REBONDS 1978-2022, œuvre au long cours, en 3 cycles
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On se rappelle comment huit de mes poèmes de montagne de l’été 1978, édités dans mon premier livre, Sous la Lombarde, en 1979, vivent de vastes rebonds ; avec la même vitalité claire et nécessaire que celle libérée par Xenakis dans sa pièce Rebonds B, pour percussions. Ces huit poèmes parlent avec les montagnes de l’Oisans et des Cerces sur lesquelles je grimpais depuis 1962 et n’ai ensuite jamais cessé de grimper. Puis le compositeur Edison Denisov les a mis en musique, sous le titre Légendes des eaux souterraines, pour un choeur a capella, en 1989.
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Pour donner encore plus d’ampleur à ce dialogue de 1978 et 1989 avec l’espace, j’ai calligraphié au cœur de ces mêmes montagnes mes huit poèmes originels en très grand format (215 cm de haut par 60 de large) en mars 2022, en créant toujours ces calligraphies dehors, sur le sol, sous le soleil, sous le vent.
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J’invite à relire la présentation de ce premier ensemble : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2022/05/14/rebonds-vie-et-metamorphose-de-huit-poemes-de-montagne/
Voici ces huit calligraphies de mars dernier :
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Le poème est un acte, et très peu une contemplation, encore moins un rêve d’évasion. La montagne n’est pas un « paysage » sublimant mais un lent et profond mouvement de vie : je l’écoute, je le perçois, je l’approche. Le poème, en particulier dans son geste graphique et dans son déploiement sonore, rejoint la dramaturgie de ce mouvement, sœur de celle du Prométhée enchaîné d’Eschyle. Le poème déploie, élance la parole, libre, désentravée. Il va, il agit, il construit.
Dès la fonte des neiges je suis retourné, en mai de cette année, vers les plus hauts de ces sommets, créant huit fois un poème de ce temps ; ce poème naît de mon dialogue d’aujourd’hui avec ces sommets, je le calligraphie, en format identique aux premiers, sur la moraine, sur l’alpage, sur une dalle rocheuse. Ainsi rebondit à nouveau la parole née de la montagne, dans le poème lui-même, dans le geste graphique, dans la diction, dans le son imminent de musiciens.
Voici le second cycle de ces rebonds, de mai à juillet 2022, ici photographiés ensemble à Die le 15 juillet 2022, grâce à Anne-Marie Poncet que je remercie :
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GLACIER NOIR
1
Au Glacier Noir
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1a
Il y a des barques dans le ciel.
Les montagnes de quatre mille mètres sont leurs ancres.
Qui a dormi dans les barques ?
Qui a traversé la mer ?
Qui a survécu ?
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1b
Verticale au dessus de toi
tonne la cascade
mêlée aux cris du vent.
Arrachant à la paroi mots et verbes.
Te les tendant.
Avec les plus sacrifiés d’entre nous
tu construis neuve légende.
Alors saura encore parler le monde.
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2
Parle le martinet
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D’une cime encore vierge
je jaillis avant l’ordre des choses.
Plus vite que rotation de planète
vers toi je vole.
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Par l’ombre de mes ailes tu naquis.
De la faulx de mon vol
dans le chaos je te taille,
homme farouche
à l’oreille infinie.
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Toi, homme, et moi, martinet noir,
nous excavons le minerai de la pensée,
partons accueillir
là où point de toit ne brûle.
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3
Grimper
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3a
Entre mains calleuses
au bout d’avant-bras noueux
et les très hautes roches raides
une fumerolle :
toi.
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Tu as deux âges à la fois : la lave et l’érosion,
en somme deux limes radicales
comme deux fils noirs, félins.
Souples tels félins.
Ne se croisant que sur la paroi,
tels vols et cris de martinets.
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Cris fusant du haut
traversant l’espace,
le bel espace rêche,
ivoire doré,
et tu le traverses.
L’espace pour toi
hoche sa tête.
La sueur qui tombe de son front
forme les montagnes,
gouttes de l’espace
toutes nées de ton cri double sur la paroi.
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3b
A grandes enjambées va la montagne
sur la mer et la douleur secrète des hommes pauvres,
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brassées d’humanité dans ton geste quand tu grimpes,
la mer porte la montagne et ton geste et le long
labeur des bâtisseurs,
la mer s’appelle montagne.
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4
Parle qui grimpe
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Je tends le bras gauche
jusqu’à la grotte où naît le vent,
Je tends le bras droit jusqu’au lit
où accoucha de moi ma mère.
Je serre mes dix doigts
Je me hisse, c’est la paroi.
J’en fais tomber la nuit.
J’en fais fondre les clous de souffrance.
Je grimpe.
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Autour les autres montagnes s’abaissent
et je grimpe.
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Mes doigts cherchent les marches inversées,
je m’agrippe et grimpe.
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La peur tombe.
Sur la Terre aux longues jambes écartées
je serre mes doigts.
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J’ouvre la masse.
J’allège. Je trouve le rire dans la pierre.
Dans son rire je me dissous.
Ma paroi est la porte du monde,
je l’ouvre.
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Maternelle immense montagne
résonante et souple,
belle telle cloche d’airain
baisant l’océan en toute pierre,
grimpeur je suis son battant
cognant léger au concave
ventre de la montagne,
Je grimpe,
j’ouvre la montagne qui me hisse.
Elle et moi sommes le bourdon
du chœur de toutes et tous
qui souffrent et luttent et cherchent
sommeil si ce n’est paix,
qui cherchent à la belle étoile répit,
la nuque juste posée sur la pierre
sur la prise que je prends
pour ancre dans le haut vide,
pour ancre de ma barque sans nom,
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qu’au bout de mon bras
je prends pour élan de ma vie
effilée dans les fumerolles.
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5
Parle la montagne
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5a
Ta vie : sédiments, bris, sables.
Je suis la barque que tu peux tirer sur la grève.
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Tourne.
Je suis carène infinie.
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Je suis ton rebond de mille
fossiles et utopies mâchonnées.
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En ta bouche mets-moi.
Je te hameçonne.
Je te cisèle ancre.
Houle et brume s’anéantissent.
Granit seras.
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Qui veut gravir écoute.
Entends le bourdon de mille ans.
D’encore mille ans avance-le.
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5b
Dans la grande traversée
avec mes soeurs les montagnes,
avec mes gouttes infimes les vingt chamois,
je recueille à mon tour la sueur de l’espace.
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Féconde
allant
je moule
le minerai de la pensée.
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Qui veut me gravir
l’entende.
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Voici enfin le troisième cycle de ces rebonds, que j’ai créés et calligraphiés à la mi-août 2022 dans un village du Tarn :
GENESE
1
Tu nais,
en trois bonds lumineux
la montagne vient habiter sous ton front.
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Tu nais,
le torrent t’offre ses cordes vocales.
Vous vous parlerez avant la neige.
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A peine ouvres-tu les yeux
certains nuages déjà t’emportent sur leur dos.
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Dans tes yeux sombres veillent plusieurs montagnes,
celle aux sources rouges,
celle au lait profond,
ou celle à profil de vent du large, du grand large.
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2
Disponible aux serres de l’aigle, voici le granit.
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Libre fissure dans la paroi verticale.
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Béante, la brèche, béante à la ruée du vent.
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Voici bouche future,
déjà un murmure, un prologue.
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A toi de mettre en récit
mont et piémont
et combe et moraine,
sombres et clairs
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épaules fines ou larges,
marines ou réelles,
solaires ou d’apnée…
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3
Les torrents grondent,
l’avalanche à rebours cherche le vent, l’aube.
Les sabots du ciel
cognent contre le granit.
La montagne, est-ce qu’elle s’écarte ou se réunit ?
« Mes bras, dis-tu, sont courts
mais savent.
Ma salive lie les pierres.
Je n’ai pas le temps pour le doute.
C’est moi qui ouvre le socle de la montagne.
Mes bras lui ouvrent une baie
où l’océan accourt,
voici un port, des quais,
c’est ma fable claire. »
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4
« Je marche sur l’eau.
Mes pieds, dis-tu, sont des barques.
J’éclabousse, j’asperge, j’abreuve la montagne,
elle grandit, arbre exubérant
vacillant vers… »
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5
« Dans les feuilles de l’arbre, dis-tu, je souffle.
Quel alphabet palpite dans mon souffle !
Elle grandit, la montagne, arbre gris et or.
A mon souffle son tronc s’apprivoise
et jusqu’à mes genoux s’incline ».
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6
« L’ancre, dis-tu, je l’aime, l’embrasse, je la laisse
et le souple tronc se relève,
bondit à ses quatre mille mètres.
Qui est l’ancre, elle ou moi ?
La mince espèce humaine,
juste graines minérales et minotières,
un peu de bris, de grincements de dents
entre les lèvres du monde assoiffé de sens…
mais torrent, neige et glace
se précipitent, ah l’avalanche
qui frissonne
par mes bras grand ouverts,
qui maçonne. »
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Yves Bergeret
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7 réponses à “REBONDS 1978-2022, œuvre au long cours, en 3 cycles”
Rètroliens / Pings
- 19/08/2022 -
Toute votre oeuvre est « neuve légende » qui revisite le monde. Plus que tout autre poète vous êtes à la fois fondateur et passeur.
C’est exactement cela, on ne peut mieux dire !
Une œuvre qui, réintégrée dans son ensemble, donne toute sa dimension !
Merci Poète !
« Donne » et prend toute sa dimension !
Dans son entièreté, l’oeuvre au long cours vertical. La montagne appelle le corps et l’esprit à leurs sommets.
wonderful, I love abstract Art 🙂