Miklos Bokor, « la fresque de Maraden » (livre de Saralev H. Hollander)

Editions Méridianes, collection Textes, 184 pages, mai 2022.

Cet article se lit en italien grâce à la traduction précise et dynamique du poète et philosophe Francesco Marotta. La voici : https://rebstein.wordpress.com/2022/08/14/laffresco-di-maraden/

*

Le peintre Miklos Bokor (1927-2019) est, de ses proches déportés à Auschwitz puis dans d’autres camps, le seul rescapé. Très intègre tout du long de son œuvre il acquiert près de chez lui dans le Lot en 1997 une petite église romane quasi abandonnée, du douzième siècle. Elle mesure 15 m de long, 5 de large, 12,5 de haut. Il la restaure. On l’appelle « église de Maraden ». Ayant un projet précis pour elle il apprend la technique de peinture a fresco. Il y réalise de mai à octobre de 1998 à 2002 sur la quasi-totalité de ses murs intérieurs une seule et même grande fresque. On l’appelle « fresque de Maraden ».  L’ensemble est classé « monument historique » depuis 2021. Pour le moment elle se visite lors des Journées du Patrimoine, à la mi-septembre.

Sur ce puissant et très original chef-d’œuvre, les éditions Méridianes viennent de publier un livre admirable de Saralev H. Hollander, illustré de 115 photos, principalement de Jean-François Peiré.

.

.

La pensée, la mémoire, la vie, le talent et le savoir-faire de peintre de Bokor sont marqués à jamais par la tragédie de la Shoah et par la dignité de la résistance de la personne humaine à toute violence si intense soit-elle. Toute son œuvre plastique sur papier ou toile explore le chemin de souffrance et d’anéantissement de la personne, mais en montre l’irréductible permanence, avec d’insistants brun, ocre, gris, beige, comme serait une pénombre tactile, où s’esquisse, se défait, réémerge encore et encore silhouette humaine, marcheur courbé, que rien n’arrête ni ne fige.

.

Dans cette petite église, mur à mur, Bokor réalise à présent la marche tenace de la personne humaine sur les trois dimensions du vaste volume intérieur, tambourinement sourd d’une foule de personnages inindividués. Tous en marche. Pas une seule figuration de végétation, d’accessoires, de quelque horizon. Une foule en marche. Marche ocre sombre et striée de modulations claires voire blanches, centaines si ce n’est milliers de gens en marche. Marche lustrale, procession touffue dans l’enceinte même du temple, ou lever des morts au jour de la Résurrection, dirait un sculpteur de tympan roman. Mais aucun Souverain divin de Colère ou de Justice ne régente ici, ni n’apparaît : ce qui se manifeste, c’est la foule, la foule qui va. C’est la pensée de la foule qui se lève, qui perdure, qui va, foule pensante ; ou nous, tout aussi bien, pensant la marche de la foule, le destin de la personne humaine.

.

.

Voyant ce très puissant mouvement d’humanité en anéantissement et/ou en lever, on se rappelle immédiatement certains autres édifices couverts de fresques intérieures affirmant ce qu’est une humanité en acte, en ébranlement et en recherche de son mouvement d’être : la chapelle des Scrovegni à Padoue où Giotto répète à satiété son bleu si étrange pour pérenniser de profus élans rituels vers une spiritualité. Le Jugement de Caïphe, anonyme, de Piazza Armerina, où, le dieu unique étant suspendu, la parole des êtres humains prolifère, libre, puis s’organise en débat. La chapelle Brancacci à Florence où Masaccio, Masolino et Lippi déploient les leurres moirés de la couleur pour donner envie du dieu. Tant d’autres encore. Et bien sûr je pense à la Maison des Peintres de Koyo, dont les vigoureuses scènes hiératiques des cinq poseurs de signes du village font émerger, à l’intérieur du lieu, le travail de gestation incessante de la parole, le « tégu bira ».

Exactement comme les chapelles orthodoxes médiévales du Troodhos à Chypre brassent, dans un mouvement fait pour étourdir, la personne qui se laisse enchâsser là, dans le tourbillon visuel de l’alphabet grec éclaté, au milieu des scènes ressassées de la Passion.

.

Or le grand travail de Bokor déploie sur les murs de son église non pas quelque divinité surplombante, quelque Pantocrator à la voûte, mais la sacralisation du mouvement de l’humanité en foule, en marche, en marche quoi qu’il en soit des horreurs qu’elle puisse subir.

.

.

Voici justement que vient d’être publié l’admirable livre sur cette « fresque de Maraden ». Oui, ce livre lui-même est admirable. Car il n’est pas un minutieux compte-rendu des images qu’on voit dans ce lieu. Combien de fois l’histoire académique de l’art s’engonce dans le plat, le superficiel, le taxonomique, l’ennuyeux en ne sachant qu’identifier des scènes ou des figurations de gestes affiliés à telle ou telle « école stylistique », etc… mais ignorant l’analyse, refusant l’anthropologie de ce que fait l’œuvre, de cette action qu’elle engage, qu’elle propulse comme une agonistique lustrale et initiante.

.

Car, si l’église de Maraden est admirable, ce livre est lui-même admirable. Pas du tout une jolie iconographie avec commentaires béats et paraphrastiques d‘un érudit en nœud papillon, pas du tout !

Ce livre est une puissante polyphonie, si je puis dire, sous la responsabilité de l’autrice et, je pense, de l’éditeur. Les voix s’y croisent, avec autant de clarté que de force : 1 celle de la Shoah, drame d’exode et d’errance absolus, 2 les minutieuses étapes du récit biblique de la sortie d’Egypte, 3 l’abondante dynamique de philosophie et théologie juives que l’autrice insère sans cesse dans le cœur de son analyse, 4 la ténacité sensible et savante de l’autrice elle-même qui n’efface jamais sa passion, son engagement, sa fidélité agissante auprès de Bokor, 5 l’inlassable labourage de Bokor avec ses incisions d’abord sur l’enduit puis avec ses brosses sur toujours l’enduit pour mettre en mouvement la foule.

