillante d’une transcendance invisible, mais, comme écrit Breton, « un précipité de désir » ( au sens chimique du mot « précipité » ) : l’inconscient humain se fraye soudain un chemin par une faille de la censure de la conscience rationnelle, grâce à des « hasards objectifs ». La source de l’émerveillement, explique Breton, est non pas quelque tutelle invisible et transcendante mais la personne humaine elle-même, immanente, en dépit des pressions académiques et morales. La conscience du temps dans la poésie reste cependant la même :  le poème est un instant rare et illuminant faisant rupture dans la continuité d’un présent morne.

 

Je ne fais pas, quant à moi, cette analyse. Et je renvoie ici à notre premier entretien, que nous intitulions Fonction de la poésie, il y a un an. Dans toutes les civilisations le poème se comprend, et souvent se pratique encore, comme un acte complet, non-individuel, en pleine oralité, comme une liturgie profane impliquant chacun des participants. Aux mystères opaques du réel, aux incertitudes pressantes de l’espace où il vit, un groupe humain cherche réponse ; face à eux il cherche affirmation de sa propre vie. La parole chantée-dansée des initiés propose aux participants des formules verbales et des gestes corporels qui cristallisent la parole dans une densité saisissante et mémorable. Le poème n’est pas un instant d’émerveillement, mais il est une action théâtralisée de parole qui porte sens fondamental pour tous. Le poème n’est pas à part du temps ou quelque miracle hors du spleen. Il est une densification de l’acte continuel de vivre qui renforce la conscience de la personne et l’autonomie de sa pensée face aux craintes et aux pressions obscures. La parole chantée-dansée du chœur dans le théâtre antique grec est une des sources et une des pratiques les plus fécondes de la poésie.

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[« Criée » (toute en dialecte) du Marché aux poissons de Catane, Sicile, décembre 2015]

 

Si dans nos civilisations de l’écrit, en Chine et en Europe, l’écrit prime, cette fonction anthropologique de la poésie y reste tout autant en acte que dans les civilisations antillaises ou africaines.

Et c’est pourquoi le poème a toujours « besoin » de la musique, comme adjuvant de sa fonction performative ; et c’est pourquoi partout dans le monde la chanson, même si elle est à peine fredonnée, reste une pratique humaine indéracinable. Indéracinable aussi bien dans une société qui répète de manière conservatrice ses mythes fondateurs et pense se vivre dans un présent perpétuel « hors du temps », que dans une société qui pense se vivre dans une évolution temporelle linéaire avec un passé souvent mythifié et un avenir eschatologique.

La notion de « langue-espace » que mes observations créatrices dans les Antilles m’ont élaborée il y a un quart de siècle n’est pas une notion géographique. Tout espace est de la langue, dis-je. C’est-à-dire un ensemble de signes oraux, écrits, iconographiques, visuels, déposés par les générations au fil des siècles et au fur et à mesure des inquiétudes des gens et de leurs usages de cet espace. L’espace est un incessant dialogue à travers le temps. D’ailleurs dès 1977, lors d’une expédition d’alpinisme que j’avais organisée dans l’Est de l’Afghanistan, j’avais été frappé par le tramage de cet espace montagnard là par les stupa bouddhistes partout : en fait identiques aux croix, ex-voto, petites sculptures et menues chapelles des Alpes. Les variétés proliférantes et mouvantes de la toponymie, selon les espaces de civilisation, témoignent de la même énergie créatrice des hommes. L’espace n’est pas une langue qui fige le relief ; il est de la langue, au fil des siècles, qui se modifie, qui agit sur le réel, l’accompagne, le retourne, le bêche, comme le cultivateur retourne la terre de son champ.

En accord avec les géographes, urbanistes, sociologues, historiens, anthropologues, ethnomusicologues, etc. je considère l’espace comme de la langue, c’est-à-dire, un système de signes avec des syntaxes complexes et communiquant intensément. Mais les mots des phrases que nous prononçons et écrivons sont aussi de la langue. Les éléments de la langue, les mots, leur syntaxe, ne sont la propriété de personne ; chacun en fait l’usage communicable qu’il veut, chacun met la langue en vie, pour une action concrète sur l’espace, pour une action concrète avec autrui ; chacun met la langue orale ou écrite en interaction avec langue de l’espace. Un poète est un homme qui creuse et retourne, qui bêche et fertilise la langue, dans ses deux états et le poème pourrait être le troisième état de la langue, entre espace et vibration sonore (vibration éventuellement déposée dans l’encre d’une lettre ou d’un caractère), un troisième état performatif, mémorable, fédératif.

Le poète cherche une adéquation dynamique entre ce que, dans son propre mouvement, dit l’espace et ce que, libre et dialoguant, dit la communauté des hommes ; ou ce que dans les moments d’oppression cherche à dire la communauté des hommes. Il était en effet indispensable que Paul Celan travaille si profondément à refonder la langue allemande, égarée dans les horreurs racistes et meurtrières du nazisme, déchirée par ces horreurs. Et la poésie allemande peut retrouver l’exercice de son troisième état. Il était indispensable que René Char se saisisse de la langue française embourbée dans les hypocrisies criminelles de Vichy et lui insuffle de nouveau l’énergie épique et rugueuse des falaises calcaires de la Haute Provence.

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3 Beauté et « troisième état de la langue »

Zhang Bo : dans un aphorisme René Char écrit : « Cet instant où la Beauté, après s’être longtemps fait attendre, surgit des choses communes, traverse notre champ radieux, lie tout ce qui peut être lié, allume tout ce qui doit être allumé de notre gerbe de ténèbres » (A une sérénité crispée). Cet instant de René Char où surgit la Beauté avec une force vivante intensive, penses-tu que c’est « une esthétique de l’instant, une épiphanie de l’émerveillement », ou c’est « un troisième état de la langue, performatif, mémorable, fédératif » ? Est-ce que tu peux définir plus précisément ce « troisième état de la langue »?

YB : Comme dans nombre de ses assertions en prose dense et poétique, Char commence ici par se montrer surréaliste. Ses premiers recueils avant la seconde guerre mondiale cherchent explicitement ce surgissement foudroyant de l’inconscient. Mais après la guerre et son engagement total dans la Résistance, Char devient un poète plus fraternel et souvent plus accessible. Et déjà ici les « choses communes » passent avant l’individualisme forcené, la nécessité du « lien » est affirmée, la commune lumière est recherchée.  J’aime ici Char, faisant certes l’apologie de l’ « instant »,  mais œuvrant à tisser « lien » et à « allumer » tout.

 

Mais Char, admirable poète s’il en est, n’a jamais vraiment pu tisser au long cours ce lien rêvé ici ; ses plus aboutis et ses plus beaux poèmes sont des successions de brefs fragments. Fragments splendides ; comme si la vieille mystique chrétienne avait culpabilisé le poète moderne et visionnaire et l’avait contraint à rester un Moïse bégayant.

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[Jugement de Caïphe, détail, tapisserie brodée, 16ème siècle, collégiale Saint Barnard, Romans sur Isère]

 

Le troisième état de langue est ce « lien » qui se déploie sans hâte ni crainte dans l’énonciation d’une parole éthique en acte ; l’acte peut être dans la proximité de l’épopée et de la théâtralité. Il se déploie entre le bourdonnement polymorphe et inquiet de l’espace et le murmure intime d’une personne. Il n’y a parole que si elle crée du lien d’égal à égal, de parlant à écoutant et d’écoutant à parlant ; la parole porte en elle-même le dialogue. Le poème, troisième état de la langue, n’est pas une injonction ni un ordre ; il n’est pas une formule épigraphiée dans la pierre pour vouer un lieu ou une communauté à un dieu ou à un pouvoir humain ; le poème est la langue déployée en parole dynamique entre l’espace au grondement polyphonique et le chantonnement à voix haute ou basse de la personne. Le poème n’appartient à personne, il est libre, comme la parole n’est parole que si elle est lien entre des personnes libres et égales. Si cette liberté et cette égalité, bases du dialogue, sont dissoutes, la parole se dégrade en cri, en ordre, en gémissement.

 

Le troisième état de la langue mûrit et vit dans la mémoire à venir de chacun et de tous, entre la densité de l’espace et l’intimité de toi ou de moi.

 

J’ajoute que ce troisième état est enfant des hommes, qu’il s’agisse de l’espace ou des individus ; il n’a rien à voir avec la « quatrième dimension » de Uspenski par laquelle certains futuristes russes puis Malevitch en son suprématisme se sont parfois laissé séduire, dans cette langue-espace russe profondément sillonnée de mysticisme orthodoxe. Peut-être les plus vigilants de ces jeunes futuristes ont-ils approché en 1913 ce troisième état de la langue en créant la langage « zaoum » ; en russe il se dit « za/derrière »  « oum/l’intelligence » et on peut le traduire par « transmental ». Khlebnikov y a réussi magnifiquement. Mais cette tentative visionnaire s’est enferrée dans l’impasse de l’hermétisme. Je pense au troisième état de la langue, c’est-à-dire au poème, comme lien dynamique de tous et pour tous que par exemple l’homme qui s’appelle Dante crée, dans une lisibilité universelle, lorsque, visitant en suivant les pas de Virgile l’immense bourdonnement des morts il affirme son appétit de connaître, dire, transmettre, témoigner et son appétit d’accéder à un état d’homme libre et moderne qui, déjà Renaissant, sait.

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4 La poésie face à l’Histoire

Zhang Bo : dans nos dialogues sur « langue-temps », tu expliques précisément la relation entre la langue et l’instantanéité, et tu résumes la poésie française depuis Baudelaire comme « un instant rare et illuminant faisant rupture dans la continuité d’un présent morne ». Ta propre pratique n’est pas de cette logique. Pour toi, tu dis que « L’espace est un incessant dialogue à travers le temps », et ce que tu veux faire c’est trouver des signes dans un espace « déposés par les générations au fil des siècles et au fur et à mesure des inquiétudes des gens et de leurs usages de cet espace ». Cela concerne ici une autre dimension du temps : son historicité. Mais tu n’as pas largement déployé ce sujet. La citation de Paul Celan que j’ai choisie auparavant, son attitude d’une langue traumatique qui porte le fardeau de l’Histoire enrichie à travers les moments insupportables, c’est plutôt sur la relation entre la langue et l’histoire. Pour René Char aussi, le temps qu’il a affronté, surtout pendant et après la guerre, c’était plutôt son historicité, il cherchait à nouveau dans un monde pulvérisé et écrasé par Histoire une possibilité de vivre et de parler, et il a trouvé ainsi une forme dense et fragmentée qui correspondait à  cette situation : l’aphorisme. En 1996, il y avait une grande exposition très importante dans le centre Pompidou : « Face à l’histoire, 1933-1996, l’artiste moderne devant l’événement historique ». Tu as été le commissaire littéraire de cette exposition pluridisciplinaire. Donc tu as certainement des pensées sur cette question : « face à l’histoire », comment la langue ou la poésie peut faire, ou doit faire?

YB : Il m’est impossible de « résumer la poésie française » moderne [comme expression] d’un « instant rare et illuminant ». Ce courant vaguement mystique est certes fréquent, comme je l’écrivais dans ma seconde réponse, plus haut. Il m’intéresse peu. Mais en même temps la poésie française et de langue française sait s’enthousiasmer lucidement pour la modernité en construction, qu’il s’agisse de Cendrars ou d’Apollinaire ; elle sait explorer les profondeurs humaines et métaphysiques de l’Europe, qu’il s’agisse de Frénaud ou de Venaille ; elle sait déployer les perceptions sensibles et symboliques de peuples très variés du monde, qu’il s’agisse de Senghor ou de Monchoachi.

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[Nuages de l’Atlantique, 13 juillet 2016, Riantec, Bretagne]

 

La dernière phrase de cette question ci rappelle une conférence célèbre de Sartre en 1965 publiée sous le titre « Que peut la littérature ?». Ce dernier parlait dans la proximité trouble du stalinisme ; l’engagement social de l’écrivain préoccupait les esprits les plus acérés et le suicide de Maïakovski était encore douloureusement présent dans la sensibilité de l’époque. A la différence de la langue allemande dont il était nécessaire que les romanciers du Groupe 47 et le poète Paul Celan la refondent, la langue française a connu la très grande poésie de la Résistance, Char en tout premier, mais aussi Aragon et Eluard. Sous Vichy et l’oppression nazie, ils ont maintenu la dignité et la liberté de la poésie dont le centre est la parole éthique. Ils ont maintenu avec éclat le lien entre les gens de cœur et de liberté.

 

Le danger actuel épouse de nouvelles formes : le nivellement des esprits dans l’hypermarchandisation de la « société du spectacle », la prolifération asphyxiante des populismes et des fanatismes et enfin l’exacerbation des inégalités de développement social et économique entre les continents. D’où les violences actuelles, insupportables, et les migrations massives, dramatiques. Le poète prend alors la parole et dit : le lien qui constitue la base de toute société n’est pas la marchandise accumulée ni l’argent, mais il est la parole ; cette parole n’est pas transcendante mais elle est immanente et de la responsabilité de chacun ; la parole, je le redis, ne se comprend et ne s’exerce que comme dialogue en acte, écoute de l’autre et réponse. La parole n’est pas un décor sonore statique d’un flux économique. Le nivellement des esprits les vide et les rend spectateurs passifs et muets. La parole du poète ne donne pas en spectacle un ego. Elle ne lui appartient pas en propre mais elle est cet acte commun issu de l’oralité théâtralisé dans l’espace de tous. L’espace se rigidifie-t-il ? La parole l’ouvre. Ces mois-ci le poète porte au jour et au net le mouvement profond de parole qu’entraînent les jeunes migrants, personnes de courage et d’héroïsme dont l’esprit de solidarité et la conscience morale sont hautes. Cendrars publiait en 1913 La Prose du Transsibérien. Apollinaire publiait son poème capital Zone dans Alcools en 1913. Frénaud publie en 1973 dans La Sorcière de Rome le puissant mouvement d’humanité qui fait le bruit de fond de la ville. Monchoachi publie en 2013 dans Lémistè 1 la créativité orale populaire extrêmement dynamique de l’archipel antillais. Je choisis de publier en 2016 Carène. Carène, autrement dit coque d’un navire en chantier qui puisse porter l’humanité contemporaine entièrement migrante vers de nouvelles terres où la parole soit ouverte et où rien n’est encore définitif.

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[Le groupe des peintres-paysans de Koyo, au Mali, à l’extrémité sud de leur montagne tabulaire, juillet 2009]

 

5 Poésie, culte de la Beauté et/ou Résistance

Zhang Bo : « Carène » est une métaphore magnifique pour la poésie et surtout pour ta propre création poétique. J’ai eu l’honneur de le lire avant la publication, et le poème Cheval Proue est son premier acte. Le cheval qui se cabre contre la violence et la proue qui fend l’eau de l’océan, si lourde et si agressive, voici un double symbole de la résistance qui me fascine. Tu as mentionné Sartre et sa théorie de l’engagement littéraire, mais avec certaines distances. J’en suis distant aussi. Il me semble que cette théorie contient un grand danger, si la littérature persiste trop pour des buts extérieurs, elle peut devenir une certaine propagande et recevoir un préjudice mortel. La suicide de Maïakovski devient ainsi un symbole douloureux à cet égard. Moi je préfère l’attitude extérieurement modeste de Camus :

« À partir du moment où l’abstention elle-même est considérée comme un choix, puni ou loué comme tel, l’artiste, qu’il le veuille ou non, est embarqué. Embarqué me paraît ici plus juste qu’engagé. Il ne s’agit pas en effet pour l’artiste d’un engagement volontaire, mais plutôt d’un service militaire obligatoire. Tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps. Il doit s’y résigner, même s’il juge que cette galère sent le hareng, que les gardes-chiourme y sont vraiment trop nombreux et que, de surcroît, le cap est mal pris. Nous sommes en pleine mer. L’artiste, comme les autres, doit ramer à son tour, sans mourir, s’il le peut, c’est-à-dire en continuant de vivre et de créer » ( Œuvres complètes, Pléiade, tome IV, p.247).

« En continuant de vivre et de créer », quand un écrivain met profondément dans son œuvre son amour pour la vie, son souci pour l’humanité et une possibilité de communication entre les gens, il me semble que ceci est la véritable résistance contre la banalité et la pauvreté du monde, de l’histoire et de l’homme. La résistance doit déborder le cadre historique pour se porter au-delà de la circonstance, jusqu’à un principe de révolte intérieure dans lequel s’affirme la fidélité de l’être à ses aspirations les plus profondes. Dans un magnifique recueil critique, L’Arc et la lyre, Octavio Paz exprime splendidement ses pensées poétiques. Mais la double métaphore de l’arc et de la lyre signifie déjà parfaitement la poésie. La corde d’arc qui combat l’ennemi dans une circonstance précise peut devenir en même temps la corde de lyre, qui chante éternellement l’hymne de la Beauté. L’éthique et l’esthétique de la poésie fusionnent par cette double corde d’arc et de lyre. Saint-John Perse dit aussi à propos de la poésie : « l’amour est son foyer, l’insoumission sa loi ». Et René Char est évidemment un exemple indispensable de cette poésie. Tu suis aussi cette grande tradition de la résistance et deviens une nouvelle étape. Alors sur la résistance, tu veux dire quelque chose ?  

YB : La Beauté, avec son B majuscule, est une Idée platonicienne qui a joué un rôle très important dans la culture européenne. Les pensées chrétiennes successives l’ont assimilée, par exemple l’épure mentale du protestantisme de Bach ou, d’une toute autre manière, le foisonnement exubérant du baroque catholique de la Contre-Réforme, ou l’épiphanie orthodoxe de la Création. La redécouverte de la pensée antique par la Renaissance exalte une dimension apollinienne de cette Beauté, dont l’Hymne à la Beauté de Baudelaire montre la désespérante distance. Le Parnasse et l’Art pour l’art la vitrifient. Puis Breton veut trancher en affirmant que « la beauté sera convulsive ou ne sera pas ». En somme cette Beauté, avec la majuscule, est une notion européenne dont la fondation est claire et connue puis qui connaît de multiples transformations. Une résistance au nom de la Beauté ne me semble pas stable et s’expose au risque ambigu et élitiste de l’hédonisme, du repli sur soi, et « après moi le déluge ».

 

S’il y a bien un fait anthropologique, avant toute élaboration philosophique, religieuse ou culturelle, en toute civilisation, c’est celle de la parole. Comme acte oral d’écoute, de dialogue, de débat et d’ouverture à autrui et au monde pour un projet de vie. En analysant les textes grecs les plus anciens Marcel Detienne montre très clairement comment l’espèce humaine prédatrice inaugure son humanité : finissant de s’entredéchirer et ayant détruit le groupe humain voisin, ces guerriers prédateurs s’assoient en cercle et mettent au centre, « én méso », le butin pour, au lieu de s’entre-égorger, parler de son partage : le débat naît, l’écoute, le dialogue, peut-être l’argumentation déjà ; et en découlent, des siècles après, le débat contradictoire démocratique en public sur l’agora et le dialogue de Platon, donc la philosophie. La poésie est la réouverture incessante de la parole qui crée le lien de solidarité, de dialogue, de dignité de chacun. La poésie est un acte de parole qui va sans cesse de l’avant. Elle revêt une dimension de théâtralité, elle est une liturgie profane qui éventuellement, dans telle ou telle culture, s’habille dans les parures charmeuses de l’esthétique. Elle ne peut être un repli dans un rêve endolori ou opiacé.

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[Jugement de Caïphe, détail, fresque du 16ème siècle, Piazza Armerina, en Sicile]

 

La poésie, comme mode de vie, comme pratique permanente du dialogue, comme artisanat d’écrivain dans le matériau des mots, est un incessant mouvement d’ouverture de la parole. Parfois ce mouvement incessant se heurte à des situations où l’oppression prédatrice est tellement forte, par exemple actuellement cette triple violence de la marchandisation, de l’exploitation de la misère et du fanatisme religieux et populiste, que ce mouvement de la parole doit prendre aussi la forme de la résistance ; et il est capital qu’elle le fasse alors.

 

Octavio Paz, homme du Mexique multiculturel, sait remarquablement écouter les mots que dit l’autre et comment il élabore son espace. Je connais peu de livres aussi admirables que son Singe grammairien, prose disant son dialogue avec une ville indienne extrêmement pauvre et à la fois vouée au dieu hindouiste Hanuman ; j’admire aussi son recueil de poèmes Pasado en claro (Mise au net). La corde de la lyre d’Orphée est celle qui arrive, dit la métaphore du mythe grec, à faire danser les arbres et vivre ensemble les animaux proies et prédateurs ; accessoirement elle flatte la Beauté. Cette corde sait, s’il est besoin, lancer la flèche.

*

6 Pour les lecteurs chinois

Zhang Bo : de nos entretiens il apparaît clairement que tu es un descendant de Victor Segalen, d’Octavio Paz et de René Char. Toi qui descends d’eux, que souhaites-tu dire spécialement à tes lecteurs chinois ?

YB : Dans toutes les civilisations, si diverses soient-elles, nous cherchons tous un haut degré de conscience et, une fois pris acte de la dureté de la vie et de la violence récurrente de la nature, dont les hommes et leurs sociétés font partie, nous cherchons à ouvrir la parole qui nous identifie et nous lie, nous délivre et nous rend solidaires, solidairement humains ; tout simplement qui nous rend humains. Non sans parfois élaborer, sur le chemin que nous creusons dans l’opacité du monde, les escaliers et les portiques d’une beauté éventuelle, au devant de nous. Au devant. Nous nous mettons à penser alors aux formes variables du bonheur. L’erreur actuelle, double et majeure, est de croire que le bonheur puisse s’ensemencer dans des objets, écrans plasma, smartphones, voitures climatisées, etc. ; elle est aussi de croire que des dogmes qui portent avec eux fanatisme et brutalité puissent apaiser l’esprit dans un bercement hypnotique.

 

René Char à ce propos a écrit dans un de ses recueils les plus importants, La Parole en archipel, cet aphorisme sans concession : « Obéissez à vos porcs qui existent, je me soumets à mes dieux qui n’existent pas. Nous restons gens d’inclémence ». L’inclémence après la seconde guerre mondiale devait se proclamer et se pratiquer ; maintenant la vigilance nous est à tous nécessaire. Tout comme nous est nécessaire l’esprit d’ouverture.

 

La poésie n’est pas le décor peint du palais ancestral des dieux et des maîtres, peint d’une peinture dont on nous concéderait qu’il faille parfois la rafraîchir un peu ; elle est cet acte fondamental et fondateur que j’exprimai dans les Antilles dès les années 1990 par cet aphorisme : « prends dans le corps de la parole la main de l’autre ». Et aussi par celui-ci : « Bâtis l’instable ». Sois un bâtisseur dans et de notre espace commun, qui est instable ; mais aussi sois celui qui contribue à bâtir la maison commune sans jamais la clore sur elle-même, sans jamais en verrouiller les portes et les fenêtres, sans la coincer dans un académisme glaçant. Poète, lecteur de poésie, femme, homme, sois un bâtisseur de l’ouvert et de l’inachevé et de l’instable.

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[ Un des tout premiers quadriptyques d’Yves Bergeret, créé très haut dans le versant Est de l’Etna, Sicile, août 2011]

L’Homme de grès, avec 9 dessins d’Hama Alabouri Guindo

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Cycle de dix poèmes d’Yves Bergeret écrits à Die du 4 au 10 septembre 2016 sur un petit livret allemand -en trois exemplaires- de format horizontal de 16 cm de haut sur 20 cm de large, avec acryliques et collages (dont des fragments d’un cahier de comptes de 1909)  et neuf dessins que Hama Alabouri Guindo a faits pour le poète à Koyo en 2004.

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Hama Alabouri est le sixième peintre-paysan du groupe qui s’est constitué pendant dix ans avec Yves Bergeret, poète, au village de Koyo, en haut de sa montagne de grès, au Mali, et dans ses alentours désertiques ; Soumaïla Goco Tamboura, captif de Peul, a accompagné constamment ce groupe à partir de 2003, et dans une disposition créatrice originale. Hama Alabouri, Toro Nomu dogon, est de la lignée des Garico, considérée (selon les Toro Nomu) moins savante et moins profondément mûrie dans l’usage de la parole en quoi consiste le réel. Les Nassi sont les « maîtres de la pluie » ; les Garico descendent d’un ancêtre devenu mythique, Ogo Ban, venu d’une autre ethnie au quinzième siècle puis intégré à Koyo ; les Garico, considérés comme des demi-étrangers, sont les « maîtres de la terre ». Or la terre n’existe pas à Koyo. Ce qui en tient lieu, pour les cultures en terrasse, est le « isso », c’est-à-dire le grès concassé à partir de lames rocheuses désquamées par l’érosion ; ce fin terreau, créé à mains nues par les Toro Nomu, enrichi d’un engrais naturel très pauvre, permet de faire pousser le mil, nourriture de base presque exclusive de tout le village. Nassi et Garico se complètent donc.

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Hama Alabouri est le plus jeune du groupe des six peintres. Il parle très peu. Il est un escaladeur extraordinaire des falaises de grès de Koyo. Il peint les murs de sa maison de lettrages fantasques ou de jets de couleurs «à la Pollock » ; et parfois même un mur extérieur, ce qu’il est le seul à oser faire. Il chantonne seul, rit seul, exerce à l’occasion un humour provocant, peut-être par timidité ; il parle parfois une langue que personne ne comprend. 

Toute la journée du 30 octobre 2004 il a dessiné ces petits personnages, « génies » ?, gens de Koyo ?, ancêtres ?, personnages de ses rêves ? autoportraits ?, sur un petit carnet qu’il a donné le soir au poète, sans les lui « lire ».

 

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1

Allongé sur le seuil de la grotte

j’écoute le souffle de l’homme de grès

comme une fine vipère

roulant les ombres des pierres

jusqu’au bord du vide.

 

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2

L’homme de grès

s’installe dans les lettres de l’alphabet

qu’il ne lit pas.

 

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3

Il est le glissement du damier

sur lui-même

riant parfois très fort et tout seul.

 

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4

L’homme de grès

prend le livre des légendes, détache les pages,

découpe aux ciseaux leurs bases

et les suspend aux étoiles

pour leur faire des jupes, des ailes, des enfants.

 

5

Dans la fissure du grès

l’homme de grès se fond.

Dans l’ombre du surplomb il se fond.

Dans la poussière du bloc qu’il concasse il se fond.

 

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6

L’histoire de l’homme de grès est courte ;

elle est faite d’antichambres

et de meurtres rapides d’enfants-animaux

sous une falaise blanche,

falaise aveuglante, antichambre du soleil.

 

7

L’homme de grès dépose la graine

dans l’ombre de l’ombre de l’ombre

dont le soleil se dévêt au fil des siècles ;

l’homme de grès reçoit la graine

de l’alphabet du livre qu’il dépiauta.

 

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8

L’homme de grès a des préférences.

Il sait qu’elles sont cachées sous la langue du vent.

Il demande au vent de lui sourire.

 

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9

L’homme de grès est la poussière du rire

du vent, voire du rire de la pluie ; la poussière.

La poussière glisse sans se retourner.

On n’arrive pas à voir les jambages de ses lettres.

 

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L’homme de grès est un grand enjambement.

Torse et cou et hanches

l’ont quitté sans noirceur.

Il respire cependant

l’air de l’air du chant du grès.

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Le Jugement de Caïphe, à Romans sur Isère

La version italienne de cet article, traduit par Francesco Marotta, se lit à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2016/09/08/la-sentenza-di-caifa-a-romans-sullisere/

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L’Isère a traversé Grenoble avec des remous violents, gris, bruns. Plus calme, elle râpe le quai de la Collégiale Saint Barnard à Romans, charriant dans son eau constamment opaque les sédiments que les glaciers de la Tarentaise et la Maurienne arrachent à la chair des hauts sommets alpins de la frontière italienne.

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Bâtie du 11ème au 13ème siècles dans la pierre ocre, tendre et friable, de la molasse, elle dresse sa beauté forte et rustique sur la rive droite de l’Isère. L’érosion et les guerres l’ont usée.

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Dans une chapelle latérale ultérieure, dite du Saint Sacrement, des 14ème et 15ème siècles, quelques tableaux religieux et surtout neuf grandes tapisseries brodées flamandes du 15ème siècle. Anonymes. Leur thème : la Passion du Christ. Elles sont arrivées à Romans au 17ème siècle, on ignore comment et pourquoi ; il y avait quinze en tout, six sont perdues.

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L’ensemble est saisissant. Les arêtes gothiques de la chapelle loin de donner élan à ces neufs tapisseries sombres renforcent leur frontalité puissante. Après avoir « découvert » en mai dernier à Piazza Armerina au centre de la Sicile un extraordinaire Jugement de Caïphe peint à fresque au 16ème siècle dans un cloître oublié au fil du temps et tout juste restauré, et après avoir analysé cette longue peinture murale (en voici le lien : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2016/05/06/le-jugement-de-caiphe-a-piazza-armerina-en-sicile/), j’ai été très surpris de redécouvrir ce mois de juillet un Jugement de Caïphe dans cette chapelle que depuis trente ans je trouvais toujours fermée.

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Les fils colorés et brodés ont pâli, les formes se voient d’abord mal, les couleurs se sont obscurcies : en somme un troupeau massif, ridé, incongru s’abreuvant à l’Isère grumeleuse. Je suis venu deux fois de longues heures voir ces œuvres ; à travers les verrières gothiques la lumière variait et jetait des éclaboussures lumineuses irréelles sur les foisons de fils brodés, rendant les figurations encore plus confuses.

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Or justement le vertige du regard fait partie de l’action performative de ces images. Exactement comme les oriflammes du vaudou haïtien sont conçus pour le temple sombre où l’ivresse, la flamme des bougies et des lampes à pétrole, les cris, les odeurs fortes rapprochent les initiés de la transe et leur possession par leurs loas (leurs « génies ») : un oriflamme vaudou est fait pour l’agitation dans la pénombre où la multitude de ses paillettes cousues doit scintiller.

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Puis le regard s’accoutume. Et constate que l’effet de flou est renforcé par une sorte d’indistinction des visages et des parties dénudées des corps, pieds, mains, très rares torses. Tout le reste est brodé au fil de laine et de soie, sur un fond de lin : tout l’espace est vêtu par ces fils, sauf la peau surtout des visages. Cette peau est peinte, discrètement, dans un style doux, peut-être maniériste. En tout cas actuellement au bord de l’effacement. En 2016 la marque physique d’humanité de ces scènes se retire de ces très grands formats brodés ; ce retrait est particulièrement beau dans la présentation de certaines têtes quasiment vides ou parfois renversées.

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Reste alors avant tout l’acharnement de broder. Le geste de piquer de l’aiguille la toile de lin pour aller avec le fil chercher sous sa surface, dans une profondeur abyssale des mers ou de la mort ou de la conscience, quelque chose qu’on ne dit pas mais dont on jubile, cet acharnement à broder, enfoncer l’aiguille puis la retirer haut vers l’air libre, acharnement, dureté, pointe de l’aiguille qui pique et ressasse et ressasse, cet acharnement se voit partout. Flux et reflux, plongée et immersion, plongée et retour à l’air libre, plongée et retour aux giclures de la lumière qui tombe des verrières de la chapelle ; tout cela donne la forte impression d’un univers dur et monstrueux, impitoyable, mouvant et tenace où le dieu sacrifié et ses croyants s’adonnent à un drame théâtral original et radicalement beau.

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Commencent à jaillir au regard qui s’accoutume et, comme dans le vaudou, chemine peu à peu vers une sorte de transe visionnaire et va souffrir et prier avec le dieu tué et sacrifié, commencent à jaillir au regard ci et là certains détails surprenants. J’en retiens deux ici.

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Dans la septième tapisserie de ce récit de la Passion, quatre puissantes têtes de cheval surmontent la foule qui monte vers le Golgotha ; leur cou est un quart de cercle tranchant, l’un des animaux se transforme en tigre. Ils disent l’effort physique de la foule qui monte vers la droite alors qu’au pied de la tête chevaline de gauche le Christ avec sa croix sur l’épaule regarde en arrière l’humanité qu’il entraîne dans l’ultime rite sacrificiel humain qui va mettre un terme aux innombrables sacrifices des temps d’avant. « Motif » admirable.

