Archive | août 2018

Aujourd’hui lire, suivi de L’Homme

Aujourd’hui lire se lit en italien dans une traduction aussi précise que vivante du poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/09/03/leggere-oggi/

 

 

La réalité et la pensée animistes sont universelles. Dans celles-ci le bourdonnement du continuum immanent du monde et l’échange incessant entre la communauté des personnes humaines et la communauté des êtres invisibles s’orientent toujours et partout autour de la vocalité de la parole dense : une de ses modalités les plus fréquentes est le poème oral en acte[1]. Cette parole dense constitue un corpus que le vocabulaire contemporain peut parfaitement définir littéraire : car ce corpus est éthique, mémorisable grâce à des mises en forme spécifiques, raffiné et respecté de tous. (Misérables et infantiles, les âneries racistes osent encore affirmer l’inculture des « primitifs »…)

 

La variété et la complexité des relations de parole dense entre les esprits invisibles eux-mêmes d’une part et d’autre part entre esprits invisibles et personnes de la communauté humaine sont analysées de manière aussi précise que profonde par l’ouvrage collectif qu’ont dirigé en 1995 Marcel Detienne et Gilbert Hamonic ; ils en ont synthétisé le propos en intitulant l’ouvrage La Déesse parole, la parole dense dont je parle étant considérée dans cet ouvrage au rang des instances invisibles qui mettent en dynamique agissante le monde. Ce livre passionnant montre toute la richesse de la parole dense en Grèce antique et en quatre lieux actuels : chez un peuple montagnard en oralité de la Géorgie du Caucase, chez les Amérindiens Cuna du Panama, chez un peuple des Célèbes-Sud et, avec l’écriture, dans l’Inde du Sud.

 

 

 

 

Cette parole dense indique et valide les comportements ; elle oriente les actions, les gestes, les décisions. Elle donne sens. Orale, elle n’appartient à personne, sait se glisser hors du temps immédiat sans pour autant le quitter. Elle a son parcours par une gorge indéterminée et plurielle, comme celle de la Sybille de Cumes, et en amont d’elle-même par d’autres gorges encore. Afin que se déploie le dialogue entre communauté et esprits invisibles elle est véhiculée par les gorges possédées des initiés souvent en transe : Jean Rouch dans ses films songhaï aussi bien que Virgile dans le début du sixième chant de l’Enéïde le montrent en toute clarté.

 

La parole dense constitue un corpus, mobile et aux limites variantes, depuis de simples phrases axiomatiques jusqu’à de vastes strophes volontiers narratives. Ce corpus est considéré et vécu comme présent. Il soutient toute la relation utilitaire immédiate au monde, voire se substitue à elle et aide à vivre et penser cette relation et ce monde ; ainsi en va-t-il des Chants des femmes aînées de Koyo, ainsi en va-t-il de l’aède grec qui chante un passage d’une épopée pour le village assis ce soir autour de lui.

 

Un corpus de textes mémoriels existe chez tous les peuples, y compris chez les peuples matériellement les plus démunis ; la collection L’Aube des Peuples chez Gallimard donne maintenant accès direct à trente-cinq de ces corpus ou éléments de corpus, dans leurs transcriptions écrites. Je recommande en particulier le volume consacré en 1996 à la communauté Orokaïva de Nouvelle Guinée-Papouasie, sous le titre Parle, et je t’écouterai : le bruissement violent de la forêt se vit puis se gère par les récits que ses esprits soufflent aux hommes initiés et qu’ils transmettent dans d’extraordinaires formes tressées. Je recommande également toute la collection de CD Ocora-Radio-France, issue de l’inestimable collection Ocora que dirigeait à Paris au Musée de l’Homme Gilbert Rouget, auteur du livre essentiel La Musique et la Transe. Il n’est de communauté dont la relation au monde ne se fonde par la parole dense, enfant mi des esprits mi des initiés, corpus de poèmes fondateurs et régulateurs ; et, à l’occasion, un instrument à vent, à percussion ou à corde s’adjoint comme modalité explicitement complémentaire de la parole dense. La langue de chaque corpus est en effet ornée d’une manière spécifique afin d’accroître son efficacité, son pouvoir et sa performativité. De plus si le texte oral est un peu long, afin d’aider la mémoire du diseur ce texte s’appuie sur des rimes et des scansions particulières.

 

 

 

 

L’universalité et la variété de la parole dense, c’est ce que montre le poète américain Jérôme Rothenberg dans Les Techniciens du sacré, sa grande anthologie, enrichie dans sa version française de 2015. C’est ce que montre en ce moment le poète martiniquais Monchoachi dans sa suite de publications qu’en créole de son île il intitule Lémistè, autrement dit les éléments rituels de parole dense à l’œuvre oralement en toute communauté actuelle et passée.

 

Certains de ces textes, soufflés par les esprits aux initiés, sont figurés, peints voire gravés par les premiers poseurs de signes puis inventeurs de l’écriture sur la paroi au fond de l’auvent rocheux, comme dans la montagne de Koyo le fit Ogo Ban il y a un demi millénaire sur la paroi du fond de sa grotte Danka komo, (je le présente dans mon livre Le Trait qui nomme) ou sur le fronton de la maison-temple consacrée à la réception et à l’audition de la parole dense. Et ailleurs on raconte même que d’un doigt de feu un dieu grava dans la pierre dix lois qui commandent les comportements humains entre personnes et avec le divin : cela s’est par exception fait, dit cette légende, en haut d’une montagne, le Sinaï. Au sujet de l’émergence de l’écriture je propose au lecteur de se reporter à mon article L’Image au mur agit, sur ce même blog et repris dans mon livre bilingue franco-italien L’Image en acte, aux éditions Algra editore en décembre 2017.

 

Il se trouve que les trois monothéismes se créent une transcendance hors justification, hors continuum, hors lien. Ils déploient leur propre parole dense en textes qu’en conséquence ils définissent « révélés ». Le divin n’étant plus tactile ni, s’il semble s’écarter, retrouvable par des sacrifices animistes ordinaires, les textes deviennent de nature sacrée intangible et forment un corpus serré, exclusif et bien sûr « un » pour toute la communauté. Ses clercs avec des fortunes variées s’occupent de leurs exégèses ; mais dogmatisme et intolérance sont secrétés immédiatement par le fait même de la transcendance et la prise en possession de la relation de parole humaine avec elle par une caste de lettrés.

 

A ce corpus écrit de référence tous se rallient, doivent le faire ; dans ce corpus et dans les gestes qui en découlent, tels que prières, positions rituelles du corps, pèlerinages, tous dans la communauté trouvent la justification de leur identité, de leur destin, de leur personne.

 

 

 

 

En Europe, à la Renaissance cependant les exégèses approfondies de la Bible, grâce à la redécouverte des textes originaux en particulier en grec, déstabilisent le corpus unique des clercs ; la communauté se dispute et se scinde. Sa branche la plus active, protestante en ses diverses écoles, développe l’examen solitaire voire critique des textes communautaires. La relation intime et privée au texte prend alors tout son essor.

 

A peine après la Renaissance, suscité par elle, naît aussi en Europe le texte dense écrit que des aristocrates alphabétisés lisent en silence dans leur chambre, isolés : tels L’Astrée d’Honoré d’Urfé ou le Roman comique de Scarron. Plus besoin de diseur ni d’aède, ni de comédien interprète sacré. L’invention de l’imprimerie permet de multiplier les exemplaires d’un texte en assez petit format. Outre les Bibles portatives et autres Missels de voyage, le nouveau texte écrit reste pourtant performatif et fortement sacralisé, car il indique au lecteur comment agir dans la turbulence du monde ; le héros du quotidien ou son jumeau de contrejour, le anti-héros quichottesque, naissent, conducteurs de conscience émotionnelle et-ou pensante ; le décor du monde décrit dans le texte est un miroir simplificateur de l’épaisseur trouble du monde. Le héros se débrouille avec cela. Cet avatar de la parole dense de référence de toute communauté est simplement un accident local, dans l’Europe. Il s’appelle le roman.

 

Le roman se diversifie peu au fil des quatre ou cinq siècles de son existence locale. Le personnage principal est l’initié qui s’est glissé à demi mort dans cette quincaillerie artificieuse, pantin vaguement articulé, pantin enflé de gaz avant tout émotionnels. Ce pantin permet au lecteur, de plus en plus détaché de sa communauté et renvoyé à une solitude morose et impitoyable par les ruses du salariat, par des maîtres castrateurs, par une religion de châtiment et de rédemption individuelle, ce pantin permet donc au lecteur d’interroger l’opacité du monde. L’initié-pantin exhibe dans la narration du roman son destin, au fil d’une éducation et d’épreuves faites pour impressionner et éduquer. Au lecteur d’en juger et d’en tirer leçon.

 

Ce curieux texte romanesque, c’est la gloire, le pouvoir et le prestige que s’attribue la littérature européenne. Le romancier est le maître tout puissant ; la volonté du destin pleine de pénombre, la Tyché, l’inspiré caprice des génies et des esprits de l’animisme se dissolvent en se déplaçant jusqu’entre les mains de l’écrivain romancier, démiurge court qui se fond en fait dans la louange magistrale de l‘instinct de propriété : il s’y complait. Il peut même se produire cet errement déconcertant que l’écrivain et le professeur de cette littérature soient les épigones vétilleux de l’académisme.

 

 

 

 

Bien sûr ailleurs dans le monde, hors Europe et Amérique du nord, perdure de manière brillante la vie du texte oral, voire écrit, comme le Ramayanna ou le Maharabatta ; personne de la communauté ne peut vivre sans interroger, dans sa vivacité polysémique et polycentrée, la voix des êtres peu visibles qui agitent le monde et le sont. Et de même la chanson, qui par la parole mise en musique densifie la relation active au monde est partout inépuisable et je ne connais personne, où que ce soit, qui ne chante, ne se chante à soi-même un texte, n’écoute chanter.

 

Pourtant, ailleurs, donc, dans le monde, les colonialismes européens ont apporté les scolarisations à l’occidentale pour les « fils de chefs » afin de former des élites capables d’aider les puissances coloniales à exploiter les peuples et les terres soumis. Se considérant elles-mêmes d’avant-garde et salvatrices, ces scolarisations apportent comme outils de relation active au monde non seulement les langues d’Europe mais aussi les formes du texte moderne qui fédère les communautés colonisantes : le roman. Or le roman d’avant-garde de la fin du dix-neuvième siècle est celui du réalisme et du naturalisme français ; leur diffusion est fulgurante partout, ainsi que leur succès auprès des jeunes élites dont les colons ont acheté l’âme. Les littératures savantes écrites en langue aristocratique s’estompent partout. Tandis que la parole dense orale perdure. Flaubert, Zola et Maupassant sont partout dévorés par les jeunes « éduqués ». Dostoïevski pour sa dimension réaliste aussi. On les imite à tours de bras. Ainsi naissent, parfois immédiatement anticolonialistes en raison des leçons imprévues du réalisme, les Lu Xun, Yachar Kemal, Naguib Mahfouz etc. (Je renvoie ici à mon article Le réel et la langue de l’écrivain dans le catalogue de l’exposition Face à L’histoire 1933-1996, au Centre Pompidou en 1996).

 

 

 

 

Mais déjà le large texte, maintenant principalement écrit et romancé, auquel toute la communauté se réfère pour interroger le monde en ses inquiétantes menaces, s’éparpille. En Europe les avant-gardes futuristes russe et italienne, vorticistes, expressionnistes, dadaïstes, surréalistes, etc. du début du vingtième siècle déstabilisent fortement le roman d’éducation (même si en sa veine commerciale il continue jusqu’à présent à satisfaire un lectorat considérable et constamment en quête de consolation) ; en Europe et en Amérique du Nord naissent également anthropologie et ethnologie, d’abord colonialistes sans scrupule, puis autonomes. L’interrogation du monde opaque ne se fait plus seulement par l’usage du corpus textuel oral immémorial ou équivoquement écrit ; elle se fait aussi par les sciences humaines, elles-mêmes sans cesse en exégèses, crises et reformulations.

 

De la sorte il s’est récemment créé une nouvelle et vaste zone de parole à présent plus écrite qu’orale, entre la personne et le monde : cette zone n’est pas unifiée, soudée par une révélation ni des dogmes ; elle ne se modèle pas sur l’instinct de propriétaire. Cette zone flottante met à l’écoute, justement flottante, du monde en ses énigmes.

 

 

 

 

Elle a créé la personne contemporaine et étrange du « lecteur ». C’est de sa propre initiative qu’il se saisit des livres dont les textes non dogmatiques disent le monde, l’interrogent, cherchent à le comprendre. Le « lecteur » est solitaire. Il accoste où il veut car la lecture considère que tous les ports sont ouverts. La personne du « lecteur » est volontiers un individu. Individu peu situable dans la communauté, souvent mal utilisable dans les fonctions rituelles traditionnelles de la communauté. Il va et vient. Il en arrive même parfois à consacrer un temps considérable à la lecture ; dans sa vie elle est le rituel majeur de sa relation au monde. Dans son significatif et vivace Carnet du sédentaire Romain Eric-Marie, jeune historien, philosophe et écrivain, fait apparaître ses itinéraires personnels dans des continents entiers de lecture, continents créés par la sédimentation de textes profonds et puissants, cependant tous de la culture européenne ; puis Romain Eric-Marie s’approche des falaises abruptes qui bordent cette culture et atteint aussi les livres de Franz Fanon : et il met alors en turbulence la lecture elle-même. Le corpus de textes dont le « lecteur » Romain Eric-Marie cultive la surabondante pratique, le met en relation avec le monde dans son histoire et simultanément fertilise l’initiation de sa personne individuelle. Cette initiation ne se parachève pas ni ne se replie sur des certitudes ou des propriétés archivistiques ou matérielles mais s’ouvre sans fin sur des rebonds d’interrogations, des doutes et des excavations toujours plus libératrices de ce que sont la personne humaine et le monde polyphonique.

 

Entre le monde bruyant et le lecteur s’est élaborée une couche atmosphérique étrange, celle de la « lecture », vaste corpus de textes écrits ou même transcrits de l’oralité. Lire est devenu ainsi la grande pratique rituelle animiste contemporaine qui interroge l’épaisseur du monde ; elle est onéreuse, car un livre coûte cher ; financer une bibliothèque publique coûte cher. La « lecture » mange du temps. Avec une autorité décisive elle dégage un espace de liberté intime de jugement et de destin, tout comme le couteau du sacrificateur animiste en versant le sang de l’animal sacrifié ouvre temporairement une brèche de liberté vertigineuse et visionnaire dans la soif intarissable des morts et des vivants.

 

Finalement cette « lecture » qui aurait pu sembler fuir le contact tactile avec le continuum foisonnant et dangereux du monde instaure une instance, la couche atmosphérique rebelle et immaîtrisable du corpus lu : « lecture » comme domptage de la transcendance meurtrière et retour à la mobilité animiste.

 

 

 

 

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L’Homme

 

Dans chaque épaule il a une montagne.

Attention, une montagne ça s’effrite.

Or les montagnes vont par chaînes et massifs.

 

L’effritement, c’est le son

ou plutôt deux effritements qui se rejoignent

en fond de vallée créent ainsi le son.

 

Le vent qui passe dans le son et l’ébouriffe

crée le mot en sa forme,

en sa fuite têtue vers l’oreille loin

et en son sens jamais circulaire.

 

Dans chaque épaule il a une montagne,

c’est un poumon.

Le couple, le village, la foule

c’est des massifs et des chaînes.

 

En haut entre épaules et poumons

il y a les têtes.

Elles tournent les unes là les autres ici

cherchant les mots clairs.

 

Les mots clairs s’effritent peu :

ce sont des falaises entre forêts et torrents

à mi-hauteur des pentes,

en somme pointes de seins,

parfois côtes flottantes

où même hanches saillantes.

 

Qui ne soufre pas se tient droit.

Qui se tient droit a des mots clairs

et l’aube est claire sur les montagnes.

 

Mais tous souffrent

et cherchent contre les ravages

contre les pillages contre les avalanches

de meilleurs mots clairs

pour mettre d’aplomb les épaules

et pour alléger soulever dans un récit long

le poids des montagnes par massifs.

 

 

 

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[1] Plutôt que sonore et vocale, ce que j’appelle la « langue-espace » est une sédimentation d’éléments physiques déposés dans tel lieu par les générations successives, qui font signes visuels actuels. A la différence de ce que j’appelle ici la parole dense dont la cohérence interne est intrinsèque, ces signes visuels ne sont pas forcément cohérents entre eux; ils aboutissent à un tramage signifiant de l’espace, même si ce tramage est parfois chaotique. On est toujours confronté à la langue-espace, de manière passive voire obéissante ou de manière dynamique voire créatrice. De même est-on toujours confronté à la parole dense.

 

YB

 

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Pages en Sicile, été 2018 (1 à 7)

 

Les sept Pages en Sicile, créées par Yves Bergeret cet été 2018 en Sicile, se lisent une à une en français sur ce blog ; elles se lisent en italien toutes traduites et réunies par le poète Francesco Marotta à cette adresse :

Cliquer pour accéder à yves-bergeret-pages-en-sicile.pdf

On sait que la troisième de ces Pages, intitulée Les Hommes assis, du 5 août 2018, est également traduite en chinois par Zhang Bo.

 

 

Populismes et racisme font actuellement tout pour ravager et détruire les esprits en Europe. Ces sept Pages, le poète et les traducteurs ne se décourageront jamais de redire que, face à la xénophobie et à la violence, « tegu dumno abada« , en toro tégu, la langue parlée à Koyo.

En français : la parole ne meurt jamais.

 

YB

 

 

 

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Pages en Sicile, été 2018 (7)

 

L’Assiette

 

Poème écrit à Catane par Yves Bergeret le 16 août 2018 à l’encre de Chine et gestes d’acrylique plus quelques collages, en quatre exemplaires sur cahier allemand de 15 cm de haut par 21.

Cette septième Page se lit en italien dans la version dense, épurée et aérienne du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/08/19/lassiette-il-piatto/

 

 

 

 

1

Un volcan me sépare de toi, étranger.

 

Une vallée profonde comme la mer

me sépare de toi, étranger.

 

Je te parle, je te salue,

mon salut est l’assiette que je te passe

pleine.

 

2

Tu me rends l’assiette,

elle ne pèse rien,

pas plus que le cratère en ses fumerolles.

Elle est pleine,

pleine de ton écho, de ta légende

et de mon récit parmi les ombres.

 

3

Ce qui éclaire par en dessous les fumerolles

ce n’est pas le soleil de l’aube,

c’est la lave en feu au fond du cratère.

Elle est en fusion :

ce sont nos millénaires qui divaguent

tâtonnant dans le corps pourri de nos mémoires.

 

Mais nous savons nous passer l’assiette, étranger,

notre céramique refroidie, pacifique,

trace étrange ronde comme la planète

de la parole.

 

4

Il arrive que la parole soit le miroir rond

et on ne sait pas qui s’y voit.

Merci, volcan profond,

qui me rappelles que je suis mon propre étranger

et que toi, étranger aux pas inadéquats,

tu dors dans la pente.

 

5

Nous avons mis sur l’assiette l’image,

sur l’assiette ou le cratère.

L’image vibre sur le bord,

tourne virulente,

ne parvient pas à entrer dans la phrase,

la phrase pleine de l’air de l’aube

entre toi, étranger, et moi, étranger.

 

6

Le volcan est le profil tiers

entre le tien et le mien.

Fuyant et neutre et grossier

et les mots qui n’y sont ni cuits ni crus

sont juste des jeunes genêts dans les pentes,

des colliers de quel cou ?

 

 

 

 

 

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Pages en Sicile, été 2018 (6)

 

Cette Page se lit en italien, dans une traduction du poète Francesco Marotta pleine de vitalité et d’une précision parfaite, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/08/14/i-semi-della-parola/

 

Catane, piazza Umberto, 12 août 2018

 

 

Dans la rue noire ils arrivent peu à peu.

Ils s’assoient à une table du petit bar

où je vais le soir à Catane.

Quand ils s’assoient à la table voisine

le volcan dit qu’il s’éloigne.

Il fait seulement semblant.

Les cendres d’un incendie par là derrière

nous tombent dans les cheveux.

Ils s’embrassent, s’assoient,

se demandent des nouvelles

un Sénégalais, trois Catanaises

un Malien, un Syracusain.

D’eux se désintéressent les dieux banals

ou mesquins, peut-être complices.

des monstres qui ont enfoncé des coins de bois puant

dans la fissure du centre de l’île

et qui enfoncent ces coins

avec des insultes épouvantables

pour écarter encore plus l’île, la diviser,

la déchirer, la réduire en miettes

afin de régner sur des esclaves par millions.

L’île s’écarte, se scinde,

ne se scinde pas.

 

Ils ont trente ans. N’ont pas encore d’enfants.

Ils ont réussi à échapper aux dieux de pacotille

qu’on ressasse à tous les étages, toutes les fenêtres.

En fait leurs propres fenêtres, ce sont plutôt des arbres,

mais de ceux aux odeurs claires dans le feu

comme le cèdre, aux odeurs bondissantes

comme épicéa en scierie, aux odeurs juvéniles

comme mélèze au printemps quand fond la neige.

 

Bien sûr le volcan essaie

de gronder à l’intérieur de leurs phrases.

Il a toujours penché plutôt du côté du meurtre.

Mais eux continuent à parler, à rire.

Les coups sourds sous nos tables, sous nos pieds,

ce sont encore les insultes et les barrissements des monstres

qui affirment à tout vent nous creuser un métro gratuit,

mais qui élargissent la terrible fissure,

font tout pour fermer les ports et vider la mer,

pour séparer les deux continents ; mais dans l’abime ouvert

tout deux tomberaient et se fracasseraient.

 

Voilà, il est nécessaire que nous parlions.

Nous réunissons nos tables.

Fertiles parfois seraient les cendres,

mais qu’est-ce que la vie, la mer, le ciel,

le champ et la roche, le toit et la cour

sans les graines de la parole ?

 

 

 

YB

 

 

 

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Pages en Sicile, été 2018 (5)

 

Castiglione di Sicilia, la Cuba, 6 août 2018

 

Cette Page se lit en italien dans une traduction magnifique du poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/08/11/la-cuba/

 

 

 

 

Sixième, septième siècles. On arrive du continent en passant le détroit de Messine sur une barque. On veut gagner Palerme, la grande cité depuis mille ans à l’autre bout de l’île. Y aller par cabotage au long de la rive Nord est trop risqué à cause des pirates et autres naufrageurs. Y aller par la rive Est puis la vieille cité de Catane, phénicienne, puis les bourbeux marécages du delta du Simeto puis les collines centrales à n’en plus finir, est très malcommode. On prend donc la première vallée à droite après Messine, celle de l’Alcantara, qui creuse son lit dans les couches de basalte dur. On remonte des gorges impressionnantes où l’érosion fluviale travaille en grandes formes géométriques lisses ce que le volcan a donné. Longues gorges profondes. Soudain elles s’ouvrent, on débouche sur une vallée riante. Hautes collines boisées à droite. A gauche l’énorme volcan, qui fume et gronde, très haut dans le ciel. Menace redoutable. Impossible de poursuivre sa marche vers l’Ouest sans chercher à se concilier la force voire la colère de ce dieu tellurique. On fait halte, on le salue, on fait quelque sacrifice, au moins une chèvre, on s’assied ou s’agenouille, on attend un signe. J’imagine volontiers qu’un oracle, une sybille, un devin vit là, au lieu même de l’ouverture de la vallée. Et justement c’est le lieu de la chapelle byzantine de la Cuba, dite Chiesa di Santa Domenica. Construite entre septième et neuvième siècles, sans doute d’autres maisons en pierres de lave autour, des tombes, des champs, le lit de l’Alcantara à trente mètres.

 

Si petite soit-elle l’église impressionne, elle aussi, grave, coriace, robuste. En grosses pierres de lave noire, un ciment frustre, quelques briques épaisses de terre cuite. Une coupole de pierres sombres, sans doute la plus ancienne de Sicile. Elle me fait penser aux toutes premières coupoles de l’architecture médiévale de Géorgie que j’ai vues en 1974 dans le fin fond de la campagne, au pied du Caucase, vers Chouamta. Ici une nef très courte avec seulement deux travées, la coupole la couvre. Deux bas-côtés hauts et étroits, une abside assez complexe. On l’appelle la Cuba, comme un souvenir de la culture arabe en Sicile et de ses mausolées-tombeaux de marabouts, Kouba, à coupole simple, en Afrique du Nord. Tout autour vignes, amandiers, ronces, figuiers poussent dru.

 

 

 

 

L’intérieur donne une impression contradictoire de poids et de légèreté. On devine une grande iconostase devant l’abside, et les fidèles massés dans la courte nef sous la coupole. Derrière l’iconostase, l’espace semble, en proportions, énorme pour le « iéron » où n’officie que le clergé. Murs de pierres noires et de rares briques sombres. Plus aucune trace de peinture dans un temple sûrement couvert de fresques. Sauf, dans le « iéron », les traces petites et assez confuses de deux torses et peut-être leurs têtes à auréole, à droite de l’autel, là où on peint d’habitude la table du repas mystérieux d’Emmaüs, table de l’accueil de l’étranger, du mystérieux étranger : l’accueil, à tout jamais. Le volcan gronde, les torsades de vapeurs raclent le ciel. Le petit temple sombre brasse le divin, le sacré, l’accueil.

 

 

 

Prudemment à l’écart de l’itinéraire des voyageurs et de l’Alcantara, sur une haute colline escarpée voisine le bourg médiéval fortifié de Castiglione ; de là, l’Etna se voit aussi. Un fort féodal, des ruelles étroites, on se protège, on se calfeutre, on se cache.

 

 

 

La coupole est une préhistoire de coupole. Robuste elle a traversé déjà un millénaire et demi. De l’intérieur elle n’est pas hémisphérique, mais composée de pans vaguement incurvés de briques ou de pierres de lave. Pans irréguliers, inégaux, asymétriques. Tout comme l’intérieur de la chambre magmatique du volcan, toujours inachevée et en recomposition. Microcosme magique et pacificateur en dialogue avec un macrocosme fourbe et meurtrier. Sur son pendentif nord-ouest, restent, alternant, six arcs de cercle peints en bleu et en rouge. Restes de couleurs, restes de main d’artisan peintre. Restes répétitifs, scandant la poussée de la prière des voyageurs arrêtés là pour leur péage animiste envers le dieu volcan. Vibrations alternées du bruit géologique du magma de lave. Vibrations, élan retrait élan retrait, de la peur et de l’accueil. Vibration, élan retrait élan retrait, de la pensée et de la diction. Vibration de l’ésychasme. Entre chaque arc de cercle, rouge ou bleu, se glisse un plus fin arc de cercle blanc : le suspens de la parole, qui simple et audacieuse tutoie le volcan, amadoue ses vengeances et offre de vivre. Neuf arcs de cercle.

 

 

 

 

A trente mètres, derrière de murets de pierres volcaniques envahis de vignes, l’Alcantara jette ses eaux sur une faiblesse du basalte et creuse sa toute première gorge pour aller vers la mer. Le geste de l’eau est brave, épique, démiurgique. Démiurgique comme tout à cet endroit. L’eau qui court ouvre le basalte comme un poing fermé, déplie des formes extravagantes et lisses, déjà ouvre une gorge profonde de cinq mètres où l’eau rebondit, puis de dix mètres où l’eau rit et plonge, où l’eau parle la langue des hommes qui veulent la paix et chasser les monstres. La Cuba a été ici construite parce que, pour que l’eau de la vie accompagne profondément la parole.

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Depuis la mer Ulysse a vu

les bœufs de sacrifice dans les pentes du volcan.

Nous à pied, allant parmi les vicissitudes des monstres,

allant avec la parole comme seule arme de défense,

ce soir nous entendons le volcan

creuser sa houle, creuser ses reins,

nous supplier de lui bâtir architecture si petite soit-elle,

de lui dresser image si simple soit-elle.

Car lui n’a pas d’yeux ni de crâne

et veut renoncer au rite du meurtre perpétuel.

 

YB

 

 

Avec Carlo Sapuppo

 

Pages en Sicile 17b.JPG

 

 

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Pages en Sicile, été 2018 (4)

 

Cette Page se lit en italien dans une traduction souple et allante du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/08/13/il-fragore-del-mare-e-il-fruscio-dali/

 

Aci Bonaccorsi, Chapelle de la Consolation et de Saint Antoine Abbé, 5 août 2018

 

 

Une rangée de lettres serrées blanches a traversé le ciel d’est en ouest, assez bas sur l’horizon, personne n’a eu le temps de lire la phrase éventuelle, et encore moins le récit. Lorsque la nuit est venue, limpide après l’orage, quatre planètes brillantes se sont mises en ordre dans tout le ciel de l’est à l’ouest, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne ; disposées en très long arc de cercle juste par-dessus l’Etna, masse plus sombre dans la nuit. A l’aube après le passage sonore d’un troupeau de chèvres sur les terrasses d’oliviers et de vignes, un long vol d’oiseaux noirs a traversé le ciel, toujours de l’est vers l’ouest. Le volcan lance très fort, par derrière, des masses de fumées blanches et grises.

 

 

 

 

Sur une petite place circulaire d’Aci Bonaccorsi, au pied sud du volcan, soudain à dix-huit heures s’est ouverte la chapelle de la Consolation et de Saint Antoine Abbé. Sans doute dix-septième siècle. Un parallélépipède et une petite abside en demi sphère. Ouverte seulement pour la messe du samedi soir. Et aujourd’hui c’est fête votive locale. L’intérieur est couvert de fresques de la même époque ; d’une seule main, assez naïve, sans doute d’un artisan qui a vu des grandes fresques ailleurs. Beaucoup de Nouveau Testament dans les figures et les scènes, un peu d’Ancien. Une dominante beige et orange douce, un peu de bleu clair. Dans ce bourg féodal jadis de vignerons, d’éleveurs de brebis et de cueilleurs d’olives, on tient la terre que fertilise la cendre volcanique en levant par dizaines des murets de morceaux de lave noire. Des figuiers de Barbarie sont hérissés partout. La vie est dure, les gestes peuvent être cruels ou braves, le poignard est facile, susceptible, vite brandi. Mais l’humanité pieuse peinte aux murs et aux voutes de la chapelle est bonasse, calme, bien nourrie, les saints et les dieux ont des visages lisses et joufflus. La république céleste, qui n’existe que dans les images, est sereine.

 

 

 

Détrompez-vous, la violence des temps anciens et modernes n’est jamais indulgente. L’Etna juste à quelques kilomètres gronde de ses successions d’effrayant boato ; pas de semestre sans éruption violente. La terre tremble, la silhouette du volcan se recompose sans cesse. La terre tremble, la chapelle tremble et se fissure. A la voute de l’abside par-dessus l’autel où trône debout un bon saint de bois peint, la foudre zèbre tout ce monde. La foudre est blanche. Elle est ce qui passe très vite, ce qui strie et sillonne le ciel le plus vite, ce qui tue le plus vite. Les yeux voient juste la trace de son passage-ravage. La vie a tremblé, le monde a bougé, la secousse de terreur a fracassé. Sur les scènes peintes, sur la comédie gentille des fresques, il reste les sillons blancs des fissures rebouchées à l’enduit, grandes cicatrices de la blessure jamais oubliable qui poignarde la vie et brutalise la pensée. Et si forte est la violence à l’oeuvre que dans un coin de la voute, les prophètes se serrent comme oiseaux dans un nid.

 

 

Une scène sur le mur gauche de la toute petite nef dit sans doute tout. Noces de Canaa ? Adossés à la table le Christ et la femme, en couleurs carmin et bleue identiques, sont tenus ferme en pose par deux vignerons qui versent boisson dans des jarres de terre et deux fortes aiguières, sans doute métalliques, au tout premier plan, par terre, mystérieusement debout en équilibre sur des bases circulaires minuscules. Ustensiles premiers, origine de l’image et du monde dit, ustensiles mystérieux qui passent, clos sur eux-mêmes comme des ombres pleines de tonnerre marin et de bruit d’ailes.

 

YB

 

 

 

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Pages en Sicile, été 2018 (3)

 

Les Hommes assis, Catane, Corso Sicilia, le 3 août 2018

Cette Page se lit ici également en chinois, dans la traduction du poète Zhang Bo, de Nankin.

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Tous les jours de l’aube au soir deux ou trois hommes sont assis sur la rambarde métallique, les pieds ballant dans le vide. Sur le trottoir du fond de Corso Sicilia, du côté de l’esplanade des bus. L’esplanade est vide la nuit. Des hommes à peau sombre tirent là au soir depuis quelques années des grands cartons d’emballage récupérés je ne sais où. Les étalent soigneusement au sol. S’y allongent. Bavardent un peu. Puis s’enfoncent dans le sommeil jusqu’à l’aube suivante, où ils disparaissent. Jusqu’à la nuit suivante.

每天从清晨到黄昏总有两三人坐在金属栏杆上,双脚在虚空中摇晃。在西西里大道深处的人行道上,在公交站台旁。站台在夜间空无一人。许多年来每到傍晚肤色深沉的人们都会把我不知从哪儿回收的巨大包装纸箱拖到那里。把它们小心地铺在地上。躺下。随便闲聊几句。然后深入睡眠直到下一个清晨,届时便消失无踪。直到下一个夜晚。

Mais dans la journée sur la rambarde les deux ou trois veilleurs assis parlent, rient parfois, parlent. En wolof, je crois. Avec l’espoir tenace de vendre une ou deux paires de baskets rutilantes qu’ils ont posées près d’eux, en équilibre sur la rambarde.

但白日间两三个坐在栏杆上的岗哨会说说话,时而笑笑,再说说话。我想是沃洛夫语。带着一种固执的希望能卖出一两双搁在他们身边、平挂在栏杆上的火红球鞋。

La rambarde empêche les piétons de tomber dans le vide. Le vide, c’est la rampe d’accès au parking souterrain de l’immeuble moderne où j’habite. Depuis au moins dix ans plus aucune voiture ne passe là. Un gros grillage a été dressé pour boucher l’entrée du parking et aussi celle de la rampe elle-même. Dans la pente derrière le grillage les immondices s’accumulent, leurs couleurs sont fondues dans la poussière, l’encre des papiers de publicité a perdu tous ses pigments depuis longtemps. Sur la rambarde, au dessus du vide le plus profond, qui correspond à l’entrée même du parking souterrain, deux ou trois hommes sont assis pour toujours.

栏杆阻止行人跌落虚空。虚空,那是我所居住的现代建筑地下车库入口的坡道。自从至少十年多来不再有任何车辆从此处经过。为了堵住车库以及坡道入口,一面巨大的铁丝网被搭建起来。在铁丝网后面的斜坡上各种污物堆积如山,它们的颜色在尘埃中消散,广告传单上的油墨早已丧失色彩。在栏杆上,在最深沉的虚空之上,它与地下车库入口相呼应,总有两三人始终坐在那里。

Nous avons fini par nous connaître, au fil des années. Nous nous saluons. Ils parlent un peu français, un peu italien. Ils sont sénégalais. Ils sont arrivés en barque depuis la Tunisie et, maintenant, la Lybie ; certains habitent Catane depuis dix ans. Oui, la vie est difficile, disent-ils. Oui, ils arrivent à envoyer au village et à la famille quelques dizaines d’Euros chaque mois ; la famille vit avec cela. Oui, ils ont maintenant peur qu’un fou furieux d’extrême droite leur tire dessus en passant en voiture : comme cela se produit dans tout le pays ci et là, chaque jour.

最终我们得以互相认识,随着时光流逝。我们互相打招呼。他们会说一点法文,一点意大利文。他们是塞内加尔人。他们曾乘小船由突尼斯来到这里,现在则通过利比亚;一些人在卡塔尼亚已住了十多年。是的,生活艰辛,他们说。是的,他们终于能够给他们的村庄和家庭每月寄去几十个欧元;家人就靠这些生活。是的,他们现在因极右翼狂徒驾车朝他们扫射而感到恐惧:因为这种事每天在各地发生。

Assis sur la rambarde, ils tournent le dos au vide, sont disponibles aux passants, espérant toujours un achat de baskets. Ils tournent le dos au grand marché, dix mètres plus loin où se croisent virilement le commerce des fruits et des légumes, vaguement formel, et le commerce de la pacotille de plastique et de contrefaçons variées, clairement informel. Ils sont assis depuis des années, le os du bassin finalement adaptés à la forme de la rambarde de fer. Ils tournent le dos à la sortie-entrée du parking souterrain vide et inutile.

坐在栏杆上,他们把背转向虚空,对行人随时待命,始终期望有人购买球鞋。他们把背转向大市场,十米之外水果商和蔬菜商雄壮地交错而过,隐约是正规的,还有劣等塑料制品和各类假货贩子,明显是非法的。他们多年来就坐在那里,最终盆骨也适应了铁栏杆的形状。他们把背转上空洞而无用的地下车库出入口。

La rampe d’accès au parking est la passerelle d’accès de l’Arche de Noé. Pour l’imminent Déluge, alors que les orages grondent et que les populismes cherchent à étrangler l’Europe. Pour l’invisible Déluge qui a déjà eu lieu et a déversé les graines amères du racisme et de la haine. Mais l’Arche est vide. Et bloquée. Vide, sale, muette.

车库入口的坡道是诺亚方舟的舷梯。为了临近的洪水,当暴雨酝酿而民粹试图掐死欧洲。为了隐形的洪水,它已经发生并倾泻其种族主义与仇恨的苦涩种子。但方舟空空。而且淤塞。空洞,肮脏,缄默。

Assis sur la rambarde, ils sont les effigies de la proue de l’Arche. Les os des bassins se sont adaptés. Les colonnes vertébrales restent très droites. Ils ne se plaignent pas. Ils rient parfois ensemble. Ils parlent beaucoup. Ils parlent.

坐在栏杆上,他们是方舟的船首像。盆骨已经适应。脊柱依然笔挺。他们不抱怨。有时他们一同欢笑。他们说很多话。他们说话。

Assis sur la rambarde verte ils veillent. Ils attendent. Ils observent. Ils espèrent.

他们坐在绿栏杆上放哨。他们等候。他们观察。他们期待。

L’un est devenu fou et parle sans cesse. Dit un refrain perpétuel. S’il me parle je vois bien que ses yeux sont dans le vide. Un jour je ne l’ai plus vu. Personne ne sait ce qu’il est devenu.

一个人已经疯了不停地说话。念着一段无休止的叠句。如果他和我说话我看得出他的双眼空洞无物。一天我再也没有见到他。无人知晓他的结局。

Martinets sans ciel. Aigles sur la vire de la falaise.

失去天空的雨燕。悬崖窄台上的鹰。

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Les hommes assis

L’un est devenu fou

Aigles sur la vire de la paroi

Martinets sans ciel

一群人坐着

其中一人疯了

岩壁窄台上的鹰

失去天空的雨燕

YB

 

 

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Pages en Sicile, été 2018 (2)

 

Lundi 30 juillet 2018, Catane, piazza Borgo

 

 

Le raclement des pneus sur les dalles de pierre volcanique de la chaussée, le crissement des pneus, les pétarades des vespas, la ruée mâle agressive des conducteurs, les cris et les hurlements des gros bras qui trouvent viril de se parler ainsi, tout cela remonte la via Etnea : rectiligne depuis le port. Se relevant progressivement pour dompter la pente du volcan. Bruit, rage, assurance bravache, allez il faut montrer ses hormones…

 

Le gros flot montant coupe la Piazza Borgo. Quartier populaire ; voire carrément mafieux juste à côté, via della Consolazione où guetteurs et dealers s’entretuent à petit feu à longueur de journée. Allons, c’est une blague, il n’y a rien à consoler.

