Archive | novembre 2020

Grandes calligraphies du dialogue (3)

Yves Bergeret

le 25 novembre 2020

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De ce texte le poète Francesco Marotta offre sa version italienne, fluide et dynamique ; on la lit à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/11/26/grandi-calligrafie-del-dialogo-3/

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Ce 15 août 2004 l’hivernage, c’est-à-dire la saison des pluies, nous donne encore une violente mais courte tornade. L’hivernage ici, c’est seulement juillet et août, une tornade ou un orage extrêmement violent tous les huit jours. Trombes d’eau massives. Dans la montagne ou sur la plaine sableuse les dizaines et dizaines d’éclair sont particulièrement dangereux. Dans la montagne nous trouvons de quoi nous abriter à peu près pendant les deux ou trois heures de pluie intense, une grotte, un auvent de roche, un petit surplomb. Nous nous taisons, nous observons intensément.

Ces masses soudaines d’eau érodent fortement la montagne. Leur écoulement rapide a créé dans le grès du long plateau sommital une sorte de longue rigole d’écoulement, sur quatre ou cinq kilomètres ; puis l’eau en se jetant dans le vide forme la très puissante cascade de Bonsiri : les parois de part et d’autre de la cascade et son bassin de réception regorgent de mythes Toro nomu. L’écoulement brutal des eaux dans la rigole d’écoulement du plateau a créé des poches, des enfoncements, des petites gorges ; et même une bonne vingtaine de « marmites de géant », ces cuvettes profondes de quelques mètres qu’en roulant sur elle-même sous l’effet du puissant courant des grosses pierres creusent sur place.

Les Toro nomu appellent en toro tégu, leur langue, ces mares temporaires dans la roche des « taga ». Elles sont un peu plus de quarante au fil de la rigole d’écoulement. Les dix mois de la saison sèche elles sont vides et poussiéreuses. Les tornades de l’hivernage les emplissent activement. Elles vrombissent, elles bouillonnent. Voilà leur présentation hydrologique. Mais la pensée animiste des Toro nomu formule les choses de manière plus riche et plus complexe.

On se rappelle que pour eux la totalité du réel est de la parole. Les « taga » sont les demeures des âmes des ancêtres. En saison sèche ces âmes sont inaccessibles et la « taga » n’est que leur silence et, en quelque sorte, leur sommeil. En saison des pluies par les mouvements de l’eau les âmes des ancêtres parlent ; après un rite d’ouverture du dialogue renoué (que je décris en détail dans mon livre Le Trait qui nomme) les Toro nomu, cultivateurs sédentaires, se penchent au bord de la « taga » pour y puiser respectueusement l’eau-parole des ancêtres afin d’en verser sur la toute petite parcelle qu’ils cultivent sur la dalle de grès qui borde la « taga ». L’eau-parole des ancêtres abreuve la terre et la graine : la rencontre du travail du cultivateur avec la parole ancestrale nourrit la famille.

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Ce 15 août, Hamidou et Yacouba, deux des « poseurs de signes », avec lesquels je travaille et marche par plaine de sable et par montagnes depuis cinq jours, me disent souhaiter que nous redoublions la puissance sacrée et nourricière des « taga » ; pour cela nous devons créer leurs poèmes-peintures. Je déploie au sol trois grands papiers chinois à calligraphie de 68 cm de large par 135 de haut.

Je calligraphie d’abord (les « poseurs de signes » me demandent toujours de commencer) « La mare reprend souffle dans la paume de la montagne ».

Puis Hamidou crée un grand tracé rose, qu’il double de rouge. Ces poèmes-peintures, on le sait, sont créés au sol et on les vit, les sent et les réalise comme des sortes de « vues aériennes » ou de cadastres de la pensée symbolique. Mais pour la commodité du lecteur je les présente ici comme des œuvres verticales. Depuis le bas gauche Hamidou trace les deux rives du parcours sinueux de la rigole d’écoulement des eaux de l’hivernage ; ce parcours aboutit dans la partie supérieure de la feuille à la « taga » dont les dix doigts intérieurs inégaux enserrent la « paume » : trois en bas, sept en haut. Cette paume est nourricière. Les doigts sont les paroles des ancêtres et/ou les gestes de cultivateurs qui viennent puiser l’eau pour l’irrigation. Vu « à l’européenne », donc verticalement, un avant-bras brandit la paume de la vie nourricière.