.

Ce qui est particulièrement réussi dans ce livre, remerciement en soit adressé autant à l’autrice qu’au vigilant éditeur, est le changeant rapport entre l’œuvre, la fresque de Maraden, et l’analyse, ce texte aussi vivant que foisonnant d’érudition de Saralev H. Hollander. Deux comètes qui parfois s’approchent parfois s’éloignent pour aussitôt reprendre leur approche. L’analyse inlassable et l’érudition philosophique et théologique brillent dans chaque paragraphe ; mais sans jamais peser ni surtout cloisonner ou, pire, disséquer la fresque de Maraden. De son côté, Bokor, d’abord artiste dont la tragique expérience de vie est portée par l’élan de la puissante intuition créatrice, beaucoup plus que, sans aucun doute, par une élaboration mentale justifiant rationnellement chaque portion de fresque, va son propre chemin de création, irréductible, bousculant les conforts que l’analyse aurait risqué de cimenter, échappant, filant loin dans un ciel sombre ou inconnu, revenant, se rapprochant mais toujours hors contrôle de quelque rationalité réductrice. En somme créateur et analyste pratiquent ici, pour le lecteur, une dialectique ouverte et féconde. Aucune des deux principales voix individuelles de cette polyphonie ne conclut, ne domine l’autre, laissant le livre dans sa modalité d’ouverture, comme le Moïse et Aaron de Schoenberg volontairement n’a pas à clore le débat.

.

La fresque de Maraden , texte et/ou fresque dans l’édifice, n’est jamais lieu de prière individuelle, miroir spiritualiste tendu à une âme esseulée, fenêtre sur l’intime. Ni le texte, d’ailleurs aidé en cela par son effervescence, ni la fresque ne se préoccupent de psychologie individuelle, de celle de Miklos Bokor ou de celle d’un visiteur cherchant confession ou consolation à quelque blessure privée. Les visages peints, si leurs traits sont figurés, sont indifférenciés, juste esquissés.

Ce livre, indissolublement associé à la fresque dans l’église de Maraden, dépasse le livre occidental d’habitude miroir que l’on promène au long d’un chemin en forme du monologue plus ou moins habile d’un auteur dominateur, finalement distant du réel ; ce double, ce livre-fresque, est frère de la Mort de Virgile, d’Hermann Broch, malgré le titre individualisant de ce dernier. Ils atteignent à la fois les mêmes hauteurs et profondeurs de vue que ce roman, échappé de justesse à la Shoah, de Broch. La première partie, magistrale, en est le long défilement d’une humanité grouillante et en destruction voire auto-destruction dans le port antique de Brindisi que Virgile alité et à demi conscient perçoit ; ensuite Broch déploie une vision prospective sur le destin européen de la parole et du pouvoir, tout comme ici le fresque-texte conduit, et encore plus loin que le champ européen, à y réfléchir.

.

Tous ces mouvements humains, l’agonistique du mythe biblique, l’arrachement déshumanisant de la Shoah et le rebond de la résistance contre lui, la dynamique passionnante et passionnée de l’analyse de Saralev H. Hollander, et, central sans l’être (c’est la marche de l’humanité qui est centrale), l’inlassable labeur quasi percussif du peintre, sûrement plus créateur intuitif et infiniment conscient du drame en acte que théologien exégète érudit, comme on l’a vu, tous ces mouvements conjoints construisent, en ce livre, une extraordinaire architecture, où les forces puissantes et éventuellement divergentes créent une sorte de bâti gothique, en tension concordante, créent, aux côtés de la fresque de Maraden, un second et jumeau chef-d’oeuvre : ce livre.

.

*

Yves Bergeret

*****

***

*

(photos D.R.)

*

5 réponses à “Miklos Bokor, « la fresque de Maraden » (livre de Saralev H. Hollander)”

  1. Michel: dit :

    Cette réalisation n’est pas sans résonance avec l’œuvre de Jacques Braunstein . Elle interroge sur l’empreinte d’une certaine communauté de destin …

  2. xavier lemaitre dit :

    Œuvre Collégiale, Cathédrale aux synesthésies baudelairiennes :

    « Tout cela descendait, montait comme une vague,
    Ou s’élançait en pétillant ;
    On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
    Vivait en se multipliant.

    Et ce monde rendait une étrange musique,
    Comme l’eau courante et le vent,
    Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
    Agite et tourne dans son van.

    Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
    Une ébauche lente à venir,
    Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
    Seulement par le souvenir. »

    L’art mnémonique, Les Fleurs du Mal, Spleen et Idéal

    Contre l’anéantissement, le peintre Bokor anime l’universelle ekklesia.
    Contre l’oubli, Jean-François Peiré fixe la lumière et Saralev H. Hollander guide l’intelligence.
    Merci au poète pour cette puissante révélation.

  3. Manuel Pierre dit :

    Merci Xavier Lemaitre. Bien sûr, il y a le souvenir des parents symboliquement enterrés au milieu de la nef. Bien sûr il y a le questionnement d’un homme sur l’histoire humaine dans ses formes d’extrême cruauté (le meurtre d’Abel) Il y a aussi le travail d’un peintre dans la démesure des surfaces à peindre, voûte y comprise, et la force d’expression et de composition.

    Pierre Manuel

  4. linette26e9b0bdf480 dit :

    Comme elle est émouvante, cette foule immobile et en mouvement, cette empreinte de l’anéantissement

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :