L’Angle de la maison
Cette publication se lit dans une traduction italienne, limpide, ferme et particulièrement vivante due au poète Francesco Marotta ; on la trouve à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/12/28/langolo-della-casa/
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Dans l’angle de la maison il y a l’angle de la pièce. Dans l’angle de la pièce qui accueille les hôtes il y a une porte ; elle donne sur l’escalier pour monter à l’étage, d’où une fenêtre à l’est écoute à chaque aube la joie profonde de l’arrivée de la lumière. L’aube n’est pas la trace furtive d’une pureté nostalgique. Elle est la promesse d’accueillir la parole démultipliée de l’autre.
Dans la pièce sur le mur médiéval très épais, juste en angle droit et à gauche de la porte, deux gravures, colorées de rehauts à la main, de villes des années 1580. Je viens de les trouver chez un brocanteur. Une grossière erreur a précédé leur arrivée ici : il y a au moins un demi-siècle, si ce n’est beaucoup plus, quelqu’un les a découpées d’un grand livre des années 1580 intitulé Civitates Orbis Terrarum (Cités de la Terre), publié en six parties de 1572 à 1617 par Georg Braun (1541-1622) et Frans Hogenberg (1535-1590).
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J’ai accroché en haut de ce mur la vue cavalière de Lyon, intitulée Lugdunum, vulgo Lion. Dans la moitié inférieure de la page de ce livre on trouvait la vue cavalière de Vienne, la ville juste au sud de Lyon. J’ignore pourquoi on a découpé ainsi la page. La figuration de Lyon est en plongée, vue depuis le haut du fort de Vaise. La Saône coule au premier plan, au pied de collines cultivées ou boisées. De nombreuses embarcations naviguent. Des maisons aux toits rouges se serrent sur la « Presqu’île » entre Saône et Rhône. A cette époque de la Renaissance la poésie du tout nouvel Humanisme était ici effervescente, Maurice Scève restant le plus connu de ces poètes d’alors. Après les guerres de religion, Lyon bourdonne d’activité, de commerce, de pensée et de tout l’élan de la Renaissance.
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Sous cette figuration de Lyon, j’ai accroché la carte de Weimar, sur page entière (de 37 cm de haut sur 47). Elle vient du même livre. Elle est intitulée Winmaria, fertiliss. Thuringiae Urbs Praestantissima Vulgo Weinmar. C’est du latin de cette époque, qui n’est plus le latin classique, et cela dit : « Weimar, cité très remarquable de la très fertile Thuringe, [appelée en langue actuelle] « populairement » Weimar ». L’orthographe, en particulier de la toponymie, ne commence à se fixer que deux siècles après. Weimar est déjà une ville prestigieuse pour son dynamisme intellectuel et économique dans l’élan de la Réforme et de la puissante Renaissance allemande. Au premier plan de la carte se dressent debout deux riches bourgeois. Tout en bas à gauche est inscrit (en latin, en italiques minuscules) que ce travail de figuration, gravée et colorée, de la prospérité de Weimar est dû à (financé par ?) « Johann Wolfius, recteur du Gymnase (Lycée) de Ratisbonne ». La figuration de la ville commence, en bas, en vue cavalière puis se transforme en plan avec noms des rues et places principales. Ces cartes ne servent pas encore à orienter visiteurs et voyageurs mais diffusent, grâce à la toute moderne imprimerie, le prestige commerçant et intellectuel de ces villes. Fière civilisation européenne, alors, s’assignant avec enthousiasme la mission humaniste de mieux bâtir un monde où pèserait moins le « péché originel ».
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Sur le long mur à droite de la porte, trois calligraphies pour louer la vie créatrice et son inlassable élan. Je les ai créées le 5 juillet 2017 à Châtillon en Diois, dans les galets du torrent du village : encre de Chine, acrylique et collages de petits dessins à l’encre de Chine et au piquant de porc épic, de 2006, de Dembo et Belco Guindo.
Ces trois poèmes calligraphiés disent :
« L’eau du torrent roule du feu ;
par paliers c’est la joie rustique et fauve
aux mains pétrissantes :
voilà l’amnistie qui met
la montagne sous tes pieds ».
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« Dans le calcaire et la marne,
dans l’argile et le grès
un volcan gronde.
Chaque galet du torrent
garde l’odeur d’un amour
ou d’un meurtre animal.
Dans la terre et la marne
la parole aux mains pétrissantes
reprend l’épopée au départ. »
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« Sous les mains pétrissantes
l’eau la terre le feu
choisissent une âme d’ancêtre :
c’est la forme tombée du ciel,
humble météorite,
un poème,
signature aux mains pétrissantes. »
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Les petits dessins de Dembo et Belco sont tous liés à Barka, ancêtre mythique de Koyo et potier qui confectionnait au four lent les jarres sphériques de terre cuite où se garde, dans l’angle sacré de la maison, l’eau que seules les femmes vont chercher à la source un peu au dessus du village.
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Entre les deux villes Renaissantes et le triple poème de l’énergie créatrice élançant la vie, la porte de l’angle est poussée. L’escalier de bois vers la fenêtre de l’aube est juste derrière, toujours en attente. Toujours en accueil. Sur la porte la photo des piliers de grès ocre flamboyant d’une falaise de Koyo. Dans un pli vertical de roche au second plan à droite se devine le cheminement d’escalade verticale pour accéder depuis la plaine de sable au village bâti sur le plateau sommital. Regardez bien, en haut à gauche, les trois poseurs de signes, Dembo, Belco et Hamidou, tous de la grande famille Guindo. Avec moi ils ont posé pendant dix ans les signes de la dignité humaine et de la parole s’ouvrant toujours plus, stable et fidèle, claire et centrale. La figuration, ici photographique, montre que les trois immenses piliers de roche verticale sont eux-mêmes de la parole en acte, dense et robuste. Soulevant la terre parlante, parfois douloureuse, où les trois poseurs de signes vont, pieds nus, tout en écoute, en création, en dialogue. Soulevant les deux villes de la Renaissance, se tressant à elles. Soulevant les trois calligraphies verticales, se tressant à elles. Soulevant la maison d’où je vous écris cette prose de liberté et d’inébranlable confiance dans la parole claire d’ouverture, d’écoute, d’accueil et de dialogue.
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Yves Bergeret
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Trois jours d’hiver à Veynes
Le poète Francesco Marotta donne de ces deux poèmes une version italienne, aussi dense que claire, que l’on lit à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/12/21/il-torrente-e-il-camoscio/
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Le torrent
Poème du mercredi 16 décembre 2020, à Veynes, écrit et calligraphié sur un tout petit carnet chinois (17,5 cm de haut par 12,5) destiné à l’apprentissage de l’écriture.
1
L’hiver remercie le torrent pour sa fidélité.
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2
Le torrent remercie l’hiver pour sa rigueur.
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3
Un éclat de rire est tombé dans l’eau.
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4
A rebours pour le chamois, même glacée, l’eau vive.
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5
Remous du torrent, écharde du vent.
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6
Écho de tous mes os brisés, le fier torrent.
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7
Les traces de toute la faune courent dans le torrent.
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8
La bêtise ne sait pas écouter ; elle traque.
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9
Accepte la hâte de la fonte et pardonne au soleil.
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10
Ni ombre ni remords, toute confiance en l’aval.
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11
Le sable dort ; torrent et vent, mes vivaces rebonds.
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12
Séisme et théâtre échangent répliques.
La plus vive est le torrent.
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13
Le torrent coule dans le pli du mythe,
creuse le pli de la montagne.
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14
Tourne la clef, remous :
faille brillera dans la forteresse.
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15
De longue date le torrent adopte le cours épique du rêve.
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16
Le courant me tend sa main neutre, le torrent crie.
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17
A qui le torrent consent-il en monnaie un galet ?
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18
Faire croire à l’éternité ? La cascade en rit encore.
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Le Chamois
Poème du jeudi 17 décembre 2020, à Veynes
écrit et calligraphié sur un tout petit carnet chinois (17,5 cm de haut par 12,5) pour l’apprentissage de l’écriture.
1
Jamais blizzard, jamais tyrannie, jamais vertige
n’arrêtent la vie.
Le chamois le sait.
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2
Le chamois veille sur l’alerte des exilés.
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3
La liberté vit dans la même pente inassiégeable
que le chamois.
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4
Le chamois l’hiver se vêt de vent, flamme sans fumée.
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5
Le chamois parle la langue de la roche.
Il m’écoute. Il me sait.
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6
Le chamois aime la diaclase,
la surprise dans la pensée.
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7
L’aube m’attend,
lueur du guet dans les yeux du chamois.
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8
Le chamois t’indique l’aplomb
face aux monstruosités renversantes.
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9
Les brutes ne peuvent enfumer
la mémoire du chamois.
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10
Elan près du gouffre, chamois,
élan, semence, pollen de parole.
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11
La montagne emprunte son souffle au chamois.
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12
Seul le chamois sait conduire sans vertige l’intelligence
par crêtes et abimes.
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13
Il bondit dans la paroi, le chamois,
pour montrer le point d’équilibre du poème.
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14
C’est une roche qui enfanta le premier chamois.
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15
Chaque bond du chamois jette un soleil
dans l’hiver et dans mon torse gelé.
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16
Avalanche !
Le chamois écoute agoniser un dogme.
Le jour resplendit.
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17
Le chamois entend aussi la langue du lichen.
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18
Le chamois suppose que le granit
n’aurait pu attendre mille ans de plus.
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19
Le rêve du chamois relève tout vacillant surplomb.
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Est calligraphié à l’encre de Chine, le vendredi 18 décembre 2020 à Veynes, sur grand papier chinois de Wenzhou en format 92 cm de haut par 46, le dixième aphorisme du poème du Chamois :
Elan près du gouffre, chamois,
élan, semence, pollen de parole.
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Yves Bergeret
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Malgré les guenilles (3)
Ce troisième épisode arrive lui aussi dans la langue italienne, grâce à une traduction fluide et forte du poète Francesco Marotta ; on peut la lire par ce lien : https://rebstein.wordpress.com/2020/12/16/nonostante-gli-stracci-3/
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Les martinets ont figure humaine.
Libres, femmes et hommes sont des martinets,
sporadiques héros de la joute qui bataille aussi en moi,
fulgurants héros qui tirent le cèdre
par bonds dans le cœur du vent.
Avec leurs plumes noires et brunes ils me précèdent.
Ils ont appris depuis des siècles les cris de révolte
et encore maintenant avec moi se rebellent
contre les collines monstrueuses
qu’on les a forcé de courtiser, de remblayer.
Ils s’en doutaient, leur énergie était engloutie
dans les guenilles, les miroirs arides, les breloques.
Ils étaient esclaves, ils poussaient des brouettes
perpétuelles de boue et de gravas.
–
Or mes os sont devenus ligneux,
aussitôt le souffle s’est mis à les traverser,
aussitôt le souffle m’a appris
que, oui, les martinets creusent et creusent les galeries
sous les collines pour nous tous ; et soudain fusent
pour répéter dans le ciel les tracés des sentiers
souterrains ; puis disparaissent car ils creusent
encore sous les collines honteuses ;
puis jaillissent dans le ciel
et me donnent cœur à ne jamais renoncer
et m’escortent jusqu‘au cèdre ardent.
–
Avec les martinets je parle.
Ils donnent leurs ailes à mon souffle.
Ils traversent ma bataille.
Ils empoignent d’étincelantes visions
et me prêtent leur pouvoir d’agir
avec le sang du sanglier.
–
Ce sont eux qui dressent les montagnes vers le zénith
et qui avivent l’impatience vers plus de joie,
plus d’écoute, plus de paix.
Ils dressent la masse de la montagne.
Aucun pilier ne tremble. Ils érigent
l’escalier dont mes os ligneux sont les degrés
et je nomme les martinets, les héros, les degrés.
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Yves Bergeret
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Malgré les guenilles (2)
La version italienne, d’une vigoureuse beauté, de cette seconde partie du Poema est due au poète Francesco Marotta; elle se lit à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/12/13/nonostante-gli-stracci-2/
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Les clefs d’or tintent.
Les unes contre les autres sonnent les pierres.
C’est le vent qui passe.
C’est le souffle intrépide
qui rappelle sans cesse « liberté, liberté »,
« vigilance, résistance ».
–
Le cèdre torride écarte le froid,
découd toute guenille, éparpille tout entour.
Parle-moi, grand cèdre !
Le vent passe dans tes branches.
Le souffle sent le cèdre.
Le cèdre torride me dit qu’il pousse
de l’autre côté de la mer.
Ai-je assez de force pour aller avec les martinets
à l’autre bout du ciel ?
Ai-je jeté assez d’âneries qui lestaient mon corps ?
Ai-je renié assez de la gloriole
qui a entartré mes os ligneux ?
–
Battent, battent avec moi
les ailes de vingt compagnons,
nous scindons les airs.
Partout le souffle porte graines du cèdre.
Est-il migrateur qui ne porte ses graines,
graines noires graines blanches
germant dans le souffle ?
*
Au plus près de l’écorce odorante
tourne et tourne le souffle.
Large est le tronc du cèdre, creux et plein est le tronc,
le second souffle du souffle emplit le tronc.
Vide plein le tronc ample du cèdre
enfle et soulève l’air,
enfle et soulève la surface de la mer
tant à midi que la nuit quand toute surface
défaille et disparaît
et que l’isthme de l’amour surgit et disparaît,
alors les deux corps retombent chacun dans son île
et le souffle redevient l’alternée parole
de l’un et de l’autre, inépuisés,
l’alternée parole
qui franchit les espaces, qui enjambe les enclos
où tuent les puants hallebardiers des dogmes.
–
Les enclos grognent et s’infatuent.
Les enclos achètent et vendent.
Les guenilles singent la parole.
Les breloques marchandent.
Dans ce monde où tout s’achète et se méprise
le plus coupable c’est moi
si un jour je me dessèche d’amertume.
–
Martinets, donnez-moi un peu d’écorce du cèdre !
–
Main nue, dépèce le sanglier à nouveau
pour que son sang irradie illumine notre cèdre
et que le souffle de nos os ligneux
claque la porte-aux-guenilles !
assèche la douve-aux-guenilles !
–
Gibier dans la grotte, pleure et ris !
Dans les gouttes de ton sang miroitent notre refus,
ma colère, mon coup d’éclat et je saute
dans le chant que mes os ligneux
lancent par-dessus toute violence.
*
Mes cheveux sont les courants des rivières.
Mes mèches tremblent dans les nuages hauts.
Les nuages rapides naissent de mon crâne.
L’aller et le retour des marées, le ressac
et la houle, le reflux et la profondeur
de la mer brassent ma toison, ma
chevelure où je ne suis plus rien.
–
La nuit habite la partie droite de mon front
et ma joue droite ; à mon nez s’appuie l’aube.
Sur ma tempe gauche le jour fait son nid.
Lèvres closes peut-être, c’est sans importance
car le souffle de mes os ligneux
est la parole des femmes, des ancêtres et des hommes
qui me drosse à tout va.
–
En moi au lieu d’un centre j’ai un pont.
Le souffle de mes os ligneux me drosse
d’une rive de mon corps à l’autre.
Ma foule lutte, corps multiples luttent,
toutes les syllabes de la parole en vrille.
Des chevaux se cabrent,
des hommes tombent du pont.
Les vents et les vagues chassent vers la gauche
les jambes des chevaux et des hommes.
Sanglante bataille, lutte par violence
et cris étouffés, ma peau n’est plus que rides.
Le souffle s’embrouille,
les guenilles poussent dans les fissures,
qui piétine dans mon corps ?
J’entends mon mouvement de foule
et par ici et puis en sens contraire.
Grince et geint l’os ligneux
du monde, le souffle s’éraille.
Mais le cèdre, il rend à la parole le sang,
il ne craque pas
ni ne plient ses branches dorées,
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Yves Bergeret
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Malgré les guenilles (1)
Poema créé par Yves Bergeret en regardant des dessins qu’Alguima Guindo a tracés à Koyo sur un petit cahier d’écolier en juillet 2006 (certains sont présentés ici) et en illustrant quelques-unes de ses strophes à l’encre de Chine, l’acrylique et avec collages sur diptyque et quadriptyques de Canson Montval 250g, à Die, du 15 novembre au 5 décembre 2020 (à l’arrière-plan des strophes calligraphiées, détails d’un poème-peinture créé avec Alguima Guindo le 26 juillet 2009 à Koyo, Bisi).
–
Le poète Francesco Marotta a créé une version italienne de ce prologue et de la première partie de ce Poema, dans une splendide langue, puissante, vivace et combattante. Pour lire cette traduction il convient de cliquer sur ce lien : https://rebstein.wordpress.com/2020/12/07/nonostante-gli-stracci/
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Prologue
Les chiens aboient dans la forêt.
Dans la pente touffue les chiens aboient.
Le gibier pleure dans la grotte.
–
Au soir tout au fond de la vallée
sous la falaise glacée
elle entre dans le pavillon des chasseurs.
Elle voit.
Ils traînent le cadavre du sanglier
et le pendent tête en bas.
Du cou au sexe ouvrent le corps.
Les viscères dégorgent rouges.
Ainsi jaillit le soleil de la nuit.
*
Le sanglier mort est pendu au nombril du ciel.
De ses pattes dégouline
encore un peu de sang
qui abreuve trois arbres dorés.
–
Malgré le sang les feuilles des trois arbres meurent.
Brassage d’humus et de sang à l’automne
invoque le cèdre torride.
A ses branches on pendra
des clefs d’or pour ouvrir la mort.
–
Car gouttes de sang du sanglier
portent semences de lutte et de vision.
Déjà la foule circonscrit sur le sol noir
une arène. Ceux qui dansent surgissent,
et des actrices, et un chœur.
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Malgré les guenilles, 1
Pour aller d’une vallée à l’autre
sous les collines sinuent des sentiers souterrains.
Ils se croisent parfois.
Alors leur toute petite lueur intérieure
devient aveuglante.
C’est la lueur aveuglante qui fait pousser
les racines des arbres que sont mes os.
Ils ne sont pas si durs que vous croyez :
ils sont ligneux.
Ils savent même flotter
à la surface des mares profondes
et la nuit à la surface de la mer
quand justement la mer n’a plus de surface
et que tout est obscur ;
alors par le trou de mes os souffle un vent
qui chante. Ce chant c’est moi.
–
Les branches des arbres tendent les montagnes
dès que je pose les yeux sur leurs pentes têtues ;
en même temps je circule dans leurs profondeurs.
Les rameaux des buissons enflent les collines
dès que je pose les yeux sur leurs mollesses bizarres ;
en même temps je circule dans leurs profondeurs.
Mes os ligneux sont d’un bois très souple et creux.
Soyez doux, soyez soigneux
car je vibre pour un rien.
Ce que je vibre est l’âme parole du monde,
soyez prudents.
*
Avez-vous perçu que la brume c’est moi ?
C’est-à-dire l’haleine et la buée du chant
chanté par mes os.
Je vis à l’aube et un peu après
car les racines m’exsudent.
Je semble n’être plus que ce qui m’entoure
et qui doucement me pousse dans le travers
des pentes et dans le crissement des bourgs .