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Ensuite je calligraphie : « La mare enroule sur elle l’horizon nocturne ». Dans les langues européennes l’horizon est la limite entre ciel et terre dans l’espace que perçoit l’œil. La langue Toro tégu n’a pas cette notion ; mais la limite spatiale fondamentale est entre espace proche géré par les rites et espace lointain non harmonisé par les rites et où se déchaîne la turbulence violente des puissants esprits invisibles, des bandits et des fauves. Cette limite animiste est mobile, en particulier la nuit, où elle se rapproche considérablement des maisons : impossible de dormir « dehors » à la belle étoile sur le haut plateau de même que marcher la nuit est dangereux à l’excès.

En bas de la grande feuille Hamidou peint un damier de petites terrasses cultivées dont chaque carré porte, en forme de cocarde la plante-graine de parole qui va croître. En haut il trace le contour de la « taga » avec en cocardes ouvertes les paroles fécondes des ancêtres et, je crois, les bras croisés des cultivateurs qui puisent l’eau ; quasi au milieu Hamidou trace au moyen d’une croix dans un arc de cercle la figuration de la nuit, thème graphique usuel à tous les « poseurs de signes » avec lesquels je travaille. Car la « taga » est si féconde et puissante qu’elle peut enserrer, laver, réengendrer la nuit elle-même et ses violentes ambiguïtés.

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Enfin je calligraphie : « La mare m’écoute respirer avant ma naissance ».

Yacouba peint en vert, en « haut » de la feuille une « taga » rectangulaire à double rive : double tant elle est sacrée. En « bas » il trace, comme Hamidou, les deux rives de la rigole d’écoulement. Les deux silhouettes sont les êtres humains : en gestation avancée dans la rigole d’écoulement / en embryon hors rigole, tout en bas à droite, et sans doute en saison sèche. Les cercles verts figurent la parole en acte. Yacouba a l’habitude de figurer par des sortes de petits traits hérissés l’irradiation de la puissance sacrée animiste d’un lieu ou d’une personne : il pose ici ces petits traits en rouge, tous tournés vers l’intérieur des formes car la gestation est en cours. Je fais l’hypothèse que les deux doubles cercles tout en bas sont les puissantes paroles qui élancent l’ensemble et du processus des « tagas » lors de l’hivernage et du processus lui-même de cette figuration peinte.

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La Grotte silencieuse

Philippe Miénnée, éditeur typographe en Bretagne, à Lanoué, écrit ceci : « IMPRESSION D’ART est une revue à parution aléatoire consacrée à un artiste de l’estampe par numéro, accompagnée par une réflexion sur l’art.

Ce numéro 2 est consacré à une artiste qui travaille l’empreinte, Maya Mémin qui a réalisé les impressions, et à un poète, Yves Bergeret, pour le poème »

L’ouvrage est au format carré plié de 28 cm de côté, sur Laurier 250 g, en 33 exemplaires plus deux en Epreuve d’Atelier, tous signés par l’éditeur typographe, l’artiste et le poète, qui ont également conçu graphisme et mise en page. La maquette et l’emboîtage sont de Philippe Miénnée.

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On voit ici, parmi les photos de la revue, deux épreuves préalables de Maya Mémin.

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On peut se procurer l’ouvrage (33 Euros, plus frais de port) chez l’éditeur en lui écrivant à son adresse postale (4 les Salles, 56120 Les Forges de Lanoué) ou à son adresse mail : philippe.miennee@hotmail.fr

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On lit à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/11/14/la-grotta-silenziosa/ la version italienne de ce poème grâce à la traduction claire et architecturée du poète Francesco Marotta.

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Le dialogue de création entre Maya Mémin et moi a commencé il y a trente ans, sans jamais s’interrompre. Nous avons souvent exposé ensemble en Bretagne et à Paris et réalisé sur ses presses à Rennes maint livre de bibliophilie. J’ai toujours senti et compris le travail de Maya Mémin, grâce à la virtuosité de la couleur estampée, comme la trace de lumière qu’offrent l’espace, le monde et la vie en leurs grandeurs et leurs trébuchements, leurs libertés et leurs profondeurs et que Maya Mémin recueille et dépose sur le papier en tournant la large roue de sa presse.

Philippe Miénnée en nous réunissant pour sa revue nous offre de faire entendre comment une œuvre n’est sûrement pas le fruit d’une délicatesse mordorée de quelque âme toute en intériorité et en retrait loin du monde ; elle est au contraire une question sans concession sur l’impression que le monde en travail difficile imprime sur notre corps et notre pensée, une question sur l’impulsion que nous aimerions imprimer au mouvement de la parole et de la vie en cheminement dans le monde, une question sur l’impression simplement humaine que nous aimerions suggérer à nos sœurs et frères de cheminement, tenaces et libres bâtisseurs comme le typographe et comme nous .

Yves Bergeret

1

Sa tête est la grotte silencieuse

2

Ses yeux grand ouverts regardent en son propre dedans.

Regardent quoi ?

3

Qui roule la brume sur la pente sombre de la montagne ?

Qui appuie le nuage sur la montagne ?

4

La mer, oui, sait entrer dans la grotte silencieuse là-haut.

Elle lèche ses parois.

Sa langue laisse le sel.

Le mouvement de l’eau,

la langue de la mer

et le sel qui crépite

c’est son langage

ou sa pensée,

ces grappes de petits fruits salés

qui lui viennent du bout du monde

et indiquent qui il est.

5

S’il regarde au-dedans de sa grotte silencieuse

il évapore presque l’horizon et les archipels au-delà,

il ausculte une chose qui gonfle là-dedans 

et finit par donner une certaine lumière :

c’est l’image, encore l’image, en croissance l’image

qui est l’empreinte nostalgique

de l’horizon perdu.

6

C’est lui qui appuie le nuage sur la crête.

Aucune phrase, aucune fumée,

aucune lueur ne devrait, rêve-t-il, s’échapper

de sa grotte sommitale

par précipitation.

7

Sa grotte est la partie haute de la montagne,

la partie avouable du labour,

du labeur.

8

C’est lui qui roule la brume

sur la pente des mélèzes.

Aucune larme, rêve-t-il, aucun cri de bête,

aucun froissement de lichen

ne devrait faire trébucher

même un tant soit peu le souffle de sa grotte.

9

Sa grotte est capable d’aspirer jusqu’à la crête

la marée haute.

La grotte a appris à le faire

au fil des millénaires.

En se retirant la mer

laisse l’empreinte de l’art,

la couleur dont la trace mélancolique

luit au plafond de la grotte,

elle laisse l’épopée de quartz sous le surplomb,

l’image, l’image et puis l’image,

l’algue erratique de l’horizon.

10

S’il sort prudent de sa grotte

il perçoit au piémont la discussion confuse des rameurs

indécis sur le cap.

Chacun se revendique un îlot.

Il demande au vent de sa grotte de proposer, disposer

les îlots en archipel et les répliques en récit.

Je les lui demande.

11

La grotte silencieuse peut-elle être féconde ?

Peut-elle être parturiente ?

L’art est-il un nourrisson viable ?

En haut de la montagne

où il remue avant de naître ?

Y aurait-il des fumerolles ?

12

Il fait rouler sa silencieuse grotte

vers le bas de la pente.

Certes il malmène un peu la mer archaïque

et contrarie les rameurs idéalistes

mais d’abord dans l’amoureuse vallée

sa grotte accouche de très viables oeuvres

et le sel de l’infini

donne de l’âme à tous

même aux rameurs à la dérive

et au vieux marin qui appuie son menton

sur une canne patinée de sang à peine coagulé.

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Grandes calligraphies du dialogue (2)

Yves Bergeret

le 3 novembre 2020

Ce deuxième article aussi se lit en italien dans une traduction dynamique réalisée par le poète Francesco Marotta. La voici : https://rebstein.wordpress.com/2020/11/04/grandi-calligrafie-del-dialogo-2/

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En compagnie de Dembo (https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2020/10/30/grandes-calligraphies-du-dialogue-1/) Belco chante dans la plus haute responsabilité les paroles rituelles de deux passages fondamentaux de l’existence : au moment du voyage de l’esprit hors du corps humain lors de l’enterrement et au moment de la formation du nouveau circoncis. Ce dernier reçoit par les voix gémellées de Dembo et de lui tout le savoir rituel utile à sa vie d’adulte. Cette transmission initiatique dure deux mois, à raison d’un long chant initiatique par soir. Belco et Dembo sont des acteurs essentiels de la permanence temporelle et de la continuité spatiale du monde et de la vie. Ils sont au village les deux seuls acteurs de cette fonction. On se rappelle que la substance-même de la vie et du monde est la parole, selon le peuple Toro nomu. Je renvoie ici à mon livre Le Trait qui nomme.

En saison sèche, de septembre à juin, lorsque s’absente complètement l’eau de la pluie, donc des torrents et des cascades sur leur montagne de grès, espace et temps se distendent cruellement mais toujours pacifiquement. La parole n’est plus fluidement fécondante ; elle nécessite d’être entretenue, agitée, abreuvée, retournée (comme une terre arable) par le Chant nocturne sacré des Femmes aînées sur le « giérin », place centrale du village.

Février 2004, voici cinq ans que nous travaillons ensemble, les six « poseurs de signes » graphiques et moi, qui suis le poseur des lettres alphabétiques de la parole poétique : ensemble sur le même tissu ou le même papier, par l’acte de création en dialogue d’un poème-peinture, nous activons la parole qui en cette saison très aride certes raidit, faute de l’eau pluvieuse, mais sans jamais mourir. On aurait pu croire que la disparition de la pluie distendrait et même fissurerait l’espace. Eh bien non.

Ce 25 février 2004, Belco me montre les pierres lisses et ovales près de la dalle brûlée de soleil où nous allons peindre. « Yves, tu vois ces pierres, la parole ne s’arrête jamais. Tegu dumno abada. La pluie est partie depuis septembre. Nous allons dire comment la parole se concentre ces mois-ci : trouve les mots pour poser ton poème et puis je peindrai après toi ». J’étale une très large feuille à calligraphie, de 150 cm de haut par 96. Contre le vent je leste ses bords avec des petites pierres. Je calligraphie : « Chaque pierre a mangé un morceau du ciel ». Car ces pierres à la si parfaite forme ovale sont la concrétion la plus dense de la parole : comme des perles au fond de quelque océan minéral. Parole, elles vivent. Elles respirent. Elles parlent, par exemple avec Ogo ban, l’ancêtre d’il y a un demi millénaire. Organisme vivant, en saison sèche chaque pierre se nourrit de la fluidité raréfiée de la parole et « mange », oui mange un morceau du ciel. Car le ciel est l’eau future, infimes gouttelettes que dans quatre mois le vent, auxiliaire de la parole, abondera en familles de gouttelettes puis en foules de gouttelettes jusqu’à créer le nuage et le nuage donnera l’eau. En bas de la feuille Belco figure la pierre comme être vivant polychrome ou tendant trois mains pour saisir un peu de ciel ou émettant trois plantes étranges ou émettant l’haleine humide de trois mots.

Mais « en haut » de la feuille Belco trace deux rectangles clos sur eux-mêmes, en rose surligné de rouge. Deux portions de ciel, deux tranches de ciel dont la plus petite enserre un oiseau Je me rappelle la fonction de l’haruspice romain qui d’abord trace dans le ciel un rectangle sacré et qui examine ensuite ce que lui indique le vol des oiseaux entrant dans ce rectangle ou le traversant. Parallèlement, les Toro nomu sont extrêmement attentifs, juste avant la saison des pluies, à l’arrivée de la première grue migratrice qui, en choisissant telle branche de tel arbre au village, désigne si ce n’est décide l’intensité des pluies à venir donc des récoltes : ils appellent cet oiseau quasi prophète Ogo saï.

Entre les deux tranches de ciel Belco figure la lune et une étoile, « signe » déjà classique parmi les signes que peignent les six « poseurs de signes », pour désigner le ciel.

Et je ne serais pas étonné que le rouge qui renforce les deux tranches de ciel ainsi que la grosse pierre en bas soit la marque du sang bénéfique du sacrifice, toujours nécessaire au moins dans la pensée des « poseurs de signes » pour raccorder sans cesse ce qui dans la turbulence du monde pourrait se distendre voire se séparer et, alors, dépérir, car séparé.

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« Déploie sur la dalle une seconde feuille, me dit Belco. Nous continuons ».

La nouvelle feuille a le même format. J’y calligraphie, entièrement sur le bord gauche sauf le dernier mot : « Si je dois douter de toi, la montagne recule ». Anecdote quasi insignifiante : il y a quelques jours dans la plaine de sable un homme qui n’était pas du peuple des Toro nomu avait devant nous ironisé sur notre groupe, les « poseurs de signes » et moi. Son motif était obscur, jalousie, zizanie, simple bêtise, je ne sais…Mais tout comme la disparition de la pluie apparemment dessèche le réel au risque, faux, de le fissurer, cette moquerie étrangère aurait pu fissurer notre entente et déstabiliser notre petit « baïlo » (= « groupe de parole » ; je renvoie à nouveau au Trait qui nomme). Mais dans la conception toro nomu du réel, dont la substance est entièrement de la parole, l’espèce humaine est aussi de la parole : elle a pour fonction d’être les « jardiniers de la parole ». Et l’espèce animale, domestique ou sauvage, là-haut dans les rochers du plateau de grès, est constituée d’« auxiliaires des jardiniers de la parole ». Il s’agit bien sûr de la parole claire, stable, fondatrice et unie. Les Toro nomu ne doutent jamais les uns des autres, mais ils sont toujours conscients et respectueux du degré de chacun dans l’initiation à la parole. Le mensonge est inconnu, la fourberie de même ; éventuellement on trébuche par immaturité. La dynamique de parole étant partout en travail et constituant tout, le réel ne se dissocie jamais. Sauf dans la plaine où le grès se délite en sable et où l’espèce humaine souffre dans la violence féodale qu’imposent les maîtres nomades à leurs quantités d’esclaves quasi muets. Mais Belco et moi, les « poseurs de signes » toro nomu et moi poète, nous œuvrons ensemble à la dynamique de la parole que nous re-fécondons sans cesse par l’acte de création des poèmes-peintures ; exactement comme le petit « baïlo » des Femmes aînées chante-danse la liturgie de la parole-cœur du réel certaines nuits de la saison sèche.

Si du doute s’insinue entre nous, c’est que la parole se délite et que la montagne va se déliter en masse sableuse.

Le doute, Belco le figure avec ses lignes de peinture verte. Qu’il rehausse de traits volontairement hésitants de peinture rouge. Le cercle en haut à droite désigne le « giérin », la place du Chant nocturne des Femmes aînées. Elles sont habituellement huit, ici deux fois moins et elles délaissent la moitié inférieure de leur « orchestra » (=«giérin »). A gauche Belco trace le grand tambour rituel, rectangle ici gauchi et aux traits internes irréguliers car peut-être les tendeurs de la peau à battre en rythme se sont détendus.

En bas Belco trace une forme peut-être architecturale qui m’est mal perceptible. Je dirais qu’elle est une montagne en voie de dissociation, les trois quasi rectangles partant chacun de son côté ; les petits cercles rouges sont les paroles-racines dont une des trois montagnes devient pauvre, tandis que les deux autres sont déjà muettes.

Pourtant la force graphique de ce poème-peinture est si précise et si perceptible (la netteté des trois grandes formes tracées par Belco, le rythme des petites et grandes lettres de l’aphorisme poétique) que cette œuvre s’attache à annihiler le doute et en fait un murmure à peine audible derrière l’horizon sur lequel danse le rythme aérien des signes.

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Les Toro nomu (nomu = les gens / de toro = la pente accidentée de la montagne, où jaillit l’eau de sources rarissimes) parlent le Toro tégu (tégu = la parole, du toro : de la pente fertile voire humide de la montagne). Le Toro tégu est le lien de compréhension, de solidarité et de communication entre les Toro nomu. Le Toro tégu, non écrit, est la vibration sonore de la parole (tégu) qui est en profondeur la substance active du réel. Le Toro tégu est la peau de la parole. Peut-être même l’haleine de la parole.

Le réel est constant et permanent ; sa dynamique animiste, sacrée, visible et invisible, exclut toute séparation et toute rupture de lien. Le réel et donc l’espace sont avant tout perçus tactiles, avant que visuels.

La langue Toro tégu a une expression d’une grande richesse : giro ka. Elle peut se traduire par : devant. Mais elle est composée de giro, qui veut dire l’œil et ka qui veut dire la bouche et qui veut dire aussi, en conséquence dans ce système de pensée et de perception sensible du monde, la porte, c’est-à-dire l’unique ouverture de la maison-corps pour voir, boire le monde et s’en nourrir. Si un Toro nomu me dit « marche giro ka », il me dit « marche vers ce que la bouche de ton œil sent, humecte, lèche, suce, va manger » ; mais je traduis dans ma langue européenne presque dépourvue du sens de la tactilité : « marche devant toi ». S’il me dit « regarde giro ka », il me dit « comprends ce que la bouche de ton œil perçoit, humecte, hume, lèche, baise, mangera peut-être » ; mais je traduis « regarde devant toi » en suscitant une distance entre le regardant et le regardé. Le regardant européen, moulé par deux millénaires et demi d’idéalisme platonicien et par les diverses transcendances qui s’en sont suivies, s’il veut voir de près, louche et voit trouble ou même ne voit rien.

Oui, chaque pierre a mangé un morceau du ciel : elle a si bien regardé ce morceau du ciel, qui est eau de pluie dans un futur assez peu lointain, qu’elle l’a assimilé et bu et digéré et qu’elle a grandi, parole en croissance sans fin.

Yves Bergeret

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