 

L’autre : l’atelier des brodeuses flamandes a créé au fil frénétiquement répétitif les pas de danseurs qui bougent en rythme et ébranlent le sol, ébranlent le tissu de lin du fond d’où le fil jaillit et jaillit : le sol tremble et vibre sous les corps qui trépignent. Une grande vibration secoue la représentation du monde et de l’humanité dans la tragédie centrale de cette religion ; le dieu va se « posséder » lui-même et renaître au prix d’une transe absolue.

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La tapisserie la plus importante est celle du Jugement de Caïphe, qu’Anne assiste. Elle est sombre, confuse, abîmée, peu lisible. Et justement c’est bien ce qu’il faut. Car ensuite, dans ce mythe, les figurations de la montée au Golgotha, de la Crucifixion, de la Résurrection ne sont que des sédimentations, dans le leurre facile de l’image, de ce qui a basculé, a été bouleversé et mis en jeu dans une apogée de tension dramatique : ce jugement du Sanhédrin, que préside Caïphe. Jésus apporte une formulation radicalement nouvelle de la religion qui structure cette Palestine d’alors. Mais il soulève tant d’espoirs, de conflits et de haines qu’on l’arrête et le remet au jugement du tribunal religieux traditionnel du lieu. Ici tournoie un débat radical entre le neuf et l’ancien, entre l’académique et le visionnaire, entre le répressif et le salvateur, entre le frileux et l’universel, entre deux modalités de parole, l’une sans doute rétrécie et amère, l’autre sentie comme ouverte à autrui et rayonnante.

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La première perception de cette tapisserie n’est pas nette parce que les enjeux fondamentaux de ce Jugement se dissimulent profondément dans les abysses d’avant la parole sous la surface de la mer où les aiguilles des brodeuses vont chercher le sens, comme le pécheur jette son fil dans l’invisible. Dans cette tapisserie les visages sont particulièrement effacés. Et voilà que d’abord, aux yeux s’accoutumant, se campe le haut. Ce n’est pas le ciel, ce ne sont pas des collines, ni une alternance de maisons et de nature.

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C’est une architecture continue, un toit dominant voûtes et salles où se jouent des scènes secondaires, et des piliers qui plongent vers la moitié inférieure de la tapisserie où l’humanité est en débat, religieux et laïcs, prêtres du Sanhédrin face au Christ et aux siens (ce que présentait de manière admirable et entièrement différente la fresque de Piazza Armerina). Or le grand débat radical est ici légèrement décentré vers la droite ; la salle du débat, le forum ou l’agora de la grande gestation de la forme nouvelle de la parole en train d’advenir, est un balancement baroque symétrique où ondulent une voûte et deux étranges sinuosités qui semblent des phylactères. En somme un ventre fécond, une imminente parturition. Ou volcan dont l’éruption est imminente ; c’est le sens du grand sacrifice du dieu lui-même et de par sa propre volonté, et ensuite viennent les temps « modernes » « rédemptés ». Le gonflement ondulant de l’espace de ce débat est décalé à droite car dans le tiers gauche de la tapisserie est brodée la part guerrière de l’humanité, celle qui ne sait pas débattre, celle « qui n’y comprend rien », mais tombe, est en armes, porte le feu : les formes plastiques ici dominantes et saillantes au regard sont les segments de droite des armes et du porte-feu et aucun de ces segments n’est ni vertical ni horizontal. Les hommes d’armes qui sont allés arrêter le Christ au Mont des Oliviers sont brodés de manière aussi vigoureuse que contrastée. Avec cette brutalité d’acier et de feu on ne fonde aucune parole, on ne bâtit rien.

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Passant de nombreuses heures devant ces tapisseries brodées j’ai remarqué la puissance attractive de sa couleur bleue. Un bleu très dense et profond, souligné d’un peu de blanc. Peut-être cette teinture a-t-elle mieux traversé les siècles. Mais c’est bien maintenant que je regarde et essaye de comprendre ce que je vois. Une nuit dure et opaque affleure par ces fils drus. Qu’est-ce ? Ce que les brodeuses d’il y a six siècles sont allées harponner au fond de la mémoire et des peurs médiévales en trouant de leur aiguille la toile de lin et qu’alors elles ont rapporté à l’air, à la lumière, à la vision ; et les voici qui nous jettent comme une énigme brutale la note grave du bleu, un bourdon tragique, le long cri des noyés de l’Isère, la douleur immense des migrants qui débarquent de leurs barques pourries à Lampedusa.

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Et je vois que les brodeuses qui ne sont pas les trois Parques, mais ces femmes anonymes qui tiennent le bourdon et ne lâchent pas le cantus firmus de l’humanité espérante, agissante, parlante, renforcent de somptueuses ondulations de fils de jaune et d’or les profondes dignités de notre bleu.

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Yves Bergeret