Je ne suis parfois que ce qui m’entoure
et m’étonne.
–
Or défaisant à midi la brume, je vois
que sous elle a accouru se ventouser
une bibeloterie grise et puante.
En fait je le vois, je suis double :
à la fois l’illimité noyau,
deux étranges yeux blancs
systole diastole
cri et refus, ou plutôt
mémoire et pensée, ou même
espoir et ténacité
et à la fois tout un bricolage mien alentour
des ceintures, des bretelles, des baudriers,
des bandoulières, des diplômes, des inventaires,
des listes, des licols
qui d’une poigne de fer
se tiennent les uns les autres
Ah, si je m’entoure, je m’essouffle, je m’étouffe.
Je ne suis alors que cadastre du temps et du monde,
des limites et des parcelles, des tiroirs et des placards,
des pâtures et des clôtures.
Devrais-je être ce qui m’entoure,
j’en souffre, c’est poison.
–
Chaque printemps le tiraillement
entre mes yeux globuleux et mon entour punitif
tire si fort, tire jusqu’au sang…
et je pars, quasi nu bien sûr, enragé,
clandestin s’il le faut,
hypocrite s’il le faut. Ou pudique.
–
Je traverse de longues contrées plates
et m’arrête peu car leurs habitants m’ennuient.
Pour payer ma pitance je laisse un à un
des lambeaux de mon entour, en troc :
un effilochage de vieux mythe raté, une médaille
de guerrier, une courroie, une chaîne.
Même si ça grésille encore un peu.
Je les jette sans regret,
ces bredouillages de mauvais Massenet.
Car je veux retrouver le chant qui se souffle
par le trou de mes os ligneux,
ce chant que je suis, sans savoir si j’y suis.
–
Je traverse de très longues contrées salées.
Trop souvent la violence me prive de mon chant
et j’en deviens muet, les yeux encore plus distants.
Je devrais me contenter de mes épluchures,
lambeaux raidis de crasse,
fatuités académiques qui m’abrutissent…
Allez, vous vous y fiez trop vite,
vous vous rassurez en ricanant
mais moi via les sentiers souterrains
je suis déjà soufflé vingt collines plus loin.
La vingt-et-unième se dissout
dans le grand jour éclatant
de l’harmonie du chant à mille mouvements
et son souffle paisible ouvre
tant d’espace entre mon regard devenu bleu
et mon entour devenu pattes noires de cent fourmis,
tant d’espace, tant d’espace que son sang
est la joie de l’aube,
–
tant d’espace que je suis l’aube.
*
Aisément s’est dissoute la vingt-et-unième.
On m’avait toujours averti qu’elle était pire
que mon entour et qu’elle grinçait et pliait
et geignait, quérant pitié.
Son humeur et son corps étaient de rouille,
d’excréments et de tricheries minables,
en somme une surabondance de hochets,
de grelots et de grotesques récompenses
telles que médailles, prix littéraires, reventes
et autres morsures plus toxiques les unes que les autres.
–
Je suis l’aube au devant du souffle de mon chant.
Des sentiers sous les vingt collines je débouche.
Je serre la lumière et la vision dans mon souffle.
De mon entour ma mémoire ne convoie
même plus les noms ni les ombres.
Mon souffle ouvre la lumière et la vision.
La vingt-et-unième colline s’émiette
dans le souffle en légers et légers et légers
pigments qui tintent à l’horizon
quand mes os ligneux prennent l’air, prennent vol
et, aspirant les courants ascendants,
renversent l’ordre du monde,
posent les cimes en bas et les caves au zénith
et engagent le grand récit
où le sang ne coagule jamais
mais tisse le libre lien entre tout os ligneux
et tout mot volant heureux dans la paume du ciel,
entre tout os ligneux et le cèdre torride
où le cliquetis des clefs d’or ouvre la mort ;
et libre elle s’en va, battant des ailes,
sans se retourner,
je chante à jamais, je chante.
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