 

Assis sur le banc d’un arrêt de bus je vois une jeune femme, sûrement sri-lankaise, arriver de l’autre côté du flot tumultueux, avec un petit garçon dans une poussette. Elle veut traverser. Elle s’engage entre les voitures, on l’évite, elle avance, on lui hurle, on la méprise. Enfin elle s’approche du trottoir où je suis. L’enfant est inerte, attaché dans la poussette. A-t-il vu les dangers ? Il est inexpressif. Il ne dort pas. Ses yeux sont grand ouverts. L’enfant est immobile. Sans un mot. Pas vraiment affalé. Son corps est tonique. La mère atteint le trottoir, pour y monter lève l’avant de la poussette. Alors le petit garçon se met à gesticuler avec autant de calme que d’énergie, s’inventant, je crois, une danse harmonieuse et guerrière pour dégurgiter la violence de la chaussée et l’inexprimable angoisse de la traversée.

 

Puis les quatre roues de la poussette posées de nouveau au sol, la mère rejoint le banc où je suis et s’assied. Je la salue. Elle me regarde avec beaucoup d’étonnement. Je lui confirme mon salut et lui dit que j’admire son courage. « Madame, quel âge a votre fils ? – Quatre ans ». En effet son corps est plus développé que celui d’un bébé en poussette.

 

L’enfant a les yeux très noirs, les cheveux très noirs. Ses yeux me fixent puis se détournent puis me fixent. Son visage n’exprime rien. « Il ne parle pas. Il n’a jamais parlé », dit la mère. Son italien est très clair, lent, pauvre en vocabulaire. Elle me dit qu’elle attend le bus justement pour conduire son fils chez le médecin en centre-ville. L’enfant m’observe puis tourne les yeux vers la chaussée débordant de bruit et de violence. La mère continue : « mon fils est malade, il a toujours été comme cela. On ne sait pas ce qu’il veut, ce qu’il pense. Parfois il crie très fort et longuement : c’est quand je m’éloigne de lui, par exemple si je me prépare à sortir faire une course. Je vois qu’il veut toujours rester près de moi, collé contre mon corps ou en tout cas en vue immédiate de moi. Il a un problème ». Je lui réponds que j’avais été étonné de son attitude d’abord immobile lors de la traversée de cette Mer Rouge automobile, puis splendidement agité lorsque la poussette a atteint le trottoir. « Peut-être qu’en fait il n’a pas de pensée, dit-elle. – Ah, certainement si, et très abondante, je crois. Ses yeux observent intensément, je suis persuadé qu’il écoute toutes les paroles et les comprend. » Est-ce que je me trompe en écrivant que l’enfant esquisse une infime sourire ? « Le médecin dit qu’il est autiste. – Madame, est-ce qu’il souffre ? – Je ne sais pas, il semble coupé complètement du monde. – Madame, je ne le crois vraiment pas, ses yeux bougent lentement car il prend du temps pour observer de manière très concentrée ce qui se passe. Je vois bien qu’il m’observe aussi et je suis sûr qu’il écoute très attentivement nos paroles ». La mère se met à pleurer doucement. Puis dit qu’elle a une grande fille, de quatorze ans et sans problème apparent ; la mère ajoute que sa situation est désespérée car son mari, extrêmement violent, la battait et battait le fils puis est soudain parti avec une autre femme l’an passé. Elle n’a aucun revenu, ne peut travailler car son fils exige sa continuelle présence. Je lui réponds qu’il me semble essentiel que son fils perçoive une force et une assurance calmes en elle. Il est né dans les tempêtes, tout comme il vient de traverser en poussette la violence rageuse de masses de ferrailles stupides. L’enfant écoute tout j’en suis sûr ; il détourne beaucoup moins souvent les yeux vers la chaussée. Il observe sa mère, il m’observe. Je demande à la mère si elle parle souvent ainsi à des gens qu’elle rencontre. « Non, jamais ; rarement avec le médecin. Vous, vous êtes un homme calme et pacifique et vous écoutez ».

 

Qu’il soit né au Sri-lanka ou en Italie, l’enfant est le dieu Anuman, le singe grammairien qui connaît la grammaire du monde. Anuman fait des bonds prodigieux, cherche toujours à aider le dieu Rama et son épouse dont un rival cherche constamment à déchirer le lien. Pour cela il a bondi de l’Inde du sud, avec une armée de singes, jusqu’à Sri-Lanka, d’un bond prodigieux, a réussi au prix de mille luttes effrayantes à reconstruire le lien. L’enfant qui ne parle pas dans sa poussette fait sans cesse le bond de retour, de Sri-Lanka à l’Europe, de la mer tueuse à la Sicile, du trottoir est au trottoir ouest de Piazza Borgo. Il est fondamentalement et totalement étranger et comprend exactement comment sa mère et lui rencontrent un étranger assis à l’arrêt de bus.

 

L’enfant a traversé mers et montagnes, frontières et langues. Sa vision le porte très loin. Il marche très droit, lui qui ne marche pas et reste dans la poussette. Il a pataugé dans la violence des guerres et des trafiquants. La vie d’Asie pauvre et la vie d’Europe pauvre sont un marécage, un « atra palude ». Dans la matière rugueuse de son rêve permanent qui irradie d’énergie brûlante, il dresse la paix de la terre promise, promise car toute personne humaine est humaine en étant faite de parole, de dialogue et de paix. Et si la violence et le rejet raciste ravagent les terres et les têtes, l’enfant sait traverser la tempête en vacarme car il écoute et trouve en lui la force de la parole en devenir.

 

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Au tonnerre

à la grêle

à la tempête borgne

j’oppose l’arc de mon regard

et la montagne de mon récit.

 

                                                                                 YB

 

 

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